Les casernes Miribel et Gudin ont connu récemment deux destins opposés qui illustrent les ambivalences autour du patrimoine militaire français. Le 6 avril 2021, l’opération de déconstruction de la caserne Miribel à Verdun démarre. Cette friche, à l’abandon depuis 1995, va laisser place à un nouveau quartier « avec sa crèche de 80 places, sa résidence séniors de 120 logements, une maison de santé, des logements sociaux, des logements à acheter […] » porté par le bailleur « le Foyer Rémois »1. L’année suivante, le 20 juillet 2022, les trois bâtiments principaux de la caserne Gudin à Montargis sont officiellement classés au titre des Monuments Historiques par décret alors qu’un projet de résidence seniors par la société Nexity prévoyait la destruction de l’ensemble2. Ces deux casernes sont pourtant toutes les deux de type 1874, dites « républicaines », construites respectivement en 1877 et 1895. Elles témoignent du renouveau du système militaire français à la suite de la défaite française lors de la guerre de 1870. Dans les deux cas, des associations de défense du patrimoine se sont mobilisées pour tenter d’éviter leur destruction, arguant leur intérêt architectural et patrimonial. Ces deux événements illustrent la difficulté à sauver de vastes sites militaires désaffectés, mais aussi à leur trouver un avenir. C’est ainsi que depuis 1987, une soixantaine de casernes ont été vendues par le ministère des Armées, laissant place à d’importantes friches dont les reconversions prennent beaucoup de temps3. Toutefois, dans le cas du sauvetage in extremis de la caserne Gudin, mobilisant de nombreux acteurs comme Stéphane Bern, chargé de la Mission Patrimoine4, il faut considérer un intérêt grandissant des Français pour ces espaces qui sont progressivement considérés comme des marqueurs importants de l’identité culturelle des anciennes villes de garnison, favorisant ainsi leur construction patrimoniale.
I. Définition et problématiques du patrimoine militaire
Pour reprendre les mots de Julie Deschepper (2021), « tenter de donner une définition de ce que recouvre la notion de patrimoine est un exercice qui reste encore aujourd’hui acrobatique ». En effet, le patrimoine n’existe pas en soi, mais il se « fabrique » comme une stricte construction sociale (Heinich, 2009). Ainsi actif, il agit sur l’objet qu’il définit et qui peut être « conservé, restauré, valorisé, déplacé, déclassé, abandonné, re-sémantisé, ou encore détruit » (Deschepper, 2021). La notion de patrimoine est donc un instrument au service des politiques sociales, économiques, culturelles et territoriales en perpétuelle évolution. Initialement centrées autour du triptyque « histoire, mémoire, monument » avec une prédominance sur la matérialité, les études qui lui sont consacrées se sont étendues aux critiques et à la pluralité des discours patrimoniaux. Le patrimoine permet un « regard particulier sur l’histoire » (Rousso, 2003) : il est « comme un moyen de construire une mémoire sur une société donnée à un moment donné » (Deschepper, 2021).
Dans cette logique, le patrimoine militaire, longtemps peu considéré par la société, à quelques exceptions près, est aujourd’hui de plus en plus au cœur des politiques publiques. En raison de sa localisation urbaine et de sa superficie foncière alléchante à l’heure de la densification des villes, il recouvre des enjeux assez divers : problématiques liées aux traditions et aux symboles militaires, enjeux muséographiques sur le fait guerrier et militaire, questions de l’uniforme et des défilés (Letonturier, 2019). Toutefois, l’une des problématiques majeures actuelles est bien la question de la valorisation du patrimoine culturel matériel militaire, à l’image des deux exemples évoqués plus haut (Meynen, 2010). Cet enjeu est d’abord interne à l’armée, à travers une politique d’ouverture et de mise en avant du patrimoine dont elle a la gestion directe (Dallemagne, 2002). Celle-ci a été portée par l’ancienne direction des Patrimoines, de la Mémoire et des Archives (DPMA), supprimée pour laisser place à deux nouvelles entités : la direction des territoires, de l’immobilier et de l’environnement (DTIE) et la direction de la mémoire, de la culture et des archives (DMCA). Les structures civiles et associations de défense du patrimoine s’engagent progressivement à préserver et à reconvertir les infrastructures cédées par le ministère des Armées (Godet, 2007) via la MRAI (mission pour la réalisation et la valorisation des actifs immobiliers), instance créée en 1987.
