Les difficultés récurrentes que rencontrent les politiques environnementales en même temps que leurs développements dans des champs nouveaux rendent progressivement possible une appréhension plus compréhensive de ce qui en fait la substance et des dynamiques qui les portent, bien loin de la notion figée de protection de l’environnement1. Ces développements prennent un relief particulier dans l’interaction entre le volet énergétique des enjeux environnementaux et celui des transformations urbaines, associant un vaste éventail de questionnements, les dynamiques urbaines constituant de façon significative, avec les questions du réchauffement climatique et de la qualité de l’air, un champ majeur à l’intérieur duquel se joue le renouvellement collectif, au Nord comme au Sud. Dans cette logique d’extension des mises en œuvre, le trait saillant des avancées environnementales est leur élargissement à l’ensemble des secteurs et des acteurs sociaux, y compris industriels et financiers, à travers des recompositions et via des dynamiques dont le ressort n’est plus une manifestation univoque guidée par un impératif hégémonique (protection, santé, éthique…). Emergent de nouvelles formes pluricomposées d’aménagement dans lesquelles l’environnement est amené à prendre, en termes d’impact physique, chimique, sanitaire ou écosystémique, une place de plus en plus importante, illustration, si c’était nécessaire, de sa dimension pragmatique avec ce qu’elle recouvre sur les plans éthique et politique. Derrière les spécificités de l’héritage français sur le plan énergétique, des dynamiques portées par de très grandes entreprises s’inscrivent face à ces enjeux complexes : capacité de se positionner relativement en amont en apportant des réponses qualifiées à la pointe des demandes, des besoins et des savoir-faire.
La délicate question des transitions énergétiques et urbaines
L’extension considérable de la civilisation urbaine telle que nous la connaissons est fondamentalement liée aux transformations économiques, sociales et sanitaires introduites par la modernité2 et ses avancées technoscientifiques, dans lesquelles l’énergie a joué un rôle central (Mumford, 1961 ; Bairoch, 1985 ; Townsend, 2013), que l’on peut schématiquement rapporter à quatre étapes majeures (Debeir et al., 20133). La révolution du charbon et de la machine à vapeur a permis l’industrialisation, précoce en Grande-Bretagne où elle se met en place dès la fin du XVIIIe siècle, pour se diffuser ensuite. Celle-ci donne à la production et aux échanges, ferroviaires et maritimes, une impulsion décisive, induisant une première avancée de l’urbanisation, non sans de très fortes tensions sociales longtemps au cœur des préoccupations collectives, que l’importante remontée des inégalités ces dernières décennies a pour une part réactivées (Atkinson, 2015). Le début du XIXe siècle voit la diffusion du gaz, sous-produit de la houille, utilisé pour l’éclairage urbain. Le pétrole, d’abord utilisé pour l’éclairage, prend une nouvelle dimension avec le développement du moteur à explosion et de l’automobile, particulièrement précoce aux États-Unis4, prototype de la mutation mondiale dans le domaine du transport individuel. Celle-ci joue un rôle majeur dans la configuration de la société américaine et de son urbanisation, pour, là encore, se diffuser ensuite largement. Parallèlement, le développement de l’électricité, qui, avec le télégraphe, révolutionne les communications à partir des années 1830, rend progressivement possible l’accès à une énergie polyvalente et facile, à utiliser à travers la constitution de réseaux d’abord urbains (développés par Edison à New York en 1879, puis à Londres et Paris), en même temps qu’à une autre échelle, elle ouvre la voie vers la révolution informationnelle des télécommunications, des médias de masse et du numérique, à l’origine des mutations à l’échelle mondiale en cours aujourd’hui.
Dès les années 1950 et 1960, le mouvement environnemental, qui ne cesse d’élargir son champ d’appréhension et d’intervention, met en question divers aspects du développement technico-industriel et les menaces qu’il constitue à la fois pour le monde naturel et les écosystèmes, mais aussi la santé humaine (destruction de la faune et de la flore, épuisement des ressources, pollutions, déchets, etc.). Les deux chocs pétroliers (1973, 1979) marquent la fin du pétrole bon marché, entraînant une première remise en cause des orientations énergétiques et stratégiques des pays développés5. À la suite du rapport Charney (1979), les travaux du GIEC, créé en 1988, donnent progressivement consistance à une nouvelle menace, celle du réchauffement mondial du climat engendré par les émissions croissantes de gaz à effet de serre liées aux activités humaines (industrie, transport, chauffage, agriculture) dû au recours massif aux énergies fossiles, faisant de l’énergie un enjeu environnemental majeur. Cette menace suscite une prise de conscience collective progressive de la nécessité de réorienter le système énergétique mondial vers une diversification des ressources, la réduction des consommations et des émissions de GES, que concrétise en 2015 l’accord de Paris. De nombreux indicateurs à l’échelle mondiale (IEA, 2017) manifestent à la fois l’ampleur des transformations en cours dans le secteur et leur implication pour les structures urbaines, dans un contexte d’urbanisation accélérée, avec 60 % de la population mondiale résidant en ville en 2030 contre un peu plus de 50 % aujourd’hui. Les villes se voient ainsi confrontées à la place croissante qui est la leur dans la problématique énergétique, en lien avec la question de la pollution de l’air (IEA, 2016). Dans ce contexte, le défi énergétique et environnemental auquel on est aujourd’hui amené à faire face prend un relief particulier : il constitue, derrière l’ampleur des investissements à envisager liés à une transformation massive du système énergétique, un réservoir important d’opportunités dont la ressource première réside dans la capacité à innover, à expérimenter et à susciter les conditions et les dynamiques de changement dans lequel les villes sont amenées à jouer un rôle croissant, dans une situation qui présente cependant de multiples freins du fait de l’ancrage des comportements dans les acquis antérieurs, qui pèsent très fortement sur les capacités collectives, comme l’a manifesté, à l’automne 2016, l’élection américaine.
