Introduction
L’année 1541 est l’année de tous les périls pour Marie d’Autriche, reine douairière de Hongrie et gouvernante générale des Pays-Bas habsbourgeois. La trêve de Nice met fin à la huitième guerre d’Italie (1536-1538) entre le roi de France François Ier et l’empereur Charles Quint, mais leur opposition reste latente. La question épineuse du duché de Milan reste non résolue, les diverses propositions matrimoniales envisagées pour sceller la paix demeurent lettres mortes et les négociations sont abandonnées dès le mois de juin 1540. Les relations s’enveniment le 4 juillet 1541 avec le meurtre des deux ambassadeurs au service de la France : Antonio Rincón et Cesare Fregoso. François Ier accuse Charles Quint sans qu’on n’ait jamais pu prouver son implication. Aidé par son allié Guillaume duc de Clèves, François Ier déclare officiellement la guerre le 12 juillet 1542. L’offensive est menée sur deux fronts simultanés : au Nord aux frontières des Pays-Bas avec une attaque de son fils cadet Charles d’Orléans sur le duché du Luxembourg et, au Sud, vers le Roussillon espagnol, par le dauphin Henri, futur Henri II (Chaunu, Escamilla, 2000 : 373-394 ; Escamilla, 2010 : 87-171).
Dans ce contexte rapidement esquissé d’une guerre larvée, Marie de Hongrie, alors chargée depuis 1531 de veiller à « la bone garde et defense » des Pays-Bas au nom de son frère l’empereur Charles Quint, gouverne non sans inquiétude. Née en 1505 à Bruxelles, l’archiduchesse d’Autriche quitte les Pays-Bas dès l’âge de ses huit ans pour satisfaire aux projets matrimoniaux de son grand-père l’empereur Maximilien Ier. Promise au fils du roi de Hongrie et de Bohême, le futur Louis II Jagellon, Marie vit à Vienne et à Innsbruck avant de rejoindre les royaumes de son époux où elle devient reine consort en 1522. À la mort de ce dernier en 1526, Marie de Hongrie est régente de ses douaires au nom de son frère le roi Ferdinand jusqu’en 1527. À Innsbruck, juste avant la diète d’Augsbourg de 1530, Marie revoit Charles pour la première fois depuis quinze ans. Ayant eu vent de son habilité politique dans les affaires hongroises, l’empereur fraichement couronné convient de mettre sa sœur au gouvernement des Pays-Bas lorsque survient le décès de leur tante Marguerite d’Autriche le 30 novembre 1530. Alors âgée de vingt-six ans, Marie de Hongrie, restée veuve par choix, signe son retour dans les dix-sept provinces (Gorter-van Royen, 1995 ; Docquier, Federinov, 2009 ; Garcia Pérez, 2020 ; Hoyois, 2021 : 346). Au départ de Charles Quint en janvier 1532 se développe une intense correspondance entre eux qui ne s’achèvera qu’à la mort de l’empereur en 1558.
C’est principalement à partir de cette relation épistolaire où la distinction entre le « public » et le « privé » perd de sa démarcation évidente quand les correspondant(e)s sont à la fois unis par les liens politiques et adelphiques que nous nous proposons d’étudier l’expression d’une émotion spécifique : la peur formulée par Marie de Hongrie au cours de l’année 15411. En effet, les termes qui traduisent les agissements de la gouvernante renvoient – sans que cela soit systématique – à ce champ lexical : « crainctes », « anxiété », « perplexité », « difficultés », « doubte », et « obvier ». Cette émotion peut être définie a minima comme étant un « état affectif plus ou moins durable, pouvant débuter par un choc émotif, fait d’appréhension (pouvant aller jusqu’à l'angoisse) et de trouble (pouvant se manifester physiquement), qui accompagne la prise de conscience ou la représentation d’une menace ou d’un danger réel ou imaginaire » (TLFi, 1994, s. v. « Peur »).
À cet égard, les questionnements ouverts par l’histoire des émotions concèdent une voie d’entrée prudente mais nécessaire pour analyser la mise en discours épistolaire des actions et affects de la reine douairière de Hongrie. Le choix méthodologique est celui de mener une « approche pragmatique des émotions » (Scheer, 2012 : 193-220), c’est‑à‑dire de tenter de saisir l’expression des affects de Marie de Hongrie comme « des pratiques ou des manières d’agir dans et sur le monde, voire sur ce qu’elles font » (Nagy, Biron-Ouellet, 2022), afin d’évaluer leur agentivité politique. Pour cela, il s’agit dans un premier temps de saisir la mesure de la peur exprimée par la gouvernante durant l’année 1541. Ensuite, il convient d’analyser cette émotion comme le reflet d’une réaction politique. Enfin, sa crainte pour l’intégrité des Pays-Bas est évaluée dans ses ressorts narratifs et argumentatifs propres à l’écriture épistolaire.
Aux sources de l’inquiétude2
« Des pratiques françoises » en terre d’Empire et des soutiens diplomatiques mal assurés
Si l’ennemi principal est tout désigné en 1541, l’une des causes majeures de l’insécurité repose pour Marie de Hongrie sur l’instabilité des frontières et les ruses du roi de France. Les Français sont des adversaires « fins, caustuleux et nose dire malicieux » (MdH à ChQ, le 17/12/1532, Lanz : 28) capables des pires « pratiques » pour altérer la paix de la chrétienté promue par l’empereur. Redoutables parce que roublards, leurs agissements sont le fait de dissimulation, de rumeurs et de trahison pour lesquels la gouvernante des Pays-Bas n’a que méfiance. À ce titre, en janvier 1541, Nicolas Perrenot de Granvelle, garde des sceaux et premier conseiller de Charles Quint, relate à la régente que les Français, aidés par les dissensions confessionnelles au sein du Saint-Empire romain germanique, manigancent des alliances avec les princes protestants pour former une ligue défensive contre l’empereur3 : « Et tiens pour certain, qu’ilz practiqueront tout ce qu’ilz pourront pour destourber tous les desseings de sa Mté » (NPG à MdH, le 28/01/1541, Luttenberger : 2102).
