L’indifférence à la chose publique : symptôme de la corruption politique ?

  • Indifference to public affairs: a symptom of political corruption?

DOI : 10.54563/mosaique.2576

Abstracts

La notion contemporaine de corruption apparaît fortement liée à une perspective juridico-normative fondée sur la violation d’une norme juridique ou d’un devoir attaché à l’exercice d’une charge publique pour l’obtention d’un bénéfice ou avantage privé. Or, une telle perspective éclipse la polysémie de la corruption, manifeste dans l’antiquité gréco-romaine attachée aux dimensions physique, pathologique, religieuse, morale et politique de ce phénomène. La présente contribution propose ainsi une approche différente qui consiste à reprendre des éléments d’une perspective pathologique et politique développée dans l’Antiquité, de manière à considérer la corruption comme une maladie du corps politique. Nous essayerons de réfléchir aux symptômes d’une telle maladie à partir d’une interprétation de la notion de chose publique cicéronienne centrée sur l’analyse des liens politiques constitutifs du corps politique afin de montrer que la corruption représente l’affaiblissement de l’engagement civique exprimé par l’indifférence à la chose publique.

The contemporary notion of corruption appears strongly linked to a normative-legal perspective based on the violation of a legal norm or duty attached to the exercise of a public office in order to obtain a private benefit or advantage. However, such a perspective overshadows the polysemy of corruption, manifest in Greco-Roman antiquity, attached to the physical, pathological, religious, moral and political dimensions of this phenomenon. The present contribution proposes a different approach which consists in taking up the pathological and political perspective developed in antiquity, so as to consider corruption as a disease of the body politic. For this purpose, as a disease of the body politic, we will attempt to reflect on the symptoms of such a political disease based on an interpretation of the Cicero’s notion of the public thing, centered on the analysis of the political ties constituting the body politic, in order to show that corruption represents a weakening of civic commitment expressed through indifference to the public thing.

Index

Mots-clés

corruption politique, symptôme, maladie politique, chose publique, indifférence politique

Keywords

political corruption, symptom, political disease, public thing, political disinterest

Outline

Text

Introduction

Il n’est pas exagéré d’affirmer qu’aujourd’hui la corruption est omniprésente. Ainsi, on la désigne souvent comme étant épidémique, généralisée ou systémique (Cartier-Bresson, 2000 : 16) et même institutionnalisée (Médard, 2006 : 698 ; Zagainova, 2012 : 259). Cela reflète le fait que nous sommes face à un phénomène qui recouvre presque tous les champs de la vie sociale et politique des régimes politiques contemporains. En effet, les journaux, la télévision comme les réseaux sociaux témoignent de l’existence de la corruption à plusieurs niveaux et dans différents domaines, depuis les actes de corruption bureaucratique jusqu’aux grands cas de corruption au niveau international ; depuis les scandales politiques jusqu’aux scandales dans le milieu sportif. La corruption se déploie ainsi depuis un premier axe vertical, dès l’échelle bureaucratique administrative et jusqu’à un niveau global1 mais, également, selon un second axe horizontal, elle recouvre plusieurs champs de relations politico-sociales tels que le domaine électoral et celui de la représentation politique, de la justice, de l’éducation, de la santé, ou pareillement dans le secteur privé à l’intérieur des entreprises commerciales, des organisations non gouvernementales, des coopératives, du secteur de la banque, de l’assurance et de l’investissement, jusqu’au domaine sportif, pour ne citer que quelques exemples.

Si la corruption et les scandales sont de plus en plus un sujet d’actualité dans les médias, il est vrai que l’attention consacrée aux phénomènes de corruption augmente aussi au niveau institutionnel, ce dont témoignent non seulement la création d’organismes publics et d’organismes non gouvernementaux (ONG) ainsi que de programmes de prévention et de lutte contre la corruption, au niveau national et international. Pareillement, la corruption fait l’objet d’une attention particulière, que l’on peut constater à travers l’accroissement de la littérature scientifique et l’intérêt grandissant que suscite ce phénomène en tant qu’objet d’étude depuis les années 1950. Or, malgré la diversité des approches pour l’analyser, qui mobilisent des champs aussi différents que la science politique, la sociologie, l’économie ou le droit, il est possible d’observer que la corruption s’associe presque toujours à une série de pratiques communément reconnues comme des pratiques illégales comme le versement de pots-de-vin, le détournement de fonds, le favoritisme, le trafic d’influence ou la prise illégale d’intérêts, parmi d’autres. Ceci reflète une certaine propension à concevoir la corruption à partir des définitions juridico-normatives centrées, d’une part, sur la transgression normative des devoirs attachés à la fonction publique ou à une charge publique et, d’autre part, à l’obtention d’un avantage ou d’un bénéfice privé. Les définitions de la corruption si fréquemment utilisées de la Banque Mondiale comme « the abuse of public office for private gain2 », et celle proposée par l’ONG Transparency International pour qui la corruption est « the abuse of entrusted power for private gain3 », constituent les exemples paradigmatiques d’une manière de conceptualiser les diverses pratiques corruptives fondées précisément sur l’infraction normative juridique.

