Présentant les actes du colloque qui s’est déroulé les 18 et 19 octobre 2018, L’armée dans la ville est le quatrième volume d’une série d’ouvrages publiés depuis 2013 dans la collection Architectures1 des Presses universitaires du Midi, sous la direction de Nicolas Meynen2 et Émilie d’Orgeix3. Cet ouvrage, qui s’intéresse aux interactions entre les sphères civile et militaire au sein des villes en France – hors territoires ultramarins –, regroupe treize articles. La question centrale développée ici est celle du partage des espaces entre les deux sphères, du xvie siècle au xxie siècle. Les différentes contributions mettent en lumière la complexité des relations civilo-militaires, allant de la séparation jusqu’à la cohabitation apaisée et l’hybridation des lieux et des usages. L’ouvrage est organisé en quatre parties : « L’armée et la ville », « Survivance de l’enceinte, application des servitudes », « Microsociété, organisation fonctionnelle », « Partage des espaces, reconversion et régénération urbaine ». En s’appuyant sur des exemples précis et grâce à une approche comparative, les auteurs proposent une exploration des processus à l’œuvre et des modalités de partage des espaces dans les villes.
Les contributions rassemblées à l’occasion de ce colloque et restituées dans cet ouvrage ont en commun de montrer que l’armée dans la ville est, de façon systématique, une source de tensions, mais également de négociations et, parfois, de coopérations. Ces frictions et ces collaborations, qui constituent la trame de la relation particulière qui s’établit toujours entre les habitants et les militaires, constituent un objet de réflexion fécond, qui est ici envisagé sous plusieurs angles.
La première partie est consacrée à l’étude de la façon dont la présence militaire s’inscrit dans le tissu urbain. En France, le xviiie siècle est généralement considéré comme le moment où les sphères civiles et militaires se différencient et où se met en place une séparation des espaces. Si ce cas de figure est en partie applicable pour l’Est de la France – les provinces les plus militarisées, du fait de la proximité de la frontière et donc de l’ennemi –, Stéphane Perréon souligne la spécificité de l’Ouest et du Centre Ouest de la France, où ces phénomènes s’observent plus tardivement. La création de nouveaux espaces militaires, et notamment de casernes à la périphérie du bâti, trace une frontière perméable entre civils et militaires. Il faut attendre le xixe siècle pour observer l’édification de véritables quartiers militaires. Gaël Simon dresse le même constat pour la ville de Vendôme dans le Loir-et-Cher. À la Révolution, grâce à la vente de biens nationaux, l’armée s’installe en plein centre-ville, dans l’ancienne abbaye de la Trinité. Si, dans un premier temps, l’armée tente de se cantonner à cet espace, très rapidement émerge la nécessité d’un nouveau quartier, qui sort de terre au xixe siècle – écuries, dortoirs, manèges… Ce développement influe directement sur celui de la ville. Pour Toulouse, de la Révolution française à 1870, Nicolas Meynen pointe le triplement de l’emprise territoriale de l’armée, qui, s’il a nécessité des négociations, parfois tendues entre autorités militaires et municipales, a également été l’occasion de quelques coopérations, qui ont contribué à ce que Toulouse reste un point fixe dans l’organisation de la défense nationale du pays et un verrou sur la frontière des Pyrénées. Christophe Pommier, enfin, illustre la relation particulière que Versailles entretient avec l’autorité militaire depuis le xviiie siècle – ville de garnison, présence de l’Hôtel de la Guerre et de l’Hôtel des Affaires étrangères et de la Marine. Certains quartiers de la ville – Mortemets, Matelots – ont même été entièrement créés par l’armée. Dans le contexte du Grand Paris, des projets de réaménagement de l’espace, qui amèneraient à une évolution des implantations militaires et à une modification de la place de l’armée dans la ville, sont à l’étude.
Deuxième angle d’observation, l’implantation de l’armée se traduit par l’apparition de contraintes, « incarnées » entre autres dans les servitudes qui concernent notamment les marges urbaines. Si l’on prend très souvent l’exemple de la rue des remparts pour illustrer ces servitudes, Philippe Diest l’applique dans son article aux magasins aux poudres et aux champs de tir. Ces infrastructures militaires, même construites en lisière de ville – empiétant parfois sur les cultures vivrières –, constituent des zones dangereuses pour les populations civiles, y compris en temps de paix. Au xixe siècle, elles se multiplient pour répondre à l’augmentation des effectifs et à la puissance des armes. Elles s’intègrent complètement à l’imaginaire collectif urbain, comme l’illustre la présence des rues « du magasin à poudre » ou « du champ de tirs ». Les dangers de ces infrastructures sont naturellement connus et dénoncés par les populations, forçant à la négociation et, parfois, à la concession, afin d’aboutir à des mesures de protection des civils. On voit alors un équilibre instable s’établir entre les bénéfices quotidiens liés à la présence des militaires et les menaces, dangers ou contraintes qu’ils incarnent. Simon Guinebaud évoque le cas de Dinan entre 1776 et 1820, période pendant laquelle la quasi-totalité des murs et des tours de l’enceinte sont revendus à des particuliers qui en tirent un critère de notabilité. Ce processus de privatisation illustre la négociation qui se joue dans la ville et le rôle essentiel des agents de l’État, un rôle d’arbitre entre inaliénabilité du domaine public et exigences militaires.