Finalement, l’un des grands enjeux actuels de la recherche sur le patrimoine militaire est de venir éclairer et aider les acteurs qui s’inscrivent dans ces enjeux de valorisation, de transformation et de reconversion des sites et des objets patrimoniaux militaires.
II. Les jeunes chercheurs et la recherche actuelle sur le patrimoine militaire : essai d’un état des lieux
1) Le patrimoine militaire, ses concepteurs, ses acteurs et leurs techniques
Dans le sillage5 des nombreux travaux portant sur de grandes figures d’ingénieurs populaires comme Vauban (Blanchard, 1996 ; Virol, 2003 ; Barros, Salat et Sarmant, 2006 ; d’Orgeix, Sanger et Virol, 2007), Haxo (Guillou, 2015) ou Séré de Rivières (Ortholan, 2003), les jeunes chercheurs participent aujourd’hui à la connaissance d’autres personnalités, en apparence plus marginales, mais non moins importantes pour la compréhension du patrimoine militaire, comme ont pu le faire avant eux Anne Blanchard (1981) ou Philippe Bragard (2011). Ainsi, après une thèse sur l’architecte milanais Giovan Betto, son œuvre et son impact sur l’art de bâtir en Lorraine (Tassin, 2012), Raphaël Tassin prépare actuellement un postdoctorat autour de la figure de l’ingénieur des fortifications Jean-Baptiste Stabili. Ce travail est complémentaire au précédent dans la mesure où il vise notamment à dépasser le cadre d’une étude purement militaire en examinant l’articulation entre les œuvres et les projets tant militaires que civils, que l’ingénieur a menés en Lorraine6. Mais comme le souligne Raphaël Tassin, les parcours de Betto ou de Stabili s’insèrent dans une trajectoire collective, celle de plusieurs ingénieurs italiens venus s’installer en Lorraine.
L’examen d’une œuvre architecturale collective est donc également au centre de certains travaux, à l’instar de la thèse de Frédérik Guérin7. Ce dernier s’intéresse à l’action des ingénieurs français dans la ville de Québec entre 1655 et 1755, durant un siècle de transformation de l’architecture de la maison urbaine, en analysant le rôle joué par le « goût » architectural, les « nouvelles sensibilités » pratiques, ainsi que les considérations « socio-économiques ». Il ne se limite donc pas à l’expliquer par le cadre réglementaire fixé par les intendants, en concédant que celui-ci a sans doute pu exercer une influence. Les travaux récents ou actuels des jeunes chercheurs dans ce domaine ne se restreignent donc pas aux acteurs purement militaires, mais également à leurs homologues politiques, qui continuent de jouer un rôle, variable mais indéniable, en la matière. Quentin Muller s’intéresse à ces intendants de province dans l’espace lorrain, mais cette fois-ci à travers leur action politico-militaire, en examinant leur rôle au cours des opérations de destruction et renforcement de places fortes et dans ce cadre, à leurs relations avec les ministres, gouverneurs, maréchaux, ingénieurs, entrepreneurs et municipalités8.
Au-delà des acteurs, ce sont également les techniques et leur diffusion qu’étudient les jeunes chercheurs. Catherine Isaac, après une thèse centrée sur les ingénieurs des États de Languedoc au xviie siècle (Isaac, 2018) consacre son postdoctorat aux engins et machines de chantiers de travaux publics à l’époque moderne9. Ce projet vise à étudier les machines de chantier au cours du long xviiie siècle afin d’apporter des précisions en termes de vocabulaire et de recenser les sources disponibles. Dans la continuité d’Antoine Picon (1992), elle entend finalement examiner les efforts de rationalisation des processus de construction à travers les écrits de Jean-Rodolphe Perronet, ingénieur en chef du corps des Ponts et Chaussées. S’agissant de l’époque contemporaine, la thèse de Christophe Pommier (2020) pose la question des conséquences de l’innovation en matière d’artillerie sur l’art militaire. La circulation des savoir-faire est au centre de ces mêmes travaux, dans la mesure où les innovations en France résultent de la nécessité de combler le retard pris sur l’Allemagne. Catherine Isaac entend elle aussi examiner à la fois les échanges transnationaux, spécialement avec la Grande-Bretagne et l’Espagne et entre les domaines, à travers la circulation des techniques entre les chantiers et les mines. Quant à Valentina Burgassi (2017), elle s’interroge sur l’articulation entre architecture et espace au sein de l’Ordre de chevalerie de Saint-Jean-de-Jérusalem en appréhendant sa hiérarchie administrative et en s’intéressant à ses échanges épistolaires avec Charles Quint ou Cosme ier de Toscane, ainsi qu’à l’accueil des ingénieurs italiens itinérants.