Comme nous l’expliquerons dans les lignes suivantes, cette façon de définir la corruption, certes utile et opératoire, éclipse néanmoins une variété d’acceptions qui pourraient contribuer à une meilleure compréhension du phénomène, notamment l’élucidation de sa dimension politique en tant que corruption du corps politique et non simplement comme une infraction juridico-normative de portée individuelle. Bien entendu, cela ne veut pas dire que les définitions juridiques sont erronées ou inadéquates pour saisir le phénomène corruptif, mais qu’une telle approche apparaît insuffisante pour rendre compte de la complexité de la corruption, particulièrement à l’égard des pratiques qui ne semblent pas transgresser les normes juridiques, ou bien, par rapport au caractère généralisé des pratiques au-delà du champ de la fonction publique.

En effet, l’approche purement juridique de la corruption entraîne des inconvénients comme l’exclusion des pratiques légales qui peuvent toutefois être considérées comme corruptives tels que le lobbying ou le financement privé des partis politiques, ce qui permet de mettre au jour le problème de la relativité des pratiques corruptives selon l’ordre juridique concerné. Par ailleurs, la définition juridico-normative se focalise considérablement sur la dimension individuelle des pratiques corruptives, en vertu du rôle de l’individu à l’origine de l’infraction normative et qui est considéré comme le point de référence du bénéfice obtenu. Or, cette attention accordée à la dimension individuelle a été, dans les années récentes, mise en question à partir des nouvelles perspectives qui s’inscrivent dans les courants que l’on peut identifier comme des approches institutionnalistes de la corruption. Les théories institutionnalistes, dans leurs diverses versions, inversent justement le point de vue individuel afin de mettre en évidence le rôle des institutions eu égard aux pratiques corruptives. Tel est le cas du travail pionnier de Dennis Thompson, pour qui la corruption institutionnelle implique des bénéfices politiques qui sont utiles au fonctionnement de l’institution, mais qui tendent à saper les procédures légitimes qui garantissent l’accomplissement des fins de celle-ci (Thompson, 2013 : 4-9). La perspective institutionnelle offre ainsi des voies d’analyse différentes, qui abordent le phénomène corruptif comme un problème structuré au sein des institutions et qui peut refléter des effets liés aux procédures et aux fins institutionnelles (ibid. : 5 ; Miller, 2017 : 68), ou comme un problème relatif au manquement de reddition de comptes associé aux devoirs des fonctionnaires (Ceva et Ferretti, 2021 : 21-344).

Bien que les perspectives institutionnalistes nous permettent de saisir un aspect différent du phénomène corruptif, elles reposent toujours, néanmoins, sur une conception juridico-normative qui détermine l’ensemble des pratiques qui se présentent au sein des institutions (détournement de fonds, clientélisme électoral, népotisme). Pour cette raison, à côté de l’exclusion des pratiques légales et de la focalisation du rôle de l’individu dans les pratiques corruptives, nous pouvons ajouter un troisième inconvénient du concept juridico-normatif : en érigeant l’infraction normative comme un trait essentiel de la corruption, une telle perspective conduit à perdre de vue le fait que la corruption a aussi des significations sociales, politiques et morales.

Par conséquent, nous essayerons de fournir un cadre théorique qui permette de déployer la dimension politique de la corruption. Dans ce but, nous avons choisi de partir de la réflexion antique sur la corruption afin de dégager l’idée de la corruption en tant que maladie du corps politique. Cela ne signifie pas que nous accordons un sens littéral à la corruption comme une maladie, ni que le corps politique soit un corps physique à l’instar des entités biologiques. Il s’agit plutôt d’une analogie qui permet de dégager la signification politique constitutive de la corruption et, ainsi, de contrer la restriction juridique induite par la définition contemporaine.

De cette façon, la présente contribution tâche de présenter une perspective différente qui considère le phénomène corruptif à partir de son caractère éminemment politique. Bien entendu, cette tentative ne vise pas l’exhaustivité, mais l’exposition de quelques pistes de réflexion qui proviennent d’un travail de recherche doctoral plus large visant l’ouverture des recherches sur ce phénomène. Notre objectif est d’établir les bases d’une signification politique de la corruption à partir de la notion cicéronienne de chose publique, entendue comme un type d’organisation qui forme un corps politique. De cette manière, sur la base de l’analogie antique avec le corps biologique, nous présenterons le phénomène corruptif comme une maladie du corps politique dont le symptôme consiste en l’indifférence à la chose publique. Nous nous inscrivons ainsi, d’une certaine manière, dans le sillon du républicanisme qui met l’accent sur l’importance de l’engagement civique dans la constitution d’une communauté politique. Mais nous nous y inscrivons en insistant non pas tant sur les configurations institutionnelles requises pour un concept de liberté républicaine (Pettit, 1997 : 19), que sur sa dimension collective, que met justement en danger la corruption. Pour ce faire, nous procéderons en trois étapes en examinant d’abord ce que les définitions contemporaines fondées sur la définition juridique ont d’insatisfaisant, et en proposant un retour à la perspective de l’Antiquité, qui permet de redonner droit à la dimension politique de la corruption. C’est sur cette base que nous développerons, dans un deuxième moment, la définition proposée par Cicéron de la chose publique comme corps collectif fondé sur la constitution des liens politiques. Ceci nous permettra, enfin, dans la dernière partie, de présenter la corruption comme une maladie du corps politique et le symptôme d’une telle maladie comme l’indifférence à la chose publique et l’affaiblissement de l’engagement civique.

