Forces centrifuges et centripètes dans l’élevage du renne en Iakoutie

DOI : 10.54563/mosaique.86

Abstracts

Cet article souhaite mettre en valeur les techniques d’élevage auprès des Évènes éleveurs de rennes de Sibérie. L’élevage est analysé selon deux formes : une première, interactionelle, et une seconde, spatiale, au travers de l’exemple de deux villages de Iakoutie (Fédération de Russie). On observe ainsi deux manières différentes de pratiquer l’élevage du renne, liées à un contexte technique, social et historique propre à chacun. Toutefois, des similarités apparaissent et permettent d’entrevoir un équilibre de forces opposées et incompatibles, centripètes et centrifuges, qui dessine des catégories relationnelles particulières.

This paper aims at highlighting herding techniques among the reindeer herders Eveny in Siberia. Herding is analyzed according to two aspects: a first, interactional, and a second, spatial, through the example of two villages in Yakutia (Russian Federation). We thus observe two different ways of practicing reindeer herding, linked to a technical, social and historical context specific to each. However, similarities appear and allow a glimpse balance of opposite and incompatible forces, centripetal and centrifugal, which draws particular relational categories.

Index

Mots-clés

domestication, élevage, renne, Sibérie, relations hommes-animaux

Keywords

domestication, herding, reindeer, Siberia, human-animal relationships

Text

« Où sont les rennes » ? La question est posée tous les matins dans les campements nomades des Évènes de Iakoutie et amène, lors du premier repas de la journée, à une répartition des tâches.

Aujourd’hui, Dimitri, le chef du campement, et Eremy, pasteur saisonnier partiront à dos de renne, l’un au sud, l’autre à l’est. Alexandre, un jeune éleveur, et moi-même, irons à pied au nord et Maxim, le fils de Dimitri, est chargé de retourner au village pour chercher des provisions avant les futures nomadisations. Après cette première collation, composée de viande de renne, de pain et de thé, chacun se prépare : il faut harnacher les rennes et les chevaux, vérifier la propreté des jumelles et des armes. Une dernière cigarette et nous partons chacun de notre côté. Avec Alexandre, nous grimpons au sommet de la montagne la plus proche, afin de guetter les vallées adjacentes. Assis sur les rochers, nous scrutons les vallées, recherchant, à l’aide de nos jumelles, les rennes ou des traces de leur passage. Alexandre suggère parfois une possible piste. Nous observons attentivement les endroits encore enneigés où les empreintes seraient les plus visibles mais, malheureusement, pas la moindre silhouette ou trace de renne.

Passant par une ligne de crête, nous atteignons un second sommet qui ouvre sur une autre vallée mais dans laquelle, une fois encore, nous ne verrons aucun animal. Nous parcourons ainsi la montagne en cherchant si quelques rennes égarés n’y seraient pas à pâturer, sans succès. Le trajet emprunté délimite une zone qu’Alexandre connait bien : ici, une ancienne cabane dans laquelle les éleveurs stockaient encore de la nourriture il y a quelques années, là un ancien site de campement dans lequel il a abattu un ours menaçant, ou encore un emplacement utilisé l’année précédente pendant quelques jours. Ce n’est qu’en fin de journée, sur le chemin du retour, que nous trouvons enfin quelques rennes qui, cachés par la végétation d’un bosquet d’arbres dans la vallée, nous étaient restés invisibles. Rapidement, nous regroupons la cinquantaine d’animaux retrouvés puis les conduisons vers le campement. Certains ne semblent pas vouloir avancer, ils s’arrêtent et tournent la tête dans la direction opposée à celle du campement : nous comprenons alors qu’un autre groupe doit se trouver derrière la colline. Nous allons donc les chercher, les réunissons, puis enfin rentrons.