L’« amitié protestante » la plus inquiétante pour Marie de Hongrie est alors l’alliance de François Ier avec Guillaume de Clèves, célébrée par son mariage avec Jeanne d’Albret de Navarre en juillet 1540 (par la suite annulé), les possessions du duc étant frontalières avec la partie Nord et Est des Pays-Bas. En effet, le duc de Clèves avait été nommé par les États de Gueldre en 1538 duc de Gueldre. Le duché, niché au cœur des provinces septentrionales, représente une menace géopolitique d’autant plus réelle que le précédent duc, Charles d’Egmont était, avec le soutien de la France, entré en guerre à plusieurs reprises contre les Habsbourg et leur volonté d’annexion (Heidrich, 1896 : 1-9). Marie de Hongrie est informée le 13 avril 1541 que des piétons à la solde du roi de France sont stationnés en Gueldre. Dès ce moment, la mobilisation conjointe et croissante de ces deux voisins se confirme inexorablement à ses yeux sans qu’elle ne sache encore précisément cerner l’ampleur du recrutement et les projets d’invasion : « Qui me donne suspicion que, soubz couleur dudict passaige, y pourroit advenir quelque surprinse et inconvénient » (MdH à CdB, le 08/07/1541, Marneffe : 129) ou encore le 28 novembre 1541 :
des continuelles praticques que les Françoys meynent du coustel de Clèves, Juliers et au quartier à l’environ, eulx asseurans de tous cappitaines qui peullent recouvrer […]. [Si bien qu’ils] pourroyent par un jour faire un tel effort contre voz pays, que le tout seroit en bransle, et n’y sauroye remédier par faulte de puissance
(MdH à ChQ, le 28/11/1541, Marneffe : 149-154).
Le danger est tel que la gouvernante déclare « craindre que sera leste prochain il ne veult faire la guerre » (MdH à ChQ, le 15/10/1541 HHStA, PA 31/4, f° 195-200).
Outre le duc de Clèves de connivence avec le roi de France, Marie de Hongrie craint également que d’autres États du Saint-Empire qui jalonnent sa frontière orientale ne tombent sous l’influence du roi de France à l’instar de l’archevêché de Cologne, de la principauté épiscopale de Liège et du duché de Lorraine. La principauté de Liège, alors une enclave dans les Pays-Bas, est alliée aux Habsbourg. Pourtant, Marie de Hongrie souligne qu’elle est particulièrement soumise aux « malvaix garnimens mal contens, qui presteroyent bientôt l’oreille à quelque indeue practique » (Philippe Nigri à Louis de Schoor, le 09/03/1541, Marneffe : 119). Le danger paraît d’autant plus présent que le prince évêque Corneille de Berghes fait preuve, selon la reine douairière de Hongrie, de négligence pour éviter les conspirations françaises qui visent à mettre la ville en « esmotion » et à favoriser un candidat de la cause Valois à la succession de la principauté (Halkin, 1936 : 29-70). Un autre exemple indicatif de l’instabilité et de la porosité des frontières est la ville fortifiée de Stenay qui devient française en décembre 1541 alors même qu’elle est une possession du duc Antoine de Lorraine. En raison de son importance stratégique pour les Pays-Bas, la situation est alarmante car : « par la reddicion qua fait Mons de Lorayne de Estanay ils esperent dy faire grande bresche et avoir leur passaige de Cleves vers France et nous rompre le passage des Allemands » (MdH à ChQ, le 27/11/1541, HHStA, PA30/4, fo 88-89) et « seront vos Pays Bas de tous coustelz environnez dennemys et desjoinctz de la Germanye » (MdH à ChQ, le 27/12/1541, HHStA, PA31/4, f°209-213).
En dehors de ses frontières directes, Marie de Hongrie s’inquiète de la nature incertaine de ses liens diplomatiques avec d’autres puissances européennes dont le royaume de Danemark, d’Angleterre et la papauté. D’un côté, Christian III, roi de Danemark, de Norvège et duc de Holstein reste évasif quant aux demandes de prolongation de la trêve avec les Habsbourg qui prend fin en octobre 1541. En revanche, il laisse courir le bruit de ses intentions bellicistes envers la Hollande, la Zélande ou la Frise et de ses intérêts communs avec la France. D’un autre côté, Henri VIII, le roi d’Angleterre, se laisse, comme à son habitude, désirer par les deux camps et ne promet rien de concret en 1541. Le pape Paul III, quant à lui, cherche à tout prix à maintenir sa neutralité et à combattre « l’hérésie protestante ». À cet égard, gêné par les concessions confessionnelles des Habsbourg, il freine sa participation à l’aide contre les Turcs et reste réticent quant aux demandes de conciles de l’empereur. Dès lors, la fragilité des liens diplomatiques causée, d’une part, par des agendas et des ambitions politico-religieuses différentes voire contradictoires et, d’autre part, par des intrigues françaises tentaculaires exacerbent le sentiment d’isolement de la gouvernante des Pays-Bas.
