Le musée de l’Armée, situé au cœur de l’Hôtel national des Invalides, à Paris, conserve aujourd’hui près de 500 000 œuvres et objets témoignant de l’histoire militaire de la France et de son armée. Ce riche patrimoine militaire, tant en quantité qu’en qualité, n’a pas été uniquement constitué à compter de 1905, date de création de cet établissement. En effet, ce dernier est notamment héritier du musée d’Artillerie. Fondé en 1797, ce musée dépend de la direction de l’Artillerie (ministère de la Guerre), d’où son appellation1, mais il conserve un panel d’objets bien plus large que le seul domaine de l’artillerie : il détient la majeure partie des collections du cabinet d’armes du Garde-Meuble de la Couronne, des armes et armures issues de saisies révolutionnaires et impériales, tout en assurant un rôle de conservatoire des évolutions de l’armement au profit de la direction de l’Artillerie. Il s’agit de l’une des cinq institutions muséales que crée la Révolution française, celle-ci au profit des arts militaires, avec le Muséum national d’histoire naturelle, pour les sciences naturelles (1793), le Muséum central des arts de la République – futur Musée du Louvre –, pour les Beaux-Arts (1793), le Conservatoire des arts et métiers, pour les arts scientifiques et techniques (1794), et le premier musée des Monuments français, pour la sculpture et l’architecture (1795) (Pomian, 2021 : 15-134).
L’aspect patrimonial des objets particuliers que sont les armes et les équipements guerriers n’est pas immédiatement décelable. Créé afin de conserver les arts militaires, comment le musée d’Artillerie s’est-il acquitté de cette mission ? Quelles sont les intentions qui ont présidé à leur sauvegarde, leur mise en valeur et leur maintien dans les collections publiques au fil des décennies ?
Après être revenus sur l’organisation du musée d’Artillerie, ses missions et les collections qu’il conserve, nous aborderons plus particulièrement la politique d’acquisition des collections d’armements, ainsi que la manière dont elles ont été présentées et valorisées auprès du public.
Le musée d’Artillerie : organisation et missions
Le musée d’Artillerie est lui-même issu du Dépôt des armes anciennes créé en 1793 par Edme Régnier avec l’approbation de l’administration de la fabrication des armes2. Institué en 1797, le musée, régi par le comité central de l’Artillerie, dépend de la direction de l’Artillerie (ministère de la Guerre) et se situe dans le même bâtiment (Robert, 1889-1890 : I, 5-6) : l’ancien noviciat des Dominicains de Saint-Thomas d’Aquin (VIIe arrondissement de Paris), alors renommé Hôtel de l’Artillerie. Pendant militaire du conservatoire des arts et métiers (Bret, 2002 : 134), le musée devient musée impérial d’Artillerie en 1806. En 1815, pendant l'occupation de Paris, il est pillé par les Britanniques et les Prussiens (Roussel, 2005 : 6-17). Bien qu’héritier du Garde-Meuble de la Couronne et conservant de nombreuses pièces issues des saisies révolutionnaires, le musée d’Artillerie est conçu comme un conservatoire des évolutions de l’armement, un musée technique, et non un musée historique (Rocher, 2016 : 205-207). Il est placé sous l’autorité scientifique d’un conservateur qui, jusqu’en 1870, avait eu une première carrière militaire tout en étant actif dans les milieux scientifique ou culturel. Mécanicien et inventeur, Edme Régnier (1751-1825) en est le premier conservateur de 1796 à 1816. Lui succèdent les mathématiciens François-Joseph Servois (1767-1847), de 1816 à 1827, et Philippe de Carpegna (1782-1841), de 1827 à 1841. De 1841 à 1856, la fonction est occupée par l’archéologue Félicien, dit Félix, de Saulcy (1807-1880) et, de 1856 à 1870, par le lieutenant-colonel d’artillerie et peintre Octave Penguilly L’Haridon (1811-1870). À partir de 1871, ce profil évolue quelque peu et la fonction est assurée par un officier d’artillerie en seconde partie de carrière. Penguilly L’Haridon décédant pendant la guerre, il n’est remplacé qu’en 1871 par le colonel Lucien Le Clerc (1822-1900). En poste jusqu’en 1880, c’est à lui qu’échoit la tâche de procéder au transfert du musée et de ses collections aux Invalides. Lui succèdent les officiers d’artillerie suivants : le colonel Léon Robert (1825-1893) de 1880 à 1893, le colonel François Bernadac (1828-1904) de 1893 à 1903 et le lieutenant-colonel Édouard-Alexandre Hardy (1844-1910) de 1903 à 1905. En 1905, à la création du musée de l’Armée, Hardy en devient le directeur technique administratif. En dehors du conservateur, le musée d’Artillerie dispose d’un secrétaire, de personnels techniques œuvrant à l’entretien des œuvres et de gardiens. L’établissement bénéficie enfin d’un budget, délivré par la direction de l’Artillerie, lui permettant d’acquérir des collections3.