En France, la loi de 2015 sur la transition énergétique et la croissance verte a introduit, à travers un large ensemble de mesures, un cadre légal définissant les orientations que le pays devrait être amené à suivre pour transformer en profondeur son système énergétique et lui permettre de répondre au défi du réchauffement climatique et de la qualité de l’air… L’élaboration et le vote de la loi ont tiré une part de leur dynamique de l’effervescence qui a accompagné la préparation de la conférence de Paris. Aujourd’hui, plus de deux ans après le vote de la loi et la signature de l’accord, cette dynamique semble quelque peu retombée avec le désengagement des États-Unis, d’une part, mais aussi une confrontation plus réaliste à la difficulté de donner un contenu à ces engagements6. Confirmant la faiblesse de ceux-ci, le Conseil économique, social et environnemental a émis en février 2018 un avis (Duval et Charru, 2018) sur la loi de transition énergétique attirant l’attention sur le fait que la France « n’était pas sur la bonne trajectoire permettant d’atteindre les objectifs fixés par la LTECV », pointant le peu d’efficacité du pilotage national de la loi et la difficulté des territoires à y prendre leur place, et proposant un ensemble d’initiatives pour répondre à cette situation préoccupante7. De fait, la notion de territoires n’est peut-être pas la plus pertinente pour appréhender la question de l’intervention d’acteurs locaux, en particulier urbains, et l’architecture multiscalaire à mettre en place, et la réforme territoriale (lois Notre et MAPTAM) est sans doute encore trop récente pour que l’on puisse en évaluer pleinement les effets. Par ailleurs, les mutations urbaines se situent aujourd’hui dans un contexte technologique de profonde transformation sous l’effet de la révolution numérique, sans que l’on puisse là encore en appréhender extensivement les apports. L’ensemble de ces éléments constitue l’arrière-plan à la fois complexe et aléatoire sur fond duquel les acteurs qui s’y engagent sont amenés à concevoir leur intervention.
Les nouvelles exigences à réorienter le système énergétique s’articulent à la fois à la lutte contre le changement climatique, mais aussi à de nouvelles attentes des citadins en matière de modes et de qualité de vie et de services (mobilité, santé), variables selon les critères sociaux, genre, âges de la vie, handicap, inégalités, générant différents besoins en termes de formation, d’emploi, etc. Et cela, alors que s’accélère la concentration urbaine des activités et que s’exacerbe la compétition entre métropoles mondiales, voire agglomérations régionales. Les tensions, accidentelles ou structurelles, multiplient par ailleurs les fragilités avec l’occurrence de crises : accidents climatiques, cyberattaques, obstacles à la mobilité, pollutions, déjà évoquées, insécurité, terrorisme, inégalités et cohésion sociale, auxquelles il est nécessaire d’apporter des réponses pour construire des ensembles urbains résilients. Ainsi, l’émergence de nouvelles formes urbaines, plus denses et multifonctionnelles, conduit à repenser la ville et son fonctionnement sur la base de la densité de la population, de la continuité du bâti et de la mobilité entre logements et lieux de travail ou de loisirs. D’où l’intérêt de repenser l’énergie dans ces lieux aujourd’hui privilégiés de l’organisation de la vie collective que sont les villes.En France, les aires urbaines (qu’il s’agisse de métropoles, de communautés urbaines ou de communautés d’agglomération) deviennent peu à peu le nouvel espace de référence de l’action locale, notamment dans sa dimension économique, environnementale et énergétique. Sans gommer les problèmes d’inégalités, en particulier entre centres et périphéries.
Dans un contexte urbain où l’énergie est amenée à jouer un rôle majeur, l’électricité, qui ne représente qu’une part du spectre des ressources énergétiques, occupe, de par ses caractéristiques (modularité, polyvalence, plasticité, propreté), une place centrale dans le système technique contemporain. Elle se situe également au cœur même du projet urbain car, dans une perspective de production décentralisée, elle peut, pour une part au moins, être produite localement8. Cette évolution s’accompagne d’une exigence de diminution des consommations, introduite en France par la réglementation thermique RT 2012 qui affecte à l’électricité un coefficient de 2,58 en tant qu’énergie dite secondaire, permettant d’en encadrer les usages9. En même temps, l’électricité est le vecteur premier de la révolution numérique, à travers les objets connectés (tablettes, livebox, écrans, téléphones…). Elle sera amenée à prendre une place croissante dans le domaine des transports urbains individuels et collectifs. Le véhicule électrique présente le double avantage par rapport au véhicule thermique d’être, en ville, silencieux et localement propre. L’isolation de l’habitat permet la réduction des consommations énergétiques, rendant ainsi le chauffage électrique performant. Les pompes à chaleur, dont l’installation devrait être facilitée avec la nouvelle RT 2020, ont des niveaux de performance élevés, et ce type de technologie peut facilement être intégré dans les bâtiments de la ville de demain.