Un croisé à la dérive
Pourtant conscient de la situation – Charles Quint écrivit dès le mois de juillet 1541 de « prendre garde aux places frontières de par-delà » (ChQ à MdH, le 16/07/1541, Escamilla, 2010 : 127) – l’empereur décide néanmoins de partir le 18 octobre 1541 pour Alger afin de lutter contre Soliman Ier (Nordman, 2011). Le 16 août 1541, Marie de Hongrie manifeste sa réticence devant le projet de croisade de l’empereur :
touchant sa serche que la deliberacion de VM de son voyage de Alger ma rendue fort perplexe tant pour le hasart de sa personne de quoy depent tout le bien de la Chretiente… que je creins vre absense estant les affaires comme ellles sont poroit donner occasoin a beaucoup dentreprendre ce quils diferent aultrement
(MdH à ChQ, le 16/08/1541, HHStA, PAS 30/4, fo 45).
Pour celle qui appelle son frère « après Dieu, mon tout en ce monde » (MdH à ChQ, août 1555, Weiss : 469) et qui « par experience ay connu les forses du Turc » (MdH à ChQ, le 10/08/1538, Lanz : 289) lorsqu’elle était reine, puis régente de Hongrie, la perspective affreuse de la capture ou pire du décès de l’empereur prend une tournure d’autant plus angoissante qu’elle s’ancre dans des liens familiaux forts et dans un vécu mouvementé. En effet, Marie de Hongrie avait perdu son époux Louis II Jagellon sur le champ de bataille de Mohács en 1526. Outre la tristesse du deuil, elle dut immédiatement fuir Buda où résidait sa cour en laissant derrière elle un royaume gagné par l’armée ottomane et divisé par la mort de son roi. Cet épisode douloureux couplé à l’histoire récente familiale – la mort de son arrière-grand-père Charles le Téméraire à Nancy en 1477 – renforçait probablement ses appréhensions quant aux risques de la présence du prince sur le théâtre direct des opérations militaires, qui plus est lorsqu’elles sont lointaines et en mer.
Dès lors, à supposer que l’empereur ne meurt pas, la crainte de la régente repose sur les complications qu’engendre son départ : une occasion pour l’ennemi de frapper un grand coup et un ralentissement considérable des échanges épistolaires :
Depuis les lettres qu’il a pleu à vostre Mejesté m’escripre dois le port de l’Espece, du 16 septembre et ausquelles ay faict response par les miesnes du 15 octobre, je n’ay eu nouvelles de vostre Majesté, si non que présentement ay reçeu vos lettres du 16 octobre
(MdH à ChQ, le 28/11/1541, Marneffe : 149-150).
L’anxiété de Marie de Hongrie grandit à mesure que l’interruption des lettres de l’empereur se fait régulière. La gouvernante présage même le pire le 15 décembre 1541 où sujette aux rumeurs malveillantes du roi de France et aux nouvelles d’une tempête sur la côte des Barbaresques, elle craint la mort de l’empereur :
que par torment de mer seroit advenue aux gailleres et naves… en grande anxiete et extreme perplexite que je nay… certitude ou VM puist estre et tant que je nauray lre dicelle et que soyez arrive en Espagne je nauray nul repos mais ayant icelles je mettray en obly la douleur que jay de ceste adverse fortune
(MdH à ChQ, le 15/12/1541, HHStA, PA30/4, fo 74-80).
L’absence de réponse – autrement dit, la rupture du lien épistolaire – pousse la régente à manifester son affection par le témoignage des perturbations physiques et psychiques (fatigues et douleurs) provoquées par l’incertitude de la situation. Déracinée des Pays-Bas dès l’enfance, retournée étrangère, veuve et sans enfant, la correspondance qu’elle entretient avec son frère est son seul visage familier à distance. La peur exprimée par la régente nous semble alors être véridique car représentative de l’évolution des liens affectifs entre Charles et Marie en 1541. Dix années d’étroite collaboration marquée par les épreuves politiques ont fortifié leur relation4. Si cette dernière n’est pas à l’abri de tensions, l’affection a priori sincère qu’ils semblent s’accorder dans leur correspondance s’explique par les éléments principaux suivants : l’acte autographe même, des déclarations régulières d’amitié et de solidarité « car je congnois bien l'amour et grande afection que vme portés » (ChQ à MdH, le 10/09/1538, AGR, Aud. 50, fo 94), une attention conjointe portée à leur santé fragile, des encouragements mutuels, des échanges réciproques de cadeaux et le partage de la chasse comme passion commune (Hoyois, 2014 : 161-180 ; Gorter-van Royen, Hoyois, 2009 : 12 ; Rodriguez Salgado, 1999 : 87-111)5. Par conséquent, la peur exprimée par la gouvernante lors de l’expédition d’Alger n’est pas uniquement une « peur politique » mais bel et bien aussi une « peur intime » portée par la projection imaginée de la perte d’un être cher.
L’attente et la responsabilité comme angoisse
Outre les périls chevaleresques de Charles Quint, l’inquiétude de Marie de Hongrie lui vient également de son pouvoir même, c’est-à-dire de la marge de manœuvre que lui octroie son frère dans les Pays-Bas. De fait, la particularité du rôle de Marie de Hongrie est de disposer de larges prérogatives en tant que lieutenante de l’empereur tout en gardant un rôle subordonné de soutien et de conseillère de son frère en tant que sœur et sujette. Par conséquent, même si la reine-douairière dispose d’une large autonomie et d’une solide expérience politico-militaire en Hongrie et dans les Pays-Bas en 15416, la gouvernante ne se pense pas pour autant comme une cheffe de guerre indépendante. Elle rend compte de ses hésitations et cherche à recevoir les instructions de son frère et de ses conseillers auxquels elle reconnaît une certaine expertise sur ces questions : « suppliant a Icelle apres avoir ouy le rapport desd instructions si le Roy de France persiste de faire effectuer led transport comment je me auray a conduire si je debvray tout passer par dissimulation ou aultrement y remedier » (MdH à ChQ, le 15/12/1541, HHStA, PA30/4, fo 74-80), et « il vous plaira y bien penser et madvertir comment je me auray a conduyre » (MdH à ChQ, le 27/12/1541, HHStA, PA31/4, fo 209-213).