 

Les rennes se laissent facilement conduire et vont même jusqu’à courir lorsque le campement est en vue, attirés par les enfants qui les appellent déjà en proposant du sel. Dimitri et Eremy ont également trouvé des groupes isolés, mais après une rapide inspection du troupeau, Dimitri constate que plusieurs animaux manquent ; il faudra les chercher demain, afin d’éviter qu’ils ne se perdent. Après le repas et plusieurs tasses de thé, nous guidons le troupeau vers des pâturages où ils passeront la nuit en liberté, Les recherches reprendront demain. Toutes les journées se ressemblent : nous cherchons les rennes, nous les regroupons et nous les ramenons parfois au campement s’ils n’y reviennent pas d’eux-mêmes, s’ils se sont trop éloignés ou s’ils se dirigent dans une mauvaise direction. En été, lorsque les moustiques et les œstres harassent humains et animaux, il est nécessaire de les surveiller en permanence afin qu’ils puissent trouver des lieux où s’alimenter tout en veillant à ce qu’ils ne partent pas trop loin des tentes.

Pour les éleveurs, il y a deux risques majeurs : les nombreux prédateurs, tout particulièrement les loups, qui pourraient tuer ou faire fuir les troupeaux, et la perte des rennes qui, s’ils s’éloignaient trop, redeviendraient sauvages. Ainsi, s’interroger sur cette manière de pratiquer l’élevage, au regard des déterminants techniques propres aux populations sibériennes, permet de questionner les relations que les éleveurs entretiennent avec des animaux qu’ils semblent rechercher tous les jours. À la fois monture, animal élevé et libre, voire gibier, le renne cristallise différentes formes d’interactions et illustre la manière dont sont envisagées les relations entre Hommes, animaux, esprits et territoires.

Si le caribou d’Amérique du Nord n’a jamais été domestiqué, le renne d’Eurasie est présent à la fois sous la forme domestique et sauvage, suivant s’il est élevé ou chassé. Utilisé pour sa force comme animal de trait, de bât, voire comme monture, le renne est indispensable à bon nombre de populations septentrionales, de la Norvège au détroit de Béring, et, par la viande qu’il procure, est au centre de leur alimentation. Il fournit également des sous-produits indispensables tels que les peaux ou les bois. Le renne, rangifer tarandus diffère selon son environnement : on distinguera l’animal de la toundra, élevé le plus généralement en très grands troupeaux (cas des Samis, Nenetses, Khanti, Tchouktches, etc.), de son congénère de la taïga, réputé plus grand, plus robuste, dont l’élevage se pratique le plus souvent sous une forme plus réduite – quelques dizaines d’animaux – et qui est utilisé pour le transport et la chasse.

Les Évènes de Iakoutie, répartis principalement au nord et au nord-est, dans les monts de Verkhoïansk, de la Moma et de Tcherski, pratiquent un élevage de type extensif et possèdent des troupeaux comptant de 200 à 1 800 têtes. Ils se déplacent en fonction des saisons, entre la taïga des vallées en hiver, à la toundra des montagnes en été. Outre l’élevage, ils s’adonnent également à la pêche et à la chasse : mouflon, élan et renne sauvage venant régulièrement compléter leur régime alimentaire.

Dans ces zones de taïga des montagnes, rennes sauvages et rennes domestiques doivent être différenciés : les rennes sauvages sont moins nombreux, mais plus grands et leur période de reproduction est légèrement décalée par rapport aux rennes domestiques, pour lesquels le rut s’étale de septembre à octobre (Vladimirov et al., 2005). Toutefois, si rennes sauvages et rennes domestiques se distinguent par plusieurs aspects, ils partagent une autonomie totale vis-à-vis de l’homme, ils n’ont pas besoin d’intervention humaine pour assurer leurs besoins alimentaires. À l’inverse, les Évènes ont besoin des rennes, et aiment à dire que sans eux ils ne pourraient pas vivre. Si les Évènes tracent une frontière lexicale (Robbek V.A et Robbek M.E, 2005), technique et relationnelle très claire entre ces deux types de rennes, il n’en reste pas moins que ces animaux ont des interactions entre eux, au regard d’une même niche écologique partagée : ainsi, si des rennes domestiques croisent la route de leurs congénères sauvages, ils seraient alors tentés de les suivre et de s’ensauvager, raison pour laquelle les éleveurs souhaitent absolument empêcher ce cas de figure (Gurvich, 1977 : 49-50). Cette peur de la féralisation (Baskin, 2009), très largement partagée par les éleveurs, est néanmoins recherchée à certaines périodes : lors de la reproduction par exemple, les animaux issus de l’accouplement entre rennes domestiques et sauvages sont réputés pour être robustes et sont généralement utilisés comme montures.