Cependant, si l’électricité apparaît comme une énergie urbaine par excellence, elle ne se stocke pas aussi aisément que d’autres produits énergétiques. Elle nécessite donc de mobiliser toute une gamme d’outils pour répondre instantanément à la demande, qui peut varier de façon considérable, d’une saison à l’autre mais aussi au cours d’une même journée ! Des solutions de stockage et d’effacement, objets d’une recherche massive, peuvent permettre de moduler ces amplitudes ; leur dimensionnement au regard des contraintes techniques et économiques est déterminant pour la performance qualitative et économique du service électrique rendu. Le développement numérique favorise, à l’aide de systèmes intelligents et la multiplication de capteurs, le développement d’instruments de pilotage autonome et de micro-réseaux (microgrids10).
La gestion de l’électricité demande à être intégrée dans un vaste système énergétique urbain local au sein duquel production et consommation peuvent être gérées et optimisées. Comment mutualiser les besoins et rendre solidaires les utilisateurs, ceux du froid et du chaud, par exemple ? Comment réduire l’investissement par l’optimisation de la consommation plutôt qu’à travers une augmentation de la capacité ? La transition énergétique appelle à raisonner globalement et à envisager de larges éventails de mises en relation. Par exemple, les panneaux solaires fonctionnant à des moments où la demande en énergie est plus faible, conduisent à inciter à profiter de ce moment pour recharger la batterie de la voiture qui devient un lieu de stockage à utiliser au moment où l’électricité est la moins chère. La voiture n’est plus un simple outil de transport, elle peut être couplée au réseau pour activer, par exemple, une ventilation de parking sans recourir à une puissance supplémentaire sur le réseau. Celle-ci, corrélée à des émissions de CO2, ne fonctionne que ponctuellement, et il est possible d’utiliser le complément de batterie si la voiture, couplée au réseau, n’a pas besoin de rouler à ce moment-là. Ces exemples illustrent la perspective d’une architecture urbaine construite autour de l’énergie. L’optimisation des usages de l’énergie appelle cependant une réflexion en profondeur sur ce nouveau contexte, sur le système de valeurs et les mécanismes sous-jacents, la gouvernance du système, un travail considérable de communication et une révolution culturelle pour développer des comportements adaptés aux nouvelles conditions environnementales.
EDF et la transition énergétique
Opérateur historique de l’électricité en France11, EDF est une entreprise d’envergure mondiale, qui amorce depuis quelques années un tournant face aux évolutions de la problématique énergétique. Devenue société anonyme en 2004, avec une participation de l’État à 83 %, le groupe a développé son activité à l’international, auquel il s’est ouvert dès les années 1980 et qui représente aujourd’hui environ un tiers de son chiffre d’affaires. Il couvre toute la palette de la production énergétique, du charbon aux énergies renouvelables, avec un ancrage particulièrement important dans le nucléaire, qui représente 77 % de la production d’électricité en France et 54 % de la production du groupe au niveau mondial. En France, le groupe EDF gère un système reposant sur l’existence de tarifs de vente réglementés identiques pour chaque citoyen où qu’il se trouve12, à un prix assez nettement inférieur à la moyenne européenne13. Le réseau de distribution est propriété des collectivités locales qui, en tant qu’autorités concédantes, établissent avec EDF des contrats de concessions signés pour une durée de 20 à 30 ans. Le positionnement affirmé d’EDF sur les énergies décarbonées fait de l’entreprise un acteur de plus en plus attentif à l’évolution des enjeux dans ce domaine. La transition énergétique française constitue une opportunité pour l’électricien de promouvoir des solutions bas carbone, mais la baisse mondiale du prix des énergies renouvelables et les évolutions à attendre de ce point de vue dans un avenir très proche14 constituent sans doute également un indicateur et une incitation importante en ce sens. À l’automne 2015, l’entreprise a présenté sa nouvelle stratégie, intitulée « Cap 2030 », visant un triple objectif : un engagement sur « les services énergétiques, issus des technologies de la digitalisation15 », un « renforcement de la stratégie bas carbone », associant « le maintien du socle nucléaire tout en s’engageant davantage dans les renouvelables », le P.-D.G., Jean-Bernard Lévy, affirmant que « notre rôle est de mettre en place un système centralisé robuste et souple et de le compléter avec des renouvelables dans les territoires », et enfin un engagement plus important à l’international de façon à profiter du développement des marchés extra-européens. L’engagement d’EDF dans les renouvelables, porté par EDF Énergies Nouvelles (EDF EN)16 s’est traduit par des développements dans les diverses filières, éolien, essentiellement hors de France, pour les raisons évoquées précédemment, solaire, avec l’installation de très gros équipements à l’étranger et prochainement également en France avec la mise en place d’un ambitieux plan solaire, annoncé fin 201717, mais aussi dans le domaine du stockage de l’énergie, avec l’annonce, fin mars 2018, d’un investissement de l’ordre de 10 Mds d’euros dans ce secteur.
