Introduction
En 1855, Alexandre Pinchart écrivait à propos de Jeanne de Brabant (1322-1406) :
Elle était la providence des pauvres, qui lui faisaient cortège dans ses voyages : aussi était-elle reçue par les populations avec le plus vif enthousiasme ; tous accouraient pour saluer la duchesse bien-aimée ; tous proclamaient bien haut ses vertus et ses louanges
(Pinchart, 1855 : 7).
Deux ans plus tard, dans un autre article du même journal, il ajoutait :
La duchesse Jeanne aimait passionnément son mari : on pourrait citer une foule de preuves, entre autres les démarches et les sacrifices sans nombre qu’elle fit pour qu’il recouvrât sa liberté, après la malheureuse équipée des Brabançons contre le duc de Juliers, en 1371
(Pinchart, 1857 : 27).
Dans les deux articles, ces affirmations ne sont pas étayées par des sources. Comment et par quelle origine l’auteur a-t-il pu déduire que la duchesse était aimée de son peuple ou qu’elle aimait passionnément son mari ? Au-delà de ce constat, comment un auteur contemporain peut-il percevoir l’affectio, ou amour médiéval ? Qu’implique une telle réalité au Moyen Âge, par rapport à aujourd’hui ? Quelles traces existent encore de ce sentiment et quelles sources permettent de l’analyser ? Cette étude tentera, sans prétention exhaustive, d’éclairer ce sujet en tentant de dépasser deux topoï liés à l’amour féminin et à l’amour princier. En effet, dans des sources représentant d’une part, la construction sociale de l’épouse obéissante par amour pour le mari que Dieu lui a donné, et de l’autre, le peuple aimant parce que reconnaissant de l’amour que son prince lui témoigne en faisant le bien par son pouvoir, comment est-il possible de s’approcher de la réalité du sentiment dans la société brabançonne du xive siècle, et plus spécifiquement autour de Jeanne de Brabant ?
La question de l’amour princier a déjà beaucoup été traitée, mais davantage d’un point de vue théorique, c’est-à-dire dans une approche relative aux attentes d’un prince et de ses sujets à la fin du Moyen Âge. La présente recherche vise, au contraire, à analyser – le plus en profondeur possible – l’application de ces théories à divers aspects de la vie de Jeanne de Brabant (1322-1406) – pour des raisons pratiques, nous nous limiterons à deux aspects spécifiques, à savoir l’amour dans le couple ducal et l’affectio entre le peuple et sa princesse. Mais il est également possible d’étendre cette réflexion à de nombreuses autres relations (familiales, curiales, ou encore liées au lieu de résidence). En outre, les Pays-Bas semblent être une zone favorable à un tel sujet, car largement exploités pour l’époque des ducs de Bourgogne (par exemple : Bousmar, 2012 ; Hemptinne. (de), 2012 ; Smagghe, 2012 ; id., 2011 ; Sommé, 1998). Cependant, l’historiographie ne s’est pas étendue aux principautés indépendantes, avant l’arrivée de ces ducs. Ainsi les émotions et sentiments – présents ou vécus – dans les duchés de Brabant et de Limbourg, pendant le principat de Jeanne (1355-1406) ne sont pas encore connus, pas plus que l’aspect émotionnel et sentimental des relations de la duchesse. La réflexion portera donc sur les relations entre Jeanne de Brabant et son époux Wenceslas de Luxembourg, et dans les rapports de la première avec son peuple.
Toutefois, alors que ce numéro s’intéresse à l’étude des émotions chez les nobles dames à la fin du Moyen Âge, le terme sentiment va lui être préféré dans cette analyse. En effet, l’émotion, brève et souvent instantanée, est un terme correspondant à une « conduite réactive, réflexe, involontaire vécue simultanément au niveau du corps d’une manière plus ou moins violente et affectivement sur le mode du plaisir ou de la douleur » (Trésor de la langue française, s. v. « Émotion »). Elle est définie par Laurent Smagghe comme « un changement dans l’économie du corps (altération biologique) » accompagné par une « conscience de soi (altération cognitive) » (Smagghe, 2012 : 20). À l’opposé, l’amour, fondement de « la pérennité du pouvoir princier », doit être appréhendé comme un sentiment qui se présuppose dans « le rapport particulier au temps long » (Smagghe, 2012 : 19-20) puisqu’il est un « état affectif complexe, assez stable et durable, composé d’éléments intellectuels, émotifs ou moraux, et qui concerne soit le « moi » (orgueil, jalousie…) soit autrui (amour, envie, haine…) » (Trésor de la langue française, s. v. « Sentiment »).
Les sources pour témoigner de ce sentiment chez un individu sont toutefois semblables à celles utilisées jusqu’ici pour aborder les émotions. En revenant sur les traces du passé qui ont permis d’accéder aux ressentis médiévaux en général, et les théories créées par les contemporains à propos de l’affectio, il convient de sélectionner les documents spécifiques qui permettront l’étude sentimentale dans le Brabant de la seconde moitié du xive siècle. Ensuite, nous pourrons plonger dans le cœur du sujet, en réfléchissant à l’affectio entre la duchesse et son deuxième époux, et la relation la liant à ses sujets.
