1. Liens synonymiques, cliques de ⌜synonymes⌝ et composantes connexes
Le Dictionnaire Électronique des synonymes (désormais : DES) du CRISCO, conçu par Bernard Victorri et Sabine Ploux durant la dernière décennie du 20ème siècle1 et dont la visualisation des espaces sémantiques est disponible depuis le début du 21ème siècle (cf. entre autres2 Manguin, 2004, 2005 ; François, 2007) sur le site du CRISCO, est fondée sur une hiérarchie de propriétés à trois niveaux : 1. les liens synonymiques3, réunis sous la forme d’un immense graphe d’adjacence entre synonymes et de dimension réduite dès lors que l’un de ces synonymes est sélectionné comme une vedette ; 2. le regroupement de ces liens en cliques de synonymes (sous-ensembles de synonymes d’une vedette tous synonymes entre eux) ; 3. le rassemblement supérieur de ces liens – compte tenu ou abstraction faite du niveau intermédiaire des cliques de synonymes – en composantes connexes4. L’historique de l’élaboration et de l’exploitation du DES est résumé sous la forme d’un diagramme chronologique (Tableau 1). L’INALF, sous la direction de Robert Martin, offre dans les années 1990 au laboratoire ELSAP, dirigé à l’époque par Catherine Fuchs, l’opportunité de tester l’exploitation informatique de la liste des renvois lexicographiques rassemblés pour l’élaboration du Trésor de la Langue Française. Cette liste est nettoyée (certains renvois n’étant pas de nature synonymique) et complétée par Jean-Luc Manguin, Michel Morel et Laurette Chardon, administrateurs successifs du DES au CRISCO. Au fil du temps, nombre d’internautes deviennent de véritables collaborateurs du projet en participant régulièrement à l’enrichissement des liens synonymiques. À partir de 1997, B. Victorri et S. Ploux élaborent VisuSyn, l’algorithme de représentation de l’espace sémantique d’une vedette par projection des cliques de synonymes sur un jeu de plans (visualisation 2D). Et au tournant du 21ème siècle, J.-L. Manguin met en place une méthode de transformation de liens secondaires en liens primaires quand cela paraît indispensable5. En 2019, L. Chardon perfectionne l’éventail des représentations de l’espace sémantique d’une vedette en introduisant des visualisations 3D statiques ou dynamiques (avec un déroulement libre ou programmé)6. Et depuis 2020, une autre voie est en chantier, consistant à représenter les liens synonymiques réunis dans la matrice d’adjacence sous la forme d’un graphe d’adjacence doté de deux propriétés remarquables : (1) une représentation intégrale avec la vedette en son centre et une représentation réduite par occultation de la vedette, et (2) la possibilité d’occulter graduellement tous les synonymes ‘précaires’, c’est-à-dire connectés à un seul autre synonyme en dehors de la vedette. Parallèlement, une nouvelle méthode d’intégration des « liens probables » a été testée. Ces derniers développements font l’objet du présent article (voir les deux cellules grisées dans le Tableau 1).
2. Le graphe d’adjacence des liens synonymiques d’une vedette
Nous allons commencer par préciser la notion de synonymie que nous utiliserons dans cet article. Comme le précisent Ploux et Victorri (1998 : 3), il existe deux types de synonymie : ‘pure’ et ’partielle’. La synonymie ‘pure’ étant considérée comme trop restrictive par les auteurs, c’est à leur définition de la synonymie ‘partielle’ que nous nous référerons ici, à savoir :
Deux unités lexicales sont en relation de synonymie si toute occurrence de l’une peut être remplacée par une occurrence de l’autre dans un certain nombre d’environnements sans modifier notablement le sens de l’énoncé dans lequel elle se trouve. [cf. note 7 pour une rectification nécessaire].