De 1796 à 1886, le musée est l’une des composantes du Dépôt central de l’Artillerie et sert les travaux d’amélioration et d’expérimentation menés par le comité de l’Artillerie, au même titre que l’Atelier de précision – un acteur incontournable de l’innovation dans le domaine de l’armement au xixe siècle –, le laboratoire de chimie, la bibliothèque, les archives et le dépôt des cartes et plans [fig. 1].
En 1886, le Dépôt central est dissous au profit de la nouvelle Section technique de l’Artillerie – une manœuvre politique avant tout destinée à affaiblir les comités techniques au profit des directions d’armes [fig. 2].
Pour le musée d’Artillerie, cette modification d’organigramme ne modifie en rien ses missions. Aux côtés de la bibliothèque et des archives, cartes et plans, il a toujours pour objectif de conserver la mémoire de l’évolution des armes au profit de la direction de l’Artillerie et de ses officiers, tel que le précisait le règlement du Dépôt central :
Art. 19. Les archives, la bibliothèque, le dépôt des cartes et plans, le musée et la collection des grands modèles sont à la disposition du comité [de l’Artillerie] pour ses travaux : tous les objets qu’ils contiennent, ainsi que leurs catalogues tenus au courant, sont communiqués par les conservateurs de ces établissements4.
Jusqu’en 1871, le musée est situé dans le même bâtiment que l’ensemble des services du Dépôt central – l’ancien noviciat des Dominicains précédemment cité. En 1871, la direction de l’Artillerie étant à l’étroit dans ses locaux et le nombre de pensionnaires ayant beaucoup diminué à l’Hôtel des Invalides, le musée d’Artillerie s’y installe, occupant l’aile Occident de la cour d’honneur. Là encore, si ce déménagement lui offre plus d’espace, il ne modifie pas ses missions et ses collections. Cet éloignement géographique ne se traduit pas, en effet, par une désaffection de l’Artillerie pour son musée, le comité suivant toujours son actualité.
Ce statut particulier dans le paysage muséal français du xixe siècle ne fait pas pour autant du musée d’Artillerie un établissement privatif : il est accessible au grand public, auquel il présente l’ensemble de ses collections. Comme l’énonçait Philippe de Carpegna, conservateur du musée en 1833 :
Cet établissement remplit deux objets : il renferme pour ainsi dire les archives technologiques de la guerre, ce premier objet concerne la science et l’histoire militaire ; le second objet est relatif aux Arts mécaniques et aux Beaux-Arts, il fournit aux savants et aux artistes des renseignements qu’ils ne pourraient se procurer ailleurs5.
Le musée d’Artillerie se définit comme une sorte de centre de ressources pour quiconque s’intéresse à la chose militaire et aux armements. Plusieurs compositions d’artistes du xixe et du début du xxe siècle reprennent strictement des objets présentés dans ses salles6. Cette politique d’ouverture participe à faire du musée d’Artillerie un établissement parisien reconnu sur les plans touristique et culturel, comme l’atteste l’étude des guides de visites contemporains (Barcellini, 2010 : 135-139).