Traces d’amour…
Tout d’abord, de manière générale, quelles traces reste-t-il encore aujourd’hui des sentiments médiévaux ? Quelles sources permettent d’y accéder ? Les historiens qui étudient ces sujets ont jusqu’ici principalement utilisé des sources artistiques au motif que ces dernières témoignaient davantage de ressenti et de valeurs personnelles. Les chansons de geste, les poèmes, les chroniques, parmi d’autres sources littéraires, sont autant de portes pour accéder – au moins en partie – aux sentiments des contemporains. Ces œuvres ont principalement été mobilisées par les chercheurs – telles Susan Broomhall, Barbara Rosenwein et Lydwine Scordia – pour établir des cadres conceptuels, et des théories sur les ressentis au Moyen Âge (Boquet et Nagy, 2015 ; Broomhall, 2015 ; Ead., 2022 ; Rosenwein., 2006 ; Ead., Cristiani., 2018 ; Scordia, 2013 ; Ead., 2016 ; Ead., 2019a-c ; Smagghe, 2012).
… dans quelles sources ?
À l’opposé, les sentiments individuels n’ont pas encore été véritablement analysés. En effet, les documents existants rendent difficile l’étude des affectivités médiévales chez les particuliers, la compréhension du ressenti des contemporains, ou l’assimilation du rôle des sentiments à cette époque. Les théoriciens sont parvenus à établir des référents en croisant différents documents. Malgré tout, le manque de sources portant sur une personne et donnant des indications sur le ressenti limite fortement l’accès des chercheurs. La grande majorité de la correspondance a disparu et les lettres qui restent sont très majoritairement allographes. Les chansons de geste et les poèmes ne peuvent plus être utilisés lorsqu’il s’agit d’isoler les sentiments d’un individu. De la même manière, l’iconographie offre une entrée théorique sur le vécu et la symbolique émotionnelle de l’époque, mais durant la plus grande partie du Moyen Âge, elle n’est pas vraiment représentative, et encore moins intimiste – contrairement à ce qui a été initié par les primitifs flamands au xve siècle. À l’opposé, l’héraldique est très personnelle, mais n’offre pas réellement d’ouverture vers une analyse sentimentale puisqu’elle a plutôt pour but d’exprimer le sentiment religieux ou l’autorité de la princesse.
Enfin, les historiens du Moyen Âge utilisent régulièrement les documents de la pratique tels les chartes et les comptes pour analyser la vie médiévale. Cependant, par leurs natures et leurs formes, ces documents ne permettent pas facilement de percevoir l’individualité, à laquelle les ressentis appartiennent. Leur forme tend à l’efficacité et au pragmatisme de leur fonction. Leur contenu est formulaire, cadré, et rarement écrit par les personnes concernées. Toutefois, ces difficultés peuvent être contrées par une utilisation quantitative de ces sources. Dans les comptes, par exemple, la récurrence d’un groupe ou d’une personne peut témoigner de l’affection ou de la place importante qu’ils tiennent pour le souverain. Par ailleurs, une approche qualitative de profondeur, via une analyse approfondie d’un don ou de la cession d’un privilège, peut révéler des liens d’affectio. Lydwine Scordia démontre d’ailleurs, grâce à divers documents diplomatiques, à quel point la thématique de l’amour prend progressivement de place dans les discours politiques au xve siècle (Scordia, 2019).
Finalement, les documents issus de la littérature médiévale prescriptive ou narrative permettent de mieux éclairer l’aspect sentimental de la vie quotidienne d’une personne, bien qu’il soit nécessaire de les considérer avec précaution. Ils offrent à la fois un cadre théorique (traités, miroirs, etc.) – qui peut être couplé à ceux établis par les historiens des émotions – et une approche centrée sur des moments précis de l’expérience vécue par la personne dont il est question (comme les mariages, les successions, ou les décès de personnages importants, décrits dans les chroniques, gestes et annales). Cependant, ces ouvrages sont par nature orientés. Tout d’abord, ils sont le résultat d’un esthétisme et de choix littéraires qui passent souvent avant les faits. Leur forme et leur contenu répondent à des constructions mentales et littéraires propres à leur époque, dans lesquelles les émotions et sentiments peuvent représenter un topos social (ou religieux), une attitude attendue, plus que l’observation d’une situation vécue.
Ensuite, ces documents sont en très grande majorité le fruit du mécénat. À ce titre, les auteurs cherchent à plaire et défendre les points de vue de leurs bienfaiteurs. Leur travail prend donc majoritairement parti pour la main qui les nourrit, ou, en tout cas, évite fortement de lui déplaire. Or, cette main est un acteur politique, souvent une figure de pouvoir et de représentation sociale. Finalement, les sources narratives présentent aussi une faiblesse à cause de la distance qui existe entre le ressenti d’un être et l’auteur qui en parle. En effet, touchant au très intime, le vécu sentimental n’est pas toujours exprimé oralement, et s’il l’est, ce n’est pas nécessairement directement à la personne qui va écrire ni avec des termes qui ont le même sens pour les deux individus. De plus, le processus d’écriture a souvent lieu après les évènements et donc le vécu. Il y a fréquemment un triple décalage – spatiotemporel, humain et linguistique – entre le ressenti d’une personne et l’écriture de celui-ci, plus tard, par une autre personne. Bernard Guenée le démontre à plusieurs reprises dans ses travaux sur les chroniqueurs qui sont, dans les informations qu’ils diffusent, limités par leurs accès à l’information (par exemple, via leur réseau ou leur possibilité de voyager), leur mémoire, leur intérêt pour celle-ci, et le temps de décalage entre le vécu et son écriture définitive (Guenée, 1983 : 444-448 ; id., 1999 : 45-60).