En parallèle des activités de production, EDF dispose d’une Direction Commerce Transmarchés. Au sein de cette direction, EDF collectivités accompagne les collectivités locales et les acteurs territoriaux dans la mise en œuvre de leur politique énergétique et environnementale sur tous les axes de la transition énergétique. Les collectivités locales sont devenues, aux termes des lois Notre et MAPTAM, autorités organisatrices de l’énergie. Elles restent les principales partenaires de l’entreprise, comme le rappelle la dénomination « EDF collectivités ». L’activité de cette structure, dans le contexte de la transition énergétique et de la stratégie « CAP 2030 », voit son rôle évoluer rapidement et de façon significative. Dans cette perspective et à travers une politique importante de rachats, l’entreprise s’est dotée de tout un ensemble de filières dans les divers domaines concernés, capables d’apporter des solutions dans différents champs spécifiques de la transition énergétique. Le groupe EDF a créé, à l’été 2017, une marque « EDF solutions énergétiques ».
Un entretien avec des interlocuteurs d’EDF collectivités18 a permis de préciser la position de cette marque face aux enjeux énergétiques de la ville de demain.
Fabrice Douillet et Antoine Tobia précisent : « Il s’agit d’une marque ombrelle regroupant toutes les filiales du groupe qui portent des solutions bas carbone pour la ville. Les compétences du groupe et ses filiales sont sollicitées pour proposer des services sur mesure couvrant tous les domaines des services aux territoires, parfois au-delà des pures problématiques énergétiques. On peut citer, à titre d’exemples : les services énergétiques et les réseaux de chaleur bas carbone, via Dalkia avec la gestion des déchets et la promotion de l’agriculture urbaine ; l’éclairage et les services connectés associés via Citelum ; il s’agit de solutions numériques, de solutions connectées avec tous les objets d’un quartier allant de la gestion de trafic routier et du stationnement à la mesure de la pollution de l’air extérieur. La valorisation énergétique des déchets est prise en compte via Tiru ; la mobilité électrique via Sodetrel, qui exploite et supervise des infrastructures de recharge ; la gestion et l’optimisation de la consommation énergétique dans les bâtiments via Netseenergy ; enfin, la production photovoltaïque via EDF EN », évoquée précédemment.
Ce qui permet au président de la communauté de communes de l’agglomération de Tarbes de constater : « Pour nous, élus du Grand Tarbes, EDF n’est pas un simple fournisseur d’énergie. C’est un partenaire énergéticien qui nous accompagne dans la réduction de nos émissions carbone, dans la maîtrise de nos consommations énergétiques et qui améliore notre efficience énergétique…19 ». Cette phrase éclaire bien le positionnement que cherche à adopter EDF dans le cadre de la transition écologique à l’échelle locale face à des collectivités qui ne sont pas nécessairement bien préparées, faute de l’expertise nécessaire, à affronter le tournant énergétique impulsé par la LTECV. Fort de sa proximité avec les villes et les territoires, EDF est conduit à reconfigurer son offre face à une demande qui se diversifie et qui n’est plus celle, traditionnelle, de simple fourniture d’énergie, mais devient celle d’un acteur à part entière « partenaire du projet urbain dans son ensemble », directement en prise sur les dynamiques urbaines, d’un « architecte énergéticien ». Nos interlocuteurs identifient ce positionnement comme celui d’un « ensemblier ».
Comment une structure telle qu’EDF, confrontée à de nouvelles donnes, s’inscrit-elle face à ces nouveaux enjeux ? Et comment l’entreprise s’intègre-t-elle au niveau local ?
Face à l’évolution des enjeux avec la loi de transition énergétique, la direction cherche maintenant à répondre à une offre plus intégrée et diversifiée pour apporter des solutions innovantes dans ce nouveau contexte. Selon nos interlocuteurs : « Les systèmes énergétiques locaux ont vocation à se développer en s’interconnectant au système énergétique national.Ce dernier conserve en effettoute sa pertinence, qu’il s’agisse des activités d’acheminement, de production et de commercialisation d’énergie. »
Dans ce contexte, le rôle joué par EDF devient substantiellement différent de ce qu’il a été traditionnellement, en même temps que se transforme celui que joue l’énergie dans le cadre urbain, dans la mesure où celle-ci peut être non seulement consommée mais aussi produite localement. L’énergie acquiert une place centrale dans la constitution d’un projet urbain renouvelé visant à la fois à garantir la sobriété des consommations et la possibilité de production dans le cadre d’une économie locale évoluant vers l’interdépendance, voire la circularité. « Le pilotage de l’énergie a vocation à s’effectuer de plus en plus à l’échelle locale, avec une production potentiellement locale et une distribution s’effectuant à travers une gouvernance associant de nombreux partenaires ».