Les définitions de la corruption

En dépit du fait qu’il n’existe pas un accord général pour délimiter ce qu’on conçoit comme corruption et que toute recherche choisit une définition par rapport à son propos d’étude (Kurer, 2015 : 30), nous pouvons repérer une tendance à définir la corruption à partir de l’infraction normative juridique, notamment la violation d’une obligation associée à une charge publique pour l’obtention d’un bénéfice de nature privée. Il serait difficile à formuler ici, avec exactitude et de manière ample, les raisons d’une telle tendance, mais l’on peut dire qu’elle s’explique en partie par l’articulation entre, d’une part, le besoin d’agir face à la menace que représente la corruption pour les démocraties contemporaines et donc de cerner le problème de manière concise afin de mener une lutte effective5 et, d’autre part, l’esprit de neutralité et d’objectivité scientifique qui rejette le caractère moral du phénomène. Par rapport à ce dernier, l’approche des disciplines économiques a toujours été guidée par la séparation des considérations morales et des jugements de valeur. Ainsi, par exemple, l’étude déjà classique du politologue Joseph Nye, dont la démarche d’analyse vise le développement politique et économique, écarte toute référence morale du phénomène afin d’avoir une définition restreinte et opératoire et se concentre sur la déviation des devoirs de la fonction publique en raison d’un bénéfice de nature privé (Nye, 1967 : 419).

Cela peut paraître évident, mais la définition de la corruption ne sert pas uniquement à sa délimitation conceptuelle. Sa définition façonne aussi notre manière de l’approcher, de l’analyser et de la combattre. Elle détermine, d’une part, les postulats pour construire l’objet d’étude et, d’autre part, la mise en œuvre des formes et des procédés pour l’observation et l’analyse, c’est-à-dire la méthodologie d’étude. L’intérêt individuel ou la maximisation de l’utilité (Rose-Ackerman et Palifka, 2016 : 6) est un bon exemple des présupposées théoriques que la perspective économique développe pour expliquer, loin des considérations morales, les motivations de l’individu engagé dans un acte de corruption. En dépit du fait que la typologie célèbre proposée par Heidenheimer date des années 1970, elle demeure toujours utile comme guide pour repérer les types de définitions encore employés dans les diverses sciences sociales et, de cette façon, elle permet également d’envisager les différences dans la structuration de l’objet d’étude. Or, Heidenheimer remarquait déjà que le terme de corruption entraîne une variété de significations qui couvre aussi les registres physique et moral, mais que les définitions employées par les scientifiques sociaux « ne couvrent heureusement pas un champ aussi large » ; ainsi, sa classification tripartite nous permet d’identifier les types de définitions suivantes : (1) centrées dans la fonction publique (Public-Office-Centered Definitions) ; (2) centrées dans le marché (Market-Centered Definitions) ; (3) centrées dans l’intérêt public (Public-Interest-Centered Definitions) (Heidenheimer, 1970 : 4-6). Les deux premiers types ont marqué, d’une certaine manière, tantôt l’approche scientifique qui conçoit le phénomène corruptif comme un problème lié à la structure de l’administration publique, à la taille du secteur public ou à une mauvaise régulation (Lambsdorff, 2006 : 4-11), qui menacent le développement et la croissance économique ; tantôt le cadre d’action des gouvernements et de la société civile dans la lutte contre la corruption depuis les années 1990.

Cette définition contemporaine de la corruption, centrée sur la fonction publique, a déterminé largement la perspective économique des analyses du phénomène. Même si l’approche institutionnaliste tente de donner une définition plus large, en dépassant la dimension individuelle du phénomène (Thompson, 2013 : 8), elle reste influencée par le paradigme juridique et la centralité de la fonction publique. Dans le cas des sciences sociales, telles la science politique et la sociologie, ce type de définition a permis également de construire leur objet d’étude par rapport à des postulats et des méthodologies qui reposent, essentiellement, en la considération de la corruption comme un acte illicite et en partageant le trait commun de proposer des explications causales. De cette manière, l’explication causale de la corruption a dirigé l’analyse d’un grand nombre d’études qui peuvent être classifiées en trois catégories selon Gerring et Thacker : (1) les facteurs sociaux et historiques, (2) le rôle des politiques publiques, (3) le rôle des acteurs internationaux et l’organisation et la gestion du secteur publique (Gerring et Thacker, 2004 : 295-299). Concernant la perspective sociologique, l’approche de la corruption prend en considération, d’une part, le type de relation sociale qui s’établit à l’égard de la transgression normative, par exemple l’établissement d’un échange social (Padioleau, 1975 : 38-39) et, d’autre part, les réactions de tolérance et de jugement ainsi que la perception des pratiques corruptives (Heidenheimer, 2002 : 152-154 ; Bezes et Lascoumes, 2005 : 759). D’ailleurs, cela permet également d’avoir un point de repère afin de construire les divers outils de mesure du phénomène, notamment des enquêtes de perception comme l’Indice de Perception de la Corruption (Corruption Perception Index) ou le Baromètre Mondial de la Corruption (Global Corruption Barometer), élaborées par Transparency International, ou bien d’autres outils tels que des statistiques officielles, des enquêtes d’expérience et des enquêtes de suivi (Holmes, 2015 : 37).

Or, nous affirmons que la corruption engage davantage qu’une infraction normative juridique ou qu’une défaillance des institutions : elle concerne la communauté politique en tant que telle. Interroger la corruption, c’est interroger le politique, c’est-à-dire une certaine modalité du lien social. En ce sens, si on considère que la signification politique de la corruption ne saurait se réduire à la seule infraction juridique, comment peut-on alors penser politiquement le phénomène corruptif à l’égard de la communauté politique ? Nous croyons que certaines pistes de réflexion qui se trouvent dans la pensée antique gréco-romaine nous aident à envisager une telle approche politique de la corruption. De cette manière, il est important de revenir, d’abord, à une notion de corruption qui dépasse l’idée d’une transgression juridique et, ensuite, d’examiner la notion de communauté politique.