La troisième partie, « Microsociété, organisation fonctionnelle » s’attache à l’exploration de la façon dont ces espaces partagés sont la résultante d’une négociation entre trois groupes d’acteurs : les citadins, l’armée, mais également les autorités municipales et, plus largement, le pouvoir politique. Dans le cas de la citadelle de Lille, Eloi Vincendet montre que la cohabitation qui s’instaure entre militaires et civils est faite à la fois de collaboration et de concurrence, dans un jeu complexe entre les différents acteurs. La citadelle, ici, n’est pas qu’un espace purement militaire, mais aussi un lieu de sociabilité. Dépassant l’historiographie classique, l’auteur montre que la citadelle, vue par le monde politique comme un espace situé hors de la ville, est en réalité un espace partagé, formant une ville dans la ville où de nombreuses couches sociales cohabitent. Christophe Cérino, pour sa part, illustre comment la place forte de Belle-Île-en-Mer a subi des améliorations qui sont le résultat de la présence permanente d’une garnison, mais également des nombreuses interactions entre militaires et civils. Tout comme la citadelle de Lille et la place forte de Belle-Île-en-Mer, le développement, de la Renaissance à la fin du xixe siècle, du plateau de Fourvière à Lyon, étudié par Bruno Morel, est profondément lié aux négociations entre civils et pouvoir municipal. En conclusion, l’étude de ces trois sites montre que leur formation, leur fonctionnement, leur évolution dépendent certes des militaires, mais également des civils.
La dernière partie de l’ouvrage est consacrée à l’analyse des adaptations ou reconversions des sites et bâtiments militaires. Julien Wilmart ouvre cette partie en présentant les logements successifs des mousquetaires du roi. Il y présente la relation de proximité, voire de « voisinage », qui s’établit entre l’armée et les habitants, qui participe à la réformation sociale et culturelle de l’espace urbain. Cyrille Savin prolonge cette réflexion en étudiant l’évolution de la morphologie urbaine de Pont-Saint-Esprit, entre le xvie et le xixe siècle. Encore aujourd’hui, la trame urbaine de la ville reste profondément marquée par son empreinte militaire. Stéphane Valognes, quant à lui, analyse le rôle joué par la marine nationale dans la reconversion de la base navale de Cherbourg, grâce à l’étude d’échantillons de périodes, lesquelles s’avèrent porteuses de sens et de sociabilités urbaines. Cette dernière partie, de l’ouvrage, se conclut par l’article d’Émilie d’Orgeix sur les espaces partagés dans la ville forte d’Ancien Régime, qui constitue une proposition pour de futurs travaux. En effet, la vision politique évoquée dans la troisième partie d’une séparation stricte entre sphères civile et militaire se heurte, on l’a vu tout au long de l’ouvrage, à la réalité du terrain, qui est bien davantage marquée par des processus de négociation et de collaboration, plutôt que d’étanchéité et d’isolement. Dès lors, il paraît pertinent de ne pas se contenter de sources unilatérales – les corpus militaires, notamment – pour étudier les places fortes. Le résultat d’une négociation entre autorités civiles et militaires peut être l’aboutissement d’échanges sur d’autres sujets, qui n’apparaitront pas dans les documents purement militaires. La relation entre civils et militaires étant de l’ordre de l’hybridation, les historiens qui travaillent sur ces sujets doivent, eux-mêmes, accepter cette même hybridation, nous dit Émilie d’Orgeix… ce qui conclut cet ouvrage, en ouvrant des perspectives dont la richesse ne pourrait manquer d’être stimulante !
Les argumentations sont solides, les illustrations sont pertinentes – on peut signaler dans l’article de Bruno Morel, la reconstitution des plans du cimetière de Loyasse, qui permet de visualiser clairement ce qu’il décrit dans son développement. L’un des intérêts du thème choisi, et de la projection dans le temps long, est de permettre, pour certaines des contributions, de suivre le devenir des espaces, de leur élaboration à leur reconversion. Cet ouvrage, au travers des treize articles qui le composent, pose précisément les bases d’une réflexion à venir, en ouvrant un questionnement sur les sources que les historiens qui s’intéressent aux relations entre civils et militaires doivent intégrer à leur démarche. Paradoxalement, il est également l’illustration du fréquent morcellement de la réflexion, organisée autour d’études de cas, qui ouvrent chacune sur des approches ponctuelles. Il illustre à ce titre les allers-retours permanents qui doivent être ceux de l’historien(ne) : réciproquement, du général au particulier, du militaire au civil, de l’existant au programmé et du préservé au démantelé.