2) Le patrimoine bâti, de sa conception à sa mise en œuvre
L’étude des patrimoines militaires bâtis entre le xe siècle et le xxe siècle est, depuis de nombreuses années, un champ de recherche riche, situé principalement au croisement de l’histoire, de l’histoire de l’art et de l’architecture et de l’archéologie. Les travaux se concentrent principalement sur l’étude des modèles et des techniques des espaces fortifiés, à l’image de l’ouvrage de référence de Pierre Rocolle (1972). De nombreuses études ont ainsi été menées sur les châteaux forts et la fortification médiévale (Mesqui, 1991 ; Salamagne, 2002 ; Bourgeois et Rémy, 2014 ; Faucherre, 2019), sur la fortification moderne (Truttmann, 1976 ; Faucherre, 1985 ; Bragard, 2003 ; d’Orgeix, 2019) et sur les systèmes fortifiés contemporains (Truttmann, 1996 ; Ortholan, 2012 ; Diest, 2018). À ces quelques exemples, qui ne prétendent pas à l’exhaustivité, nous pouvons ajouter la première collection française consacrée à l’Architecture et au patrimoine militaires (aux Presses universitaires du Midi), dirigée par Émilie d’Orgeix et Nicolas Meynen, qui questionne le patrimoine militaire maritime (2014 et 2019), montagnard (2016) et urbain (2022).
Ces dernières années, tout en s’inscrivant dans cette historiographie, les jeunes chercheurs ouvrent de nouvelles perspectives de recherche sur les études de ce patrimoine bâti, principalement à l’aide d’une méthodologie renouvelée et mettant l’accent sur l’interdisciplinarité. C’est le cas des travaux qui proposent une approche globale autour d’un site fortifié majeur. La thèse d’Alban Gottfrois sur le château de Caen cherche à établir une critique synthétique, à l’aide principalement d’un système d’information géographique (SIG), de l’ensemble des données archéologiques en les confrontant aux sources écrites10. Il s’agit, ainsi, par une approche interdisciplinaire, de retracer l’évolution de cette importante forteresse, de ses origines à son déclassement en 1881. Ce mode opératoire, toutefois, ne s’arrête pas à la seule étude du système défensif du château, avec l’utilisation notamment de la photogrammétrie : il s’intéresse à la vie de ses occupants à travers une analyse fine du bâti. Valentin Métral, également doctorant en archéologie, opte pour la même approche à travers l’étude du château de Joux dans le Doubs, de son édification à ses dernières modifications11. Il s’agit, là encore, d’associer une analyse archéologique du bâti au dépouillement des sources archivistiques. Ce cas d’étude est particulièrement intéressant pour comprendre l’évolution des systèmes de fortifications en milieu montagneux. Comme pour le château de Caen, il mobilise un nombre important de nouvelles technologies au service de l’archéologie du bâti (relevé LIDAR, SIG, modélisation et restitution 3D). Pauline Secchioni enfin, mène une étude historique et archéologique de la citadelle de Doullens au cours du xxe siècle12. L’originalité de son travail est de montrer comment une ancienne fortification a pu être convertie en un espace carcéral de diverses natures (prison politique, école de préservation et camp de prisonniers et d’internement pendant les deux guerres mondiales). À l’aide d’une méthodologie similaire aux deux thèses mentionnées précédemment, l’auteure s’intéresse principalement, durant toute la période étudiée, à l’expérience « d’enfermement » qui y est vécue (Foucault, 1975).