Nous nous proposons donc d’étudier le substantif campagne avec l’ensemble de ses ⌜synonymes⌝ « partiels » présents dans le DES. Le graphe d’adjacence de la vedette campagne10, dont le nombre de ⌜synonymes⌝ est relativement réduit (39), permettra d’apprécier l’intérêt de ce mode de représentation. Les 39 liens synonymiques (niveau 1) du substantif féminin campagne sont :
(1) |
bataille, bled, brousse, cabale, cambrousse, château, champ, champs, chartreuse, cloche, combat, cottage, croisade, domaine, équipée, expédition, ferme, guerre, intervention, maison, moulin, nature, offensive, opération, parade, pays, paysage, pilonnage, plaine, propagande, propriété, prospection, publicité, région, saison, sillons, terre, villégiature, voyage |
Ces liens synonymiques figurent explicitement dans le graphe d’adjacence avec la vedette en son centre (notée « campagne_39 » dans la Figure 1).
Ce graphe a des qualités esthétiques en raison de sa disposition radiale autour de la vedette, mais il n’est pas très facile à interpréter. On constate toutefois qu’aucun des ⌜synonymes⌝ de campagne ne partage plus de sept ⌜synonymes⌝ avec la vedette (cf. ‘opération 7’)11, ce qui indique que la polysémie de la vedette se déploie plus « en largeur » (ang. width first) qu’« en profondeur » (ang. depth first). Ensuite on note que dix ⌜synonymes⌝ (encadrés) sont liés à la seule vedette, à l’exception de tout autre ⌜synonyme⌝.
Dans les termes de l’économie d’entreprise, ces ⌜synonymes⌝ sont « sur un siège éjectable », car ils ne bénéficient d’aucune relation susceptible d’assurer leur maintien dans l’équipe. Effectivement, si l’on occulte la vedette (Fig. 2) ces ⌜synonymes⌝ qui étaient étiquetés ‘1’ dans la Figure 1, sont désormais étiquetés ‘0’ et figurent comme des satellites déconnectés du graphe d’adjacence. Cela revient à dire qu’ils n’en font partie qu’en raison de leur lien avec la vedette et n’appartiennent pas au réseau des ⌜synonymes⌝ interconnectés de celle-ci, ce sont désormais dix ⌜synonymes⌝ ‘isolés’. L’étiquetage de tous les ⌜synonymes⌝ restants est également réduit d’un point (ex. ‘opération 7’ dans la Figure 1 devient ‘opération 6’ dans la Figure 2).
Plus important, le graphe représenté en Figure 1 est connexe, alors qu’on est en présence, en Figure 2, de trois composantes connexes : celle qui figure dans la partie supérieure de la figure est constituée de douze ⌜synonymes⌝ et elle concerne la dimension ‘stratégique’ (militaire, électorale et publicitaire) d’une campagne, avec ‘opération 6’ comme ⌜synonyme⌝ le plus connecté. Celle qui figure dans la partie inférieure de la Figure 2, riche de quinze ⌜synonymes⌝, concerne la dimension ‘topographique’ de la campagne. Dans cette composante connexe, c’est ‘domaine 6’ qui est le plus connecté. Enfin une troisième composante connexe se limite à la paire champs-sillons (chacun des deux ⌜synonymes⌝ étant étiqueté ‘1’).
La représentation occultant la vedette (Fig. 2. page suivante) présente un intérêt majeur, celui de rendre lisible le statut de chaque ⌜synonyme⌝, car en dehors de la distinction entre ⌜synonymes⌝ isolés étiquetés ‘0’ et ⌜synonymes⌝ interconnectés (étiquetés de 2 à 7), chaque composante connexe comporte des ⌜synonymes⌝ précaires, « sur un siège éjectable », étiquetés ‘1’. Ce statut précaire est mis en évidence en passant du niveau de représentation N =0, qui tient compte de tous les ⌜synonymes⌝, au niveau N =1, caractérisé par la disparition, non seulement des ⌜synonymes⌝ isolés, mais aussi des ⌜synonymes⌝ précaires (Fig. 3. page suivante). L’opération de passage de N =0 à N =1 équivaut à un effeuillage du graphe12, consistant à écarter tout nœud étiqueté ‘1’ et l’arête qui y conduit.
Dans la composante stratégique (représentée désormais dans la partie inférieure), les quatre ⌜synonymes⌝ précaires de la Figure 2 ont disparu (équipée, intervention, publicité, voyage) et dans la composante topographique, la disparition a touché deux ⌜synonymes⌝ (chartreuse, plaine). En outre, la troisième composante, constituée de deux ⌜synonymes⌝ étiquetés ‘1’, a également disparu.