En d’autres termes, si les documents narratifs sont les plus susceptibles de guider le chercheur dans l’analyse des sentiments médiévaux, il n’est pas pour autant possible de leur faire totalement confiance. La prudence sera donc de mise dans l’analyse ci-après, car elle exploitera, dans une comparaison entre sources narratives et normatives, les chroniques des xive et xve siècles, mentionnant Jeanne de Brabant, son mari Wenceslas de Luxembourg et leurs décès respectifs, et les traités antérieurs ou contemporains à la princesse, et donc véhiculant des prescriptions sentimentales pour les femmes de ce temps.
L’amour, prescriptions théoriques
Les auteurs du Moyen Âge ont disserté et donné de nombreux conseils à leurs contemporains à propos de l’amour, à travers les miroirs des princes et d’autres traités théoriques d’éducation. Les traités sélectionnés pour ce sujet abordent spécifiquement le rôle des femmes qu’ils soient antérieurs ou contemporains de Jeanne de Brabant. Il s’agit donc du De Eruditione filiorum nobilium de Vincent de Beauvais (1984 ; 2010), du De regimine principum de Gilles de Rome (Aegidius Romanus, 1966 ; Briggs C. F., 1999), du livre du Chevalier de la Tour Landry pour l’enseignement de ses filles (Chevalier de la Tour Landry, 1854), et des deux traités de Christine de Pizan, La cité des dames et Le livre des trois vertus (1986 ; 1989 ; Dulac L., 2006).
Au sein du couple
Dans ces écrits, le discours général de l’affectio au sein du couple suit la position et l’influence de l’Église de Rome, liant le sentiment amoureux au mariage et à une certaine codification. Toutefois, en parallèle, les propos mettent en avant les valeurs de l’amour courtois à travers une idéalisation du sentiment et de la relation, accompagnées d’un refus (presque) total de l’aspect physique. Dans les deux cas, les prescriptions uniquement valables pour les relations hétérosexuelles sont totalement genrées. Une place centrale est donc établie pour le genre dans les discours puisque ses caractéristiques sont redéfinies par le rôle que chacun tient dans les relations amoureuses et conjugales.
La femme se doit d’aimer son mari ainsi que les proches et la famille de celui-ci. Elle a aussi pour rôle de susciter l’amour de son époux – entre autres, par son comportement obéissant – pour garantir l’équilibre de la famille et son bonheur domestique. Dans son De Eruditione filiorum nobilium au xiiie siècle, Vincent de Beauvais (2010 : 82) insiste sur l’humilité et la patience dont l’épouse doit faire preuve pour honorer et aimer son mari et la parenté de celui-ci. Cette patience et la douceur naturelle de la femme doivent lui permettre de supporter les défauts de son conjoint, à qui elle se soumet volontairement. Gilles de Rome (1966 : 176) – ici traduit par Henri de Gauchy au xiiie siècle –, quelques décennies plus tard, donne aux femmes une piste pour plaire : se taire, « […] Quer se eles sevent tere selon cen qu’eles doivent, eles en plesent plus a lour mariz et font a lour seignour avoir plus grant amour a eles, quer li philosophe dit que poi parler est trop bel a femme ».
Ces idées sont toujours en place près d’un siècle plus tard, quand le Chevalier de la Tour Landry (1854 : 148, 183) écrit un guide à destination de ses filles : « aucune femme ne doit refuser d’obéir au commandement de son mari si elle veut garder amour et paix dans son mariage » et « toute bonne épouse doit aimer et honorer tout ce qui vient de son mari comme ses enfants d’une autre femme, et aussi ses prochains et ses parents ». Selon lui, elles sont les seules responsables de l’amour dans le couple. Il leur revient donc de garantir la bonne entente, la grandeur et les honneurs dudit couple. Néanmoins, la dimension religieuse de cet amour devient centrale chez cet auteur. Ainsi, « la bonne épouse ne doit pas déplaire ou désobéir à son mari que Dieu lui a donné par le saint sacrement » ; « Dieu récompense les femmes : pour leur sainte foi, pour les ferme loyauté et amour qu’elles portent à leur mari, et pour leur humilité » (Chevalier de la Tour Landry, 1854 : 136, 163).
Au début du xve siècle, Christine de Pizan abonde dans ce sens. Elle reprend notamment les propos de Vincent de Beauvais, tout en altérant un peu le sens et l’ordre des obligations de l’épouse. Dans le Livre des trois vertus, elle fait dire à l’allégorie de la Prudence que :
le premier des sept commandements que nous enseignons est que toute dame qui tient à l’honneur, et en général toute femme dans l’état du mariage, doit aimer son mari et vivre en paix avec lui : sinon elle est déjà plongée dans les tourments de l’enfer, où règne perpétuellement la tempête. [...]
(Dulac, 2006 : 589).
Pour prouver son amour, l’épouse doit faire preuve de sollicitude et d’attention envers son mari, et « [...] si elle est attachée à sa réputation et désire que l’on connaisse l’amour qu’elle porte à son mari, [...] elle aimera et honorera les parents de son époux » (Dulac, 2006 : 592). De même, la démonstration du deuil témoigne de l’amour que la princesse portait à son seigneur :
assurément elle regrettera et pleurera son époux comme le veut la fidélité conjugale. Elle se tiendra retirée, même après le service des obsèques, dans un demi-jour, vêtue de tristes habits de deuil, selon les convenances. Elle n’oubliera pas l’âme de son seigneur et, pour son salut, elle priera et fera dire des prières très pieusement
(Dulac, 2006 : 607).