Or, le délai de l’information avec un empereur itinérant, même lorsqu’il n’est pas en Méditerranée, complique considérablement la prise de décision si bien que Marie de Hongrie doit régulièrement agir en l’absence de directives. « Et combien que, considéré la distance du lieu où vous estes, je cognois la difficulté de y pouvoir remédier » (MdH à ChQ, le 28/11/1541, Marneffe : 149-150). Si l’attente peut conférer à l’angoisse, c’est aussi en raison de ces contraintes spatio-temporelles que la gouvernante bénéficie d’une plus grande liberté d’action :
de ce comme vous en sembleray et en ferez sans pour ce retarder ne differer lemprinse et excution dicelle de laquelle je me remectz entierement a vous pour autant que dicy estant si long je ny puis pourvenir
(ChQ à MdH, le 13/05/1541, HHstA, PA31/4v, f°184).
Seule aux commandes, Marie de Hongrie fait donc l’expérience de son pouvoir personnel comme en témoigne l’usage régulier du pronom « je » dans sa correspondance. Face à l’enjeu des mesures à prendre, la prise de décision – même pour une régente déjà expérimentée et douée – est alors une lourde tâche qui ne va pas sans son lot d’angoisses et de doutes. Cette idée que l’inquiétude fait partie de l’expérience de la condition royale est d’ailleurs systématiquement évoquée dans les miroirs des princes dès le xiiie siècle. Le thème connaît une nouvelle fortune aux xv-xvie siècles avec celui de la misère des Grands qui rend « hommage à l’activité du prince, activité inquiète au service du bien public, faite du travail et de soucis sans trêve » (Florence Buttay-Jutier, 2008 : 316). Charles en parle exactement en ces termes à Marie en 1538 :
par ce que travaillés et avés fayt en la deffence et resistence quy s'est fayt par les Pays de pardelà, et que sy se n'est esté votre payne, travail et labeur, les choses ne eussent prins sy bonne issue, dont je vous mercie ey say le gré que je doys
(ChQ à MdH, le 10/09/1538, AGR, Aud. 50, f°94-95).
L’inquiétude que formule Marie de Hongrie « n’y sauroye remédier par faulte de puissance (MdH à ChQ, le 28/11/1541, Marneffe : 149-154) » – n’est donc pas la même que celle du soldat qui craint pour sa vie sur le champ de bataille puisque la gouvernante, en raison de son genre, est dépourvue du droit de combattre. Son anxiété est d’une autre nature. Elle lui vient de l’expérience de sa responsabilité princière et de son devoir de coordonner la défense des Pays-Bas. Néanmoins, loin de fuir ses devoirs et de céder à la panique, la conscience du danger à venir pousse Marie de Hongrie à agir.
« Pour obvier toutes surprinses », quand la peur sert au gouvernement prudent
Une souveraine prudente
Au xvie siècle, la peur est considérée davantage comme une « passion » que comme un « vice », c’est-à-dire qu’elle consiste en une perturbation de l’âme et du corps qu’il s’agit de contrôler. L’enjeu pour la noblesse combattante qui la pense et l’expérimente est donc moins de nier la crainte que d’en maîtriser ses excès pour éviter ses effets indésirables et ainsi s’en acquitter avec honorabilité. Il existe par conséquent une « mauvaise peur » et « une bonne peur ». La première altère le jugement et entraîne les hommes à prendre soit la fuite (la couardise) soit des risques inconsidérés (la témérité). Elle conduit dans les deux cas à la défaite devant l’ennemi. La seconde au contraire permet au « bon capitaine » de mener des actes raisonnés fondés sur un discernement éclairé des dangers existants et à venir pour commander avec lucidité et promptitude (Cardini, 1982 : 384-387 ; Deruelle, 2018 : 143-161). La « bonne peur » s’apparente alors à la vertu de prudence. Cette dernière est promue au premier rang des quatre vertus cardinales (le courage, la tempérance et la justice) nécessaires au bon gouvernement du prince. Théorisée par Aristote dans l’Ethique à Nicomaque comme une sagesse pratique du gouvernant, reprise ensuite par la tradition médiévale et par la première modernité, elle désigne globalement la prévoyance, soit la capacité à prendre les bonnes décisions au bon moment grâce à l’expérience, aux conseils avisés et à l’analyse de la situation afin de parer aux revers de la mauvaise fortune (Édouard, 2014 : 153-158).
L’activité de la gouvernante des Pays-Bas peut se comprendre au regard de cette vertu. Marie de Hongrie est alors décrite comme une « très sage et vertueuse reyne » qui, d’après les mots de l’empereur, avait déjà en 1538 « très prudentement fait pour éviter les troubles qui en eussent peu venir » (ChQ à MdH, le 20/05/1538, Marneffe : 40). Une médaille datée de 1552, conservée au Rijksmuseum7, lui accorde également cette vertu pratique. La médaille représente sur l’avers une allégorie de la victoire avec le nom de la régente et sur le revers une grue debout avec une pierre dans l’une de ses deux pattes. Une légende en latin accompagne la représentation : Vigilate, soit « avec vigilance ». La signification de la grue donnée par les sources antiques est celle de la sentinelle qui, pour éviter tout danger pendant la nuit, veille sur ses congénères en tenant dans une de ses pattes un petit caillou. Lorsque celui-ci tombe, le bruit de sa chute empêche la grue de s’endormir et lui permet de rester vigilante (Andenmatten, 2017 : 162 ; Pastoureau, 2019 : 161-162). La grue symbolise alors la vertu de prudence et met en valeur l’attention constante que Marie de Hongrie porte à la défense des Pays-Bas. Cette habilité lui est d’ailleurs explicitement reconnue aux lendemains de sa démission le 25 octobre 1555. Philippe de Nigri, un de ses conseillers, dit qu’elle était « la plus diligente et myeulx cognoissant les affaires de par dechà, que nul autre, et sur laquelle avyons grand espoir en noz tribulations de guerre » (Gachard, 1841 : 191). Dès lors, devant sa crainte d’une invasion franco-clévoise imminente en 1541, la reine-douairière organise la défense des Pays-Bas « en bonne et prudente capitaine ».