Le 26 juillet 1905, la création du musée de l’Armée (Ministère de la Guerre, 1905 : 1182-1183) conduit de facto à la dissolution du musée d’Artillerie : en effet, le nouvel établissement naît de la fusion du musée d’Artillerie et du musée historique de l’Armée, créé en 1896, tout en intégrant des collections patrimoniales de l’Hôtel national des Invalides. Il s’agit de l’aboutissement, envisagé par les autorités civiles et militaires dès 1900, de la coexistence, un peu incongrue aux yeux du grand public, de deux musées militaires aux Invalides aux propos différents : conservatoire des évolutions techniques de l’armement pour le musée d’Artillerie, structure mémorielle et patriotique pour le musée historique de l’Armée. Le musée de l’Armée dépend de l’état-major de l’Armée et reprend surtout à son compte les missions du musée historique, à savoir renforcer le lien entre les Français et leur armée, et présenter au public les hauts faits et grandes heures de l’Armée française. C’est bien plus un musée historique qu’un musée technique (Lagrange, Leluc, Pommier, 2022 : 97-121). De 1900 à 1905, cette dissolution est combattue puis regrettée par le comité de l’Artillerie (Barcellini, 2010 : 143-151). Elle explique également le renforcement du conservatoire-musée de l’École d’application de l’Artillerie, alors située à Fontainebleau7.
Des collections nombreuses et diversifiées
D’après les différentes entrées du Catalogue des collections composant le musée d’Artillerie en 1889 (Robert, 1889-1990), le musée d’Artillerie conserve alors près de 9 000 objets ou lots d’objets [fig. 3].
Du point de vue quantitatif, ces collections sont principalement constituées par des armes de guerre : armes blanches (armes tranchantes – épées, sabres, glaives, haches… ; armes d’hast – piques, lances, hallebardes, fauchards, pertuisanes… ; armes de jet – arcs, arbalètes, javelots, francisques…), armes à feu portatives (pistolets, revolvers, fusils, mousquets, carabines…), pièces d’artillerie (canons, obusiers, mortiers…) et les projectiles propres à ces deux dernières catégories d’armes. Elles comptent pour environ deux-tiers des collections : 31,8 % pour l’ensemble des armes blanches et 34,4 % pour l’ensemble des armes à feu.
Pour compléter cette typologie, ces armes peuvent en outre être rangées dans trois grandes catégories : les armes réglementaires françaises – adoptées par l’Armée pour l’équipement de ses unités –, les armes réglementaires étrangères – pour un usage similaire dans les armées étrangères –, et les armes non mises en service, soit parce qu’il s’agit de prototypes ou d’armes d’essai en vue de la mise au point d’une arme à venir, ou encore de projets soumis à l’Armée et non retenus après étude. En effet, au xixe siècle, la définition des systèmes d’armes, quels qu’ils soient, et le suivi de leur conception avec les fabricants relèvent du comité de l’Artillerie et du Dépôt central de l’artillerie – ce dernier ayant également la gestion des manufactures d’armes et des établissements de constructions de l’artillerie. Conservatoire de l’armement dépendant directement du Dépôt central, c’est assez naturellement que le musée d’Artillerie conserve à des fins de mémoire les armements étudiés par ces instances : armes blanches, armes à feu portatives, pièces d’artillerie, modèles réduits d’armements, nécessaires de contrôle et de vérification, projectiles ou encore artifices pyrotechniques. Cette notion de conservatoire n’interdit pas quelques rares dessaisissements de collections alors vraisemblablement jugées peu intéressantes. Ainsi, dans les années 1840, le musée se sépare d’une vingtaine de modèles réduits8, tandis qu’à la fin du xixe siècle, une vaste opération de réforme, menée par le colonel Robert, aurait dû conduire à l’éviction de près de 1 400 pièces si elle n’avait pas en grande partie été annulée par son successeur9.