Répondre à ces problématiques suppose, selon Fabrice Douillet et Antoine Tobia « une approche globale avec les élus, les professionnels de l’aménagement et de la construction, les usagers et les énergéticiens, au premier rang desquels EDF. Le temps où EDF intervenait comme prestataire et fournisseur pour la connexion au réseau une fois le chantier terminé est révolu. EDF se positionne comme interlocuteur et partenaire dans l’élaboration même des projets innovants. » La création des filiales spécialisées, évoquée précédemment, avait vocation à répondre à cet objectif. Les capacités poussées des différentes entités du groupe EDF en matière d’analyse, de représentation et de modélisation permettent « d’élaborer des assemblages de nouvelles solutions énergétiques astucieuses et performantes pour que la ville couvre par elle-même tout ou partie de ses besoins énergétiques. Elles permettent également de proposer de nouveaux services énergétiques innovants, par exemple d’éclairage et de signalisation publique, ou de mobilité électrique. Ces solutions et services sont très personnalisés, puisque chaque ville a, du fait de son histoire, de son architecture mais aussi compte tenu de ses projets de développement, de ses besoins énergétiques et de ses ressources renouvelables, des besoins qui lui sont propres et représentent une situation unique. De ce point de vue, la proximité avec les villes et les territoires avec lesquels EDF travaille depuis la création de l’entreprise, voilà plus de 70 ans, constitue un atout essentiel. Présentes sur le terrain, les équipes disposent d’une connaissance historique de la performance énergétique des territoires, par exemple du parc de logements en France, de leurs besoins et de leurs marges de progrès exploitables, des nouvelles techniques constructives, des habitudes de consommation des occupants. À travers cet atout de la proximité, la nouvelle structure d’EDF réunit tous les segments permettant de répondre à des appels à projets urbains aux côtés des professionnels de l’urbanisme (aménageurs, constructeurs, architectes, promoteurs…) ». EDF collectivités se décline selon les régions pour être un opérateur reconnu, différent du simple fournisseur d’électricité du passé. Face à l’enjeu d’une gestion locale croissante de l’énergie, il est essentiel pour ses responsables qu’EDF soit présent et prépare l’avenir.
Dans cette logique, l’entreprise, selon les responsables d’EDF collectivités, est attentive aux interrelations, aux complémentarités possibles entre fonctions ou activités : « On est dans une approche globale de la transition énergétique qui passe aussi par la mobilité urbaine, au travers des transports publics et individuels, dans le cadre du déploiement des solutions de mobilité électrique : il s’agit de procéder à l’installation de bornes de recharge et d’en assurer l’exploitation en proposant des services de recharge intelligente « smart charging » pour mieux maîtriser les demandes de consommation en période de pointe. Notre métier historique est de bien calibrer l’offre et la demande, en quasi-temps réel. On le faisait à la maille d’un pays, on peut aussi le faire finalement à la maille d’un quartier, en jouant sur les flexibilités à la fois sur l’électricité mais aussi sur la partie thermique. L’énergie n’est pas que l’électricité, aujourd’hui. »
Et avec derrière cela la notion d’une ville qui n’est pas figée mais au contraire de plus en plus évolutive : « Le quartier, aujourd’hui, est réversible. C’est-à-dire que le quartier d’aujourd’hui va peut-être évoluer dans quelques années avec d’autres demandes, ce qui appelle une flexibilité du point de vue des mises en œuvre et de l’aménagement. Des promoteurs construisent, des lots tertiaires arrivent, comment peut-on mutualiser les besoins plutôt que rajouter à chaque fois une couche de capacité, qui vient finalement alourdir l’investissement, comment réduire cet investissement d’infrastructure ? »
L’entreprise est également partie prenante à l’échelle du bâtiment et de ses performances énergétiques qui fait l’objet d’une attention significative dans ses actions de recherche20. C’est en particulier sur le site des Renardières à Moret-sur-Loing, qu’est développée « l’approche bâtiment, isolation, thermique du bâtiment, bâtiment connecté, où l’on va retrouver toutes les compétences sur ces questions. Il s’agit d’un champ large, impliquant différents partenaires pour susciter des synergies, des complémentarités permettant d’atteindre une efficacité énergétique maximale de l’enveloppe, couplée à celle de l’usage au sein du bâtiment performant. L’idée du groupe étant de fédérer tous ces aspects, pour faire de la ville de demain une ville plus vertueuse, soucieuse du bien-être des citoyens, une ville durable, responsable, intelligente ». Le développement de cette approche à l’échelle du bâtiment s’est traduit par la signature d’une convention de partenariat entre EDF et le CSTB (Centre Scientifique et Technique du Bâtiment) : « L’autoconsommation de l’électricité en usage collectif pose un certain nombre de questions tant sur le plan juridique qu’économique, d’où l’intérêt de trouver un système permettant de piloter le bâtiment de façon agrégée. L’agrégation énergétique est un nouveau concept qui fait son chemin. »