L’effectif de la composante ‘stratégique’ s’est réduit de 12 à 8 ⌜synonymes⌝ et celui de la composante ‘topographique’ de 15 à 13. Cette procédure est particulièrement utile, quand le nombre des ⌜synonymes⌝ est très élevé, car au niveau initial (N = 0), le graphe est pratiquement illisible. Ce n’est pas le cas pour la vedette campagne, mais la représentation au niveau suivant (N =1) concorde probablement mieux avec le réseau des liens synonymiques accessibles dans le lexique mental de la moyenne des locuteurs francophones natifs13, avec deux jeux de ⌜synonymes⌝ en rapport respectivement avec la topographie d’un espace ‘campagnard’ (en haut) et avec la stratégie d’une offensive militaire, électorale ou publicitaire (en bas).
3. Pourquoi et comment ventiler les liens synonymiques isolés
3.1. Le ‘pourquoi’ : Les liens synonymiques isolés et les conditions de leur intégration dans une composante connexe
Parmi les 50 031 vedettes du DES, 36 418, soit 72,8 % ont un espace sémantique comportant de 1 à 25 liens synonymiques isolés. Le Tableau 2 fournit leur répartition :
Nb syn N=0 |
Nb entrées |
propor- tion |
Nb syn N=0 |
Nb entrées |
propor- tion |
Nb syn N=0 |
Nb entrées |
propor- tion |
||
|
|
|||||||||
1 |
21452 |
58,90% |
9 |
120 |
0,33% |
17 |
8 |
0,022% |
||
2 |
7777 |
21,35% |
10 |
79 |
0,22% |
18 |
3 |
0,008% |
||
3 |
3256 |
8,94% |
11 |
63 |
0,17% |
19 |
6 |
0,016% |
||
4 |
1577 |
4,33% |
12 |
40 |
0,11% |
20 |
5 |
0,014% |
||
5 |
858 |
2,36% |
13 |
28 |
0,08% |
21 |
2 |
0,005% |
||
6 |
483 |
1,33% |
14 |
22 |
0,06% |
22 |
6 |
0,016% |
||
7 |
272 |
0,75% |
15 |
11 |
0,03% |
23 |
3 |
0,008% |
||
8 |
195 |
0,54% |
16 |
6 |
0,02% |
25 |
1 |
0,003% |
Tableau 2. Répartition des 36 418 vedettes dont l’espace sémantique comporte au moins un lien synonymique isolé.
La question de la ventilation de ces liens est donc essentielle pour la bonne gestion du DES. Comme nous avons pu le constater avec campagne sur la Figure 2, les ⌜synonymes⌝ isolés brouillent la vision des composantes connexes car notre regard est attiré par le fait qu'ils soient sans lien : nous cherchons à les inclure intuitivement dans l’un des groupes affichés ou à vouloir les enlever s’ils n’ont aucun rapport (a priori). La méthode à appliquer consisterait donc :
-
si un ou plusieurs des ⌜synonymes⌝ proposés pour le ⌜synonyme⌝ isolé conviennent (c’est-à-dire si l’on peut remplacer l’un par l'autre dans un contexte donné), à intégrer le lien synonymique ;
-
et, si aucun ⌜synonyme⌝ proposé ne correspond, à expulser le ⌜synonyme⌝ isolé.
Le Tableau 3 représente l’application de cette méthode au traitement des ⌜synonymes⌝ isolés de campagne. Le graphe d’adjacence de campagne comporte deux composantes connexes désignées respectivement comme « stratégique » (cf. une campagne éclair, Colonne 1) et « topographique » (cf. une campagne verte et riante, Colonne 5) et neuf ⌜synonymes⌝ isolés (Colonne 3), qu’il s’agisse soit d’intégrer sur la base d’un ⌜synonyme⌝ proposé (Colonnes 2 et 4), soit d’écarter. On constate :
-
que cabale, parade, pilonnage et prospection sont rattachables à la composante stratégique par l’intermédiaire d’expédition, offensive ou publicité ;
-
que cottage, moulin, paysage et villégiature sont rattachables à la composante topographique par l’intermédiaire de maison, nature ou propriété ;
-
mais que saison et cloche ne sont rattachables à aucune des deux composantes connexes, faute d’un ⌜synonyme⌝ intermédiaire plausible.