Le musée d’Artillerie se définit ainsi comme « un musée d’études où tous ceux qui s’occupent de l’histoire militaire et du progrès de l’armement à toutes les époques peuvent trouver de précieux renseignements. » (Bernadac, 1895 : 541) Même s’il est ouvert au grand public, il est avant tout une composante de la direction de l’Artillerie dont il conserve, dans sa matérialité, l’histoire technique, au profit des officiers contemporains. Chaque inventeur dispose ainsi de ce qui a déjà été réalisé pour s’en inspirer ou, au contraire, pour ne pas reproduire des matériels inopérants. Cette mission découle des ambitions du Dépôt des modèles de bouches à feu, attirails, munitions, armes, créé en 1788, et dont les collections sont également reprises par le musée d’Artillerie (Pommier, 2022 : 122-123). Les missions et le fonctionnement du musée transparaissent aussi en croisant les collections conservées au musée de l’Armée, héritier du musée d’Artillerie, et les fonds déposés au Service historique de la Défense, dont les archives de la direction de l’Artillerie. Tout du long du xixe siècle, les projets d’armement soumis au comité de l’Artillerie sont, après étude, conservés aux archives, pour les documents papier, ou au musée, pour les maquettes. Pour l’exemple, citons le modèle réduit de projet de canon-revolver10 offert à Napoléon III en 1861 par son concepteur – M. de Brame, un Français installé à New York – afin d’attirer son attention et celle de ses collaborateurs (Pommier, 2019). Après étude par le comité de l’Artillerie, le projet est jugé peu fiable et ne connaît pas de suite. Napoléon III a fait don du modèle réduit [fig. 4] au musée d’Artillerie, tandis que les documents l’accompagnant ont été versés aux archives de l’Artillerie11 qui, comme le musée, faisaient partie du Dépôt central et étaient situées dans l’ancien noviciat des Dominicains.
Il ne faudrait cependant pas voir dans cet exemple la seule voie d’acquisition du musée. Ce dernier est régulièrement saisi pour des propositions de dons et de legs, dont le conservateur juge la pertinence et opère les choix, et procède à des achats auprès de particuliers ou de marchands.
Au sein du dernier tiers des œuvres et objets composant au xixe siècle les collections du musée, deux ensembles d’importance sont à mentionner. Dès l’époque du Dépôt des armes anciennes, l’établissement regroupe certaines des armes issues du Garde-Meuble de la Couronne. Pillé le 13 juillet 1789 puis en grande partie dispersé en 1793 et en 1797, ce dernier était chargé de conserver le mobilier, les œuvres, les joyaux ainsi que les armes et armures réunis par les rois de France. En 1861 puis en 1866, le musée d’Artillerie complète ce premier fonds par la cession d’armes et d’armures jusque-là conservées au Cabinet des Antiques, à la Bibliothèque nationale12 ; en 1872, ce sont les armes et armures présentées durant le Second Empire au musée des Souverains13 qui s’y ajoutent14. Le travail de sauvegarde et de conservation d’Edme Régnier et de ses successeurs permet ainsi au musée de l’Armée de compter aujourd’hui dans ses collections des objets tels que l’épée de Louis XIII, les armures d’Henri II et d’Henri IV, mais aussi de Sully et de Richelieu, le colletin de Louis XIII, ou encore des modèles réduits d’artillerie offert à Louis XIV ou au Grand Dauphin15. Enfin, à partir du milieu du xixe siècle, le musée décide de constituer pour ses visiteurs un panorama complet de l’évolution des techniques militaires à travers le temps et l’espace. Dès 1844, il collecte des pièces archéologiques : haches en silex données par Jacques Boucher de Perthes à la suite de ses fouilles, haches et épées de l’Âge du Bronze, casques et cuirasses romains, ou encore des objets provenant des fouilles du champ de bataille d’Azincourt16. En 1867, le musée d’Artillerie cède une petite partie de ses collections au musée des Antiquités nationales – l’actuel musée d'Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye – nouvellement créé et qui, en retour, lui envoie des moulages de vestiges archéologiques17. Pour autant, l’existence de cette institution n’altère pas l’attrait du musée d’Artillerie pour ces périodes anciennes : en 1876, ce tropisme culmine avec la création de la « galerie du costume de guerre », série de 36 mannequins grandeur nature retraçant l’évolution de l’équipement de l’homme en arme des Carolingiens à Louis XIV. Bien accueilli, l’ensemble est complété d’une seconde série de 36 figures des époques préhistoriques, celtiques et gréco-romaines (Daehn, 2011). En 1877, le musée offre à ses visiteurs un second ensemble, la « galerie ethnographique », composée de 70 autres mannequins de guerriers des mondes non-européens [fig. 5], première collection d’anthropologie comparée visible à Paris (Mouillard, 2007).