À une échelle plus régionale, d’autres approches de ce type sont réalisées. Ainsi, Thomas Robardet travaille, de la même manière, sur les châteaux et fortifications de la petite région du Pic-Saint-Loup (Robardet, 2021). Gaetan Koenig, de son côté, étudie un objet particulier de la fortification médiévale : les portes de ville de Bourgogne13. Par la confrontation entre l’archéologie du bâti et les archives historiques, il s’intéresse, d’abord, aux enjeux techniques de cet espace paradoxal, pensé pour optimiser les flux de circulations matériels et humains au cœur d’un espace défensif. Il travaille également sur les enjeux symboliques que ces portes revêtent à travers leur caractère monumental et leur décoration.
L’étude du patrimoine fortifié littoral (Cerino, 2001) est également une thématique majeure des nouvelles recherches sur les fortifications militaires. Vincent Ory dresse une typologie formelle des fortifications côtières ottomanes entre le xive et le xvie siècle, à une époque où l’usage de l’artillerie devient massif14. Sur la même période, Romuald Casier mène une thèse sur les tours littorales en Corse15. Dans le cadre d’une stratégie territoriale spécifique, il cherche à en comprendre les enjeux et les problématiques d’édification. L’archéologie du bâti est au cœur de son étude à travers la mise en œuvre de relevés photogrammétriques et l’intégration des relevés topographiques au sein d’un SIG. Enfin, Benjamin Egasse (2019) s’intéresse au contexte stratégique, qui entraîne la construction du système défensif lorientais au xviiie siècle, et à ses effets économiques, sociaux et environnementaux sur le territoire.
Certains jeunes chercheurs n’hésitent pas à ouvrir de nouveaux champs de recherche sur un patrimoine militaire contemporain modeste, jusqu’ici délaissé par l’historiographie. En ce sens, Marc Deschamp s’attèle à mieux comprendre l’utilisation des constructions spéciales pour les armes « V », bâties dans le nord de la France par les Allemands durant la Seconde Guerre mondiale16. Il cherche à faire le point sur ces impressionnantes infrastructures qu’il caractérise en pointant leurs enjeux (aménagement intérieur, problématiques techniques et tactiques, expérience combattante, relation des populations et des entreprises françaises à ces espaces). Quant à Audric Loulelis, il étudie la fortification grecque contemporaine, édifiée à la suite de la Première Guerre mondiale, pour parer toute invasion au nord de son territoire, en croisant l’archéologie du bâti avec une approche stratigraphique et ethnographique17. L’objectif de sa thèse est d’identifier les modèles étrangers, et de mettre en évidence les adaptations dont ils font l’objet par le corps du Génie militaire grec. Il tente également d’évaluer l’impact des influences de l’Axe dans l’évolution de la fortification grecque au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
L’étude du patrimoine militaire non fortifié en milieu urbain (Dallemagne, 1991 ; Picon, 1996) est également réactivée (Meynen, 2007 et 2014) dans de récents travaux. Julien Wilmart, par exemple, accorde une place importante à l’étude du logement des unités d’élite (Wilmart, 2022). L’objectif est de mieux cerner les enjeux logistiques et de commodités qu’entraînent la construction de ces hôtels et le service quotidien qui y est effectué. Cette question de l’empreinte militaire au cœur de l’espace urbain et des rapports entretenus avec la société civile est également étudiée par Camille Crunchant : elle démontre que le logement des militaires et le développement des infrastructures militaires entraînent des conséquences profondes sur les relations entre civils et militaires18. Enfin, Eloi Vincendet propose une approche similaire en se concentrant, cette fois-ci, spécifiquement sur l’espace du casernement dans le nord de la France entre le xviie siècle et le xixe siècle, héritier des baraques espagnoles du siècle précédent. Le cœur de sa problématique est de montrer comment se développe cette « fabrique de la caserne », en tension entre projets et discours politiques, et leur intégration à un espace urbain complexe19.
