Il faut tout d’abord souligner la commodité du format de poche qui a été adopté et l’abondance de la bibliographie qui clôture chacun des chapitres, ce qui permet de souligner l’importance de l’apport des sciences sociales pour éclairer la vision holistique de la nature profondément humanisée.
Les articles réunis dans cet ouvrage ont été présentés lors d’un colloque qui s’est tenu à Strasbourg en septembre 2014 ; celui-ci avait pour objectif de réinterroger le triptyque ruralité, nature et environnement, tel qu’il avait été exposé dans l’ouvrage paru en 1989, dirigé par Marcel Jollivet et Nicole Mathieu et intitulé : Du rural à l’environnement. La question de la nature aujourd’hui. Cet ouvrage faisait suite à un colloque tenu lui aussi à Strasbourg, en 1986, avec pour thème « la nature et le rural ».
L’objectif de cet ouvrage consiste à montrer combien, en 25 ans, cette question mérite d’être complètement réinterrogée à l’aune de l’évolution de la société et des nombreux travaux qui ont été réalisés sur l’articulation existant entre ces trois notions. La notion d’environnement, qui s’est largement imposée au fil des ans, rend impossible une opposition binaire entre nature et culture. Les processus réciproques de naturalisation de la société et de socialisation de la nature mettent en exergue la question de la frontière nature-société tant à travers sa construction sociale que sa déconstruction actuelle. Jean-Luc Piermay, dans la conclusion de l’ouvrage, insiste sur la notion de frontière, que les démarches holistiques voudraient effacer, mais force est de constater que, dans les contributions présentées dans l’ouvrage, le rythme ternaire laisse bien souvent la place à des catégories binaires commodes pour mener des investigations précises utilisant l’opposition urbain/rural, local/global, souvent intégrées dans un territoire « non défini sur le plan scalaire et moins délimité que structuré, traversé d’acteurs, d’enjeux, d’initiatives, de conflits, de forces, etc. ». En associant la nature à la campagne, cet ouvrage se préoccupe essentiellement du monde rural et examine la notion encore très floue de ruralité, qui « relève d’une forme de réaction aux influences urbaines qui pèsent sur le rural, au moment où ce qui apparaissait comme caractéristique de celui-ci est en train de s’étioler ».
Les contributions présentées sont organisées en quatre parties : la première revient sur la question toujours posée du rural et de l’environnement, la seconde s’organise autour de l’agriculture, la troisième articule l’urbain et le rural, et la quatrième aborde la question d’une nouvelle ruralité.
Retour sur le triptyque de base
Nicole Mathieu insiste sur la nécessaire pluridisciplinarité pour aborder la problématique homme/nature dont l’appréhension demeure très cloisonnée, quelle que soit l’évolution de l’énoncé de la problématique sous la forme de développement durable, santé environnement ou transition énergétique. L’ouvrage de 1989 avait posé la question de la nature qui demeure encore à explorer dans sa dimension holistique. D’où l’importance de la mise au point de Catherine Larrère, qui examine « les problématiques de la fin de la nature et les sciences sociales ». La mort de la nature, souvent évoquée dans la littérature anglo-saxonne, fait allusion au passage d’une nature respectée à une nature dominée. C’est donc une idée de la nature qui est en train de disparaître, ce qui permet d’opposer la rationalité scientifique de la modernité à l’attachement romantique à une nature disparue. L’appel de Heidelberg de 1993 affirmait que « l’Humanité a toujours progressé en mettant la nature à son service et non l’inverse ». La notion d’anthropocène est encore une manière d’affirmer la domination de l’homme sur la nature. De maître et possesseur, l’homme est passé à « maître et protecteur ». Cette mise sous contrôle technique d’une nature au service des besoins humains conduit en pratique à sortir d’une conception substantielle de la nature pour avoir une vision plus relationnelle. La nature reste un concept très occidental, puisque l’Occident, avant d’exporter sa forme de protection de la nature, a imposé sa technique et son industrie.