L’objectif est donc au final soit d’intégrer, soit de supprimer les liens synonymiques isolés pour les 36 418 vedettes dont l’espace sémantique comporte au moins un lien étiqueté ‘0’ dans la visualisation du graphe d’adjacence, obligatoirement isolé dans la version sans la vedette. Il reste maintenant à formaliser la méthode d’intégration vs expulsion que le Tableau 3 ne fait que suggérer, ce sera l’objet des deux sections suivantes.
3.2. Le ‘comment’ : La méthode des liens probables
3.2.1. L’approche basée sur l’indice de Jaccard
En 2004, François et Manguin ont évoqué une méthode de regroupement des composantes connexes dissociées du DES consistant à tenir compte de « liens synonymiques du second degré » :
La séparation de l'ensemble des ⌜synonymes⌝ en composantes connexes constitue a priori un critère fort d'homonymie. Si cette homonymie est en contradiction avec l’intuition partagée des locuteurs francophones, les constituants des composantes connexes concernées peuvent être rattachés à la composante principale par la prise en compte de liens synonymiques du second degré : deux ⌜synonymes⌝ appartenant à deux composantes connexes, parce qu’ils n'ont aucun ⌜synonyme⌝ commun en dehors de la vedette étudiée peuvent être rattachés à une même composante s’ils entretiennent un lien synonymique avec deux items eux-mêmes en relation de synonymie. [François et Manguin, 2004, note 12]
La même année, Jean-Luc Manguin illustrait ce constat avec le mot-vedette curieux (cf. section précédente) pour lequel cinq dictionnaires sur les sept à l’origine du DES ignorent insolite. Or en étudiant les ⌜synonymes⌝ de l’un et de l’autre, il est apparu qu’une proportion importante des ⌜synonymes⌝ de l’un étaient également ⌜synonyme⌝ de l’autre et que finalement curieux et insolite, figurant comme des ⌜synonymes⌝ d’ordre 2, méritaient d’être traités comme des ⌜synonymes⌝ directs. La méthode développée à l’époque reposait sur l’indice de Jaccard appelé également coefficient de communauté15 qui se résume ainsi : si nous prenons deux ensembles A et B (correspondant aux ⌜synonymes⌝ de curieux d’une part et à ceux d’insolite d’autre part), cet indice est égal à l’intersection des deux ensembles divisés par le cardinal de l’union :
La différence entre le nombre de ⌜synonymes⌝ de chaque élément de la paire peut être négligeable, faible ou importante, ce qui risque d’influencer les résultats et nous a incités à compléter l’indice de la façon suivante :
Soient les entrées E1 et E2, ⌜synonymes⌝ d’ordre 2. Nous utilisons trois valeurs :
-
N1 = nombre de ⌜synonymes⌝ + antonymes de E1
-
N2 = nombre de ⌜synonymes⌝ + antonymes de E2
-
C = nombre de ⌜synonymes⌝ + antonymes communs à E1 et E2.
Le nombre C est toujours inférieur ou égal à N1 et à N2, mais doit s’en rapprocher pour répondre à nos critères. Plusieurs formules pour obtenir un score de proximité sémantique sont comparées. Le principe est le même pour les antonymes. La première formule considère le taux de ⌜synonymes⌝ et antonymes communs par rapport à l’ensemble des ⌜synonymes⌝ et antonymes des deux entrées. Ce taux atteint 100 % quand tous les ⌜synonymes⌝ et antonymes sont communs (dans le cas limite où C = N1 = N2)
La deuxième formule tient compte d’un phénomène souvent observé : lorsque l’une des entrées possède moins de ⌜synonymes⌝ et antonymes que l’autre, parfois beaucoup moins, mais que tous ou presque sont communs, le lien est souvent validé. Il nous a donc semblé intéressant d’utiliser une formule qui ne prend en compte que le « meilleur côté » :
Là encore, le maximum possible est de 100 %. Nous avons noté ce score « s3 », car nous utilisons également une formule intermédiaire, dans laquelle le « meilleur côté » est légèrement favorisé :
Ces trois formules permettent de tester si le « meilleur côté » doit être plus ou moins favorisé. Un autre point que nous avons voulu tester est l’influence de la quantité : faut-il accorder une plus grande importance au nombre de ⌜synonymes⌝ et d’antonymes communs qu’au nombre de ⌜synonymes⌝ et antonymes non communs ? En d’autres termes, le score (purement qualitatif dans les formules précédentes) doit-il être modulé selon des critères quantitatifs ? Nous avons pour cela introduit une constante dans les formules afin de favoriser un peu (s+), moyennement (s++), beaucoup (s+++) l’aspect quantitatif. Le cas « pas du tout » (s) a été éliminé rapidement car donnant des résultats nettement moins bons. Il y a donc en tout 3 x 3 = 9 formules [cf. sitographie n° 3].