3) Objets et cultures matérielles du patrimoine militaire
Les recherches sur les objets et la culture matérielle militaire (Deruelle, 2015) constituent un champ d’études à part entière du travail autour de la question du patrimoine militaire. Tout d’abord, dans la lignée d’un certain nombre de travaux (Robichon, 2000 ; Hébert, 2016 et Nicolas, 2019 et 2021 ; Barreto, Delon et Lafille, 2022), l’histoire de l’iconographie et de la peinture militaire est encore bien présente dans les problématiques des jeunes chercheurs. La vie du « dernier peintre militaire français » est étudiée, par exemple, par Yann Domenech de Celles (2022). Dans cette recherche, il tente de dépasser la seule perspective monographique pour démontrer la mécanique ascensionnelle de la célébrité d’un artiste dans un contexte politique, international et social complexe des deux guerres mondiales. Dans une autre perspective, Delphine Schreuder s’intéresse à « l’art de la guerre » et sa représentation dans les frontispices des traités de fortification20. L’iconographie souvent négligée et présente à l’entrée du livre est souvent propice à un discours programmatique et à une certaine perception du conflit armé à l’époque moderne. Ainsi, à travers un corpus de 250 frontispices, il s’agit également d’envisager leur destination (livres d’apparats, manuels d’ingénieurs…) pour bien cerner les stratégies visuelles servant à amorcer le contenu.
L’étude des objets militaires ouvre également des perspectives de recherche importantes pour bien comprendre la culture matérielle de l’institution militaire (Nicolas, 2023). Le plan-relief, objet atypique et monumental, en est l’exemple emblématique (Faucherre, 2007 ; Warmoes, 2006, 2019). En proposant une étude détaillée du plan-relief de Lille, Nathalie Dereymaeker propose de mesurer les intentions poursuivies par la représentation en maquette de cette ville et d’évaluer sa valeur historique pour mieux l’exploiter comme document d’archives (Dereymaeker, 2021). Elle aborde l’objet lui-même dans sa matérialité à travers une véritable archéologie, relatant son contexte de production et sa réception par le spectateur de l’époque comme par celui d’aujourd’hui.
L’historiographie de la culture militaire est enfin profondément marquée par l’histoire des armes et de l’armement (Pestre, 2005 ; Aurell, 2021), qui intègre les techniques. Ces études tentent de mieux cerner les systèmes d’innovation, de production et d’usage en matière d’armement, ainsi que les représentations qu’ils entraînent. Simon Colombo mène des recherches sur les épées de cour entre le xvie et le xviiie siècle21. Ces objets polyvalents, appartenant à la catégorie méconnue des « armes civiles », sont utilisés pour l’apparat, mais servent également pour l’escrime ou les duels. L’objectif de ce travail est d’établir une typologie large, établie selon des critères morphologiques et chronologiques. Les usages et enjeux de représentation sont également questionnés, dans le sillage des travaux entrepris sur l’histoire de la violence (Brioist, Drévillon et Serna, 2002). Dans une perspective voisine, Emilie Berard, ingénieur en sciences des matériaux22, interroge les modes de fabrication des armures au début de l’époque moderne, en mettant en œuvre une approche interdisciplinaire à forte proportion archéométrique. Ce projet collectif s’intéresse plus particulièrement à la production d’armes de l’atelier de Valentin Siebenbürger à Nuremberg, au xvie siècle. La méthodologie d’analyse des matériaux et le croisement des sources historiques permettent de mieux comprendre l’organisation du travail au sein d’un atelier d’armurier, les choix des matériaux opérés pour garantir leur qualité et leur modalité de contrôle. Ces enjeux techniques de l’armement sont également abordés dans les recherches de Christophe Pommier, sur l’innovation de l’artillerie en France entre 1852 et 1914 (Pommier, 2020). Durant cette période, l’arme connaît plusieurs avancées qui révolutionnent son matériel, ses pratiques et son emploi. L’objectif est de comprendre les défis que ces innovations posent au monde militaire et les réponses que l’armée tente d’y apporter. La guerre de 1870-1871 constitue par ailleurs un test majeur pour expérimenter ces innovations et techniques (poudre sans fumée, canon de campagne à tir rapide…). Toutefois, cette évolution n’empêche pas en parallèle un conservatisme important du commandement en matière doctrinale, dont les lourdes pertes au début de la Première Guerre mondiale sont le triste témoignage.
