Le bracelet électronique ou la peine de soi, analyse comparative des expériences de porteurs en France, Belgique et Suisse

DOI : 10.54563/mosaique.116

Résumés

Cet article se propose de développer le concept de « peine de soi », construit au cours de mon doctorat. Il s’agit d’un qualificatif donné à la peine de surveillance électronique en tant que peine identitaire, portant avant tout sur l’identité des condamnés. Il apparait que les différents porteurs condamnés sont obligés de se confronter à leur corps, leurs espaces privés, autant qu’à leur emploi du temps. Les différents professionnels qui les encadrent font eux aussi un travail complémentaire sur la peine de soi.

This article aims to develop the concept of self-punishment built during my PhD. This is a qualifier given to the sentence of electronic monitoring as an identity sentence, focusing above all on the identity of the convicted. It appears that the various convicted carriers are forced to confront their bodies, their privates spaces as much as their timetable. The various professionals who supervise them also do additional work on self-punishment.

Index

Mots-clés

bracelet électronique, déviance, peine de soi, international, corps, espace privé, emploi du temps

Keywords

electronic monitoring, deviance, self-punishment, international, body, private space, timetable

Plan

Texte

Ce texte fait suite à une conférence publique effectuée à Lille, à l’occasion du festival « jeunes chercheurs dans la cité », en mai 2019. Cette conférence avait lieu dans un bar branché de la cité lilloise, ce en vue d’abolir les frontières entre cadre scientifique et lieu de ses démonstrations, entre public traditionnel et public inattendu. Au milieu des chopes qui trinquaient, des couverts qui tintaient, des serveurs qui déambulaient, étaient présentés les résultats d’un doctorat.

La peine du bracelet électronique fait autant partie du champ public et médiatique qu’elle est méconnue. Il s’agit d’une peine qui impose à une personne condamnée de rester enfermée chez elle une partie du jour ou de la nuit, selon son emploi du temps et son travail. Cette peine cherche à sanctionner et enfermer une personne (pour des délits ou des crimes avérés) sans la couper pour autant de son milieu de vie et de son quotidien. Cette peine s’invite là où on ne l’attend pas : dans la vie de tous les jours. Là où peine et vie privée étaient jusque-là opposées – la peine empêchant la vie privée de s’effectuer normalement –, le bracelet électronique vient redéfinir les frontières de la peine en la faisant porter sur ce qu’est la vie privée. Le seul moyen de concilier ces deux injonctions est donc d’inviter la prison « à la maison » (Mme Montblanc, professionnelle du bracelet) ou « sous le pantalon » (A. Lazarus, chercheur et ancien médecin de santé publique). En cela, le bracelet électronique est ce que nous appellerons une « peine de soi »1. Le cadre privé (spatial autant que corporel) devient donc le cadre d’effectuation d’une peine privative de liberté : le PSE (Placement sous surveillance électronique) s’attache au corps d’un porteur et à son espace de vie, à son intimité autant que son identité. Les milliers de porteurs qui découvrent et effectuent cette mesure quotidiennement se trouvent confrontés à des situations imprévues autant que répétées.

La question qui guidera notre propos sera la suivante : en quoi peut-on définir le bracelet électronique comme une peine de soi, une peine identitaire ? Pour ce faire, une première partie sera consacrée à quelques propos préalables sur le système PSE et à l’exposé de notre méthodologie. Puis dans une seconde partie, nous reviendrons sur les récits de porteurs qui expérimentent au quotidien la mesure. Enfin, dans une troisième partie, nous évoquerons les récits des professionnels qui les encadrent et les accompagnent.

1) Propos d’introduction au bracelet électronique

Il faut rappeler au moins trois types de données concernant le PSE pour être au clair sur ces questions : le dispositif matériel de cette peine privative de liberté, ses cadres et ses principaux chiffres.