De manière générale, dans la Grèce ancienne, la notion de corruption était utilisée dans trois domaines différents tels que le physique, le religieux et le pathologique (Ménissier, 2007 : 12). En ce qui concerne le domaine physique, l’ouvrage d’Aristote De la génération et de la corruption établit la signification de la corruption dans le cadre de l’analyse de la constitution des choses naturelles, c’est-à-dire de leur génération et de leurs processus de changement comme l’altération et la corruption. Ainsi, cette dernière est identifiée à un changement qui transforme totalement la nature d’une chose (Aristote, 2005 : 11).

En ce qui concerne le domaine religieux, la corruption apparaît comme une impureté, une souillure ou une saleté contre laquelle les processus de purification étaient censés lutter. Ceux-ci, en établissant une séparation stricte avec le sacré, permettaient à la communauté de se protéger des dangers religieux qui se caractérisaient par porter atteinte à l’ensemble de la communauté. Ainsi, par exemple, lors des funérailles, le corps du défunt qui apparaissait comme la source d’une saleté dangereuse, le miasma, capable de contaminer l’entourage (Parker, 2019 : 52-53), devenait l’objet de rituels sacrés.

Nous en venons ainsi à la dimension pathologique de la corruption, appréhendée par le discours médical à travers la propagation de la maladie. Alors que la notion initiale, physique, du terme, signifiait la destruction par séparation, la notion médicale, en revanche, met en avant l’idée d’altération par le biais d’une pathologie du corps. C’est en ce sens qu’il faut comprendre, comme nous y invite Krück, la référence hippocratique de la « corruption du visage » (Προσώπον διαφθορή, prosōpon diaphthorē), censée permettre au médecin d’établir le pronostic vital dont la signification de la corruption est sans aucun doute celle « d’une altération et non d’une destruction » (Krück, 2016 : 79-80). On observe ainsi l’importance de la notion de corruption dans le registre médical, puisque c’est elle qui permet de « distinguer la maladie curable de la maladie mortelle » de telle sorte qu’elle se constitue comme une sorte de paramètre de l’exercice de la pratique médicale (Krück, 2016 : 82).

La perspective hippocratique nous permet ainsi de saisir la catégorie de corruption en tant que signe – à interpréter – de la décomposition ou du pourrissement et comme symptôme du corps malade. Or, la relation qui s’établit entre la maladie et la corruption dépassera le cadre de la pratique médicale et se constituera comme clé interprétative de phénomènes plus complexes, notamment lorsqu’il s’agit de la corruption de la cité et de la décadence du corps politique.

Cette manière de penser le corps politique, par analogie avec le corps biologique, apparaît dans l’arrière-fond de la théorie cyclique des régimes politiques qui s’appuie précisément dans un cycle de naissance et de mort successive des régimes. Dans la théorie cyclique de Platon, les régimes politiques traversent ce passage depuis leur naissance, c’est-à-dire leur constitution, jusqu’à leur mort, à savoir leur dissolution : « Il est difficile qu’une cité structurée comme la vôtre soit ébranlée. Mais puisque, pour tout ce qui est né, il y a corruption, cette structure non plus ne pourra se maintenir à jamais, mais elle se dissoudra » (Platon, 2002 : 405). Ainsi la corruption acquiert une autre signification en tant que processus de dégénérescence inévitable des régimes politiques. Plus tard, de la même façon, Polybe construira sa typologie à partir du cycle successif de dégradation des régimes, cycle qui a un point d’origine, une phase de transformation et un point final lequel constitue, à son tour, un nouveau point d’origine (Polybe, 1977 : 79-80). Cette association entre la corruption et le processus de dégradation du corps politique permet aussi d’envisager une façon différente, par rapport à celle issue de la modernité, de penser l’ensemble de la communauté politique. L’image du corps politique, apparenté au corps organique, apparaît comme le paradigme antique de la réflexion politique, par contraste avec l’image qu’en proposera la modernité, comme corps artificiel, issu d’un assemblage d’unités individuelles. C’est précisément ce qui nous conduit à tenter de dépasser la notion contemporaine de corruption, qui se limite au constat d’une infraction de caractère individuel. Il s’agit au contraire d’y voir un problème de portée générale au niveau de la communauté politique et caractéristique d’une théorie classique des régimes (Boccon-Gibod, 2020 : 616-617).

Si la notion contemporaine de corruption met l’accent sur l’obtention d’un bénéfice privé, il nous semble pertinent d’inverser la perspective et de questionner le type de dommage subi lors d’un acte de corruption. Autrement dit, au lieu de porter l’attention sur le bénéfice obtenu lors d’une pratique corruptive, nous voulons mettre l’accent sur le préjudice provoqué par ce type de conduites. Comme nous l’avons vu plus haut, un inversement de ce type est également fait par la perspective institutionnaliste de la corruption. Néanmoins, nous proposons d’aller au-delà du cadre des institutions et donc de soutenir que ce dommage porte atteinte à l’ensemble de la communauté politique, non seulement en termes d’une infraction de l’ordre juridique qui régit l’ensemble de la collectivité, mais aussi parce que la corruption porte atteinte aux fondements de la constitution du corps politique. Il nous semble que la notion de chose publique nous permet d’envisager ces fondements dans la mesure où, d’après nous, elle permet de concevoir l’ensemble d’une communauté à partir de la formation des liens politiques.