4) Patrimonialisation et enjeux de valorisation du patrimoine militaire
Enfin, le patrimoine militaire, comme le patrimoine de manière générale, est porteur de nombreux enjeux, qui découlent du processus même de patrimonialisation. Celle-ci est inévitablement influencée par la réalisation de choix (Candau, 2005 : 119), plus ou moins objectifs et plus ou moins contraints. Par conséquent, le patrimoine militaire peut faire l’objet de divers usages et devenir un marqueur d’identité pour certains groupes. C’est notamment le cas pour celui des sapeurs-pompiers de Paris, sur lequel porte la thèse de Damien Greneche23. Ce dernier s’attèle à définir précisément en quoi consiste le « patrimoine pompiers de Paris », ses valeurs et traditions, à examiner les usages qui en sont ou qui peuvent en être faits par les pompiers eux-mêmes au niveau de la future structure muséale, et à déterminer l’existence d’un lien entre les activités opérationnelles du corps et ce patrimoine. Celui-ci peut donc être considéré comme un marqueur mémoriel au sens d’un « ensemble des éléments, matériels et immatériels, actifs ou passifs, situés dans l’espace urbain ou non urbain, qui constituent les référents communs de l’histoire d’un groupe, lequel peut ou non s’en saisir pour construire/asseoir son identité » (Jalabert, 2022 : 12). Le marqueur peut disparaître, mourir, puis être réanimé dès lors qu’un groupe s’en saisit, y accorde une signification y compris anthropologique. Ainsi, la prise de conscience joue un rôle fondamental dans la mise en valeur de certains éléments représentatifs de l’histoire militaire et leur érection au rang d’objets patrimoniaux. Ce point constitue l’un des sujets d’étude de la thèse de Clara Gonzalez, qui s’interroge sur « l’évaporation mémorielle » de certains conflits, le peu d’intérêt que leurs lieux de mémoire suscitent auprès des citoyens24. De ce fait, elle envisage également une analyse sur la valorisation physique et numérique potentielle des constructions commémoratives et des vestiges, en y intégrant une réflexion sur la portée pédagogique de celle-ci.
Cette problématique de la valorisation et de la muséographie est partagée, à une échelle moindre, par Antoine Charpagne25. Ce dernier questionne la manière dont sont conservés et mis en valeur les théâtres d’opérations, à travers le cas du domaine de Gomont, champ de la bataille de Waterloo. L’étude de cas est largement mise en perspective au moyen de comparaisons avec des sites patrimoniaux similaires dans le monde. Cette démarche inductive se rapproche des méthodes initiées par les géographes et que nous retrouvons encore plus explicitement dans les travaux d’autres jeunes chercheurs. À partir d’une analyse paysagère, Tanguy Niederlander étudie la transition des territoires démilitarisés de la frontière franco-allemande, qu’ils soient « en congélation historique, en friche/jachère ou en ruines » depuis le départ de l’armée26. À cette méthode, Pierre-Yves Ancelin adjoint d’autres approches (SIG, lidar, archives historiques, archéométrie) pour étudier le devenir très hétérogène des ouvrages de la ceinture fortifiée Séré de Rivières à l’est de Reims27. En somme, ces travaux rejoignent les problématiques de chercheurs confirmés de différentes disciplines, relatives à la requalification et à la reconversion d’éléments constitutifs du patrimoine militaire (Godet, 2007 ; Bergel, 2010 ; Mathis A. et Mathis D., 2014 ; Meynen et d’Orgeix, 2014, 2016 et 2019 ; Thierry, 2015 ; Lotz-Coll, 2017 et 2019).
Parmi ces lieux, les ruines occupent une place particulière dans la recherche actuelle en raison du lancement du projet ANR Ruines, conduit par Stéphane Michonneau depuis 2019 pour quatre ans, qui s’intéresse aux usages politiques et sociaux des ruines de guerre du xvie siècle à nos jours. Dans ce cadre s’insèrent un certain nombre de travaux de jeunes chercheurs, dont la thèse en cours de Mathilde Greuet qu’elle consacre à l’analyse de ces enjeux portés par les ruines dans le cadre géographique des Hauts-de-France, de l’après Première Guerre mondiale à nos jours28. Dans une logique similaire, mais sur un espace plus restreint et un champ d’études élargi à la construction mémorielle en général, Delphine Dufour examine le programme mémoriel établi sur les ruines d’Arras et des villages de l’Arrageois après 191829. Enfin, de manière originale, dans le cadre d’un billet, Perrine Camus-Joyet et Emma-Sophie Mouret se sont intéressées à la place de l’urbex comme outil supplémentaire pour le chercheur afin d’étudier les ruines qui composent le patrimoine militaire, en complément de l’enquête orale ou de l’analyse paysagère30.