3.2.2. Le principe de la méthode de ventilation des liens synonymiques isolés
La méthode rapidement évoquée par François et Manguin (2004) concernait l’ensemble des vedettes du DES recherchant, pour chacune d’entre elles, les ⌜synonymes⌝ d’ordre 2 pour les transformer éventuellement en ⌜synonymes⌝ d’ordre 1. Dans notre cas, nous appliquons cette méthode en partant des ⌜synonymes⌝ isolés d’un ensemble donné de vedettes.
Soit un triplet constitué de la vedette V, d’un ⌜synonyme⌝ isolé SI et de la liste de tous les ⌜synonymes⌝ de la vedette [S, S’, S”, etc.] :
-
Ou bien SI entretient un lien synonymique du second degré avec l’un des constituants au moins de la liste [S, S’, S”, etc.], c’est-à-dire que SI est ⌜synonyme⌝ de Sx, lui-même ⌜synonyme⌝ de l’un de ces constituants. Dans ce premier cas, on établit un lien synonymique direct entre [SI] et l’un des constituants de la liste [S, S’, S”, etc.], ce qui intègre SI à la composante comportant ce constituant :
-
Ou bien on ne constate aucun lien synonymique du second degré entre SI et l’un des constituants au moins de la liste [S, S’, S”, etc.], et dans ce second cas on supprime le lien synonymique entre SI et V.
Dans les deux cas, au terme de ce test il n’y a plus de ⌜synonyme⌝ isolé. Si la vedette est associée à plusieurs ⌜synonymes⌝ isolés (le maximum observé s’élevant à 25 !), la procédure est réitérée jusqu’à ce que tous les liens synonymiques isolés soient ventilés soit par intégration, soit par suppression.
3.2.3. L’application de la méthode
Nous nous proposons d’illustrer la méthode décrite plus haut en sélectionnant un modeste sous-ensemble des vedettes du DES, à savoir celles qui ont plus de 50 ⌜synonymes⌝ et dont l’espace sémantique révèle 5 ⌜synonymes⌝ isolés. On en compte 82, ce qui représente 82*5 = 410 paires [V, Si] à traiter. Chaque paire est ensuite associée à un ⌜synonyme⌝ de la vedette au niveau N>0, ce qui représente un total de 24 280 triplets. Ce nombre correspond à la somme des triplets (vedette, ⌜synonyme⌝ isolé, ⌜synonyme⌝ proposé de niveau N>0). Il est fonction du nombre de ⌜synonymes⌝ de chaque vedette : plus une vedette aura de ⌜synonymes⌝, plus grand sera le nombre de triplets à traiter la concernant.
Comme 24 280 triplets représentent une quantité trop importante pour être traitée manuellement, nous avons décidé de ne conserver que les cinq triplets qui ont le meilleur score et le nombre des triplets à traiter se réduit à 2050 (410*5). Le score est transformé en rang : 5, 4, 3, 2 et 1. Nous appliquons les neuf formules d’évaluation proposées dans la Section 3.2.1, ce qui produit neuf listes dont les rangs sont additionnés. L’empan des rangs additionnés s’étend de 1, si le triplet n’est que dans une seule liste, à 9*5 = 45, si le triplet figure en premier dans les neuf listes. Enfin trois seuils sont comparés : dans le seuil le plus bas, nous ne retenons que les triplets d’un rang égal au moins à 6 ; dans le seuil médian, ceux d’un rang au moins égal à 10 et dans le seuil supérieur ceux d’un rang au moins égal à 15.