D’un point de vue sociologique, d’après Jean-Louis Fabiani, l’émergence de mouvements sociaux écologiques a rendu obsolète une représentation de la société en classes. Cependant, l’auteur voit coexister deux formes d’écologie, l’une radicale, qui considère que le capitalisme est la cause de l’épuisement des ressources et alimente des mouvements alternatifs, l’autre experte, qui dépolitise l’objet et le rend compatible avec des modes de gestion technobureaucratiques : l’expertise environnementale permet de remédier à une mauvaise utilisation des ressources. Ce nouveau discours s’est débarrassé de la radicalité militante (technophobe, décroissante) pour promouvoir le développement durable et le verdissement des industries polluantes. Le discours écologique est passé de la périphérie des militants actifs au discours dominant. Ainsi, le contraste entre le succès de l’environnement comme récit et l’état de la planète est saisissant. Le discours gestionnaire produit de la normativité technique, croit à l’expertise environnementale, alors que le militantisme fonctionne essentiellement à l’échelon de la réforme de soi et de la transformation des styles de vie. Par exemple, au nom de l’écologie, les classes moyennes pratiquent la chasse ou la voile en éliminant les pratiques populaires de ces loisirs de pleine nature qui participent ainsi à l’hédonisme et au consumérisme capitaliste.
Une nouvelle vision d’une nature à protéger a fait l’objet de politiques publiques qui se sont déployées depuis environ 25 ans (Aline Brochot). Ces politiques prennent souvent la forme d’injonctions patrimoniales qui imposent aux populations locales d’assurer au quotidien la gestion conservatoire du site conformément aux dispositions du plan de gestion. Ce nouvel ordre institutionnel, construit de l’extérieur, prétend se substituer à l’ordre ancien, pour le bien de l’humanité toute entière. En effet, c’est au bénéfice des générations futures que ce type de gestion veut s’employer, mais il implique nécessairement une perte de maîtrise dans la gestion des biens privés et fait naître des sentiments de dépossession et de défiance vis-à-vis de l’État, susceptible d’apparaître à plusieurs égards comme spoliateur en imposant des normes de gestion conservatoires qui réduisent le libre exercice du droit de propriété. La politique du patrimoine apparaît alors comme une nouvelle cage de réglementation.
En 25 ans, l’éveil de la conscience environnementale a eu des effets considérables sur l’agriculture, à laquelle la deuxième partie est plus spécifiquement consacrée. Cependant, les analyses présentées ont utilisé des prismes très restreints, celui de la déstructuration de l’espace rural par l’agriculture productiviste moderne, celui de la prise en considération des effets négatifs d’une agriculture trop intensive, et enfin celui, très particulier, de l’agriculture urbaine. Or la prise en compte de l’environnement a des effets beaucoup plus larges sur l’agriculture, qui doit s’interroger à la fois sur le mode de protection de la nature mais aussi sur la manière de satisfaire le désir montant des populations à pouvoir disposer d’une alimentation saine. Les interrogations planétaires sur le rôle complexe de l’agriculture dans le changement climatique sont absentes. Or l’agriculture est à la fois émettrice de GES et, en même temps, la biomasse offre des possibilités de stockage du carbone, tandis que les sécheresses éventuelles posent la question de la vulnérabilité de l’alimentation mondiale. Le rôle essentiel et complexe que joue l’agriculture dans la gestion de l’environnement planétaire ne fait pas l’objet de cet ouvrage, qui s’attache davantage à la présentation des aspects territoriaux de la ruralité.