III. Les journées jeunes chercheurs du GIS Patrimoines militaires, un cadre pour favoriser la recherche
1) Objectifs généraux des journées
Le GIS Patrimoines militaires31 offre l’opportunité à tous ces jeunes chercheurs, qu’ils fassent partie ou non des membres du groupement, d’exposer et de faire connaître leurs travaux. Depuis 2021, il soutient l’organisation d’une journée annuelle destinée aux docteurs récents, aux doctorants et aux étudiants de master, qui peuvent y présenter leurs recherches en cours. Le format original par rapport aux colloques plus traditionnels, permet aux participants de réaliser des communications d’environ vingt minutes, qui servent ensuite de bases à des discussions d’une durée similaire. Mis au centre de ces journées, le dialogue entre les jeunes chercheurs et le public, composé d’universitaires, de professionnels, de connaisseurs et de passionnés du patrimoine militaire, est nourri de conseils et de recommandations.
Si les communications portent majoritairement sur le patrimoine militaire, elles s’ouvrent aussi à d’autres sujets comme celui de la recherche appliquée, à l’instar de projets de mise en valeur, parfois encore en cours, et qui interrogent sur le rôle de l’historien, de l’historien de l’art, de l’archéologue dans des opérations de patrimonialisation et de médiation culturelle32.
Organisée par deux doctorants différents du GIS chaque année, cette journée de travail est suivie d’une seconde composée de visites de terrain en lien avec la thématique abordée. Par exemple, en 2022 à Verdun, après les communications consacrées au « patrimoine militaire : entre invention, reconnaissance et oubli », l’enjeu des visites a été de constater et d’analyser in situ, les différentes trajectoires de certains éléments du patrimoine de la Première Guerre mondiale. Le matin, Nicolas Czubak, responsable du Pôle Histoire et Médiation du Mémorial de Verdun, a guidé la visite du fort de Vaux, édifice largement patrimonialisé et mis en valeur, puis celui de Souville, davantage oublié. L’après-midi, Valérie Serdon-Provost, maître de conférences HDR à l’Université de Lorraine, a mené la visite de la citadelle haute de Verdun, site de 20 hectares de nature et d’histoire au cœur de la ville, que les pouvoirs publics veulent ouvrir au public.
2) Objectifs scientifiques des journées
En termes purement scientifiques, les journées visent à balayer des thématiques larges et variées, en lien étroit avec l’actualité de la recherche et les travaux des jeunes chercheurs33.
À Caen, en 202134, les organisateurs ont invité les participants à réfléchir aux « matérialités des patrimoines militaires » et à la façon de les étudier. En effet, les travaux sur les éléments patrimoniaux, ou plus largement sur l’histoire militaire, qu’ils soient examinés sous l’angle de l’archéologie, de l’histoire des textes, de l’histoire de l’art et de l’architecture, impliquent nécessairement une dimension culturelle matérielle : l’étude archéologique d’un édifice, l’analyse spatiale d’un site ou d’un ensemble de sites, l’étude de mobilier, l’étude de sources iconographiques, la compréhension de l’utilisation et de l’appropriation des espaces, des techniques, des usages ou encore des méthodes de fabrication. Ces recherches s’appuient sur l’utilisation d’outils (système d’information géographique, base de données, photogrammétrie, laserométrie, archéométrie...) et de méthodes (archéologie du bâti, typo-chronologie, comparaisons systématiques...) qui varient en fonction des questionnements soulevés.