Organiser la défense des Pays-Bas et éviter la guerre
Pour parer toutes déconvenues, Marie de Hongrie s’appuie sur un réseau de renseignements et d’espionnage afin de découvrir les plans adverses et d’en évaluer correctement la menace. Dans sa correspondance avec son frère, elle fait régulièrement mention de « personaige » et de commissaires qui l’alarment sur les pratiques ennemies :
que suis este avertie de bon lieu dont ne mose fyer a la plume de le nommer que dois bien estre sur ma garde car lon pense de bon coustel avoir intelligence en ce quartier et mesmes que dois bien avoir loeil sur Liege et Luxembourg
(MdH à ChQ, le 27/11/1541, HHStA, PA30/4, fo 88-89).
Une fois l’information centralisée et analysée, la régente s’attèle ensuite à prévenir l’empereur et les principaux intéressés pour éviter qu’ils soient pris au dépourvu comme ici avec le prince évêque de Liège « Je vous prye de estre sur vostre garde et de faire faire bon guet partout » (MdH à CdB, le 27/11/1541, Marneffe : 149). La conduite de la guerre est en ce sens une entreprise éminemment collective et Marie de Hongrie, consciente de la nécessité de la transmission d’informations comme garante d’efficacité, promet à son frère de l’informer à la moindre nouvelle ou suspicion de guerre « Et de tout ce que je pouray entendre ou suspicioner VM en sera advertie avecq les circonstances requises per bonne specificacion de tout ce quil poura ou voudra emprendre de fair » (MdH à ChQ, le 07/05/1541, HHStA, PA 31/2, fo 32).
Cependant, face à l’urgence de la situation et vu le délai de réponses, Marie de Hongrie n’attend pas toujours, elle anticipe et mobilise les troupes :
Pour à quoy obvier, j’ay fait assembler les bendes des ordonnances de l’Empereur, mon seigneur et frère, et icelles départir sur les frontières des pays de Luxembourg, Haynnau et Namur, tant pour entendre à la garde des villes et fors d’iceulx pays, que aussi pour assister ceulx de vostredict pays [la principauté de Liège], si besoing feust
(MdH à CdB, le 08/07/1541, Marneffe : 129)
Outre la levée d’hommes de guerre, la gouvernante veille aussi à l’entretien des frontières comme en septembre 1541 où elle inspecte personnellement les fortifications du comté d’Artois et commissionne Philippe de Croÿ, comte d’Aarschot, pour le Hainaut. De front avec cette mobilisation, Marie de Hongrie cherche également à s’assurer des alliances diplomatiques afin de rompre son isolement. À cet égard, ses bonnes relations avec le landgrave Philippe de Hesse lui permettent d’être informée régulièrement des intrigues françaises dans l’Empire. Pour éviter la guerre et trouver des soutiens, elle envoie également ses ambassadeurs retarder le conflit en Clèves et négocier la prolongation de la trêve au Danemark tandis qu’elle initie de son propre chef des négociations d’alliances offensives avec Henri VIII.
Décider et conseiller prudemment dans l’incertitude
Les enjeux et le caractère intrinsèquement incertain de la guerre rendent la prise de décision complexe. Face aux rumeurs et dissimulations habiles du roi de France, il convient de faire le tri, de décider sur base de « verisimilitudes », soit sur des approximations de vérités à défaut de connaître exactement les réactions sans cesse changeantes de l’ennemi. L’action nécessite donc d’intenses précautions dans ce contexte explosif. Par exemple, en novembre 1541, il s’agit pour la gouvernante de mobiliser des hommes tout en essayant de dissimuler cette activité afin de ne pas donner prétexte au roi de France de déclarer la guerre : « Je avoye escript sur les frontières d'estre sur leur garde, sans faire démonstration quelconque de mauvais tamps » (MdH à ChQ, le 03/08/1541, Marneffe : 131-132). Les effets de telles ou telles décisions sont alors difficiles à déterminer et Marie de Hongrie délibère sur la conduite des opérations militaires à adopter :
car aulcuns font difficulté de s’apprester doubtant donner occasion à noz voisins de se mouvoir, d’aultres sont d'opinion que en se apprestant l’on leur oste la voulunté de mal faire et que l’une espie retient l’autre en la garnison
(MdH à NPG, le 06/11/1541, Baelde, 1965 : 141).
Si Marie de Hongrie consulte avant de délibérer, elle fait également œuvre de bonne conseillère en mobilisant son expérience pour infléchir les décisions de son frère. Par exemple, pour le voyage de l’empereur vers Alger, la régente fait valoir son expérience en Hongrie, contre les Turcs. Son souvenir est certes une source d’appréhensions mais il l’incite aussi à demander à son frère d’être plus prudent et de reporter l’expédition. Sa clairvoyance sur la situation dans les Pays-Bas et sa connaissance du rythme saisonnier de la guerre la poussent également à préférer cette option « affin que ce voiage fut rompu lequel pour la saison et aultrement je trouve tres asardeux » (MdH à ChQ, le 14/10/1541, HHStA, PA 30/4, fo 3). De plus, en avertissant inlassablement de la perplexité dans laquelle elle se trouve en 1541, Marie de Hongrie cherche également à ce que l’empereur priorise le traitement des « affaires de pardechà » (idem).