Un détour par la « chose publique »

L’étude de la chose publique est une tâche complexe. Surtout parce que ce terme s’associe ou se confond avec d’autres notions comme le bien public, le bien commun, l’intérêt public, le gouvernement et même l’État. C’est la raison pour laquelle on trouve des expressions diverses qui font référence à une participation à la chose publique, à une gestion de la chose publique, à un désintérêt de la chose publique et à une protection de la chose publique. La difficulté pour saisir cette notion repose, apparemment, sur le caractère flexible du vocable dès son origine. En effet, la chose publique ancre ses racines dans le vocabulaire politique de la Rome ancienne en tant que res publica et se trouve à côté d’autres notions telles que civitas et populus (Moatti, 2018 : 26). La spécialiste Claudia Moatti remarque qu’il s’agit d’un « triptyque » lexical très complexe parce que ces trois termes étaient polysémiques et souvent interchangeables « sans pour autant être synonymes » (ibid.). En ce sens, ces trois termes apparaissent comme des catégories qui permettent d’envisager le domaine public ainsi que le caractère politique des communautés.

Néanmoins, la complexité de l’idée de res publica s’accentue dans la mesure où ce terme, composé des mots res et publica, nous ramène vers le domaine juridique. En ce qui concerne la res, la chose, cette notion comportait deux significations. D’abord, elle se constituait en tant qu’« ensemble d’actions et des paroles qui constituent une affaire, autrement appelé une causa » et, en deuxième lieu, elle désignait aussi l’objet concret du litige (Moatti, 2018 : 32). De cette manière, le langage juridique établit une distinction des choses qui se reflète dans la summa rerum divisio, c’est-à-dire la division suprême des choses, attribuée à Gaius et contenu dans le Digeste6. Celui-ci divise les choses en deux catégories : d’une part les res divini iuris – les choses du domaine divin – et les res humani iuris – les choses du domaine humain. D’ailleurs, en ce qui concerne les res humani iuris, Gaius les divise également entre les res publicae et les res privatae à partir de l’appartenance de ces dernières aux particuliers7. C’est ainsi que se constitue un autre type de discours autour de la notion de res publica, qui ne repose pas sur la signification politique de la communauté romaine mais qui apparaît sous la perspective des biens, des choses et de la notion de propriété. De cette manière, les res publicae, au pluriel, nous permettent de repérer l’ensemble des biens publics, c’est-à-dire, les choses publiques qui font partie de la res publica et qui ne relèvent pas des particuliers. Claudia Moatti souligne que cette classification n’était pas seulement une distinction portant sur les biens, mais qu’il s’agissait également de distinguer les formes d’usage et leur protection (Moatti, 2018 : 310). En ce sens, les res publicae apparaissent comme une catégorie des biens non aliénables qui bénéficient d’une protection à travers des limites d’usage et d’interdiction d’appropriation aux particuliers. Il se produit, alors, une « métonymie » entre l’aspect matériel des choses publiques et la res publica (Moatti, 2018 : 321).

Malgré le lien étroit entre la chose publique et les choses publiques, nous voudrions mettre au jour le caractère collectif et politique de la res publica en laissant de côté les enjeux sur les classifications anciennes par rapport aux biens. Dans ce but, nous nous aiderons de la définition proposée par Cicéron de la chose publique. Cette définition permet en effet, d’une part, de mettre au jour la dimension collective de la chose publique comme communauté politique impliquant une participation collective. Elle permet, d’autre part, de mieux comprendre la corruption à partir de cette dimension politique et collective.

Quelle est donc cette chose publique, cette res publica ? Dans le traité De re publica, Cicéron donne la définition suivante :

Donc, reprit l’Africain, la république, c’est la chose du peuple ; mais un peuple n’est pas un rassemblement quelconque de gens réunis n’importe comment ; c’est le rassemblement d’une multitude d’individus, qui se sont associés en vertu d’un accord sur le droit et d’une communauté d’intérêts
(Cicéron, 1989 : 222)

Il est important de remarquer le lien établi entre la res publica et la res populi, c’est-à-dire entre la chose publique et la chose du peuple. Nous pouvons observer que cette définition ne fait pas référence au domaine juridique du vocable res : il ne s’agit donc pas d’une définition qui porte sur une classification des biens. D’après nous, lorsque Cicéron affirme que la chose publique, c’est la chose du peuple, cela ne veut pas dire qu’il s’agit d’un bien appartenant au peuple mais plutôt une manière de désigner une certaine forme de collectivité. Cette affirmation s’appuie ainsi sur les deux éléments qui caractérisent le peuple : l’accord sur le droit et la communauté d’intérêts.

