Christelle Gramaglia, sociologue des sciences et de l’environnement, étudie les territoires pollués, et particulièrement les comportements des habitants face aux pollutions. Son livre Habiter la pollution industrielle. Expériences et métrologies citoyennes de la contamination présente les résultats croisés de plusieurs enquêtes. Ces travaux portent sur la « façon dont les personnes qui habitent des territoires lourdement industrialisés […] vivent ». Les enquêtes menées à Viviez (Aveyron), Salindres (Gard), Fos-sur-Mer, Port-Saint-Louis-du-Rhône (Bouches-du-Rhône), Estarreja (Portugal) et dans la Sierra Minera (Espagne) ont permis de mettre en lumière le coût de la pollution pour les populations.
Christelle Gramaglia propose d’étudier les éthnométhodes, c’est-à-dire les pratiques sociales des populations ayant pour objet de limiter l’effet des pollutions sur leur quotidien, ainsi que la perception qu’ils en ont. Quatre chapitres empiriques sont associés à quatre extraits du journal de terrain afin de répondre à plusieurs questionnements : Comment les habitants se protègent-ils de la pollution ? Pourquoi acceptent-ils les risques ? Par quel biais la pollution s’insèrent-t-elle dans leur quotidien ? L’analyse porte sur les comportements alimentaires, sociaux, ou encore en matière d’hygiène, mis en place pour limiter les coûts.
La pollution salit et abîme les milieux. Elle peut être invisible ou non, comme dans la zone industrielle de Fos-sur-Mer. Dans le golfe de Fos, on trouve toujours des pêcheurs, bien que le paysage y soit « moins joli qu’avant ». De la même manière, on jardine toujours à Estarreja malgré les rejets de l’industrie pétrochimique et on cueille toujours dans les montagnes de la Sierra Minera en dépit de l’arsenic et du plomb présents dans les sols. Cependant, la pollution a bien un coût social. Celui-ci se manifeste notamment sous la forme d’un isolement des habitants vis-à-vis de leurs proches ne vivant pas sur le territoire pollué, par la peur des accidents. La pollution est une forme de charge mentale, elle « pollue » les moindres faits et gestes.
Les industries sont mises en cause par les populations. Elles étaient et sont aujourd’hui toujours responsables de la détérioration du milieu de vie des populations voisines. Christelle Gramaglia explique que les entreprises indemnisent les populations en compensation des dégradations : cette pratique est avérée dans de très nombreuses zones industrialisées. La cohabitation avec les usines est subie par les populations (émanations de poussières, d’odeur, de fumées, de bruit…) et les médecins alertent sur le développement anormal de certaines pathologies, de troubles respiratoires, ou encore sur la mauvaise qualité de l’eau ou de l’air. Les médecins et les populations reconnaissent que les industries ont fait des efforts, mais ceux-ci restent insuffisants. Les risques industriels n’épargnent personne dans les zones polluées. Les élites politiques locales tentent d’y remédier par différents procédés : elles ordonnent l’excavation et le confinement des terres polluées, qui sont remplacées par des terres saines, du potassium et de l’argiles sont épandus pour neutraliser les radioéléments…
Mais qu’en pensent-les populations elles-mêmes ? Les avis sont partagés. Une partie des personnes interrogées estiment que l’industrie a souillé leur milieu de vie et éprouvent une certaine rancœur à son encontre. Ces personnes s’organisent et se rassemblent au sein d’associations de citoyens contre la pollution. À Fos-sur-Mer, René Raimondi est élu maire dans les années 2000 en mettant la dépollution au cœur de son programme de campagne. Mais la majorité des habitants des territoires pollués sont plus réservés. Ils ont conscience du problème des pollutions et estiment qu’avoir une vie heureuse dans ces zones reste possible, ce qui leur suffit. Deux idées se confrontent donc parmi la population : celle que la pollution a détérioré l’environnement, et celle nuançant les troubles apportés par la pollution, laquelle ne dérangerait pas tant que cela le quotidien. La population se rejoint autour d’une autre réflexion : ailleurs, ce n’est pas mieux. Pour eux, il n’existe plus de territoires épargnés par les pollutions, et partir reviendrait forcément à rejoindre une autre ville insalubre.
En effet, d’après Christelle Gramaglia, les pollutions n’engendrent que peu de déménagements. Elle indique que ces populations ont des « attachements » à leur milieu. Elle définit ces attachements comme « les choses auxquelles on tient et par lesquelles on tient ». Ils les retiennent sur le territoire et leur permettent de surmonter les difficultés. Les populations étudiées dans cet ouvrage ne considèrent pas leur lieu de vie comme un « repoussoir », un lieu qu’il faudrait quitter à n’importe quel prix.
Le paternalisme industriel et l’apport économique (emplois, taxes…) sont évidemment des facteurs modérant le ressentiment des populations envers les industries. Cela n’a pas empêché les habitants de prendre conscience du problème des pollutions, et ne les a pas non plus protégés face aux externalités industrielles. C’est pour cela qu’ils ont développé diverses pratiques et habitudes pour s’en prémunir au quotidien, à la maison ou dans leurs loisirs. Les quartiers les moins exposés aux vents sont très prisés. Le balayage humide est privilégié en intérieur, afin de limiter le soulèvement de poussières. Le ménage et le nettoyage sont également plus approfondis et plus fréquents sur les terrasses et sur les possessions qui se trouvent à l’extérieur (bateau, piscine, table de jardin…). Les populations se posent des questions sur les systèmes d’aération des maisons, qui apportent de l’air de l’extérieur. Les loisirs en extérieur sont aussi altérés : le jardinage peut finalement être abandonné en raison de la pollution de l’eau et des sols, la cueillette déconseillée ou la pratique des sports extérieurs perturbée.
L’ouvrage de Christelle Gramaglia expose finalement un élément majeur : les tactiques des habitants des milieux pollués pour préserver leur quotidien. La pollution structure leur vie quotidienne, leur inflige de nombreux désagréments et les oblige à s’adapter continuellement, au rythme des rejets polluants quotidiens et des accidents ponctuels. Malgré le développement de quelques moyens présentés par l’auteure pouvant permettre de surveiller les pollutions, ces habitants n’ont que peu de perspectives d’amélioration futures de leur quotidien. Pourtant, ce que l’autrice met en évidence, c’est que l’écrasante majorité d’entre eux préfèrent faire-avec les conditions de vie difficiles de leur territoire plutôt que de déménager vers une ville qui n’est pas la leur. Cet intéressant ouvrage permet de mieux connaître les expériences ordinaires des habitants qui doivent composer avec des pollutions industrielles ; des comparaisons précises avec d’autres types de pollution, comme par exemple celles venant du secteur agricole, seraient à présent bienvenues.