Dans les traités d’éducation, l’amour médiéval au féminin est donc assujetti à la fonction d’épouse et à la religion. La représentation de ce sentiment y est totalement subordonnée à la mise en scène sociale de la croyante et de la femme dans son couple et sa famille. Si l’épouse a nécessairement un ressenti et des émotions, l’expression de ces derniers est limitée aux attentes culturelles et sociales.
Dans la société politique
Toutefois, dans un cas, comme celui de Jeanne de Brabant, la princesse étant au pouvoir, doit prendre une place plus masculine. Au discours sentimental privé de la femme, se superpose une représentation du prince souverain dans la sphère politique, et l’étude de l’affectio politique entre en jeu. Dans les sources prescriptives, « l’amour […] apparaît comme le moteur de la relation du roi avec ses sujets, mais il en est aussi la conséquence » (Scordia, 2019a : 9).
Laurent Smagghe explique ainsi que :
[…] le prince aime ses sujets et le manifeste en offrant sa protection contre les menaces extérieures, en faisant preuve d’équité dans son gouvernement, mais également en fournissant à son peuple les conditions matérielles nécessaires à sa prospérité, par une pression fiscale modérée par exemple. En retour, celui-ci lui promet obéissance et le soutien dans les difficultés
(Smagghe, 2011 : 84).
Dès lors, ce sentiment, au cœur du discours politique, enjoint le prince à aimer son peuple pour faire le bien pour celui-ci. En retour, il reçoit l’amour de ses sujets reconnaissants. L’affectio n’a plus ici la même portée que dans la relation de couple puisque « l’amour est appréhendé en tant que passion dans une perspective morale et politique et non dans la perspective affective d’une passion d’amour [...] » (Scordia, 2011 : 56). Néanmoins, ce sentiment joue un rôle de garant de la paix interne au territoire, au même titre que l’amour conjugal est pacificateur dans le couple.
Entre ces prescriptions sociales et les attentes de la société brabançonne, il faut reconstruire l’amour qui entourait Jeanne de Brabant, par rapport à son époux Wenceslas de Luxembourg, mais aussi dans les échanges avec son peuple.
L’amour donné et reçu par Jeanne de Brabant
Cette princesse, née en juin 1322, était la fille ainée du duc Jean III de Brabant. En 1351-1352, elle épouse, en seconde noce, Wenceslas de Bohême, alors que son père a perdu son dernier fils et héritier. Le duc de Brabant tente alors d’assurer sa succession à travers Jeanne et son mari. À son décès en 1355, le couple prend – difficilement – la tête des duchés de Brabant et Limbourg, ainsi que des pays d’Outre-Meuse. Jeanne dirige ensuite les territoires, avec Wenceslas jusqu’à la mort de celui-ci en décembre 1383, et seule, jusqu’à sa propre mort en 1406.
Jeanne et Wenceslas : amour et deuil
Les différentes sources dont nous disposons pour étudier cette princesse et son mari s’inscrivent dans les typologies présentées précédemment. Toutefois, les documents iconographiques ne sont pas utilisables. En effet, outre les problèmes mentionnés ci-dessus, les représentations de Jeanne sont rares, postérieures, et totalement impersonnelles. Il existe quelques gravures du xviie siècle représentant Jeanne et Wenceslas, et un buste de chacun d’eux datant du xviiie siècle, des sources trop tardives pour offrir une réelle ressemblance avec la duchesse et son époux, et trop codifiées pour incarner un quelconque ressenti (Huens, 1795a-b ; Galle (Gravure attribuée à), vers 1600 ; Jode II (Gravure attribuée à), 1662-1669). Nous disposons aussi d’un dessin d’Antoine de Succa (repris dans Sanderus, Vorsterman, 1659-1669 : t. 1, 253, t. 2, 32), réalisé en 1602 sur base de l’effigie du tombeau de la princesse (Campbell, 1988 ; Sonkes, Van Den Bergen-Pantens, 1977). Toutefois, peu importe la fidélité de la reproduction, celle-ci ne transmet aucune trace d’archéologie émotive – elle présente uniquement la duchesse en princesse (vêtements) pieuse (mains jointes) – et n’est dès lors pas utile pour dépeindre son amour pour son mari ou son peuple.
Il est donc nécessaire de se tourner vers d’autres documents tels que les sources narratives et prescriptives1. Ces dernières, étudiées dans les prescriptions théoriques ci-dessus, permettent d’observer les attentes de la société en termes de sentiments. Les traités de Vincent de Beauvais et de Gilles de Rome sont antérieurs à la période concernée, mais ils étaient connus, lus et utilisés par la haute noblesse de l’Europe de l’Ouest dans la seconde moitié du xive siècle. Les propos du Chevalier de la Tour Landry et de Christine de Pizan datent de la fin de cette période et du début du xve siècle – le premier a publié son traité entre 1371 et 1372, la seconde ses deux livres allégoriques entre 1404 et 1405 –, et témoignent ainsi des normes sociales et des sentiments, en place durant le mariage de Jeanne et Wenceslas. Il faut, par conséquent, les garder en tête comme ligne directrice des attentes contemporaines, lors de l’analyse des textes narratifs, à savoir Les Gestes des ducs de Brabant par Jan de Klerk – continués anonymement par De Brabantsche Yeesten of Rymkronyk van Braband, la Chronique des ducs de Brabant d’Edmond de Dynter et les Chroniques de Jean Froissart (Klerk (de), 1839-1869 ; Dynter (de), 1854 ; Ainsworth et Croenen (éd.), 2013).