Ses avertissements-conseils sur la situation actuelle des Pays-Bas et les mesures préventives qu’elle prend à cet égard se comprennent alors comme les ressorts pratiques de sa prudence politique. Consciente du danger qui rode aux frontières, ces actions – prévenir et agir – sont toujours portées vers l’avenir pour parer à un mal à venir, comme en témoigne l’usage fréquent du futur et du conditionnel dans sa correspondance « fauldray de prendre bon soing et pourveoir a tout ce que me sera possible » (MdH à ChQ, le 15/10/1541, HHStA, PA 31/4, fo 195-200). En réalité, plus qu’un simple moyen d’information ou un compte-rendu rétrospectif et prospectif de ses actions, les lettres de Marie de Hongrie ont pour but de convertir l’empereur à sa réalité. Autrement dit, la reine-douairière de Hongrie doit user de stratégies discursives pour convaincre Charles Quint de la légitimité de ses craintes afin qu’il l’écoute et réagisse.
Implorer courageusement l’empereur : performer la peur
Le conseil quand il s’adresse à « plus haut que soi » est « un acte de sujétion » (Charageat, 2010 : 15) qui nécessite de la part du conseiller qui l’émet de jouer subtilement sur la mise en scène de soi et de ses affects pour rendre l’avis recevable (Ducos, 2010 : 21-32). Ces précautions rhétoriques sont socialement construites et renvoient pour le cas de Marie de Hongrie à la combinaison de deux ethos8 : la figure du conseiller qui dit vrai et de l’humble veuve dévouée9 qui demande de l’aide. Pour s’assurer que ses craintes deviennent aussi celles de son frère, la réussite de l’échange repose sur la mise en partage d’une même communauté émotionnelle (Rosenwein, 2006), c’est‑à‑dire « un groupe de personnes animé par des intérêts, des valeurs, des styles et des évaluations émotionnelles communes ou similaires » (Deluermoz, Fureix, Mazurel et Oualdi, 2013 : 170). Pour le couple politique frère-sœur que sont Charles et Marie depuis dix années, il s’agit de mettre en relation des valeurs tel le service, la sincérité, l’honneur, le courage qui sont le reflet de leur appartenance à la même communauté nobiliaire et dynastique (Broomhall, Van Gent, 2009 : 143-165).
La peur sincère d’une conseillère avisée
Dès le mois d’août 1541, l’aide de l’empereur s’impose aux yeux de la gouvernante comme étant le seul remède efficace aux maux qui touchent les Pays-Bas. Toutefois, l’empereur, sans être totalement sourd aux avertissements de sa sœur, reste pour le moins malentendant face à ses inquiétudes. Convaincu que son expédition contre les Turcs empêchera François Ier de rentrer en guerre contre les Habsbourg au risque d’être explicitement désavoué devant toute la Chrétienté, Charles Quint minimise dans ses lettres la portée des risques formulés par Marie de Hongrie. Toutefois, la régente n’en démord pas. Elle cherche à le persuader que l’imminence du danger n’est pas le fruit d’une imagination déréglée, soit d’une « mauvaise peur ». Pour cela, la reine-douairière de Hongrie prend soin de démontrer que sa peur est légitime dans la mesure où ses prédictions ont toutes leurs chances de se réaliser :
A ceste cause je supplie VM vouloir considerer que si leffort desd Francois tombe du coustel Pardeca comme lapparence est grande quil seroit impossible de deffendre voz pays sans vre assistence et madvertir quelle assistence jen debvray actendre
(MdH à ChQ, le 27/12/1541, HHStA, PA31/4, fo 209-213).
L’intérêt pour Marie de Hongrie est donc de mettre en avant son franc-parler pour convaincre l’empereur de se mobiliser. La littérature politique contemporaine est d’ailleurs unanime sur l’obligation qu’a le conseiller de se détourner de la flatterie pour parler franchement à son prince (Fedele, 2021 : 183-229). Dire la vérité repose alors sur un contrat de confiance mutuelle entre le prince et le sujet que la gouvernante cherche à exposer. Sa franchise est l’expression de son dévouement quitte à contrarier l’empereur, en même temps qu’elle est la preuve tangible d’une amitié sincère entre un frère et une sœur : « il me desplait, Monseigneur qu'il fault que je chante toujours une bien facheuse note mais ce que j'en fais est pour rendre conte à votre Majesté à la verité en quel terme nous sommes » (MdH à ChQ, le 04/1538, AGR, Aud. 50, fo 64-67). Un impératif moral (amical et politique) qu’elle accentue en s’excusant de devoir jouer « l’oiseau de mauvais présage » (ibid.). De plus, la gouvernante met également en jeu sa foi comme gage de sa sincérité envers l’empereur « Et vous suplie de croire monseigneur, que ce que en dis n’est pas feintise, més sur ma foy est la vreye verité » (MdH à ChQ, le 31/05/1533, Gorter-van Royen, Hoyois, 2018 : 194-198). Par conséquent, si Marie de Hongrie alerte son frère sur la guerre à venir et ses effets, ce n’est pas de gaieté de cœur. C’est qu’il en va, en réalité, de la survie des Pays-Bas et de leur amitié.
Supplier et prier pour mieux régner ?