Ces développements ne sont pas sans incidences sur la dimension économique de l’immobilier, dans la mesure où le prix du logement sera amené à intégrer de nouvelles composantes, non seulement le coût du transport mais également la dimension énergétique : « C’est d’ailleurs pour cela que, dans les groupements que nous formons pour répondre à des projets d’aménagement urbain, nous travaillons au côté du promoteur immobilier. » Comme le souligne Jean-Pierre Frémont, directeur d’EDF collectivités : « Se dessine un modèle où la valeur du bâtiment ne réside plus seulement dans celle du foncier ou des murs, mais dans l’usage et la palette de services proposés aux occupants directs ou à son voisinage. C’est, en perspective, l’émergence de nouveaux champs de compétences dans lesquels EDF sera en mesure de concevoir, mettre en œuvre et exploiter des solutions innovantes au service de ses partenaires, les collectivités.21 »
La démarche d’EDF collectivités répond sans doute davantage aux besoins de très grandes agglomérations, de métropoles comme Lille, Marseille, Nice, Bordeaux, Lyon. Mais, selon nos interlocuteurs, elle identifie aussi d’autres demandes : « On travaille également avec les maires ruraux, où les attentes sont différentes, on peut aussi travailler sur une feuille de route qui peut aider la ruralité à se doter de meilleures infrastructures, à travailler son enveloppe de bâtiment, lutter contre la précarité, favoriser le local, avec des innovations à cette échelle, celle des maires, des collectivités rurales. EDF collectivités est effectivement un ensemble qui est organisé régionalement, qui anime des régions avec, dans chacune, des projets urbains, des projets de ville différents. Sans oublier des composantes comme l’agriculture urbaine, systématiquement présente dans les cahiers des charges d’aménagement, portée par Cesbron, filiale de Dalkia, ou les questions du chaud et du froid portées par Dalkia. »
L’entreprise se voit ainsi confrontée aux spécificités de chaque territoire, à l’appropriation par les populations des nouvelles technologies, d’enjeux nouveaux, et à l’élargissement de la gouvernance face à ces approches intégrées novatrices. Face à ce contexte, la démarche se veut résolument ouverte sur l’innovation : « Nous répondons à des appels à projets urbains, en nous appuyant sur de nouveaux modèles. C’est une dynamique qui s’inscrit dans la continuité et qui conduit à l’émergence de démonstrateurs. »
Quelques mises en œuvre illustrant ces nouveaux positionnements
Le Grand Paris apparaît constituer un champ d’intervention privilégié pour EDF compte tenu de l’ampleur mais aussi du contexte très prégnant de cette opération urbaine, où se croisent tous les enjeux contemporains en matière d’urbanisme. De façon générale, « la demande aujourd’hui dans les appels à projets est celle de réponses nouvelles à l’échelle du territoire. » Avec le Grand Paris « la consultation "Inventons la Métropole du Grand Paris" favorise les propositions urbaines innovantes en associant autour des projets les différentes communautés d’experts : architectes, aménageurs, promoteurs, paysagistes, sociologues urbains, énergéticiens, start-ups, pour en faire émerger des quartiers différenciés. L’opération du Grand Paris concerne l’aménagement de nouveaux quartiers autour des futures gares du Grand Paris Express, soit 70 nouvelles gares, avec des quartiers qui vont être aménagés autour de ces gares en étant marqués chacun par une signature particulière. On n’est plus dans la standardisation des villes nouvelles où chaque ville se ressemblait. Il s’agit de concevoir des espaces urbains mixtes et d’inventer des quartiers qui sont à la fois en lien avec leur histoire mais aussi avec des activités spécifiques, tel sera tourné plutôt vers la santé, par exemple, des quartiers qui seront complémentaires. On construit des quartiers pour des décennies, il y a une exigence à laisser aux générations futures des réalisations qui présentent un niveau de conception qui soit en ligne avec l’ambition des collectivités, de ceux qui y résident ou veulent y habiter, et des entreprises qui y sont déjà installées. On observe aujourd’hui ce décloisonnement, alors qu’autrefois on avait les entreprises d’un côté, les bâtiments communaux de l’autre, et encore les logements. On est maintenant dans une forme de collaboration urbaine et d’une ville ouverte. Et les collectivités associées aux concepteurs urbains partagent la vision d’offrir à leurs concitoyens une ville agréable à vivre, respirable, adaptée au monde de demain et dotée de nouveaux modes de déplacement et d’une palette de services diversifiés. Réfléchissant maintenant à des projets neufs, des projets d’aménagement, il faut penser la ville dans toutes ses composantes, c’est-à-dire l’entreprise qui va s’installer, le commerce, l’habitat mais aussi la mobilité. »
La participation d’EDF aux projets du Grand Paris constitue un terrain d’expérimentation et d’innovation particulièrement riche, une occasion d’appréhender en vraie grandeur une nouvelle réalité, un « laboratoire » de la ville de demain : « l’organisation du futur est en train de se dessiner aujourd’hui. »
D’autres exemples de réalisations récentes illustrent les nouvelles mises en œuvre développées par l’entreprise et cette fonction démonstratrice.