Les relations entre éleveurs et rennes, au regard des pratiques de chasse et d’élevage, évolueraient selon une échelle allant de la confiance à la domination (Ingold, 2000 : 69-75). Toutefois, la division des rennes en seulement deux catégories, sauvages et domestiques, ne semble pas rendre compte des multiples usages et interactions entre eux et les hommes. En effet, au sein d’un même troupeau, de multiples relations peuvent s’établir entre rennes et éleveurs, allant de la simple source de viande au compagnon. Cette distinction est tout à la fois fonction et image des techniques mises en place par les éleveurs pour gérer le troupeau. Ces techniques seront illustrées à travers les cas de deux villages, Sebjan-Kjuel et Sasyr, où se sont déroulés nos enquêtes de terrain, menées entre 2011 et 2019.

 

Dans le premier village, l’élevage de rennes est pratiqué sous une influence large de l’ancienne organisation soviétique (Vitebsky, 1990) : les éleveurs étaient à l’époque salariés, d’abord d’un kolkhoze, puis d’un sovkhoze. Depuis la fin de l’URSS, les éleveurs sont salariés d’une entreprise d’État. Dans ce système, les rennes appartiennent donc en majorité à l’État, les autres à des propriétaires privés. Ils sont divisés en plusieurs troupeaux et chacun est placé sous la surveillance d’une brigade, à savoir un groupe de plusieurs salariés et un chef, le brigadier (russe : brigadir), travaillant sur un territoire donné, sur lequel ils nomadisent tout au long de l’année avec leurs animaux, selon un itinéraire défini. Ce type d’organisation offre différents avantages, mais l’autonomie des brigades et la gestion du budget est limitée. Ainsi, les éleveurs se déplacent le plus souvent à dos de renne et en traîneau, faute de carburant suffisant pour circuler en motoneige (Vitebsky, 2005).

Pour surveiller les rennes au quotidien et assurer leur mobilité, les éleveurs d’une brigade divisent le troupeau en deux groupes. Le premier, d’une soixantaine de têtes, est composé des rennes de travail : montures, rennes de trait et de bât. Ces animaux sont castrés et pâturent en liberté dans un espace situé à proximité du camp (de quelques centaines de mètres à environ cinq kilomètres du campement). Ces rennes sont sélectionnés, dressés et ne craignent pas l’homme : ils se laissent facilement conduire et ne fuient pas les aboiements des chiens du camp. Chaque jour, un éleveur va chercher ce groupe, le ramène au campement, sélectionne les quelques rennes qui travailleront lors de la journée, puis relâche les autres.

Dans l’après-midi, il rassemblera à nouveau le troupeau afin d’y réintroduire les animaux ayant travaillé puis enfin libérera les rennes pour la nuit. Les montures et les animaux de trait sont indispensables aux recherches quotidiennes et aux nomadisations, ils sont le seul moyen de transport. Le second groupe de rennes est lui beaucoup plus grand, avec parfois plus de mille rennes. Les animaux sont en permanence en liberté : les éleveurs viennent vérifier quotidiennement leur position, en général à plusieurs kilomètres du campement, puis regroupent les animaux dispersés et déplacent ceux qui ont tendance à trop s’éloigner. Pour les diriger, les éleveurs jouent sur la peur, par des cris ou des sifflements, ou bien en faisant tourner le troupeau sur lui-même afin de l’immobiliser à un endroit précis. Ces animaux font l’objet de recherches fréquentes, car ils se dispersent régulièrement en petits groupes, sauf en été, où les deux troupeaux sont regroupés et surveillés en permanence.