Toutes ces chroniques sont loquaces bien que peu fiables, en particulier en ce qui concerne les ressentis, correspondant à un discours symbolique et socioculturel très construit. Lorsque survient un deuil, par exemple, les auteurs cherchent à faire l’éloge du défunt. Ils peuvent ainsi glorifier à outrance leur communauté si le mort était de leur point de vue, ou dans le cas d’un décès chez l’ennemi, revaloriser la prouesse et la légitimité de leurs alliés d’avoir vaincu un tel opposant (Smagghe, 2012 : 326-327, 334-335). Les textes sont, ainsi, fort flatteurs envers le duc Wenceslas à son décès, un fait probablement renforcé par son statut de grand prince et bon mécène (Fantisová-Matejková, 2013).
Jean Froissart, par exemple, a été longtemps sous la protection du duc et de la duchesse de Brabant, vivant à leur cour et même écrivant en compagnie du duc. Ses louanges mettent donc en avant la grandeur du personnage et l’amour que tous – sa femme comme ses sujets – lui portaient – ou auraient dû lui porter :
En ce temps trespassa de ce siecle en la ville de Luxembourc le gentil duc Wincellant de Bouesme, duc de Luxembourc et de Braibant, qui fut en son temps noble, jolys, frisqué, saige, armeréz et amoureux. Et quant il yssy de ce siecle, on disoit adonc que le plus hault prince et le mieulx enlignaigiéz de hault lignaige et de noble sancg et qui plus avoit de prouchains, estoit mors, Dieu en ayt l’ame ! Et gist en l’abbaye de Vaucler deléz Luxembourc, et demoura madame la duchesce Jehanne de Braibant vesve et oncques depuis ne se remaria, ne n’en ot voulenté. De la mort du noble duc furent tous courrouciéz ceulx qui l’amoyent
(Ainsworth P. et Croenen G. (éd.), 2013 : version NY4, fo 160v).
De Brabantsche Yeesten of Rymkronyk van Braband sont également très laudatives envers le duc Wenceslas particulièrement mis en valeur à l’occasion de son oraison funèbre. Toutefois, cet éloge n’est pas particulier à ce dernier, puisque la chronique devient systématiquement très flatteuse lors des décès de chaque membre de la famille ducale. En ce qui concerne l’époux de Jeanne de Brabant, l’auteur du texte écrit que sa magnificence était prédite par sa naissance par césarienne, qui valut à l’enfant d’être aussi grand que Jules César lui-même – il s’agit de la seule source qui mentionne ce fait qui n’a jamais été confirmé. À son décès, la chronique le décrit comme un chevalier tellement noble, valeureux et extraordinaire que l’auteur de la chronique, lui-même, serait incapable de lui rendre justice, même en y employant tout son talent. Ce qui nous importe le plus ici, ce sont surtout les quelques lignes qui suivent l’apologie et qui indiquent l’immense chagrin de la duchesse : « Als hertoghe Wencelijn was doot – Bleef vrouw Johanne met rouwe groot, – Ja also groot, dat si daer nare – Meer dan in eenen heelen jare – Uut harer cameren noit en quam2 ; » (Klerk (de), 1839-1869 : livre 6, v. 7495-7499).
Edmond de Dynter dans sa chronique – traduite par Jean Wauquelin au xve siècle – conserve cette version du deuil de Jeanne de Brabant, mais réduit le délai à six mois dans sa chambre :
Quelle doleur et quelle plainte et pleurs fist et mena ma très-redoutée dame, dame Jehenne de Luxembourg et de Brabant, quant la mort dolereuse de son très-léal mari et espeux, je croy que à paine langue ne le saroit dire ne penne escripre. Toutesfois, après ce qu’elle eult fait son obsecque sollempnisier, ensy que à luy appartenoit, elle demoura continuellement en sa chambre, de laquelle elle ne yssy que demy an et plus ne fuist passé. Et ensy les habitants et subiés, tant nobles comme petis, de la duchié de Luxembourg portèrent et menèrent ung très-grant doeil, et avoient une très-grant doleur au cœur, pour la mort de leur signeur, et les subgiés et habitans de Brabant ne l’avoient point menre ou plus petit
(Dynter (de), 1854 : livre 6, 608).
De Dynter ajoute l’idée d’un amour des habitants et sujets des territoires pour leur duc. De nouveau, il s’agit d’une forme littéraire qui revient régulièrement au décès des membres de la famille ducale.