Dans l’écoquartier Cap-Azur de Roquebrune-Cap-Martin (Alpes-Maritimes), rassemblant 300 logements, le chauffage et la production d’eau sanitaire sont obtenus par récupération de la chaleur des eaux usées provenant d’une station d’épuration via un système conçu et réalisé par Optimal Solutions, une filiale de Dalkia. Avant que les eaux épurées par une station d’épuration ne soient rejetées en mer, elles sont dérivées vers une installation où des échangeurs captent leur chaleur, comprise entre 12 °C et 24 °C, et la transmettent à des eaux tempérées, en toute étanchéité. Des pompes à chaleur, installées dans les immeubles, remontent ou abaissent la température de ces eaux qui approvisionnent à leur tour les réseaux de chauffage (+ 45 °C), d’eau chaude sanitaire (+ 65 °C) et de climatisation.
Dans l’îlot Allar à Marseille, au cœur de l’opération de rénovation urbaine Euroméditerranée, le réseau de thalassothermie Massileo a été créé par Optimal Solutions. Dans un premier temps, il servira à alimenter en chaleur et en froid l’écoquartier Smartseille, un îlot démonstrateur qui réunit 58 000 m2 de logements, bureaux et équipements étalés sur 2,7 hectares. Dans un second temps, le réseau se déploiera sur une zone beaucoup plus vaste, pouvant aller jusqu’à 700 000 m2.
Dans le domaine de l’éclairage public, on peut citer l’exemple de la ville de Sète (Hérault) où l’éclairage devient le levier de la performance énergétique et environnementale. Selon l’ADEME, l’éclairage public représente 50 % des consommations d’électricité des communes françaises et 20 % de leur consommation énergétique globale. Il constitue un levier majeur pour l’amélioration de la performance environnementale des villes. À Sète, Citelum, filiale d’EDF, et Sogetralec, deux experts de l’éclairage urbain, accompagnent depuis 2013 la transition énergétique de la ville, engagée dans un vaste projet (Sète 2.0) pour réduire de 20 % les émissions de dioxyde de carbone à l’horizon 2020, un objectif inscrit au sein du programme de transition énergétique Energy Cities auquel la ville de Sète adhère.
La transition énergétique des territoires implique aussi d’intégrer la filière agricole, particulièrement énergétivore. C’est notamment le cas des serres, majoritairement chauffées avec des énergies fossiles, dans lesquelles sont cultivés fruits et légumes. À Parentis-en-Born, dans les Landes, un projet conduit par TIRU a été mis en œuvre avec comme objet la valorisation énergétique des déchets d’un SIVOM voisin pour le chauffage de l’écoserre des Grands Lacs du Groupement Rougeline. Inaugurée au printemps 2015, d’une surface de 10 hectares, celle-ci n’a recours à aucune source d’énergie fossile pour produire 8 500 tonnes de tomates grappes par an.
À Issy-les-Moulineaux, pour répondre aux besoins de Domino’s Pizza d’un mode de livraison non polluant et très peu bruyant en zone urbaine, EDF a conçu une offre d’électrification de flottes à destination des deux-roues. Sodetrel a, quant à elle, installé en avant-première un démonstrateur de système de charge adapté à cette flotte pour le magasin Domino’s Pizza d’Issy-les-Moulineaux.
Conclusion
Ce rapide aperçu du contexte, des modalités d’intervention et des initiatives d’EDF collectivités apparaît éclairant à de nombreux titres, en même temps qu’il appelle un certain nombre de réflexions. II illustre l’ampleur du champ d’innovation, les opportunités qu’offre la transition énergétique dans le contexte urbain et la pluralité des situations, des acteurs, des éléments concernés. Le développement du numérique (très haut débit, big data, blockchain…) et de systèmes dits intelligents ouvre de multiples possibilités et un champ encore très largement prospectif, tant dans la conception de systèmes entièrement nouveaux que pour le pilotage à distance des infrastructures, leur optimisation et leur mutualisation ou encore pour apporter aux collectivités et aux citoyens des informations sur la qualité des services qui leur sont proposés au quotidien ou sur le suivi de la performance économique et environnementale. Dans la masse de données disponibles, un des enjeux collectifs est de fournir une information lisible et compréhensible par le plus grand nombre, pertinente et, en un mot, utile. Des thématiques émergentes avec un fort potentiel concernent le développement des services de mobilité avec la convergence entre la gestion de l’éclairage public, des feux de signalisation, bientôt celle du stationnement pour trouver ou régler facilement une place de parking et la sécurité (vidéosurveillance), sans ignorer le développement des usages du véhicule autonome. L’autoproduction, à l’échelle d’un bâtiment ou d’un quartier, associée aux nouveaux usages de l’électricité (pompes à chaleur, stockages de l’électricité, smart grids…) favorisera l’indépendance énergétique des villes et limitera les rejets de CO2. Un autre champ important d’innovation est celui des pratiques sociales que rend possible l’évolution des technologies, visant en particulier la promotion de l’usage plutôt que de la propriété. Ces idées ont un écho très important dans le domaine de la mobilité, à travers les différentes formes d’autopartage ou de partage du vélo, qui s’étend maintenant au vélo électrique, mais peuvent s’élargir à la communalisation d’autres pratiques et services ; elles sont aussi, à travers une logique de service, au principe de l’économie circulaire et de multiples formes de recyclage (McDonough et Braungart, 2002).