Le village de Sasyr présente des différences notables dans la manière de pratiquer l’élevage du renne. Si les deux villages ont une histoire assez semblable, les éleveurs de rennes de ce village ont choisi de ne pas poursuivre leur activité selon le modèle hérité de la période soviétique et préfèrent vivre sous forme de communautés tribales autonomes. Ce statut leur permet la propriété privée de tous les rennes d’un troupeau, limite le commerce et l’aide technique apportée par l’État, mais offre une plus grande liberté dans les décisions budgétaires. Ainsi, les Évènes du campement Magir, rattaché au village de Sasyr, ont certes moins d’éleveurs salariés, mais achètent plus d’essence pour les motoneiges et du sel pour les rennes. L’utilisation de la motoneige pour les nomadisations et les recherches quotidiennes de rennes permet d’éviter la division du troupeau, ainsi que cela est réalisé dans le village de Sebjan-Kjuel. Cette organisation favorise des recherches beaucoup plus rapides, car elle ne nécessite pas de ramener les montures au campement plusieurs fois par jour. En outre, la quantité de matériel transportable avec une motoneige est plus importante et facilite les nomadisations. Grâce à la vitesse et à la flexibilité des déplacements depuis leurs campements, les éleveurs se rapprochent de leurs rennes afin de mieux les surveiller. Par ailleurs, les rennes ont tendance à revenir naturellement au campement, attirés par le sel que les éleveurs leur offrent systématiquement à chaque retour : ils s’éloignent moins et leur recherche s’en trouve simplifiée. Friandise utilisée comme un moyen d’attrait par les éleveurs, le sel est distribué directement à la main ou bien est placé dans des troncs d’arbres évidés et disposés au sol ; on peut également, s’il vient à manquer, utiliser de l’urine humaine, riche en sel, qui est parfois collectée. La préférence va tout de même largement au sel acheté. Toutefois, si cette méthode simplifie largement la recherche quotidienne des rennes, elle ne s’y substitue pas pour autant : les éleveurs continuent de parcourir inlassablement la taïga tous les jours, à motoneige, à pied ou parfois à dos de rennes lorsque la neige n’est plus praticable, répétant cette question : où sont les rennes ?

 

La distance spatiale entre le campement et le troupeau et les relations que les éleveurs entretiennent avec leurs rennes sont intrinsèquement liées au mode de gestion choisi par les éleveurs. Ainsi, Hiroki Takakura, dans son étude menée sur un groupe d’Évènes opérant une division du troupeau, souligne que les montures et autres rennes de travail font partie d’un espace « d’intenses relations hommes-animaux », alors que le reste du troupeau est considéré comme un « espace de relations hommes-animaux périodiques » (Takakura, 2010 : 29, notre traduction). Ces relations intenses sont manifestes lors d’activités spécifiques impliquant un « engagement commun » (Stépanoff, 2012a), comme la monte ou la conduite de traîneau, pour laquelle il faut tout d’abord attirer l’animal, soit en l’appelant et en lui proposant du sel pour ensuite le saisir calmement par le cou et le harnacher, soit en le capturant au lasso avant de procéder ensuite de la même manière pour le préparer. Une fois l’animal sellé, le cavalier le monte et le dirige par de brèves actions de la main gauche sur la longe, tout en contrôlant les mouvements de la tête de l’animal avec ses pieds si celui-ci venait à changer de route. Le cavalier assure quant à lui son propre équilibre à l’aide d’un bâton tenu de la main droite. La monte englobe de nombreuses interactions entre le renne et son cavalier, allant de la simple onomatopée, à de petits cris, à parfois des caresses, voire des coups. Mais tous ces contacts sont effectués tout en observant attentivement l’animal. L’ensemble participe à la construction d’une confiance accordée à l’animal, particulièrement visible lorsque les éleveurs rentrent au campement : il n’est alors pas rare (alors qu’ils sont toujours sur les rennes) de les voir fumer, écouter de la musique, chantonner, somnoler parfois. Charles Stépanoff décrit par exemple des éleveurs de rennes Tožu, se laissant ramener par leur monture alors qu’ils sont perdus ou ivres (2012a : 303). Ces animaux ont un nom, généralement donné par leur futur cavalier pendant la période de dressage, au gré des fantaisies de la personne : un renne à la démarche aussi rigide qu’un robot s’appellera « Terminator », un autre ayant une robe sombre et trois pattes aux extrémités blanches, se verra nommé « Adidas ».