En effet, Cicéron remarque que le peuple n’est pas la simple réunion d’individus. Pour que le peuple soit constitué comme tel, il faut remplir deux conditions. D’abord, le iuris consensu, c’est-à-dire l’accord sur le droit qui régira l’ensemble des individus concernés. En deuxième lieu, l’utilitatis communione, c’est-à-dire la communauté d’intérêts comme la raison de l’association des gens. Or, même si la définition de Cicéron contient à la fois celle de la res publica et celle du peuple, cela ne nous autorise pas à les identifier l’une à l’autre. La république n’est pas le peuple mais la chose du peuple. Comme nous l’avons dit plus haut, il nous semble que la chose du peuple n’est pas la chose, la res comme bien issu de la classification juridique des choses (même s’il existait les res publicae en tant que biens qui n’appartenaient pas aux particuliers), mais plutôt la caractérisation d’un type d’organisation fondé sur un type de lien social qui a son origine dans le peuple. C’est ainsi que Cicéron, dans le De officiis, propose de distinguer différents niveaux de société :

Il y a plusieurs niveaux de la société humaine. À partir en effet de cette société infinie dont on vient de parler, il existe, plus particulière, la société de la même race, de la même nation, de la même langue qui, elle surtout, réunit les hommes, mais le lien est plus intime encore d’appartenir à la même cité. Beaucoup de choses en effet sont communes entre eux aux concitoyens : le forum, les temples, les portiques, les rues, les lois, le droit, la justice, les votes, les relations aussi et les amitiés, et pour un grand nombre tous les contrats d’affaires
(Cicéron, 1965 : 131)

Cicéron remarque ainsi qu’à côté du lien entre êtres humains et de celui qui a cours entre individus de même nation ou de même langue, un autre lien plus intime réunit les individus d’une même cité. L’intimité de ce lien repose précisément sur le partage de choses communes, non pas seulement au sens des biens (forum, temples, rues, etc.) mais au sens des relations (amicales, commerciales) et, plus généralement, au sens de l'organisation de la vie commune (lois, droit, justice, votes). Ce lien apparaît également comme le plus important et le plus cher aux yeux des gens :

Mais, à bien examiner toutes choses des yeux de la raison et du cœur, de tous les liens sociaux, aucun n’est plus important et plus cher que celui qui existe pour chacun d’entre nous avec la république. Nos parents nous sont chers, chers nos enfants, nos proches, nos amis, mais la patrie à elle seule embrasse tous nos affections pour eux tous
(Cicéron, 1965 : 132-133)

Cette comparaison entre les divers types de société, par rapport au lien qui se construit dans la république, nous semble fondamentale pour soutenir que la chose publique ne relève pas de la catégorie des choses. La république, la chose publique, c’est la chose du peuple parce que c’est la construction d’un certain type de lien social qui réunit les gens partageant des choses communes. Il s’agit alors d’un lien social très particulier qui relie les individus à la communauté politique, raison pour laquelle nous pouvons affirmer qu’il s’agit d’un lien de nature politique. Nous trouvons ainsi dans l’argumentation cicéronienne un rapport étroit entre le peuple, la cité et la république lorsqu’il entreprend d’analyser les diverses formes de gouvernement.

Le symptôme de la corruption politique

Dans la première partie de ce texte, nous avons remarqué que la définition de la corruption non seulement clarifie la discussion en délimitant conceptuellement ce terme, mais elle détermine également les soubassements dans lesquels l’on construit l’objet d’étude ainsi que la méthodologie d’analyse. De cette façon, le choix de relier la corruption politique et la notion de chose publique obéit justement à notre intention d’établir certaines bases pour considérer le phénomène corruptif comme objet d’étude essentiellement politique. Cela veut dire que la corruption mérite d’être analysée à l’égard de ce qu’est le politique. En ce sens, Mark Philp a souligné que l’identification de la forme politique de la corruption « nous impliquera dans une série d’engagements sur la nature et les finalités du domaine politique » (Philp, 1997 : 446). Une telle approche requiert évidemment un développement que nous ne pourrons pas faire ici, mais nous nous contenterons de présenter, du moins, une piste d’analyse en reprenant la dimension pathologique antique et sa signification à l’égard de la formation des liens politiques à partir de l’interprétation de la chose publique comme corps politique. Pour ce faire, nous reprendrons l’idée de la corruption comme forme de décadence du corps politique, sans pour autant reprendre entièrement à notre compte la totalité du modèle cyclique de l’origine d’un régime politique à sa dissolution, de sa naissance à sa mort.

En effet, d’après nous, il est tout à fait possible d’envisager la corruption politique sous la forme d’une maladie du corps politique. Cependant, à la différence du modèle antique qui relativisait la corruption politique en en faisant un moment parmi d’autres du cycle inévitable que connaissait tout régime politique, nous voudrions soutenir la centralité de la corruption comme problème éminemment politique.

Certes, le registre pathologique, à lui tout seul, ne suffit pas pour comprendre le phénomène de la corruption. Néanmoins, cette invitation à concevoir autrement la corruption nous semble très féconde pour générer des pistes de réflexion qui permettent l’ouverture d’autres chemins pour la compréhension du phénomène. D’abord, cela ouvre la possibilité de repérer la corruption en termes collectifs et, en deuxième lieu, de placer la maladie du corps politique sur l’axe corps sain/corps malade, plutôt que de la situer dans le paradigme cyclique origine/transformation/mort des régimes. Certes, un tel procédé argumentatif soulève d’autres types de questions et de problématiques. À cet égard, si nous envisageons la corruption comme le problème du corps politique malade, est-ce que nous serions en possibilité d’identifier le symptôme d’une telle maladie ? Quelle serait l’idée d’un corps politique sain ? En tant que corps malade, quels remèdes ou palliatifs envisagerait-on pour le guérir ?