À Verdun, en 202235, à travers le thème « Le patrimoine militaire : entre invention, reconnaissance et oubli », la réflexion s’est axée sur le lien inhérent entre le patrimoine, ici militaire, les choix et les acteurs à l’origine de ceux-ci, leurs motivations, les outils qu’ils ont à disposition, les contraintes qui pèsent sur eux et qui peuvent parfois conduire à l’oubli. Ce positionnement invitait donc tout d’abord à s’interroger sur « l’invention » du patrimoine militaire, sa naissance, la façon dont les objets, ici liés à l’histoire militaire, deviennent des éléments de patrimoine (Poulot, 1987). Corollairement, il conduit à se questionner sur ce qui fonde la reconnaissance d’éléments de patrimoine, les critères et les institutions qui permettent d’entrer dans cette catégorie, à l’instar de la commission des Monuments historiques ou du patrimoine mondial de l’UNESCO (Poirier, 2002 et 2011), puis les événements qui les popularisent, comme les journées européennes du patrimoine. Enfin, la question de l’oubli offrait la possibilité d’interroger les spécificités du patrimoine militaire, dont la reconnaissance ne s’est véritablement engagée qu’au cours de la seconde moitié du xxe siècle (Cerdat, 2017 : 197).
Cette année, la troisième journée, qui s’est tenue à Lorient les 9 et 10 juin 202336, a été consacrée à la « Stratigraphie des interventions architecturales dans les constructions militaires : Concevoir, transformer, patrimonialiser ». Elle ambitionnait de réinsérer le patrimoine militaire dans le temps long, de revenir sur les évolutions du bâti, les adaptations et les réemplois d’éléments architecturaux à différentes époques. Comme les éditions précédentes, elle invitait à s’interroger sur la mise en valeur des édifices, sur les choix opérés dans leur patrimonialisation qui ne met parfois en avant qu’une partie de leur histoire.
IV. Présentation du numéro
À l’instar des journées d’études du GIS, ce numéro donne la parole à de jeunes chercheurs qui travaillent sur des questions relatives au patrimoine militaire. Les articles proposés, issus des deux premières journées, représentent les différents axes présentés dans cette introduction. La première auteure, Valentina Burgassi, se penche indirectement sur la figure des ingénieurs militaires des ducs de Savoie en dressant, à partir des Instructions qu’ils ont laissées, un état de sa réflexion méthodologique pour la constitution d’un glossaire consacré aux termes de la construction architecturale employés sur les chantiers aux xviie et xviiie siècles. Le second contributeur, Christophe Pommier, s’intéresse aux enjeux de la muséographie en mettant en lumière le rôle pionnier du musée de l’Artillerie dans la conservation du patrimoine. Initialement destiné à conserver la mémoire de l’évolution de l’armement au profit des officiers d’artillerie, l’établissement a ensuite considérablement élargi et diversifié ses fonds avant de les léguer à l’actuel musée de l’Armée.
Dans la continuité de ces deux articles, de jeunes chercheurs ont contribué au numéro en proposant des recensions d’ouvrages récents consacrés à des questions d’actualité du patrimoine militaire. Camille Crunchant, doctorante, et Charles Revercez, étudiant en master 2, ont entrepris de présenter deux ouvrages relevant du champ de la construction : le premier, dirigé par Émilie d’Orgeix et Nicolas Meynen, s’intitule L’armée dans la ville. Forces en présence, architectures et espaces urbains partagés (xvie- xxie siècle), PUM, 2022 ; le second a été publié par Philippe Diest sous le titre Le poids des infrastructures militaires (1871-1914) dans le Nord-Pas-de-Calais, Presses Universitaires du Septentrion, 2019. Quant à Jean-Michel Adenot et Clara Gonzalez, tous deux doctorants, ils ont réalisé des comptes-rendus d’ouvrages consacrés à la mémoire et à l’oubli à travers le patrimoine culturel immatériel militaire : Avec les combattants des fronts de l’Atlantique. Poches du Médoc et de Charente-Maritime 1944–1945, La Geste, 2021, rédigé par Stéphane Weiss, pour le premier ; Les marqueurs mémoriels de la guerre et de l’armée. La construction d’un espace du souvenir dans l’Est de la France, Presses Universitaires du Septentrion, 2022, dirigé par Jean-Noël Grandhomme et Laurent Jalabert, pour la seconde. Grâce à tous ces éléments, dans la continuité de cette introduction et de ces panoramas, ce numéro entend montrer la vitalité de la recherche actuelle en matière de patrimoine militaire, ainsi que l’implication des jeunes chercheurs au sein de celle‑ci.