Josiane Stoessel-Ritz rappelle combien travailler la terre permet de produire des transactions sociales pour le bien commun. Or celles-ci ont été brouillées par l’introduction d’une agriculture moderne et technicisée. Le rapport entre distance et proximité s’est établi entre un monde agricole identifié à une agriculture conventionnelle et des citoyens et habitants compris comme des consommateurs. Le projet de modernisation se concrétise par l’intégration de l’activité économique agricole dans la sphère d’un capitalisme marchand dont la régulation se déplace à Bruxelles. L’accès à l’agriculture modernisée passe par une conception instrumentale de l’activité agricole, fondamentalement séparée d’un monde rural quasi invisible et absent des préoccupations politiques. Les cadres de l’activité emportent avec eux les repères pratiques, les savoirs accumulés et la possibilité de rétablir les échanges avec le milieu naturel, la terre. Actuellement, l’agriculture, plus technique et autonome, est détachée du milieu local, dissociée de la ruralité. D’un côté, se développe une activité agricole hétéronome et industrielle dont les repères s’émoussent face à une critique sociale et citoyenne ; de l’autre, une ruralité qui peine à construire une nouvelle sociabilité. Les liens sociaux se sont desserrés entre l’espace de proximité et le déclin d’une socialité spécifique au milieu rural. Les lieux de production sont dissociés des lieux de consommation, ce qui introduit un processus de désocialisation des produits alimentaires achetés dans la grande distribution et de leurs usages.
Guillaume Christen s’interroge sur les bénéfices de l’agriculture verte, qui a pour ambition d’éviter les effets négatifs d’une agriculture trop intensive. Elle suppose l’adoption de nouvelles technologies de pointe (semoirs herbicides) issues de l’agrofourniture mais aussi des TCSL (Techniques de Cultures Sans Labour), qui essaient de limiter l’érosion des sols. Cependant, ces nouvelles technologies sont diffusées sans s’interroger sur la légitimité et la valeur sociale du maïs, ni même sur le modèle social filialisé auquel est intégré l’agriculteur… Les solutions apportées aux risques environnementaux font l’objet, selon l’auteur, d’un éco-pouvoir. En revanche, Lucie Lazaro et Corinne Eychenne montrent combien la prise en compte des externalités négatives du pastoralisme pyrénéen a permis la mise en œuvre d’une gouvernance plus large, avec des innovations apportées par l’adoption de regards scientifiques.
Le brouillage évoqué par Josiane Stoessel-Ritz, est repris par Aurélie Choné qui montre, en s’appuyant sur l’exemple de Rudolf Steiner (1861-1925), combien l’agriculture devrait s’enraciner dans une vision anthropologique profonde de l’homme, selon les théories et les pratiques de l’anthroposophie qui, dans le prolongement de Paracelse (1493-1541), inspire les modèles de pensée écologiques alternatifs. Ceux-ci insistent sur l’idée d’une mission créatrice de l’homme qui devient alchimiste grâce à sa connaissance du divin plongé dans la nature.
Rudolf Steiner voit dans les signes précurseurs de la crise écologique actuelle la conséquence de l’instrumentalisation moderne et matérialiste de la nature par l’homme : la terre, la plante et l’animal sont, selon lui, réduits à des machines à produire, manipulés en vue d’amasser le plus de biens possible sans se soucier de leur santé.
La biodynamie, liée à l’émergence d’une conscience de l’environnement, repose sur une vision holistique qualitative et globale de la nature et de la terre, considérée comme un organisme vivant lié au cosmos entier. Il existe donc une sorte de cycle du vivant, d’éternel transfert de forces vivantes s’opérant à travers le recyclage de la matière organique. L’agriculture apparaît comme une source de régénération sociale et de lien social, face aux grandes exploitations agricoles visant une productivité maximale et un rendement industriel. Selon R. Steiner, l’agriculteur a conscience de remplir une mission quasiment religieuse : grâce à différents exercices de méditation et de concentration, il développe peu à peu une disposition intérieure, lui permettant d’être réceptif aux rythmes vivants, à la respiration de la terre, et peut ainsi rétablir l’harmonie entre l’homme et le cosmos. Habiter la terre prend un sens tout autre que résider ou travailler en milieu rural, cela signifie développer des racines et investir le milieu où l’on vit, en faire l’expérience sensible, subjective, physique entre ciel et terre, c’est-à-dire connaître l’originalité de son terroir, les plantes qui y poussent, les animaux qui y vivent, observer ce milieu et en prendre soin – ce qui implique une éthique du lieu ou du territoire, « a land ethic », pour reprendre l’expression de l’écologue américain Aldo Leopold.