Enfin, en décembre 1891, bien que ce ne soit pas dans ses axes d’acquisitions, le musée d’Artillerie se voit affecter par dépêche ministérielle cinq objets ayant appartenu à Napoléon Ier lors de son exil à Sainte-Hélène : un chapeau, une redingote, un banc, une cocarde tricolore, un lit de camp et un sabre, ainsi que l’uniforme de général de division qu’il portait à Marengo et le drapeau offert à la 19e demi-brigade légère18. Provenant de l’ex-musée des Souverains, ces souvenirs historiques ne rejoignent pas ceux déjà exposés sous le dôme des Invalides – alors géré par l’administration de l’Hôtel – mais le musée d’Artillerie, possiblement heureux de pouvoir présenter des objets rappelant le souvenir de l’un des plus célèbres artilleurs, sans pour autant renier sa vocation première de musée technique.
Quelles provenances pour ces collections ?
La provenance précise des collections et la manière dont elles sont entrées au musée sont parfois compliquées à saisir. En effet, il faut attendre la fin de l’année 1862 pour que le musée d’Artillerie se dote d’un registre d’entrée des collections qu’il acquiert19. Cet inventaire indique, entre autres, la provenance de l’objet en question et continue de faire foi sur le plan juridique aujourd’hui20.
Les acquisitions se font par voie de dons, d’achats, de cessions ou, de manière plus exceptionnelle, de legs21. Les dons et les achats concernent essentiellement des pièces anciennes : objets archéologiques, armes médiévales, quelquefois des souvenirs historiques. En ce qui concerne les armes de guerre françaises des xviiie et xixe siècles, la plupart des acquisitions s’effectue dans le cadre de cessions depuis les arsenaux, manufactures d’armes, fonderies, ateliers, écoles d’artillerie, dépôts et parcs des directions régionales d’artillerie, au profit du musée d’Artillerie. Les armes restent donc dans le giron de l’Armée, et plus exactement dans celui de la direction de l’Artillerie, mais intègrent un établissement muséal et deviennent ainsi objets de patrimoine. Pour les collections étrangères, deux modes d’acquisition dominent : les affectations à la suite de prises de guerre et les échanges entre comités d’artillerie de pays amis. La première modalité s’applique également à certaines collections françaises, l’Assemblée nationale ordonnant la confiscation des biens des émigrés en 1792. Ces saisies – armes blanches, armes à feu, armures ou encore modèles réduits d’artillerie – constituent d’ailleurs en grande partie l’un des premiers fonds du Dépôt des armes anciennes. Par la suite, les victoires des armées révolutionnaires, puis impériales, contribuent, par saisies dans les arsenaux ou les demeures princières, à enrichir les collections du tout jeune musée d’Artillerie22.