Pour donner une idée des modalités d’application de la méthode et des difficultés occasionnelles qui se présentent, le Tableau 4 présente les 31 triplets composés de la vedette bandit, des cinq ⌜synonymes⌝ isolés bandolier, brabançon, écorcheur, gangster et miquelet et des listes de ⌜synonymes⌝ proposés. Bandolier et miquelet ne figurent pas dans le TLF, ce qui constitue un critère indiscutable pour supprimer ce lien synonymique isolé (voire le mot lui-même qui encombre le DES sans profit réel). Pour brabançon, on trouve une note dans le TLF : « Au plur., HIST. Les Brabançons. Aventuriers engagés comme mercenaires dont les compagnies dévastèrent la France durant le Moyen Âge ». Et pour cotereaux « HIST. Bandes d’aventuriers et de pillards qui ravagèrent la France dans la seconde moitié du XIIe siècle ». Les deux définitions se correspondent donc en grande partie et nous validons le triplet {bandit, brabançon, cotereaux}, ce qui signifie que brabançon passe du statut de ⌜synonyme⌝ isolé à celui de ⌜synonyme⌝ intégré à l’espace sémantique de la vedette bandit par l’intermédiaire de cotereaux. Pour les deux triplets restants, nous avons admis qu’assassin est le meilleur ⌜synonyme⌝ proposé pour écorcheur et qu’apache est le meilleur pour gangster. Ces jugements peuvent évidemment varier d’un évaluateur à un autre, mais l’essentiel pour l’intégration du ⌜synonyme⌝ isolé est que l’un des ⌜synonymes⌝ proposés soit validé.
Au seuil médian (score des rangs additionnés égal au moins à 10), le Tableau 5 perd dix lignes :
Enfin, au seuil supérieur (score des rangs additionnés égal au moins à 15), le Tableau 6 ne perd que deux nouvelles lignes :
Globalement, pour un nombre invariant de 82 vedettes et de 410 liens synonymiques isolés dont nous avons testé soit l’intégration dans la composante connexe principale (ou l’une d’entre elles) de la vedette, soit la suppression, et compte tenu de trois seuils fondés sur les scores additionnés des rangs de chaque ⌜synonyme⌝ proposé (respectivement entre le maximum de 45 et un minimum de 6, 10 ou 15), le nombre des tests décroît de 2535 pour le seuil le plus bas à 1515 pour le seuil le plus haut, soit une réduction de plus de 1000 lignes (plus de 40 %). En revanche le nombre des propositions d’intégration validées (sur 410) ne décroît que lentement de 329 à 290, soit d’environ 9 % (de 80 % à 71 %) et le score moyen (qui est un bon indicateur de la qualité des intégrations validées) ne décroît que d’un point sur 44, soit environ 2 % (cf. Tableau 7).
Que peut-on en conclure ? Compte tenu de la faible variation du score moyen des ⌜synonymes⌝ par l’intermédiaire desquels se réalise l’intégration des 410 ⌜synonymes⌝ isolés et de la proportion d’intégrations (entre 80 % et 72 %), il est préférable d’adopter le seuil le plus élevé. Cela veut dire que, quel que soit le seuil inférieur, dans de nombreux cas c’est le premier ⌜synonyme⌝ proposé (celui qui a le meilleur score) qui se révèle le plus adapté et qui est validé. Étendre le test à un nombre plus important de vedettes, notamment à celles qui n’ont qu’un lien synonymique isolé, est possible. L’obstacle n’est pas tant la quantité des tests à effectuer que le fait qu’une grande partie de ces liens isolés correspond soit à des mots absents de la nomenclature16 du TLF, soit à des sens très particuliers de l’article du TLF. Un premier nettoyage consisterait à écarter tous les liens synonymiques impliquant un mot absent du TLF. On peut cependant faire valoir que le lexique du français évolue et qu’il faudrait prévoir un test complémentaire sur les navigateurs.
Dans cette entreprise, l’intuition du lexicologue17 est mise à rude épreuve. Nous ignorions évidemment que dans un de ses emplois brabançon(s) a une définition très proche de celle de cotereau(x). Le dilemme, pour une gestion efficace du DES, est donc de devoir louvoyer entre le souhait d’une couverture lexicale maximale et la difficulté d’évaluer rapidement la synonymie possible entre deux mots, compte tenu de leur probable polysémie et de la prise en compte, ou pas, d’emplois marqués sur le plan diachronique.