Cependant, ces trois chroniques composées à la fin du xive siècle et dans la première moitié du xve siècle ont en commun de nous montrer une duchesse tellement amoureuse qu’elle ne se remet pas de la perte de son mari : elle ne quitte plus sa chambre à cause de cette grande douleur et de ce grand deuil – ce qui pourrait expliquer les citations introductives d’Alexandre Pinchart. Le couple ayant été marié pendant trente ans, et mari et femme ayant traversé ensemble de nombreuses difficultés, notamment l’impossibilité de procréer et les âpres négociations pour leur succession, les guerres multiples et les nombreuses défaites, ou encore les conflits fréquents avec les États de Brabant, une solidarité et une affection entre eux semblent très probables. Toutes ces épreuves les avaient certainement rapprochés, en témoignent leurs fréquents séjours à deux ou encore le soutien politique de Jeanne pour son mari, même quand il est en difficulté face aux États de Brabant, des faits démontrés entre autres par Fritz Quicke et André Uyttebrouck (Quicke, 1934 ; Uyttebrouck, 1975 ; id., 1991). De plus, le duc et la duchesse partageaient une passion – certainement aussi présente chez beaucoup de membres de la haute noblesse – des arts et des jeux – paris, tournois, cartes – qui a pu faciliter leur entente (Chevalier-de Gottal, 1996 ; Fantysová-Matejková, 2013 ; Pinchart, 1855 ; id., 1857 ; id., 1870 ; Uyttebrouck, 1975).
En parallèle de ce mariage, la piété de Jeanne de Brabant est un facteur qui peut entrer en ligne de compte concernant son amour pour son mari. En effet, comme observé précédemment, la religion et les traités éducatifs prônent l’amour au sein du couple. Dans son enfance, ces préceptes – en tant que prescrits sociaux de l’éducation nobiliaire – ont probablement été inculqués à la princesse, pour son premier mariage avec Guillaume II de Hainaut. Par la suite, au regard de son implication dans les institutions religieuses de ses territoires – nombreuses fondations, dons et privilèges fréquents et généreux, pèlerinages récurrents et demandes de messes et prières régulières –, il semble que la duchesse de Brabant ait été fort pieuse. Outre son éducation, sa foi devait donc aussi la pousser à aimer celui qu’elle avait reçu de Dieu en mariage (Boffa, 2013 ; Chevalier-de Gottal, 1996 ; Fantysová-Matejková, 2013 ; Piérard, 1956 ; Uyttebrouck, 1975).
Toutefois, comme nous l’avons dit, il est essentiel de lire les chroniques avec prudence. En effet, la construction du deuil de la duchesse correspond très bien au topos de l’amour de la femme présenté plus haut. En outre, Christine de Pizan prescrit à l’épouse endeuillée de se tenir « retirée, même après le service des obsèques, dans un demi-jour, vêtue de tristes habits de deuil, selon les convenances » (Dulac, 2006 : 607). Ces prescriptions semblent être plus qu’un motif littéraire, puisque Danièle Alexandre-Bidon observe que :
les femmes sont davantage marquées par le deuil que leurs maris : outre le port de vêtements de couleurs neutres, elles ont l’obligation de demeurer enfermées dans leur chambre tendue de noir, quelques jours pour la mort de leurs parents et, à la mort de l’époux, jusqu’à un an pour la reine de France
(Alexandre-Bidon, 2008 : 165-166).
Ce comportement de réclusion étant une obligation, il est tout de même difficile d’y lire un sentiment d’affectio, surtout au regard des faits suivants.
Wenceslas était le second époux de Jeanne de Brabant. Lors de leur union, pendant l’hiver 1351-1352, le comte de Luxembourg n’avait que quinze ans et sa promise trente. Les premières années de ce mariage furent relativement calmes, le couple prenant progressivement une place dans la politique du Brabant, sous la tutelle du duc Jean III. Néanmoins, dès le décès de ce dernier en décembre 1355, la succession du duché engendra une guerre avec le comte de Flandre, Louis de Male – époux de la sœur de Jeanne. Ce conflit a régulièrement et longuement séparé les époux, Jeanne fuyant pour sa sécurité alors que Wenceslas voyageait entre les lieux de combat et des proches chez qui il quêtait de l’argent. Malgré leurs nombreux séjours ensemble, de telles séparations furent fréquentes durant leur mariage, puisque le duc a combattu – notamment pour le Brabant, mais aussi pour le Luxembourg, l’Empire et son frère Charles IV – pendant la plus grande partie de sa vie (Boffa, 2004 ; id., 2013 ; Bragt (van), 1956 ; Fantysová-Matejková, 2013).
Si, au vu de la longévité du mariage, des passions partagées et de la piété de Jeanne, nous pouvons dire que l’affection de la duchesse pour Wenceslas est probablement une réalité, l’ampleur que les chroniqueurs lui donnent est trop exagérée par des topoï pour être totalement crédible. Les six à douze mois de retraits dans sa chambre expliqués par la douleur de la perte de l’être aimé en sont un bon exemple. Si l’Église prescrivait un long moment de retrait de la vie publique, Jeanne l’a peut-être en partie respecté, mais cela témoigne surtout de sa piété et des attentes sociales. De plus, l’âge respectable de la princesse et sa santé peuvent aussi expliquer son besoin de repos par rapport à la vie politique et sociale du duché, à laquelle elle doit tout à coup faire face seule.
À ce stade, s’il est probable que Jeanne de Brabant avait des sentiments pour son second mari, Wenceslas de Luxembourg, il est difficile d’établir leur profondeur. Le croisement de cette étude avec des sources de la pratique – chartes, comptabilité – pourrait toutefois donner crédit ou démonter certaines affirmations des chroniqueurs, mais cette réflexion devra se faire dans une autre recherche. En outre, quant au ressenti du duc envers son épouse, nous n’en avons, aucune trace particulière pour l’instant. Les chroniques n’abordent pas la question. Au contraire, nous avons vu qu’elles mentionnent la peine et le chagrin du peuple au décès de son duc. Qu’en était-il de l’amour du peuple pour la duchesse ?