Avant novembre 1862, en l’absence de registres d’inventaire, la provenance des acquisitions n’est pas systématiquement mentionnée. Toutefois, d’autres documents renseignent quelquefois cette donnée. Ainsi, essentiellement à destination de ses visiteurs, le musée d’Artillerie publie des Notices… répertoriant les collections exposées – c’est-à-dire la quasi-totalité à l’époque. La première notice est publiée en 1825 (Musée d’Artillerie, 1825) et une quinzaine se succèdent jusqu’en 185523. En 1862, le conservateur du musée, Octave Penguily l’Haridon, publie un Catalogue des collections composant le musée d’Artillerie proposant un classement alphanumérique des collections (Penguilly L’Haridon, 1862). Ce travail est mis à jour en 1889 par l’un de ses successeurs, le colonel Léon Robert (Robert, 1889-1890), lui-même complété par appendice en 1894 (Bernadac, 1899). Ainsi, depuis 1825 et de manière régulière, les collections du musée d’Artillerie sont publiées et portées à la connaissance du plus grand nombre. Les provenances y sont parfois indiquées, pour les plus prestigieuses.
En réalité, la difficulté actuelle pour l’historien tient aux pillages qu’ont connus le musée et les archives. En 1815, le musée d’Artillerie est pillé par les Britanniques et les Prussiens. Une partie des objets, évacuée vers des arsenaux en province, est sauvée, mais ce qui est resté à Paris est emporté par les coalisés vainqueurs. Surtout, en 1940, les Allemands occupant Paris saisissent une très grande partie des archives militaires françaises (Stein, 2014 : 45-59). Parmi les neuf cartons d’archives produites par le musée d’Artillerie24, seulement de quoi en constituer un seul a été conservé par la France25. La connaissance du musée d’Artillerie et de la constitution de ses collections, qui varie entre 1796 et 1905, est donc quelque peu parcellaire.
L’aspect muséographique
Au-delà des questions d'acquisitions et de conservation, intéressons-nous à la manière dont le patrimoine militaire mobilier est présenté au public visitant les salles du musée.
Il n’existe pas de photographie et très peu de représentations de ces objets lorsqu’ils étaient exposés à Saint-Thomas d’Aquin, mais les quelques exemples connus26 montrent que les présentations sont sensiblement du même type de ce qui est réalisé dans le courant des années 1870 aux Invalides [fig. 6].
En outre, les Notices27 – notamment publiées pour permettre aux visiteurs d’avoir des informations sur les objets durant leur visite du musée – informent sur la présentation des armes et armures. Celles-ci sont en effet décrites dans l’ordre de leur présentation, les armures équestres et celles aux attributions prestigieuses occupant le centre de grandes salles, encadrées le long des murs par d’autres armures de facture plus modeste et par des trophées d’armes. Les armes de moindres dimensions sont exposées sur étagères, râteliers ou dans des armoires vitrées. Les armes blanches sont ainsi le plus souvent présentées accrochées au mur pour former des panoplies, tout comme les armes d’hast, tandis que les armes à feu sont généralement placées dans des râteliers, à la manière dont elles auraient été rangées dans un arsenal ou un magasin d’armes. Les pièces d’artillerie suivent une logique similaire en étant souvent présentées à la verticale – ce qui n’est pas leur position d’usage – dans un souci de gain de place, afin de présenter l’ensemble des collections aux visiteurs.
Les dernières années d’existence du musée d’Artillerie, alors situé aux Invalides, voient l’apparition de prises de vues photographiques de la quasi-totalité de l’ensemble des salles : salles de Pierrefonds et François Ier [fig. 7] pour les armures, salle Gribeauval pour les modèles réduits d’artillerie, salle Richelieu pour les armes de luxe et de prestige, salles Masséna [fig. 8] et Murat pour les armes blanches et à feu réglementaires, salle Kléber – dite orientale – pour les collections d’armes provenant du Moyen et d’Extrême-Orient, salle Bayard présentant la galerie du costume de guerre, salle Bougainville présentant la galerie ethnographique, et corridors extérieurs pour les collections d’artillerie [fig. 9]28.