Affirmer que la corruption constitue une maladie du corps politique implique deux choses. Tout d’abord, cela implique de reconnaître qu’il s’agit d’un problème qui se situe au-delà de la seule dimension individuelle. Lorsque nous affirmons que la corruption est une maladie du corps politique cela ne signifie pas que nous accordons une nature biologique à ce corps, mais plutôt qu’il s’agit d’une altération ressentie dans tout le collectif. Cela veut dire que l’altération concerne non seulement certains individus comme les fonctionnaires publics, les élus ou les magistrats, mais aussi tout citoyen ou individu qui fait partie d’un ensemble politique. La maladie politique reflète donc un état qui détériore le fonctionnement régulier du collectif politique. En deuxième lieu, cette thèse repose sur un présupposé délicat, qui consiste à prendre comme acquise la distinction entre un état sain et un état pathologique du corps politique. Il est vrai que cela confère à notre propos une certaine portée normative, dans la mesure où cette idée du corps politique sain induit un point de référence idéal et donc une aspiration à ce que devrait être le fonctionnement normal ou régulier du corps politique, sujet qui dépasse les objectifs de la présente contribution. Néanmoins, il est tout à fait possible de réfléchir sur la maladie du corps politique sans entrer dans le détail d’un idéal du corps politique.

Dans le cadre de cet article, nous nous concentrerons ainsi sur le symptôme de cette maladie. Un symptôme, en termes généraux, est une manifestation qui nous permet de repérer un certain état de choses, notamment la manifestation de la maladie. En ce sens, par rapport à la maladie que serait la corruption politique, nous avançons l’idée qu’un tel symptôme réside dans l’indifférence à la chose publique. Comme nous le verrons ensuite, dans la mesure où la maladie atteint l’ensemble du corps politique, le symptôme se manifeste également à l’égard de toute la communauté politique. C’est ainsi que nous pouvons avancer que l’indifférence à la chose publique s’ancre dans un comportement généralisé des individus qui font partie du corps politique.

Il est important ici de noter que, ainsi décrite, notre démarche d’analyse s’inscrit, d’une certaine manière, dans la tradition de pensée républicaine qui met en relief l’engagement civique à la base de la composition et le maintien du corps politique. Ceci parce que l’indifférence à la chose publique reflète, en dernière instance, un affaiblissement de l’engagement civique et des liens politiques. Or, nous sommes conscients que la tradition républicaine n’est pas un courant homogène et il est même possible de prendre en considération la distinction entre un républicanisme ancien et un républicanisme moderne (Ménissier, 2007 : 85-92). D’ailleurs, il est important également de ne pas perdre de vue le courant du néo-republicanisme, qui a joué un rôle majeur dans la philosophie politique contemporaine, surtout à partir du renouvellement du débat sur le concept de liberté qu’a suscité la thèse de Philip Pettit d’une liberté comme non-domination (Pettit, 1997 :4). Néanmoins, une telle voie d’analyse, focalisée sur les implications de cette notion de liberté dans la configuration des institutions modernes (ibid. : 130), ne coïncide pas avec notre objectif de mettre en relief le caractère collectif du corps politique et de sa maladie.

De la sorte, il s’agit, pour notre part, de comprendre cette indifférence comme absence d’intérêt porté à la chose publique comprise en son sens cicéronien, c’est-à-dire comme indifférence à un lien social pourtant essentiel, puisqu’il permet de relier les individus indépendamment de leurs différences et sur la base d’une communauté d’intérêts. Cette indifférence à la chose publique, comme symptôme de la corruption, peut se concrétiser de deux manières, que nous comprenons à partir des deux conditions de la notion de peuple chez Cicéron : le iuris consensu et l’utilitatis communione.

En ce qui concerne le premier élément, le iuris consensu ou le droit qui régira l’ensemble des gens, nous pouvons suggérer que cette indifférence porte sur la construction et l’établissement des règles juridiques qui permettent la cohésion des individus. L’indifférence reflète, ainsi, le peu d’importance consacré à l’établissement des règles de la communauté politique et, conséquemment, se constitue comme un élément qui empêche la constitution de l’accord nécessaire pour l’institution des règles communes. En ce sens, l’établissement des règles requiert forcément la participation des individus qui seront soumis à l’ordre normatif ainsi créé. L’indifférence reflète alors un renoncement à la participation civique qui déterminera les règles de la vie en communauté. Ainsi, sans participation, il ne peut pas exister un vrai accord sur les règles. C’est l’idée de consensu, qui souligne l’importance de l’accord pour l’établissement des règles juridiques valables pour l’ensemble de la communauté. Là où les individus qui appartiennent à une communauté politique ne participent pas à l’institution des règles, l’accord nécessaire pour leur institution, le consensu, se trouvera alors faussé et la cohésion politique minée.

En deuxième lieu, en ce qui concerne l’utilitatis communione ou communauté d’intérêts, nous suggérons que l’indifférence signifie précisément un manque d’importance donné à la mise en commun des intérêts. À cet égard, nous pouvons rappeler la remarque de Cicéron :

En cela nous devons suivre la nature comme guide, mettre en commun les intérêts de tous par l’échange des bons offices, en donnant et en recevant, et tantôt par nos compétences, tantôt par notre travail, tantôt par nos ressources, resserrer le lien social des hommes entre eux
(Cicéron, 1965 : 115)

L’importance de mettre les intérêts en commun repose alors dans la possibilité de consolidation des liens entre les individus. Ici, nous pourrions suggérer que l’indifférence aux intérêts communs apparaît comme l’une des conséquences de la prépondérance de l’intérêt particulier. Dans ce cas, l’indifférence ne relève pas d’une absence de participation à la vie publique, mais d’une prise de position à l’égard des intérêts communs où les individus se détachent du sens collectif que suppose le corps politique. Certes, nous rejoignons ici, d’une certaine manière, la perspective juridico-normative et l’accent qu’elle met sur l’obtention du bénéfice privé. Mais nous ajoutons cette dimension, qui est essentielle pour comprendre le phénomène corruptif : là où les individus privilégient l’intérêt individuel, ce sont avant tout les liens sociaux qui s’affaiblissent, et, avec eux, la constitution même de la communauté politique.