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Avant de considérer les sources à ce sujet, il est intéressant de relever la position des historiens. En effet, celle-ci est majoritairement négative envers Wenceslas pendant les deux siècles d’existence de la Belgique. Dès lors, les chercheurs en ont déduit que le peuple brabançon accusait son duc d’incompétence. De nombreux historiens confirment cette idée en analysant la Joyeuse Entrée de Brabant comme un acte d’opposition à Wenceslas, en tant qu’étranger, jeune et incapable, favorisant ainsi Jeanne, la princesse naturelle. Dans ces conditions, les chroniqueurs (entre autres : Klerk (de), 1839-1869 : livre 5, v. 7495-7499) décrivent un peuple aimant et soutenant sa duchesse – présentée elle-même au xixe siècle comme incompétente et au xxe siècle, soucieuse de son territoire et de ses sujets, tentant de réparer par ses actions politiques, les erreurs de son mari (Boffa, 2004 ; id., 2013 ; Piérard, 1956 ; Pirenne, 1888-1889 ; Poullet, 1863 ; Uyttebrouck, 1975 ; Wendelen, 1880).
Cette analyse du siècle dernier correspond aux recherches de Lydwine Scordia sur le sujet, puisque cette dernière précise qu’« est seigneur de son pays celui qui est de même naissance que ses sujets, qui a en commun avec eux cette spécificité » (Scordia, 2016 : 6). L’amour du peuple est donc, entre autres, possible par une origine partagée avec son prince naturel, issu du territoire, ce que les chercheurs ont présenté avec la désapprobation du duc par les Brabançons, en opposition de leur approbation pour la duchesse. La princesse naturelle servait ainsi politiquement ses sujets et sa position politique – interne au duché comme internationale – était reflétée dans la reconnaissance que ces derniers lui témoignaient. Or, dans ses recherches, Lydwine Scordia insiste sur l’importance de cet amour pour garantir l’obéissance et le soutien des sujets, une prescription qui correspond à celles de Christine de Pizan. En effet, dans son traité Le livre des trois vertus, cette dernière précisait qu’un bon prince devait susciter de l’amour pour lui-même chez son peuple.
Toutefois, destinant son ouvrage aux femmes, elle insistait davantage sur la façon dont l’épouse doit se comporter auprès de la population pour garantir l’affection de cette dernière pour son seigneur (Dulac, 2006 : 599-601). Autant pour l’harmonie de son couple, pour le bien de ses sujets que par devoir religieux, la princesse tient une place d’intermédiaire suscitant l’amour, car celui-ci :
est un modèle que le roi affirme suivre, celui de l’amour divin, un moteur, un élan qui meut le gouvernement. L’amour est une cause qui entraîne des conséquences, une cause aussi pour les sujets, dont l’amour entraîne des privilèges. L’amour est une réalité, une pratique, un devoir ; un espoir, un vœu, celui d’être aimé du peuple ; […] L’amour enfin est un but, celui d’un gouvernement par l’amour, et non par la terreur.
(Scordia, 2019b : 98-99).
La difficulté d’une telle position, surtout quand l’épouse est une princesse naturelle, consiste à déterminer si ses actions tiennent de cette mission de faire aimer son époux, ont pour but de se faire aimer elle-même, ou sont le résultat de son caractère et de sa générosité, voire d’un peu des trois. En effet, puisque l’amour est « comme l’alpha et l’oméga de la vie politique », si elle veut garder un rôle réel, la femme doit avoir une place sentimentale auprès des sujets tout comme son époux (Scordia, 2019a : 9).
Au-delà des sources narratives qui, une fois de plus, sont les plus loquaces sur le sujet, les sources de la pratique apportent un petit éclairage, bien que superficiel. La comptabilité, les chartes et certaines lettres patentes témoignent effectivement d’une grande générosité de la duchesse de Brabant qui cède à plusieurs reprises des terres et des rentes à diverses institutions religieuses. Elle verse aussi des sommes à des particuliers en don ou cadeau. Avec Wenceslas, Jeanne participe, en tant qu’invitée ou organisatrice, à de multiples fêtes, jeux et tournois, tout en supportant, en tant que mécène, de nombreux artistes. Ces activités recevaient probablement l’approbation de leurs récipiendaires, et devaient transmettre une image favorable du couple ducal auprès de leurs sujets (Chevalier-de Gottal, 1996 ; Pinchart, 1855 ; id., 1884). Toutefois, les fêtes, banquets et tournois sont davantage à attribuer à Wenceslas – plus rarement à son épouse – et présentent donc un couple aimant s’amuser et voulant faire participer leurs sujets, de tous les niveaux, aux festivités.
Cependant, ces activités sont doublement à nuancer. Tout d’abord d’un point de vue géographique, il semble qu’elles se limitent aux lieux de résidence favoris du duc et de la duchesse – surtout Bruxelles et ses environs. Ensuite, les guerres constantes et les dettes immenses – notamment envers les villes – sont des contrepoids forts dans la balance de la popularité des seigneurs au pouvoir. À ce titre, la duchesse n’a surement pas attiré la faveur de ses sujets en imposant un poids fiscal important sur les populations, et encore moins obtenu leur amour (Boffa, 2004 ; id., 2013 ; Dumont, Uyttebrouck, 1979 ; Heymans (éd.), 2014 ; Piérard, 1956 ; Uyttebrouck, 1975). Il convient alors de nuancer ce que l’imaginaire politique véhicule dans les festivités urbaines et palatiales.