La sollicitation de l’empereur ne va donc pas sans certains aménagements. Outre l’expression de sa sincérité et donc de son affection, Marie de Hongrie joue également la carte de la soumission pour susciter l’empathie chez l’empereur et donc in fine la reconnaissance de ses inquiétudes. Plus qu’une simple convention épistolaire, l’emploi régulier du terme « supplier » est en ce sens indicateur puisqu’il introduit de fait une situation de dépendance dans laquelle Marie de Hongrie remet la solution aux problèmes à la décision de l’empereur. « Suppliant vostre Majesté qu'il lui plaise avoir bon regart à l'estat des affaires de pardechà et ce que se devra faire » (MdH à ChQ, le 03/08/1541, Marneffe : 131-132). De plus, les supplications mettent en évidence le rapport hiérarchique de genre entre le frère et la sœur. Charles Quint est le pater familias des Habsbourg et, en ce sens, Marie de Hongrie lui doit obéissance en tant que sujette (son pouvoir lui est délégué) et sœur (en l’absence du défunt-époux, l’obéissance revient à la plus haute autorité familiale). Toutefois, par le rappel de sa condition subalterne, la gouvernante fait de l’empereur son obligé en l’alertant sur ses propres devoirs familiaux et princiers : l’assistance à sa sœur et la protection de ses sujets de par-deçà.
À ce titre, les appréhensions qu’elle formule à l’égard de l’expédition d’Alger sont encore emblématiques :
Sinon Mons. Que je supliray le Createur de bien bon ceur vous donner bon et prosper parvoiage et victorieulx retour Jusques auquel ne vinray a mon aisse […] si veuge esperer que ntr Seigneur aidra VM selon la bonne intencion pourquoy Icelle le fait et icy en suplie derechief/ Je demoure cependant icy en bien grande perplexite
(MdH à ChQ, le 14/10/1541, HHStA, PA 30/4, fo 3).
Malgré ses réticences, Marie de Hongrie – conformément au système affectif qui la lie à son frère – accorde son soutien à son frère par l’entremise de ses prières « je neusse cesser de pryer » (MdH à ChQ, le 15/10/1541, HHStA, PA 31/4, fo 195-200). Si elle remet d’abord le destin de l’empereur dans les mains de Dieu, elle semble ensuite mettre le sien dans celles de Charles Quint qui est pourtant en mesure de cerner l’ampleur de ses inquiétudes en raison des lettres qu’elle lui envoie. Ainsi, Marie de Hongrie suggère que l’origine de ses craintes vient en partie de l’obstination de l’empereur à partir contre les Turcs et que, faute d’assistance de sa part, elle remet le cours des choses au bon vouloir de la Providence « je mettray en obly la douleur que jay de ceste adverse fortune esperant Dieu le Createur qui seul donne les victoires » (MdH à ChQ, le 15/12/1541, HHStA, PA30/4, fo 74-80). En procédant de la sorte, Marie rappelle à Charles qu’après avoir perdu son seul époux, elle ne veut pas le perdre lui, à qui elle dédie sa vie et l’ensemble de ses prières en tant qu’incarnation exemplaire de la « bonne veuve chrétienne10 » qu’elle est.
Dès lors, par la mise en récit dramatisante de son dénuement affectif et politique (ressenti et instrumentalisé), la gouvernante entend travailler sur la conscience de son frère en faisant ressurgir ses manquements chevaleresques dont le service des dames et des faibles fait partie intégrante. Sans qu’il en soit fait explicitement mention ici, il est toutefois possible que le discours médical genré qui déclare que les « individus les plus craintifs sont naturellement ceux qui ont un tempérament froid ou un tempérament humide », soit d’une part les enfants et les femmes « température froide & humide » et d’autre part les vieillards « froids & secs » (Bernard, 2010 : 55) alimente la position de vulnérabilité de la régente et favorise une réaction de l’empereur.
Les stéréotypes de genre sont davantage visibles dans les proclamations d’humilité de la reine-douairière de Hongrie. Si la modestie est l’apanage du conseiller qu’il soit homme ou femme, il n’en reste pas moins que la modestie féminine s’inscrit dans un contexte culturel spécifique (misogyne et phallocrate) qui oblige les femmes à en faire usage. Par conséquent, bien que Charles Quint ait entièrement confiance dans les qualités de sa sœur, celle-ci prétexte régulièrement son incompétence « toute féminine » lorsqu’elle formule une critique. C’est le cas en août 1538 où Marie de Hongrie exprime déjà son refus face au départ de Charles Quint en Méditerranée :
le desir que j’ay à votre bien et honneur m’a contreint ancores que se nest de mon gybier et ay le savoir ancores plus petit, comme celle quy par experience ay connu les forses du Turc et en ay ouy parler à seulx quy en ont la connoissance de me en hardyr de faire un brief recueil cy-joint
(MdH à ChQ, le 10/08/1538, AGR, Aud. 50, fo 94-95).
Dans cet extrait, la gouvernante mobilise quatre référents constitutifs de sa relation affective avec Charles : son veuvage, son service, sa passion pour la chasse (par la métaphore du gibier) et son courage. En effet, c’est uniquement en raison de l’affection qu’elle porte à l’empereur et à son honneur que Marie s’autorise à parler. Elle dépasse ainsi la peur prétendument inhérente à son sexe pour trouver le courage nécessaire à la déclaration de son avis. La régente procède de la même façon le 29 décembre 1541 lorsqu’elle formule ses conseils politiques à l’empereur par l’entremise de Nicolas Perrenot de Granvelle :
Et combien que je ne me vouldroye avancher de donner advis es affaires tants importans qui excedent ma capacite si ne puis delaisser pour le service de SM et laffection que jay au bien des affaires publicques de vous advertir de ma fantaisie
(MdH à NPG, le 29/12/1541, HHStA, PA30/2, fo 241-247).