1/ Le dispositif matériel de cette peine privative de liberté se divise en deux objets principaux : le bracelet électronique lui-même, et le boitier récepteur auquel il est relié. Le bracelet électronique est toujours fixé – à de très rares exceptions près – à la cheville du porteur. Ce bracelet est étanche, solide, quoique loin d’être indestructible. Il ne peut pas être détaché durant toute la durée de la mesure de placement. Tous les bracelets sont de la même taille et de la même couleur (gris clair) ; c’est la taille des sangles qui varient (il y a six tailles de lanières différentes). Le boitier récepteur ressemble quant à lui à une « box » téléphonique. C’est un boitier principal muni d’un téléphone qui permet la détection du bracelet dans l’appartement. Il suffit qu’il soit branché à une prise de courant pour être opérationnel. Le boitier récepteur ne sonne qu’en cas de retard ou d’infraction à la mesure. Le placé est tenu de répondre et de se justifier auprès des agents qui l’appellent. Ce matériel permet donc la détection d’une personne dans son lieu de vie mais en aucun cas un suivi GPS. Pour prendre un exemple précis : si un porteur est condamné à une peine de bracelet électronique et que ses horaires de liberté s’étalent de 8 heures à 18 heures, le bracelet attaché à sa cheville sera inactif entre 8 heures et 18 heures mais s’actionnera à 18 heures, en réception avec le boitier pour vérifier que le porteur est bien chez lui de 18 heures à 8 heures du matin. Tout manquement à ses horaires est de suite repéré et fait ensuite l’objet de sanctions si les retards ne sont pas justifiés.

2/ S’interroger sur les cadres de la peine revient à aborder deux de ses aspects centraux : comment la mesure est-elle encadrée dans la loi d’une part et comment est-elle mise en place et encadrée par les professionnels d’autre part ? Pour ce qui est de la loi, le bracelet représente une peine alternative à l’incarcération. Cette peine, attribuée à la place d’un emprisonnement ferme, peut être prononcée pour une durée oscillant entre une semaine et un an pour la Suisse, une semaine et deux ans maximum pour la France, et une semaine et quinze ans pour la Belgique. La peine peut être pré-sentencielle (avant le jugement), post-sentencielle (après le jugement), et « post-sentencielle partielle » (après le jugement et après avoir effectué une première partie de la condamnation en prison). Selon les pays, la peine peut donc autant concerner des publics ayant fait de petits délits que d’autres ayant commis des crimes plus sévèrement punis. Le bracelet s’est ainsi fait une place non pas prépondérante mais complémentaire au sein de l’arsenal répressif de la justice : « La surveillance électronique est devenue une lame dans le couteau suisse de la sanction pénale » (Lévy, 2016). Sur ce même aspect, il faut également évoquer les travaux de Devresse (2014), qui parle de « peine malléable », tant le PSE sait s’adapter aux contextes nationaux voire individuels des situations pénales. Le bracelet est tellement malléable qu’il s’adapte partout et pour tous.

La peine PSE oblige principalement la personne placée à une « contrainte spatio-temporelle » : le fait de devoir rester chez soi une partie du jour ou de la nuit. Mais, on l’a vu à partir du dispositif matériel, le fait que le bracelet soit indétachable durant toute la durée de la mesure impose une double peine : une « contrainte de visibilité ». En effet, le fait de devoir porter la marque d’une condamnation et d’une reprise en main par la loi peut s’apparenter à un stigmate, pour reprendre le concept d’Ervin Goffman (1975). Pour ce qui est de l’encadrement par les professionnels, le PSE est mis en place dans les SPIP (Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation). Deux types de professionnels se partagent les missions d’encadrement du bracelet électronique. Les surveillants pénitentiaires (SP), qui s’occupent principalement de la surveillance ; et les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (CPIP), qui veillent à l’accompagnement et à la réinsertion du justiciable. En théorie cette frontière semble claire mais, dans les faits, les missions d’aide et de contrôle se croisent sans cesse. En réalité, les surveillants font aussi de l’accompagnement (Froment, 2003) et les conseillers d’insertion font aussi du contrôle (Bouagga, 2012). Pour pousser un peu plus loin la comparaison, nous proposons ici un petit tableau récapitulatif des deux branches professionnelles :

Tableau 1

Les surveillants pénitentiaires (SP) Les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (CPIP)
80% d’hommes 80% de femmes
Volet pénal
Missions :
-Installer le dispositif PSE
-Vérifier le respect de la mesure par le porteur en appelant s’il y a des retards
Volet social
Missions :
-Accompagner et encourager la réinsertion du porteur
-Empêcher et prévenir la récidive

Notre article se propose de comparer trois pays : la France, la Belgique et la Suisse, cette répartition est quasiment identique pour les 3 pays à l’exception de la Suisse qui ne possède qu’un seul type de professionnel cumulant les deux fonctions (à la fois CPIP et SP) et dont les effectifs sont à 80% constitués d’hommes.