Le symptôme de la corruption politique comme indifférence à la chose publique se présente alors sous deux formes : d’une part dans le peu d’importance accordée à la participation à l’établissement des règles communes ; d’autre part, dans la prévalence des intérêts particuliers au détriment d’une mise en commun des intérêts. Comme nous l’avons avancé plus haut, cette indifférence représente un certain affaiblissement de l’engagement civique et des liens politiques nécessaires à la formation et au maintien de la chose publique. Surtout, ce qui nous paraît remarquable avec la notion cicéronienne de chose publique réside dans le caractère d’élaboration et de construction permanente qu’implique ce type de lien social : un accord sur les règles et une disposition à mettre en commun les intérêts.

Nous sommes ainsi mieux placés pour formuler un diagnostic sur la corruption politique, cette maladie du corps politique. La conséquence de ce déclin de la vie civique, sous cette interprétation pathologique de la corruption, entraîne la décadence du corps politique dans son ensemble. Une telle interprétation pathologique pose néanmoins le défi suivant, condition d’un bon diagnostic : quelle est l’origine d’une telle maladie, et comment l’affronter, voire la guérir ? Lorsque la maladie s’étend partout, cette tâche ne peut être reportée8.

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Notes

1 Pour citer seulement deux cas récents à échelle internationale : les « Panama papers » en 2016 ou les « Paradise papers » en 2017. Ces scandales furent connus à partir de fuites d’information dont l’un des traits communs est la pratique de l’évasion fiscale qui s’étend dans plusieurs pays avec, comme fait notable, l’utilisation des cabinets d’avocats spécialisées pour effectuer les diverses méthodes d’évasion fiscale ou de blanchiment d’argent notamment à travers la création des sociétés offshore. Pour approfondir les différents scandales au niveau international voir la liste établie par Transparency International (https://www.transparency.org/en/news/25-corruption-scandals). Return to text

2 « L’abus d’une charge publique en vue d’obtenir un avantage privé » (nous traduisons). Cf. https://www.worldbank.org/en/news/factsheet/2020/02/19/anticorruption-fact-sheet. Return to text

3 « L’abus d’un pouvoir confié en délégation à des fins privées » (nous traduisons). Cf. https://www.transparency.org/en/what-is-corruption. Return to text

4 Il est important de souligner que, pour Ceva et Ferretti, il n’existe pas une discontinuité entre la dimension individuelle et institutionnelle proposée initialement par Dennis Thompson, car l’institution est toujours une structure de rôles personnifiés interdépendants auxquels des pouvoirs sont confiés afin d’accomplir des fonctions spécifiques (ibid. : 47). Return to text

5 À cet égard, il est intéressant d’observer que la résolution A/RES/3514 (XXX) adoptée en 1975 par l’Assemblée générale des Nations Unies, en tant qu’une des premières résolutions au niveau international visant le phénomène de la corruption, identifiait déjà les dangers, notamment dans le champ économique et l’activité des entreprises transnationales, des pratiques corruptives et la nécessité d’adopter au niveau global des mesures pour les empêcher. URL : https://digitallibrary.un.org/record/189574?ln=fr. Consulté le 20/02/2024. Return to text

6 Le Digeste ou Pandectes est un recueil des principales décisions des jurisconsultes romains, composé sur ordre de l’empereur Justinien et promulgué en 533. Return to text

7 Cf. « Digesta 1.8.1 » dans LASSAR Y. et KOPTEV A. (éd.), The Roman Law Library [en ligne]. URL : https://droitromain.univ-grenoble-alpes.fr/. Return to text

8 L’auteur remercie Jérôme Watin-Augouard ainsi que les deux évaluateurs/trices anonymes et les membres du comité de rédaction pour leurs observations, remarques et suggestions très utiles pour l’amélioration de ce texte. Ce travail a été réalisé en partie grâce au soutien financier du CONAHCYT (Mexique). Return to text

References

Electronic reference

David Octavio Orbe Arteaga, « L’indifférence à la chose publique : symptôme de la corruption politique ? », Mosaïque [Online], 21 | 2024, Online since 16 juillet 2024, connection on 14 janvier 2025. URL : https://www.peren-revues.fr/mosaique/2576

Author

David Octavio Orbe Arteaga

Doctorant en philosophie à l’Université Grenoble Alpes, il prépare une thèse en philosophie politique à l’Institut de Philosophie de Grenoble (IPhiG). Son projet de recherche porte sur la corruption politique et sa signification en termes politiques. Diplômé d’un Master en sciences sociales mention Études politiques à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et d’une Licence en droit à l’Université Nationale Autonome du Mexique, ses recherches se situent à l’intersection de la philosophie politique, de la philosophie du droit et de la philosophie morale.

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