Texte

Il serait sans doute superflu de rappeler, dans un numéro de la revue Lexique, que les travaux concernant le lexique ont pour objet des mots. Cependant les mots, dès qu’on aborde leur sens et/ou leur référence, apparaissent comme des objets malléables, versatiles, influencés par et agissant sur leur environnement lexical, syntaxique et discursif. Les articles de ce volume de Varia reflètent, chacun à sa manière, une démarche qui consiste à envisager les mots dans l’interaction avec leur environnement. Celui-ci peut se ramener à un environnement lexico-syntaxique immédiat, mais cela peut aussi être un environnement bien plus général, tel que le genre du texte.

L’article d’Océane Abrard et Dejan Stosic, « Polysémie standard et facettes de sens vues au travers du prisme de la diversité linguistique : entre la variation et la régularité », examine la manière dont deux types de variation de sens, la polysémie et les facettes de sens (par exemple livre en tant qu’objet matériel ou en tant qu’objet spirituel), s’actualisent dans trois langues : le français, l’anglais et l’arabe. Or un sens spécifique ne peut être attribué à un mot polysémique ou à un mot à facettes que lorsque ce sens est imposé, ou du moins favorisé, par l’environnement du mot, par exemple au sein d’une phrase, comme c’est le cas du mot polysémique feu dans J’ai allumé le feu vs Le feu passe au rouge. L'hypothèse avancée par les auteurs est que la variation propre aux facettes de sens est plus systématique à travers les langues que celle qui caractérise la polysémie.

Dans son article « Particle verbs with weg- in German : a constructional analysis », Françoise Gallez avance des arguments qui montrent que l’analyse morpho-lexicale des verbes allemands avec la particule weg- est insuffisante pour rendre compte de certains emplois où un verbe qui ne dénote ni mouvement ni causativité se transforme en verbe de mouvement causé ou acquiert un sens résultatif dénotant un changement d’état. L’analyse proposée se situe dans le cadre de la « Grammaire de constructions », les constructions étant des unités lexico-syntaxiques étendues qui déterminent non compositionnellement le sens du verbe enchâssé et mettent en évidence la relation entre la morphologie et la syntaxe.

L’article de Chiara Minoccheri et Michel Aurnague, « Agir sur le corps pour se mouvoir dans l’espace. Étude sémantique des verbes causatifs de mouvement à partir d’un corpus d’instructions de danse », soulève lui aussi la question des verbes de mouvement causé (ou verbes causatifs de mouvement), ainsi que celle du rapport entre l'expression du mouvement causé et celle du mouvement autonome. Bien que l’approche des auteurs ne soit pas « constructionnelle » au sens technique de ce terme, leur analyse prend en compte l’agent causateur (en l’occurrence le danseur) et son action (Lancez la tête entre vos jambes), la partie du corps cible et le mouvement causé réalisé par celle-ci. La classification des verbes causatifs de mouvement proposée par les auteurs repose largement sur celle des structures complexes dans lesquelles ces verbes sont enchâssés.

Dans l’article d’Iva Novakova et Marion Gymnich, « Extended phraseological units and literary genres : A contrastive analysis of French and English lexico-syntactic constructions », le terme de « construction » dénote bien des constructions lexico-syntaxiques, telles que ouvrir la fenêtre, découvrir le corps, apparaître sur l’écran, localisées au micro-niveau du texte. Cependant ces constructions, lorsqu’elles sont statistiquement récurrentes dans un grand corpus de textes littéraires, sont envisagées par les auteures en tant que motifs phraséologiques caractéristiques, au macro-niveau, de certains genres littéraires, en particulier celui de fiction générale (ouvrir la fenêtre), de romans policiers (découvrir le corps) et de science-fiction (apparaître sur l’écran). Permettant une identification automatique de certains genres littéraires, les motifs phraséologiques se présentent ainsi comme un lien entre le niveau lexico-syntaxique et un niveau bien plus général et abstrait, celui du genre.

Les segments récurrents sont aussi l’objet d’étude de l’article de Laura Calabrese et Magali Guaresi « Islam de Belgique, islam moderne ou islam des origines ? Étudier les segments répétés pour comprendre le discours social ». Les auteures examinent les segments récurrents avec le mot islam dans un grand corpus de presse écrite. L’analyse proposée établit une relation entre le niveau lexico-syntaxique de ces expressions polylexicales, dont la fréquence statistique témoigne d’un certain degré de figement, et le niveau discursif, où elles témoignent des tentatives des locuteurs de spécifier leur référence au moyen de certaines représentations supposées être partagées.

Tous les articles de ce volume s’appuient sur des corpus. Cependant la méthodologie utilisée et les types de corpus varient d’un article à l’autre. L’étude d’Océane Abrard et Dejan Stosic se fonde sur un corpus qui résulte d’une expérience impliquant des locuteurs natifs de l’anglais et de l’arabe dont la tâche était de traduire du français des phrases contenant des mots polysémiques et des mots à facettes. L’étude de Chiara Minoccheri et Michel Aurnague porte sur un corpus constitué des retranscriptions d’une série d’enregistrements vidéo de cours de danse. L’analyse proposée par Françoise Gallez est basée sur des données (corpus-based) provenant des corpus de presse allemande. L’étude d’Iva Novakova et Marion Gymnich, ainsi que celle de Laura Calabrese et Magali Guaresi se fondent, quant à elles, sur une méthode guidée par les données (corpus-driven) : dans les deux études, le point de départ est l’identification statistique des unités récurrentes dans les corpus analysés.

Ces diverses approches reflètent, chacune à sa manière, la complexité de l'unité d'analyse lexicale, allant d'un simple mot graphique à une « construction », une unité phraséologique polylexicale, voire un segment étendu récurrent.

Pour terminer, nous tenons à souligner que la publication de ce numéro n’aurait pas été possible sans la contribution, directe ou indirecte, des relecteurs qui ont accepté d’évaluer les articles soumis. Qu’ils soient tous remerciés pour leur investissement et leur travail consciencieux et méticuleux.

Citer cet article

Référence papier

Svetlana Vogeleer et Tatiana Milliaressi, « Avant-propos », Lexique, 28 | -1, 5-8.

Référence électronique

Svetlana Vogeleer et Tatiana Milliaressi, « Avant-propos », Lexique [En ligne], 28 | 2021, mis en ligne le 01 juillet 2021, consulté le 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/lexique/587

Auteurs

Svetlana Vogeleer

UCLouvain et Université Saint-Louis – Bruxelles
vogeleer@skynet.be

Tatiana Milliaressi

UMR 8163 STL, CNRS & Université de Lille
tatiana.milliaressi@univ-lille.fr

Droits d'auteur

CC BY