L’exemple de l’anthroposophie, illustrée actuellement par P. Rabhi, jardinier citoyen, montre que, pour pouvoir s’interroger sur les savoirs et les imaginaires de la ruralité, il convient de replacer la nature dans une théorie de la société. Selon les théories anthroposophiques, les catégories urbain-rural sont repensées en termes d’échanges, de circulations, de réconciliations, et non plus d’opposition duale. Cette approche illustre la volonté de résister au capitalisme et à ce que l’on tient pour une oppression engendrée par le progrès et, d’autre part, la nécessité de se soumettre à des lois naturelles au sein d’une communauté solidaire.
Les formes d’appropriation très différentes des savoirs de la biodynamie, aux extrêmes opposés du spectre politique, montrent que les représentations de la ruralité et de la nature qu’a pu susciter l’anthroposophie sont fondamentalement ambivalentes entre traditionalisme et progressisme, communautarisme et altermondialisme, conservatisme et innovation. Cette ambivalence reflète celle de l’écologie dans sa dimension politique, manifestée dès le début du XXe siècle, en particulier dans les mondes germaniques.
La notion d’environnement est, selon Marc Gladieux, associée à la menace et aux pratiques alternatives. Tel est le résultat qui ressort de son analyse de la « voix indépendante des paysans » entre 2010-2014. En effet, c’est parce que l’espace agricole est menacé qu’il acquiert, selon les agriculteurs allemands, le qualificatif d’environnement, qui suggère une menace. Il s’agit de lutter contre l’investissement massif dans le rachat des terres agricoles pour y cultiver des agrocarburants. La protection de l’environnement est aussi une activité emblématique, déterritorialisée, synonyme de culture alternative. Ce mouvement entend sauver la planète tout en sanctuarisant l’environnement local.
À l’extension géographique de la notion d’environnement correspond une dilatation des contenus sémantiques. C’est la lutte antinucléaire qui a été l’acte fondateur du mouvement alternatif en Allemagne, nébuleuse à laquelle appartient l’agriculture paysanne.
Le triptyque ruralité, nature et environnement ne peut se concevoir sans introduire la ville dont l’urbanité est revisitée par l’introduction de la nature en ville ou de la ville dans la nature.
La troisième partie est entièrement consacrée à relire les relations rural-urbain par l’environnement. L’agriculture occupe une place centrale dans ces relations puisqu’elle a pour mission essentielle de nourrir la ville en raison d’un processus spatial qui a longtemps dissocié la ville et la campagne qui, actuellement, comme le montre Laurence Granchamp et différents auteurs, tendent à s’interpénétrer.
L’agriculture a été évincée des plans d’urbanisme des Trente Glorieuses, sans doute parce que, la distance n’étant plus un facteur limitant, les questions d’approvisionnement n’apparaissaient plus comme problématiques. La frontière entre agriculteurs et jardiniers, renforcée par l’adhésion à la MSA (Mutuelle Sociale Agricole), a distingué les pratiques amateurs des urbains des pratiques professionnelles des agriculteurs. Du point de vue urbain, les agriculteurs et leurs activités apparaissent comme résiduels et, d’une certaine façon, en sursis, destinés à être repoussés vers le rural en fonction des besoins d’expansion de la ville. La construction d’une invisibilité réciproque entre le paysan et la ville est récente ; le recensement agricole de 2000 mettait en évidence que 44 % des exploitations agricoles étaient situées en zone urbaine (9 %) et périurbaine (37 %). La périurbanisation a introduit la fonction agricole dans la ville, et l’apparition des jardins ouvriers avait incarné un contre-mouvement à l’urbanisation généralisée qui a permis de maintenir des espaces de cultures dans les interstices de la ville (l’abbé Lemire en 1886).
Le retour actuel de l’agriculture urbaine est l’expression d’une volonté des urbains de se réapproprier un lien perdu avec ce qui les nourrit : la terre, les aliments. Les processus naturels les portent à la fois vers l’investissement de multiples espaces cultivés, depuis les balconnières jusqu’aux jardins partagés, en passant par les potagers urbains collectifs, mais aussi vers les différentes formes de vente directe et la valorisation des produits de proximité.