Effectivement, les Brabantsche Yeesten – un des rares récits à mentionner la mort de la duchesse – dépeignent un peuple attristé de la perte de sa princesse, une tristesse entre autres due à la longévité de son principat, et de sa vie en général :
Int jaer Ons Heren met droeffenesse – M. CCCC ende sesse, – In december den eersten dach – Sterf vrou Johanne, dat menich mach – In Brabant clagen, groot ende cleine. – Si wort begraven met groten weine – Te Bruesele toten Carmeliten, – Daer men den menegen hoerde criten, – Ende druckelijc mesbaren; – Want alle die omtrent haer waren, – Ende over menegen termijn – Haer dienstliede hadden ghesijn, – Waren van herten seere bedruct; – Want hen nu seere as mesluct; – Averecht was ghekeert haer cansse; – Beide Rutten, Gheerken, Coensch en Hansse – Die riepen Leyder! wach! owi! – Want ander quamen in den bri4
(Jean de Klerk, 1839-1869 : livre 2, v. 11747-11764).
Comme les chroniques sont le fruit d’un mécénat et ont tendance à être très élogieuses envers les morts – surtout si c’est une chronique locale portant sur un prince local –, un tel témoignage doit être considéré de façon très critique. L’auteur met en scène de la douleur et de la tristesse à outrance, et la longévité de Jeanne de Brabant ne peut pas suffire à justifier une démonstration d’affection aussi expansive de la part de ses sujets. L’exagération est donc ici très probable. Cependant, malgré les difficultés financières dans lesquelles la vieille duchesse a laissé ces territoires, la transition du pouvoir se déroule sans difficulté, grâce au gouvernorat d’Antoine de Brabant, commencé deux ans auparavant. Après des décennies de conflits armés, cette période un peu plus calme autour du décès de Jeanne peut avoir apaisé les difficultés passées et créé, dans les mémoires, un souvenir chaleureux et reconnaissant (Boffa, 2004 ; Graffart, Uyttebrouck, 1971 ; Laurent et Quicke, 1933 ; Piérard, 1956 ; Uyttebrouck, 1975).
En outre, ce sentiment devait être renforcé par la générosité mentionnée plus tôt, ainsi que par l’envergure internationale que la princesse avait offerte au Brabant grâce à ses actions politiques, ses négociations de paix et de mariage et la préparation de sa succession auprès des ducs de Bourgogne et comtes de Flandre. Les villes apaisées politiquement, malgré les problèmes financiers, et les sujets perdant une source de largesses et de fêtes étaient donc probablement attristés au début du mois de décembre 1406, quand ils apprirent le décès de la duchesse Jeanne de Brabant après un principat de cinquante ans.
Conclusion
L’amour est un sentiment difficile à saisir, car il est le résultat d’éléments intimes et personnels, difficile à déceler d’un point de vue extérieur. Pourtant, le désir de comprendre et d’observer le ressenti d’autrui est ancré dans les sciences sociales depuis quelques décennies. L’historien a aussi répondu à ce mouvement en étudiant les émotions et sentiments d’antan, et en particulier la place de l’amour dans la société. Cependant, si les sources théoriques permettent assez bien de cerner ce sentiment et son utilisation au Moyen Âge, l’application de celles-ci à un cas pratique est beaucoup plus compliquée.
Les médiévaux avaient déterminé que les bonnes épouses devaient se faire aimer de leur mari, donné par Dieu, et aimer les proches de celui-ci. Toutefois, les réalités politiques et sociales de la vie et des mariages aristocratiques, et particulièrement ceux des princes, ne semblent pas enclins à favoriser cet attachement. Les sources à ce propos présentent majoritairement les attentes sociales, construisant les faits sur base de ces prescriptions. Il est donc difficile de trancher quant à l’importance ou non de l’amour dans une vie, et surtout au sein d’un couple particulier.
De la même manière, les topoï présents dans les chroniques concernant l’amour du prince pour son peuple et réciproquement restreignent fortement l’accès à sa réalité. Les sources prescriptives témoignent de l’importance de l’affectio du seigneur pour assurer le bon gouvernement et de la reconnaissance que le peuple doit démontrer en échange de cette dévotion princière au bien commun. Pour diverses raisons, les chroniques semblent suivre cette représentation en moralisant les attitudes pour correspondre au topos.
Si l’analyse qui précède ne peut ainsi pas statuer quant à la réalité de l’ampleur de l’affectio démontrée dans les textes entre Jeanne de Brabant et Wenceslas de Bohême, elle ouvre déjà l’hypothèse d’un attachement au sein de ce mariage, quel que soit son degré. Au même titre, l’amour du peuple brabançon pour sa duchesse est un concept trop générique pour être universellement affirmé. Les récipiendaires des faveurs de la princesse lui en étaient certainement reconnaissants, alors que ses créanciers ne devaient pas approuver ses largesses. Il serait donc utile d’explorer les impacts de facteurs géographiques – l’affection en fonction des lieux étudiés – et temporels – l’amour en fonction du contexte international ou local, politique, socioéconomique, matrimonial – sur les relations de Jeanne de Brabant pour approfondir leur compréhension, tout en étendant la recherche à d’autres relations de la princesse afin de préciser encore l’importance de l’amour dans sa vie.