4. Bilan d’étape
Notre questionnement mérite d’être élevé au niveau épistémologique : la question des liens synonymiques isolés est typique de ce que nous appellerons la lexicographie ‘extractive’ (en rapport avec la métaphore du data mining), laquelle représente une alternative à la lexicographie classique qui est ‘raisonnée’. Cette dernière est l’œuvre d’un individu, notamment Antoine Furetière au 17ème siècle, L’Abbé Girard au 18ème, Émile Littré au 19ème, ou d’une équipe soudée comme celles, en concurrence, de Paul Robert, Alain Rey et Josette Rey-Debove d’un côté pour le Robert (1ère éd. 1957) et de Jean Dubois et Louis Guilbert de l’autre pour le Dictionnaire du Français Contemporain (1ère éd. 1966). Elle se fonde traditionnellement sur l’organisation du lexique mental du rédacteur, quasiment ‘omniscient’, ou plus récemment sur la fusion des lexiques mentaux de l’équipe éditoriale.
Dire que la lexicographie classique est raisonnée signifie qu’elle se fonde sur un vaste matériau philologique mis en ordre logique. Les produits de la lexicographie extractive ne se laissent pas aisément raisonner, ce sont des sauvageons que les parents s’échinent à raisonner. Une autre métaphore imaginable serait celle de la disparité entre l’astronomie et la cosmologie : la lexicographie raisonnée est à sa contrepartie extractive ce que la cosmologie est à l’astronomie : la première ordonne rationnellement le réel, elle lui donne sa profondeur et sa dimension temporelle, la seconde perçoit le réel comme une fascinante forêt de constellations constituée d’astres plus ou moins gros et lumineux.
La métaphore peut aller plus loin : si les vedettes du DES sont accompagnées de tant de liens synonymiques isolés, c’est parce que les intuitions des contributeurs en faveur de leur rassemblement, qu’il s’agisse des sept dictionnaires du 19ème et 20ème siècle qui constituent sa base ou des propositions des internautes qui les complètent et occupent une place croissante avec les années (cf. Morel & François 2015), ne se recouvrent que partiellement18 : le DES a été conçu jusqu’à présent comme le réceptacle d’une multitude d’intuitions sur la proximité entre des dizaines de milliers de paires de mots en termes de réunion et non d’intersection. Le résultat est un noyau de jugements de proximité largement partagés et une périphérie de jugements isolés.
L’entreprise de ventilation des liens synonymiques isolés vise à rapprocher ces intuitions en faisant intervenir les ⌜synonymes⌝ du second ordre, que nous convoquons comme des missing links propres à réduire la disparité entre deux facettes de la lexicographie extractive fondées l’une sur la réunion, l’autre sur l’intersection des liens : aussi longtemps que toutes les intuitions immédiates des auteurs des dictionnaires-sources et des internautes qui contribuent à l’extension du DES sont laissées proliférer librement, la fusion des liens produit inévitablement du ‘bruit’, c’est-à-dire des intuitions marginales prenant la forme de liens synonymiques isolés. L’intégration d’une partie de ces liens par l’intermédiaire de ⌜synonymes⌝ du second ordre et la suppression des liens irréductibles permettent de limiter drastiquement cette disparité.
Une autre méthode d’intégration des liens isolés mérite d’être testée afin de disposer de deux procédures en concurrence. Il s’agit de celle des substituts contextuels dans un vaste corpus textuel. Le projet CAMEMBERT de l’INRIA, publié en décembre 2019, devrait fournir des listes de mots simples ou construits figurant dans les mêmes contextes et donc composées en priorité de paires de mots entretenant une relation de proximité entre un subordonné et son superordonné, entre ⌜synonymes⌝ et entre antonymes (cf. Martin, Muller, Suarez, Dupont, Romary … Sagot, 2020). Dès que nous disposerons d’un inventaire suffisant de telles listes, nous en testerons la pertinence en concurrence ou en complément de la méthode des « liens probables » par les « ⌜synonymes⌝ du second ordre ».