Ces nouvelles préoccupations politiques, comme les initiatives des citoyens urbains, semblent découler d’une conscience collective du basculement vers une société globale de plus en plus urbaine, ce qui oblige à s’interroger sur le maintien d’espaces de production nourricière de la ville, en partie en tant que vecteur de la préservation des liens aux milieux naturels, en tant qu’expression d’un besoin anthropologique – que ce qui nous nourrit ait un lien avec le milieu naturel dans lequel on vit – mais aussi en tant qu’expression d’une résistance aux logiques industrielles et à la mondialisation des marchés.
Les projets d’agriculture urbaine vont à l’encontre de l’hyperspécialisation en combinant ses fonctions : offrir des paniers frais mais aussi éventuellement proposer des cours de cuisine ou de l’activité pour des séniors. L’enjeu alimentaire pourrait servir à repenser la ville à tous les niveaux de son organisation : architecture et plan urbain, organisation spatiale et sociale, gouvernance…
Les élus ont été amenés à renverser le regard pour considérer les espaces agricoles non plus comme une réserve foncière mais comme une armature verte de la ville et de l’agglomération. La seconde problématique qui contribue à donner plus de visibilité à l’agriculture dans et à travers la ville concerne les trames vertes ou naturelles urbaines. Les espaces de nature ne sont plus des espaces en quelque sorte « oubliés » par la ville, mais constituent au contraire la nouvelle trame à partir de laquelle il est possible de penser la ville. Le regard ne porte plus sur le bâti comme élément structurant mais sur les espaces non bâtis. Les délaissés urbains génèrent un urbanisme végétal.
L’utilisation nourricière des espaces en ville est avant tout un instrument de redéfinition des modes d’habiter en tant que rapport au monde, aux autres, aux éléments naturels qui composent l’expérience quotidienne des habitants d’un lieu. Les initiatives en agriculture urbaine favorisent la sociabilité, le sentiment d’appartenance, la confiance en soi, l’intégration sociale. Du côté des gestionnaires des villes, les incitations ou les appuis qu’ils fournissent aux projets d’agriculture urbaine relèvent des problématiques qui peuvent être tout autres : gestion écologique des espaces en friche, prévention des inondations et des îlots de chaleur, contribution aux trames vertes, inclusion dans les plans climat ou gestion des déchets via l’encouragement au compostage.
Le regard porté sur les friches par Rémi Beau va dans ce sens : à la fin du XVIIIe, friches et jachères sont conjointement renvoyées dans le domaine de l’inculte et font l’objet de jugements négatifs qui ajoutent parfois la condamnation morale à la critique menée d’un point de vue technique. Les physiocrates rejoignent les agronomes dans la critique de l’inculte, qu’ils associent à l’improductif ; ils tentent de faire disparaître le saltus, cet espace non cultivé, dans lequel dominent les herbacées, au profit de l’ager, la surface cultivée, et de la sylva. La volonté d’intensifier les cultures, qui avait motivé la lutte contre la friche à la fin du XVIIIe siècle, serait la cause principale de sa nouvelle progression quelque deux siècles plus tard avec la déprise agricole accompagnée d’une forte croissance de l’exploitation forestière. Les paysages de friche seraient le symbole d’un pays qui meurt, d’où la lutte contre la fermeture des paysages, qui se traduit par un regain d’intérêt pour la friche permettant de faire renaître une forme de saltus, c’est-à-dire un ensemble d’espaces naturels qui font l’objet d’interventions et de prélèvements humains sans que ceux-ci oblitèrent l’expression des processus naturels qui y prennent place.