3/ Il convient enfin, pour donner un premier éclairage sur le PSE en France, d’en aborder les principaux chiffres. La mesure a été testée au début des années 2000, mais ce n’est qu’à partir de 2010 qu’elle a concerné un effectif important de justiciables. Au 1er février 2019, 10 982 porteurs étaient placés sous surveillance électronique, au titre d’écroués non détenus2. La durée moyenne d’un placement étant de 4 mois et demi, c’est environ 25 000 personnes qui sont placées sous PSE en France chaque année. Le public des porteurs de bracelet électronique est semblable à celui de la prison, étudié par Didier Fassin (2015 : 58) : « Les personnes incarcérées sont donc des hommes jeunes, peu éduqués, de milieu modeste, issus de l’immigration. ».

 

Je m’appuie dans ma thèse (dont le terrain a été réalisé entre 2015 et 2019) sur une comparaison avec deux autres publics : les porteurs belges et les porteurs suisses. J’ai choisi d’effectuer une comparaison entre ces trois pays car la politique concernant le PSE est totalement différente. En France et en Suisse, les porteurs de bracelet sont condamnés après avoir commis de petits délits. En Belgique en revanche, la peine de bracelet peut aussi bien concerner des petits délits (vols, conduite sans permis), et donc de courtes peines (entre 1 et 6 mois de bracelet), que des crimes (plusieurs années de bracelet). Par ailleurs la gestion médiatique du bracelet est très différente dans les trois pays : la France et la Belgique auraient des politiques assez discrètes et souples concernant le bracelet alors que la Suisse affiche une politique de tolérance zéro envers les porteurs. Le moindre écart entraine une révocation de la mesure. En Suisse il n’y a quasiment pas de retards alors que, selon les données fournies par les administrations centrales des différents pays, 20% des porteurs belges et 30% des porteurs français ont des retards quotidiens.

2) La peine de soi pour les porteurs

Le tour d’horizon de la peine étant fait, nous pouvons aborder plus concrètement la peine de soi. Nous l’avons défini en introduction comme une peine identitaire. Or, maintenant que nous sommes familiarisés avec le dispositif PSE, nous voyons que cette peine s’appuie entièrement sur des supports identitaires, des éléments à partir desquels se forgent les identités de toutes et tous.

Le PSE repose en effet sur le corps, l’espace et l’emploi du temps. Ces trois supports d’identité renvoient au soi : l’en-soi, le chez-soi et le soi échelonné, si l’on voulait les renommer à partir de ce même mot. De plus, ces trois supports parviennent à intégrer les deux injonctions indispensables pour définir l’identité : son processus dynamique et son paradoxe de désignation par autrui. Pour ce qui est de son processus dynamique (Le Bras, 2017), l’identité et ses supports se redéfinissent et se réinterrogent sans cesse. Pour ce qui est du paradoxe de désignation par autrui (Dubar, 2010), le soi doit passer par les autres pour se définir. Ces deux injonctions définitionnelles de l’identité sont respectées à travers le corps, l’espace et l’emploi du temps qui sont des données qui admettent les changements autant que l’altérité.

Nous voudrions donc revenir sur ces trois supports identitaires, pour montrer en quoi le PSE peut se définir comme une peine de soi.

1/ En ce qui concerne le corps, le PSE, par un effet de rayonnement va venir impacter le ressenti corporel des porteurs. En tant que stigmate, ce bracelet de la déviance entraine un changement de regard à la fois pour soi-même et pour les autres.

« Je me sens moche… On pense moins à se faire belle avec ça (elle me montre le bracelet à sa cheville). On n’a pas envie de s’épiler et tout… (…) On fait moins attention », explique Morgane, 24 ans, en PSE pour deal. Dans une logique perverse, la discrimination peut entraîner des effets d’auto-discrimination (Jovelin, 2011). Il convient de rappeler que seuls 5% des porteurs sont des femmes dans les 3 pays étudiés mais que cette minorité féminine ressent plus fortement encore les influences corporelles du PSE.

Toujours sur le rapport personnel au corps, l’exemple de Tony est évocateur. Tony est âgé de 35 ans, il est originaire des Antilles et travaille au secrétariat d’une compagnie d’assurances. Il est sous PSE pour trafic de drogues. Il déclare avoir changé ses habitudes personnelles suite à la mise en place du bracelet : il ne se baladait plus seul en caleçon chez lui mais restait habillé. L’impact du bracelet le concernait en premier lieu. Il se retrouvait, comme la plupart des porteurs, face à l’image d’une déviance incarnée. Il y avait une sorte de lisibilité directe de la peine sur le corps qui devenait insupportable. La peine le confrontait à une image de lui, mais cette image le confrontait à son histoire. Dès lors la peine de soi, au niveau du corps, c’est devoir accepter et surmonter l’image de son propre corps stigmatisé.