Ces relations contrastent avec celles entretenues avec le gros du troupeau, situé à plus grande distance du campement : les rennes y sont farouches et ne se laissent pas approcher par l’homme et les regrouper ou les conduire mobilise des savoir-faire spécifiques. Ils ne sont jamais amenés au campement, sauf en été (notamment pour la traite des femelles) ou lors de travaux dans le corral, car l’activité humaine et les chiens les effraient. Loin des habitations, ces rennes remplissent les campements par leur absence, tout en étant au centre de la vie des éleveurs. Les rennes qui travaillent sont désignés par les Évènes de Sebjan-Kjuel par l’expression orani, évoquant l’idée de domesticité, proches de la maison (Robbek V.A et Robbek M.E 2005 : 106). Le troupeau de rennes situé à plus grande distance est nommé dèlmičèn ; la racine dèlmi, indique une proximité avec l’idée de liberté (2005 : 104). Si cette liberté est indispensable à leur bonne santé, elle n’est pas sans risques : les attaques de loups sont fréquentes et redoutables. Malgré cette peur, les éleveurs n’hésitent pas à replacer parfois leurs montures dans le dèlmičèn afin qu’elles s’y reposent, y reprennent des forces, libres de s’alimenter à leur rythme.

Pour les éleveurs du campement Magir, la proximité avec les rennes est une condition indispensable de l’élevage. Bien qu’ils reconnaissent l’autonomie alimentaire de leurs animaux, ils aiment à dire que « sans les tentes, les rennes s’ennuieraient », raison pour laquelle il faut favoriser et encourager leur présence et leur venue régulière dans le campement. La différence des techniques employées dans la pratique de l’élevage du renne ne semble pas se limiter à des stratégies de mise à distance volontaire : il faut veiller à la fois à la protection des troupeaux face aux loups et l’ensauvagement possible, mais aussi au piétin, risque majeur dès lors que les rennes resteraient trop longtemps à un même endroit. Charles Stépanoff souligne ce paradoxe : les éleveurs font face à deux « menaces, l’une interne émergeant de la pratique même de l’élevage, et l’autre, externe, issue de l’environnement indispensable à cet élevage » (2012b : 137). Les éleveurs du campement Magir accordent une place importante aux relations qu’ils tissent avec leurs rennes. Ils veillent par exemple à ce que l’espace où les rennes viendront s’allonger quelques heures soit débarrassé des plantes qui pourraient gêner le repos de leurs animaux. De même, ils évitent d’être bruyants et les chiens seront sévèrement battus s’ils venaient à aboyer contre les rennes. En été, les rennes viennent au campement profiter de quelques moments de calme et se soulager de la nuisance des moustiques, éloignés par la fumée des poêles. Ils viennent aussi rechercher de l’ombre lors des fortes chaleurs et certaines bêtes, parfois, vont même jusqu’à rentrer dans les tentes pour se protéger. Le troupeau n’étant pas divisé, les rennes y ont une attitude beaucoup moins farouche que dans ceux du village de Sebjan-Kjuel et il arrive qu’ils réveillent les éleveurs endormis en frottant leurs bois contre la toile de la tente afin de réclamer du sel. Ce comportement est perçu positivement par les éleveurs, comme signe d’un attachement de la part des animaux.