La muséographie fait la part belle aux accrochages chargés, caractéristiques de ce qui existe dans les musées d’avant 1920 : accumulation d’œuvres et d’objets, exposition de l’intégralité des collections, organisation de cette dernière avec une classification chrono-thématique (Gob, Drouguet, 2003 : 24-26). Les mobiliers de présentation décrits quelques décennies auparavant dans les Notices continuent de prévaloir : râteliers, armoires, alignement de pièces présentées sur un socle, mais sans vitrine. L’objectif est bien de viser l’exhaustivité et de montrer l’évolution des armements à travers les âges. Deux galeries de mannequins témoignent d'une possible spectacularisation de l’exposition. Ces derniers sont installés sur des socles d’une cinquantaine de centimètres de hauteur, dominant ainsi le public, et certains mannequins de la galerie ethnographique présentent une posture dynamique [fig. 5]. Mais l’objectif souhaité reste la compréhension de l’évolution ou de la comparaison de l’homme en armes, et non la création d’un lieu à sensations.
Après 1905 et la création du musée de l’Armée, les collections du musée d’Artillerie demeurent, tout comme la muséographie existante qui, si elle est remaniée au début des années 1910, ne modifie pas l’esprit des salles. Celles consacrées aux armes et armures anciennes, notamment les salles présentant les collections de la Couronne, ont toujours fait partie des espaces les plus valorisés du musée de l’Armée. Quant à celles consacrées à l’armement, très techniques, il faut attendre l’après Seconde Guerre mondiale pour qu’elles disparaissent complètement – hormis une salle consacrée à l’évolution de l’armement réglementaire – au profit du récit de l’histoire militaire de la France (Renaudeau, 2016 : 219-222). Dans les années 1990, l’intérêt porté au patrimoine industriel amène un regain d’intérêt à ces collections, et l’évocation d’aspects techniques reprend peu à peu de l’ampleur dans les salles du musée – le « T » du programme de modernisation ATHENA du musée de l’Armée (1994-2010) signifie « Technique », tandis que, depuis 2006, les plateaux et vitrines consacrés à la mise au point de l’armement dans les salles de la période 1871-1939 en sont, institutionnellement et muséographiquement, les exemples les plus marquants.
⁂
Créé dans un objectif de conservation des arts militaires, le musée d’Artillerie a, de 1797 à 1905, rempli sa mission en collectant et conservant plus de 14 000 œuvres et objets. Il présente, dans l’ancien noviciat des Dominicains de Saint-Thomas d’Aquin puis à l’Hôtel national des Invalides à partir de 1872, différents objets relevant du patrimoine militaire : armes, armures, emblèmes, souvenirs historiques ou encore vestiges archéologiques. Conçu comme un conservatoire des évolutions de l’armement et destiné en premier lieu aux officiers d’artillerie, le musée n’en est pas moins, depuis ses origines, ouvert à tous, et bénéficie d’une renommée certaine dans les milieux touristique et culturel parisiens du xixe siècle. En 1905, le musée d’Artillerie disparaît au profit de la création du musée de l’Armée, institution portant un discours plus historique que technique, tout en veillant à la préservation de l’ensemble des collections dont il a hérité.
Si la question de l’intérêt du patrimoine militaire ne fait aujourd’hui guère plus débat (Letonturier, 2019 : 45-51), le rôle de pionnier du musée d’Artillerie en ce qui concerne sa collecte, sa conservation, son étude et sa valorisation restait à souligner. Bien que la création du musée de l’Armée ait eu pour conséquence une désaffection progressive pour le caractère technique des collections du musée d’Artillerie, ces dernières retrouvent un nouveau souffle depuis le tournant du xxie siècle. Avec l’accomplissement du projet MINERVE (Mémoire, INvalides, Engagement, Recherche, Visite Évolutive), grand programme d’extension et de transformation du musée de l’Armée qui verra le jour à l’horizon 2030, les collections et travaux hérités du musée d’Artillerie bénéficieront des dernières avancées en termes de muséographie et de médiation, et continueront d’être valorisés au profit d’un public toujours plus nombreux.