Mais le bracelet a aussi des effets sur le corps que l’on présente à autrui. C’est le cas pour Diego, Français d’origine maghrébine de 36 ans, sans emploi, sans domicile fixe et placé dans un foyer pour SDF avec bracelet. Il déclare que

Concernant le bracelet, on est en manque de sexe, vraiment, je dis la vérité c’est vrai. On n’a pas réellement envie d’avoir des rapports avec le bracelet… On a moins envie de se montrer avec le bracelet à quelqu’un d’autre qui le comprend, qui l’a assimilé ou qui l’a eu, qui est dans le même état d’esprit… Je sais pas, c’est difficile de se faire plaisir au final.

Le bracelet impacte l’image de son corps, celle que l’on se construit pour soi et celle que l’on présente aux autres. Il heurte la subjectivité, c’est-à-dire l’image qu’une personne se fait d’elle-même, autant que la subjectivation, au sens de l’image qu’une personne se fait d’elle-même lorsqu’elle tente de se mettre à la place d’autrui (Touraine, 2019).

2/ Pour ce qui est de l’espace, le PSE apparait aussi comme la peine de son propre domicile. Le bracelet impose un enfermement partiel dans son propre espace privé. C’est bien la confrontation à son lieu de vie comme lieu de peine qui crée des tensions. Pour Zinedine (24 ans, d’origine maghrébine, au chômage, sous PSE à cause de trafic), il y a un excès de chez-soi qui revient avec le bracelet. C’est ainsi que lors d’un entretien avec sa CPIP, il formule les raisons de son mal être :

Il me faudrait un peu de liberté que je respire, que je vois autre chose que ma commune, que mes cités ! J’habite ici, je travaille ici…. C’est trop Je voudrais voir la mer (…) Même la ville de Paris, je l’ai pas vu depuis je sais pas combien (…) J’en ai assez de voir ma cité.

De plus, comme pour le corps, le bracelet vient impacter l’aspect collectif du support identitaire spatial. Si le bracelet impose le domicile à la personne, il impose également la personne à son domicile. C’est ce qu’explique Vincent, porteur belge de 38 ans :

Les activités, je peux pas vous le cacher, c’est le ménage, nettoyage, la douche, la prière, préparer à manger, m’occuper un maximum : mon chat, un peu la télévision, le téléphone, etc.

Comme la plupart des porteurs, Vincent, en étant obligé de rester chez lui, voit sa manière d’habiter l’espace changer. Ses activités changent et l’équilibre des tâches s’en trouve bouleversé. Certains porteurs s’investissent plus auprès de leurs proches, là où d’autres porteurs se désinvestissent du collectif tout en étant un poids mort pour leur famille. Cette redistribution des rôles de chacun découle de la donnée identitaire de l’espace : la manière dont on se défini par rapport à son lieu de vie.

3/ En lien avec cette perte de contrôle sur son espace privé, le placement sous bracelet électronique induit un bouleversement de son propre emploi du temps. Le bracelet impose le cadre négocié avec le juge, mais proscrit les autres moments qui pourraient, au cours de l’existence, se proposer de façon plus aléatoire. Le porteur se voit donc imposer une sur-routine en devant uniquement effectuer ce qui ne change pas et mettant de côté ce qui, dans le quotidien, permet justement de l’affronter : les aléas. Ainsi, si tout un chacun a la possibilité, pour supporter sa semaine de travail, de faire des activités annexes et parfois extérieures, le porteur doit effectuer sa semaine de travail mais conformer ses activités annexes à des activités domestiques, propres à l’enfermement.

Ce que le bracelet impose aux porteurs, ce sont ses propres activités d’occupation. Si le porteur a de quoi s’occuper, il fera face à une overdose occupationnelle ; s’il n’en a pas, il ressentira de l’ennui. Dans les deux cas, le PSE confronte le porteur à son identité et le met face à un dilemme que l’on se pose rarement au quotidien : que faire pour s’occuper chez-soi ?

Fabrizio, porteur de 47 ans, d’origine italienne, sous PSE belge pour trafic de stups, revient sur le chamboulement lié au bracelet dans son emploi du temps : « Avec le bracelet, les matchs de foot, c’est que à la télé… C’est ça le plus dur ». Il m’explique en entretien qu’il ne peut plus se rendre au stade une fois par mois pour supporter son équipe de football favorite, car cette sortie ne rentre ni dans le cadre des contraintes professionnelles, ni dans celui des contraintes familiales, ni même dans celui des contraintes d’activité régulière que sont les clubs de sport ou de culture… Or, c’est précisément le fait que la sortie ne soit pas une de ces trois contraintes qui rend la situation contraignante.