Les Évènes du campement Magir quant à eux entretiennent des relations privilégiées avec leurs montures mais également avec de nombreux autres rennes, allant jusqu’à jouer avec eux lorsqu’ils sont au camp. Dimitri, le chef du campement, aime distribuer du sel à la main dès lors qu’un groupe s’approche de la tente, profitant de ce moment pour les observer : robe, comportement, éventuelle blessure, croissance des bois, évaluation de la masse graisseuse ou de l’œil : il inspecte ses animaux tout en jouant avec eux, leur parlant parfois. « Il faut aimer les rennes », « il faut aimer passer du temps avec eux » me répétait très souvent Ekaterina, la femme de Dimitri. Ce temps et cet attachement sont en effet indispensables pour connaître l’état du troupeau. La bonne santé de ce dernier et son confort font l’objet d’un examen attentif de la part des éleveurs, plus particulièrement en été où ils sont alors constamment sous la surveillance des bergers et sont amenés plusieurs fois par jours au campement pour se reposer. S’ils sont bruyants et agités lors de l’arrivée dans le camp, cela sera un signe pour les éleveurs que leurs rennes n’ont pas pu se nourrir correctement. Par conséquent, ils ne voudront pas rester en place très longtemps, auront tendance à fuir, à « ne pas écouter » comme le disent les éleveurs, et leur surveillance s’avérera particulièrement difficile, les animaux voulant s’échapper dans plusieurs directions. À l’inverse, l’arrivée silencieuse du troupeau, marquée seulement du cliquetis de leurs pattes et de leurs bois est synonyme de bonne santé : ils viendront alors dormir plusieurs heures, laissant aux éleveurs le temps de manger et de se reposer.

 

 

La diversité des méthodes d’élevage du renne illustre les multiples relations que les éleveurs peuvent entretenir avec leurs animaux. Monture, viande, gibier, capital ou compagnon de jeu, le renne a un statut variable, selon le contexte, les techniques et la manière d’envisager la pratique de l’élevage. Cette variation relationnelle est d’autant plus flagrante qu’elle est soulignée par la distance spatiale séparant l’éleveur de leurs animaux. Les rennes doivent être maintenus dans une position d’équilibre entre des forces centrifuges (dispersion pour éviter le piétin et favoriser l’alimentation du troupeau) et centripètes (protection contre les loups, contrôles réguliers pour éviter leur fuite). Les éleveurs incluent ceux qui fournissent un travail dans un ensemble domestique, à la fois sur le plan spatial et relationnel, alors que ceux chassés appartiennent au monde sauvage. Le troupeau, lui, n’est envisagé dans aucune de ces catégories, tant sur le plan spatial que relationnel, et reste à la fois ni trop proche, ni trop éloigné, dans des pâturages où il apparaît comme étant libre, dans un équilibre complexe de forces multiples. Celui-ci est sans cesse menacé et peut être rompu à tout moment, raison pour laquelle les éleveurs négocient et entretiennent quotidiennement, par des offrandes faites à différents esprits et par un comportement adapté à la vie dans la taïga, des relations privilégiées avec l’ensemble des humains et des non-humains avec lesquels ils vivent.

Bibliography

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References

Electronic reference

Nicolas Bureau, « Forces centrifuges et centripètes dans l’élevage du renne en Iakoutie », Mosaïque [Online], 15 | 2020, Online since 11 juin 2020, connection on 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/mosaique/86

Author

Nicolas Bureau

Nicolas Bureau est doctorant à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et au Laboratoire d’Anthropologie Sociale du Collège de France. Il étudie les relations entre éleveurs, animaux et environnement auprès des éleveurs de rennes de Sibérie. Ses recherches s’articulent autour de la question des techniques, des interactions et des relations, entre l’homme et le renne, ainsi qu’aux autres non-humains présents dans la taïga et la toundra

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