Dans la nouvelle réflexion sur le devenir des espaces incertains – des terrains abandonnés par la déprise agricole mais aussi sur les délaissés urbains, sur les friches industrielles – il ne s’agirait plus de choisir entre la nature et les hommes mais d’en faire des lieux de rencontre entre les diversités naturelle et culturelle. Ce qui conduit non pas à ignorer l’impératif de production et la rationalité économique des activités agricoles mais à mettre en avant la façon dont d’autres logiques d’action esthétique ou environnementale peuvent cohabiter avec ces objectifs, contrairement à ce que l’agronomie réductionniste de la seconde moitié du XXe siècle et le modèle économique actuel soutiennent conjointement.
Le désir de nature porté par une vision hygiéniste de la ville est, selon Lise Bourdeau-Lepage, une nature asservie, transformée par l’homme et, dans certains cas, magnifiée, qui s’invite en milieu urbain. Le désir contemporain de nature des citadins occidentaux trouve sa source dans le désir de l’homme pour l’homme. Il existerait un lien entre l’état de santé d’un individu, la présence d’éléments naturels dans son environnement immédiat et le niveau de bien-être ressenti. La nature est un élément important du choix résidentiel puisque les espaces dotés d’aménités naturelles sont plus désirables. La nature est envisagée comme un investissement, elle devient un objet de marketing urbain et permet de donner un prix aux services écosystémiques.
La relation entre ville et campagne a une inscription territoriale forte dans l’espace le plus éloigné de la ville que Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé nomment, à travers l’exemple de l’agglomération nancéienne, le pré-urbain, dans lequel coexistent des modes de vie urbains et ruraux. Cet espace est d’autant plus intéressant à observer qu’il est le théâtre de tensions, de transferts et d’interactions du monde urbain avec le monde rural.
Le préurbain prend forme suite à l’augmentation des prix du foncier et de l’immobilier dans les zones les plus densément peuplées mais aussi en raison de l’appauvrissement d’une partie des classes moyennes trouvant de quoi réaliser leur idéal résidentiel, incarné par le pavillon individuel, dans les zones les plus éloignées de la centralité urbaine. C’est ainsi que ce territoire est bien une réalité dans le processus d’urbanisation étalée et dans la vie quotidienne de ceux qui y résident. Situé entre le rural et le périurbain, le préurbain demeure, dans une très large mesure, un monde de villages dans un décor champêtre ; il se caractérise par des modes de vie urbano-ruraux, par une impérative nécessité de se déplacer quotidiennement en automobile, par l’installation de jeunes ménages aux revenus modestes et moyens, par la construction non seulement de pavillons mais également d’appartements de plus en plus destinés à la location. Ces logements ne bénéficient pas des avantages ni de la ville, ni de la banlieue, ni des premières couronnes du périurbain classique en termes d’infrastructures médicales, économiques, commerciales, culturelles et de services. En d’autres termes, le préurbain représente un territoire où s’installent des populations plutôt modestes poursuivant le rêve réalisé ou non d’avoir un pavillon proche de la nature et qui, ce faisant, se trouvent dans une situation de vulnérabilité et de captivité en raison de leur dépendance automobile. Internet autorise l’inscription de ces habitants dans des réseaux sociaux déterritorialisés, qui procurent un sentiment de liberté et de maîtrise de leur espace social. Contrairement aux ruraux d’origine, les habitants récemment installés dans le préurbain entretiennent une distance par rapport au territoire et à la nature, et plus largement par rapport au monde local, que ce soit pour travailler, s’informer, consommer ou encore pour se détendre.
La nature se réduit ici à un écrin propice à l’expression de la culture légitimée par l’esthétique urbaine. S’impose alors une certaine conception de la nature qui doit être au service des activités humaines compliantes, nullement contrariantes : autrement dit, c’est bien d’une nature contrôlée, aseptisée et rationnalisée qu’il s’agit. L’agriculture peut être perçue négativement comme une source de nuisances, aussi bien sonores qu’olfactives.
Ces activités qui ne peuvent se réaliser que par le recours à l’automobile, prennent sens dans une manière de penser le territoire et la nature au service de soi.
Ces pratiques conduisent à réhabiliter le territoire comme support de vie sociale et comme porteur d’identités locales.