Du courage dans l’adversité
Dès lors, si Marie de Hongrie joue des stéréotypes de genre (humilité, crainte et impuissance) et de sa situation personnelle (veuve et sœur) ce n’est pas uniquement pour rappeler et endosser les rôles sociaux en place dans sa relation avec son frère mais c’est pour montrer aussi comment elle peut s’en détacher. En ce sens, la « hardiesse » dont elle fait mention à son propre égard vient tempérer le portrait de la veuve affligée et incapable. Composante essentielle de l’éthique nobiliaire au xvie siècle, le courage procure honneur et réputation à celles et ceux qui contrôlent leur peur pour faire face au danger et surmonter les périls. Vertu cardinale, « elle s’évalue au regard des actions entreprises pour l’intérêt du bien public » (Deruelle, 2018 : 143-161). Dès lors, loin de s’abandonner à ses craintes en 1541, la gouvernante des Pays-Bas en prend acte et fait face sans faille aux adversités « pour mon debvoir et acquit, et sans délaisser » (MdH à ChQ, le 28/11/1541, HHStA, PA34/4, fo 73-90). En 1543, Marie de Hongrie évoque même sa légitimité à rejoindre son frère sur le champ de bataille en raison de son absence de peur « toute masculine » :
Et pour le vous plus donner a connoistre sy bataille ce doit donner, je vous affirme, que je vouldroit y povoir estre sans estre connue, non pas pour doubte que jaie, que ce ne seroit sans la creinte et peur que aultres fammes porien avoir, mes pour le desir que jay, de porter la fortune egale avec votre majeste
(MdH à ChQ, le 02/11/1543, Lanz : 406-407).
La gouvernante témoigne ici de son dévouement exceptionnel. Elle crée par le dépassement rhétorique de sa condition féminine – autrement dit par le renversement des stéréotypes de genre associant la peur aux femmes – un sentiment de proximité, voire d’identification avec Charles Quint. En effet, comme lui, elle partage la même abnégation dans la gestion des affaires habsbourgeoises. Comme lui, elle fait preuve de courage dans le tumulte d’un temps peu conciliant. En ce sens, pour contraindre Charles Quint à regarder la guerre en face, Marie de Hongrie lui montre à quel point elle est déjà au front. En d’autres termes, dans cette tentative de réduire la distance physique qui les sépare, Marie de Hongrie mobilise par l’écrit des émotions comme la peur et le courage pour témoigner de son service et rendre tangibles des dangers qui paraissent éloignés à l’empereur.
Si l’enjeu pour la reine-douairière est donc de se rendre audible, nous pouvons nous poser légitimement la question des résultats de cette rhétorique. Sans surprise, Charles Quint se rend bien à Alger d’octobre à novembre 1541. Marie de Hongrie n’a donc pas été écoutée. Concernant l’imminence de la guerre contre le roi de France et le duc de Clèves, le conflit débute conformément aux prévisions de la gouvernante en juillet 1542 dans le Luxembourg. L’empereur répond aux sollicitations de sa sœur après son retour de Méditerranée. Il se mobilise en lui envoyant de l’argent (pas assez), envisage un plan d’offensive (peu réaliste) et lève des mercenaires allemands (en partie bloqués par le roi de France). La réaction de Charles Quint est donc présente même si elle est insuffisante et tarde à venir aux yeux de Marie de Hongrie. La mobilisation de l’empereur peut certes s’expliquer par des conditions historiques qui ne relèvent pas de la politique d’avis stricto sensu de la gouvernante. Néanmoins, les alertes incessantes de la reine douairière de Hongrie rehaussées par l’expression d’émotions – dont la peur est une des composantes de l’affection qu’il et elle se portent – ne me semblent pas devoir être sous-estimées. Elles sont à la fois le fruit d’un travail politique alerte conditionné par « des réflexes rhétoriques parfaitement intériorisés » (Lignereux, 2019 : 214) et instrumentalisé en même temps que l’expérience réelle d’une espérance et d’une incertitude.
Conclusion
L’expression de la peur résulte avant tout chez la gouvernante des Pays-Bas de la prise de conscience d’un danger grandissant dont les contours flous qu’elle tente sans relâche de fixer n’ont de cesse de se dérober. Marie de Hongrie, encerclée, essaye tant bien que mal de distinguer le vrai du faux, les amis des ennemis. Lorsque la vérité lui est dévoilée, elle n’en n’est que plus vertigineuse. La peur reposant sur l’incertitude laisse alors place à une angoisse lucide fondée sur la connaissance de l’ampleur du péril à venir. L’angoisse est d’autant plus grande qu’elle est vécue dans l’expérience intime de sa dignité. La régente doute de pouvoir assurer la mission qui est la sienne : défendre coûte que coûte les Pays-Bas. Toutefois, Marie de Hongrie ne semble pas s’abandonner à cette peur. Elle est au contraire mobilisatrice, si bien qu’à travers les différents registres d’action de la régente, la crainte apparaît comme étant la manifestation d’une prudence politique construite dans la maîtrise du temps. Elle se fonde sur l’expérience vécue, l’observation du présent et la projection d’un après pour éviter de reproduire le passé, agir au présent et ainsi orienter l’avenir. Un autre visage de la peur s’offre alors à nous : au lieu d’être associé à la déraison et l’irresponsabilité, cet état affectif démontre – lorsqu’il est domestiqué – la preuve d’une habilité politico-militaire, celle de faire preuve de clairvoyance, d’anticipation et de temporisation comme « le bon capitaine » qu’elle est. Toutefois, malgré ses qualités, le péril lui semble tel que Marie de Hongrie se dit incapable d’y faire face seule. L’enjeu est alors de convaincre l’empereur de regarder vers elle et « ses pays de par-deçà ». En démontrant son affection et l’indigence de sa position, la reine douairière trouve les supports rhétoriques nécessaires à ses supplications. De sa correspondance émerge le portrait d’une sœur aimante et une conseillère vaillante qui lutte contre l’ennemi et contre sa propre condition politique. Si la peur est peut-être la sienne, elle doit aussi être celle de son frère qui en est à la fois la source et le remède.