 

A travers ces trois séries d’exemples illustrés par des extraits d’entretiens avec des porteurs, on commence à comprendre en quoi le PSE porte avant tout sur la manière dont se construisent et se définissent les condamnés. Nous voudrions désormais évoquer le travail des professionnels qui, conscients de cette réalité, travaillent au quotidien le rapport à « l’identité en peine » des condamnés.

3) La peine de soi : le rôle des professionnels

Le PSE entraine des effets qui portent avant tout sur l’identité des porteurs : l’identité construite à travers le corps, l’espace et l’emploi du temps. Nous avons vu que deux types de professionnels encadraient les porteurs durant leurs mesures : les SP et les CPIP. Tous deux cherchent à contrôler autant qu’accompagner au mieux le suivi des porteurs durant leur peine. Leurs missions sont donc moins opposées que complémentaires, voire proches, en termes d’attention et d’objectifs. Pour finir ce texte, nous voudrions revenir sur les trois données évoquées, afin d’observer comment les professionnels gèrent et négocient le rapport à ces supports identitaires.

1/ Les professionnels savent que le bracelet modifie l’image de soi. Au moment de la pose de l’appareil notamment, ils sont à attentifs à mettre en garde le futur porteur autant qu’à installer les sangles les moins gênantes possibles, en faisant plusieurs essais pour trouver celle qui sera la moins inconfortable.

Sachant que le bracelet est un stigmate, ils pourront comme Pascal, SP de 46 ans, faire ce genre de remarques :

Extrait du carnet de terrain : Un jeune arrive avec son bracelet en évidence, la manche de son jogging passant en dessous et le faisant ressortir…

SP : « T’as le droit de le cacher (ton bracelet) ; toute la Seine-Saint-Denis n’a pas besoin de savoir que t’as le bracelet ! » (Le jeune baisse son pantalon afin de masquer sa cheville.)

2/ Les professionnels travaillent également le rapport du porteur à l’espace. Ce, notamment lorsqu’ils se déplacent à domicile. Ils adoptent ce que nous nommerons une posture harmonisée, s’adaptant au porteur pour ne pas lui nuire. Dès lors, ils développent des techniques de discrétion pour ne pas stigmatiser davantage le porteur dans son voisinage.

Lorsqu’ils se rendent chez un porteur, SP comme CPIP vont ainsi user de mille stratagèmes pour se rendre invisibles aux yeux du voisinage et ne pas rajouter du stigmate au bracelet. Ils apprennent ainsi les digicodes par cœur avant de se rendre sur place (pour laisser croire qu’ils habitent le bâtiment), ignorent les questions intrusives des concierges, cachent le matériel de surveillance électronique qu’ils transportent, mettent des tenues civiles, font attention à ce qu’ils disent à l’interphone, etc. Tout est fait pour que l’image qu’il renvoie du porteur soit celle que le porteur a choisi.

Mais les professionnels utilisent aussi les proches comme levier de la peine. Comme le souligne Tisseron (2008 : 8) « la famille est de moins en moins considérée comme une source de pathologie, et de plus en plus comme un puissant levier thérapeutique ». Monsieur Tiki, CPIP de 56 ans déclare ainsi : « Lorsque les parents ou les amis nous appellent pour justifier les retards des porteurs, je leur dis : ‘‘ vous ne les responsabilisez pas !’’ » Les professionnels insistent auprès des familles pour essayer de déconstruire des « aides qui n’en sont pas ». Ils accompagnent le suivi du porteur à partir de relations décentrées sur les proches

3/ Enfin, pour ce qui est des emplois du temps, les professionnels opèrent un renversement de la contrainte : ils font du contrôle une opportunité d’accompagnement. Les CPIP qui reçoivent les justifications des porteurs sur leurs différents retards sous bracelet en profitent pour ouvrir la discussion sur les causes de ces retards. De même, ils effectuent ensemble la construction de demandes aux juges d’extensions horaires pour les accompagner vers plus de liberté.

« J’ai gardé ce type de documents assez pratiques à remplir lors des entretiens avec des justiciables (en SE), me dit Cicelle, CPIP de 40 ans, en me montrant une grille d’emploi du temps pré-construite, où il ne reste plus qu’à indiquer les heures de chaque porteur. Il s’agit d’une feuille qui résume le prochain mois sous PSE d’un porteur. Elle la remplit avec le porteur, fait une photocopie et lui laisse un exemplaire pour qu’ils aient les mêmes documents.