Penser la nature dans les nouvelles ruralités
Selon Josiane Stoessel-Ritz, l’espace de proximité concentre les tensions par la coexistence et l’indépendance matérielle d’une diversité d’usages, ceux des producteurs agricoles et ceux des habitants partageant un même espace de voisinage. Cet espace cristallise une conflictualité latente ; il sous-tend aussi des possibilités de communication soutenues par des interdépendances et des interactions propices à l’apprentissage d’une coexistence.
L’espace rural de proximité concentre à sa manière des formes complexes d’habitat et des modes sociaux d’habiter, qui structurent une forme d’occupation collective des lieux qui ne font pas forcément place à l’agriculture et aux agriculteurs. Les conflits d’usage liés à l’accès aux ressources du milieu (eau, terre) expriment les tensions croissantes liées à des difficultés de cohabitation et de voisinage.
Pourtant, Julian Devaux affirme le recours à la catégorie de rural chez les habitants d’une commune francilienne. Le rural constitue ainsi pour ces individus une catégorie à laquelle est associé un certain nombre de traits et de valeurs socialement situés, à l’heure où on parle d’une disparition des classes sociales et où on assiste à des transformations importantes de la conscience de classe des catégories populaires.
Les faibles densités ainsi que l’interconnaissance résidentielle favorisent une cristallisation des rapports sociaux, selon une logique de la proximité spatiale et de la distance sociale qui devient de plus en plus exacerbée.
Comme pour les adultes, le territoire vient en quelque sorte jouer, pour les adolescents, le rôle de médiateur et ainsi se substituer à leur conscience sociale… Néanmoins, cette identité résidentielle peut entrer en conflit avec l’identité sociale, et la catégorie de « rural » perd ainsi chez certains adolescents sa connotation sociale pour devenir simplement synonyme d’appartenance résidentielle.
À travers la présentation de l’évolution des activités des montagnes pyrénéennes (fin XVIIIe-XXIe siècle), Steve Hagimont illustre très clairement les différentes étapes du développement des activités de la montagne.
Les premières heures du tourisme témoignent d’une approche systémique de la montagne. L’émotion esthétique provient de la compréhension d’une logique paysagère intégrant les activités humaines. C’est une vision systémique mais fixiste, incapable de penser la moindre évolution sans y voir un regrettable effet du progrès qui vient mettre à mal une civilisation pastorale séculaire.
Puis les accusations de routine et d’archaïsme ont pris le pas sur l’admiration. L’agropastoralisme n’est plus la clé de l’harmonie des paysages, il en constitue au contraire la principale menace. Tous les guides et articles de presse de l’époque condamnent unanimement l’économie agropastorale pyrénéenne, inefficace d’un point de vue économique, et dangereuse d’un point de vue paysager. Les activités humaines traditionnelles sont désormais perçues comme des dégradations des paysages naturels. Jusqu’en 1960, les guides font se côtoyer deux mythes : l’un, négatif, porte sur une économie archaïque et prédatrice et sur ses marques paysagères ; l’autre, positif, célèbre un conservatoire des traditions qui sont l’essence et la richesse de l’identité française.
Avec la modernisation agricole, les paysages montagnards offrent un nouvel intérêt, ils sont les derniers bastions de la ruralité traditionnelle française et un patrimoine national. L’inversion du flux migratoire témoigne de cette revalorisation imaginaire, avec l’arrivée de jeunes en montagne, des néoruraux, qui apportent un changement majeur après 120 ans de déprise agricole.
Pour sauver la montagne et garantir l’essor touristique, le maintien de l’agriculture de montagne est désormais jugé indispensable, elle devient une spécificité touristique qui combine à la fois le cadre naturel et le milieu humain. La synergie entre nature et culture des origines du tourisme pyrénéen est de nouveau reconnue, et les activités traditionnelles permettent de sauvegarder ce qui sera appelé biodiversité à partir de 1990. Accusé quelques années plus tôt d’être la source de tous les maux, l’agropastoralisme pyrénéen se mue en symbole d’une pratique économique, sociale et culturelle raisonnée et « durable ».
Il s’agit alors de dénaturaliser l’écosystème et le paysage pyrénéen, de vaincre l’association entre rural et naturel qui semble avoir pris corps entre 1930 et 1950, et de restituer les populations locales comme actrices essentielles des transformations passées et du maintien actuel du milieu. Ce qui suppose d’accepter la transformation du patrimoine culturel, naturel et son anthropisation pour le rendre marchand. Le goût touristique pour des montagnes vivantes et authentiques est une source de complication majeure pour l’offre touristique. Sur quoi investir lorsque, justement, ces espaces sont représentés comme permettant d’échapper aux rapports marchands classiques ?
Corinne Larrue s’est penchée sur l’émergence d’une nouvelle ruralité à travers l’implantation d’activités nouvelles dans les zones rurales dans lesquelles, particulièrement en France et en Suisse, les activités agricoles sont fortement protégées. La fonction productive de l’agriculture, quels que soient ses conséquences environnementales et ses intérêts agricoles, est considérée comme un enjeu incontournable du territoire rural, malgré la faiblesse numérique des acteurs. L’implantation de nouvelles activités est donc assujettie à leur appropriation par les acteurs locaux et donc par un processus de territorialisation qui peut se traduire par des négociations longues et coûteuses, dans la mesure où les populations lésées (surtout les agriculteurs) peuvent demander des dédommagements.
Les différentes activités implantées, souvent multifonctionnelles, raisonnent en termes de biens et de services produits par la ressource du sol et non pas seulement en termes d’usage du foncier.
L’ouverture des espaces ruraux aux activités jusque-là pas ou peu implantées produit ce que l’on peut appeler une « nouvelle ruralité », qui transforme les structures sociales et territoriales des espaces ruraux mais avec leur accord, c’est-à-dire dans le cadre d’une régulation politique et sociale locale. En autorisant la transformation des usages des espaces ruraux, le régime institutionnel des usages de l’espace rural risque d’avoir pour effet d’homogénéiser son fonctionnement et de marchandiser ses ressources. Le SCOT devient un outil essentiel de régulation collective, avec pour objectif la recherche systématique de la multifonctionnalité des espaces en évitant les zonages.
Conclusion
Les réflexions menées il y a 25 ans partaient du rural pour s’ouvrir aux questions environnementales ; aujourd’hui, le mouvement est inverse, les recherches menées en matière de gestion environnementale des espaces mettent en exergue l’importance de l’ancrage territorial de questions exogènes, souvent urbaines, qui repositionnent la notion de rural.
Ce livre montre tout l’apport des sciences sociales pour expliquer le brouillage que la mondialisation et l’urbanisation ont introduit au sein de ce triptyque : nature-environnement-ruralité. Ces catégories conceptuelles sont devenues poreuses avec des limites incertaines. Le champ des concepts est donc à reconstruire, mais la prise en compte des interactions est peut-être aussi importante que celle des concepts. Des influences exogènes fortes interfèrent avec le territoire habité par une nouvelle ruralité caractérisée par une dissociation regrettée entre le rural et l’agricole. Le rural est piloté par l’urbain, qui s’impose jusque dans les vallées pyrénéennes les plus reculées, avec des aspects de marchandisation de la nature qui suscitent certaines résistances qui vont parfois à l’encontre de ce qui avait été promu comme développement durable.
L’interpénétration entre l’urbain et le rural est, selon de nombreux auteurs de cet ouvrage, liée à un besoin de nature de l’homme ; cependant, ce besoin est ambivalent, il peut aller d’un lien presque métaphysique, à la manière de P. Rabhi, à la notion de service écosystémique ou d’exploitation de la nature par l’homme. J.-L. Piermay, dans sa conclusion, constate que les mots liés à l’environnement sont les plus rarement employés, ce qui montre combien ce nouveau rapport de l’homme à son environnement dans une nature anthropisée et urbanisée demande à être mieux perçu au-delà des concepts binaires et simplificateurs, tout en respectant une incomplétude existentielle.