 

 

Pour conclure, il convient de revenir sur le concept que nous avons défendu au cours de cet article : la peine de soi. Le bracelet électronique est une peine de soi, une peine qui concerne avant tout l’identité des porteurs. Il vient réinterroger la manière dont les porteurs se définissent et se construisent sur au moins trois des supports essentiels de l’identité : le corps, l’espace et l’emploi du temps. Les professionnels qui encadrent les porteurs ne sont pas en reste sur ces questions et accompagnent au plus près cette peine identitaire, sachant parfois atténuer les difficultés (en mettant en place des pratiques de prévenance dans le rapport à l’identité impactée des porteurs) ou profiter des incursions de la peine dans l’identité (en abordant le quotidien des porteurs à l’aide des outils de contrôle).

La conclusion de Surveiller et punir (Foucault, 1975) annonçait que la sanction devenait avec le temps de plus en plus individuelle et individualisée. Cette tendance était confirmée par la mise en place d’un gouvernement des corps (Fassin & Memmi, 2004), un gouvernement des conduites au plus près de chacun. Le bracelet prolonge et illustre à nouveau la pensée de ces auteurs : la peine n’est plus seulement individuelle, elle est l’individu lui-même.

Bibliographie

Bouagga Y., 2012, « Le métier de conseiller d'insertion et de probation : dans les coulisses de l'État pénal ? », Sociologie du travail ; n°54, p. 317-337.

Dambuyant M., 2019, « La violence de la peine de placement sous surveillance électronique, une violence reconfigurée pour les porteurs condamnés », Pensée plurielle, 50 (2), p. 101-113.

Devresse M. -S., 2014, « La surveillance électronique des justiciables », Courrier hebdomadaire du CRISP, p. 5-74.

Dubar C., 2010, La crise des identités, l’interprétation d’une mutation, Mayenne, quatrième édition, PUF.

Fassin D., 2015, L’Ombre du monde, une anthropologie de la condition carcérale, Paris, Seuil.

Fassin D. et Memmi D., 2004, Le gouvernement des corps, Paris, Editions de l’EHESS.

Foucault M., 1975, Surveiller et punir, Paris, Gallimard.

Froment J. C., 2003, Les surveillants de prison, Paris, L’Harmattan, Collection ‘La justice au quotidien’.

Goffman E., 1975, Stigmate, les usages sociaux des handicaps [1963], Paris, éd. de Minuit, tr. fr. : A. Kihm

Jovelin E., 2011, « Les jeunes issus de l’immigration confrontés à la discrimination », Hommes et migrations, n°1292, p. 104-113.

Le Bras H., 2017, Malaise dans l’identité, Paris, Actes Sud.

Lévy R., 2016, « How effective is electronic monitoring ? », Communication au colloque « Le bracelet électronique, état des lieux », organisé du 11 au 13 janvier 2016 à Télécom ParisTech, Paris.

Tisseron, S., 2008, « Préface. Une, deux, trois familles… », in J. Aïn (éd.), Familles. Explosion ou évolution ?, Ramonville Saint-Agne, ERES, p. 7-9.

Touraine A., 2019, Communication à son séminaire bimensuel à la FMSH, jeudi 7 février 2019, Paris.

Notes

1 Nous reprenons ici un terme développé dans la partie 2 de notre thèse de doctorat (soutenance prévue en septembre 2020) ainsi que dans un article sur la violence de la peine de placement sous PSE (Dambuyant, 2019). L’article en question développait déjà le concept de peine de soi, mais s’y intéressait avant tout en rapport avec les formes de violence. Retour au texte

2 Voir les statistiques pénitentiaires qui paraissent chaque semestre sur le site du ministère de l’intérieur. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Mathias Dambuyant, « Le bracelet électronique ou la peine de soi, analyse comparative des expériences de porteurs en France, Belgique et Suisse », Mosaïque [En ligne], 15 | 2020, mis en ligne le 11 juin 2020, consulté le 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/mosaique/116

Auteur

Mathias Dambuyant

Mathias Dambuyant est doctorant en sociologie à l’EHESS, au laboratoire IIAC. Il mène une thèse intitulée « Veiller sur et punir, expériences du bracelet électronique en France, Belgique et Suisse ». Il travaille principalement en sociologie de la déviance et du travail.

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