Cette évocation des multiples pistes qui s’offrent aujourd’hui de renouvellement de la problématique énergétique urbaine, favorisé par le développement des technologies face à la crise environnementale, contribue à élargir et approfondir les perspectives de la ville durable pour en élaborer une vision plus réaliste et compréhensive. Cette évolution soulève cependant de multiples questions, que l’on peut rapporter à deux logiques majeures, que la culture française tend probablement à distinguer et séparer de façon excessive, ce qui appellerait des investigations approfondies et leur nécessaire articulation : une logique techno-industrielle d’un côté et une logique socio-anthropologique de l’autre. L’énergie et beaucoup des aspects qui s’y rattachent, confort, plaisir, qualité de vie, liberté mais aussi les limites qui lui sont inhérentes restent, comme le relevaient Debeir et al. (2013) cités précédemment, des impensés. Et ce sans doute davantage dans la tradition française, qui appréhende mal de façon générale la dimension opératoire en tant que telle, subsumée au politique, de telle sorte que les ressorts techniques y ont pendant longtemps semblé relever de formes de servitudes indignes d’intérêt22 et sont restés pour cela mal appréhendés. Les sciences sociales apparaissent avoir, dans ce contexte délicat, un rôle particulièrement riche et prometteur d’éclairage des dynamiques à l’œuvre, des enjeux en termes de connaissance et de pouvoir, des jeux d’acteurs, des discours, des pratiques, des perceptions par les populations, etc. (La Branche, 2015 ; Zelem et Beslay, 2015) et participer ainsi à nourrir le développement des dynamiques environnementales futures.
Derrière la place croissante que sera amenée à prendre l’énergie dans l’évolution collective, et en particulier dans le cadre urbain, l’évolution vers une relocalisation urbaine apparaît susceptible de conduire tout un ensemble d’acteurs – énergéticiens, urbanistes, architectes, innovateurs et entrepreneurs, agents économiques et financiers – à envisager de nouvelles formes de partenariat à partir d’une prise de conscience croissante de nouveaux possibles, et donc à l’invention d’une nouvelle culture urbaine qui s’affranchisse des logiques étroites du passé pour essayer d’aborder la ville dans la multiplicités de ses composantes associées. De très nombreux métiers et compétences sont sollicités dans la mise en œuvre de cette nouvelle architecture urbaine, l’objectif étant de favoriser l’association de ces différents métiers pour orienter la ville de demain vers une écocompatibilité incontournable. Mais, de ce point de vue, on ne peut sous-estimer l’hétérogénéité et la complexité des situations, les difficultés à associer des regards, des modes d’appréhension, des compétences qui relèvent de formations et de cultures, voire d’intérêts souvent très différents, et donc les obstacles qui peuvent s’opposer à ce type de mise en œuvre quand il faut mobiliser des partenaires qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble dans un cadre nécessairement contraint par des impératifs de rentabilité, de temps, etc., avec le risque de figer les approches autour de standards communs minimaux et de développer une rhétorique limitée et réductrice. N’a-t-on pas affaire à un nouveau type d’ingénierie qui relève de la combinaison d’aspects très différents, une ingénierie de la complexification ou de l’hybridation ? Dans quelle mesure celle-ci peut-elle s’élargir, se généraliser, c’est-à-dire prendre ses distances par rapport à un contexte à chaque fois spécifique ? La complexité technique des problèmes, l’acculturation limitée des populations constituent ici des handicaps importants, conduisant à l’extension de logiques de marché dont on ne peut ignorer l’intérêt ou l’apport à des champs toujours plus larges du confort et de la qualité de vie. Mais n’y a-t-il pas là le risque d’en perdre à la fois la mesure et le sens ? Cela renvoie à un second aspect de la transition énergétique qui n’est pas seulement celui des outils techniques de la transition, mais celui des dynamiques sociales à son propos et de l’enjeu démocratique qu’il recouvre.
La transition énergétique constitue un enjeu collectif majeur dont le succès dépendra de son assimilation, dans ses multiples composantes, par les populations. Cela passe à la fois par l’appréhension de la complexité des problématiques, mais aussi par une reconnaissance de la diversité et de la complexité des comportements sociaux, de la spécificité des évolutions et des acculturations, de l’ampleur, de la précision et de la cohérence des signaux envoyés à l’opinion, etc. Il est difficile aujourd’hui d’échapper à la dissymétrie entre les ressources en pleine mutation, que sont en mesure d’apporter les technologies, et la lenteur, la difficulté des sociétés à se positionner et à prendre pied de façon significative face à ces développements, qui ne pourront se faire qu’empiriquement et progressivement. La question de l’énergie dans le cadre urbain illustre parfaitement cette situation. Une évolution aussi complexe ne peut se réaliser sous l’emprise de la contrainte, elle appelle une clairvoyance renouvelée. Nous avons évoqué divers aspects des questions de gouvernance, dont les évolutions peuvent s’avérer très lentes, comme l’a montré la question de la qualité de l’air, et qui passe par des filtres de toutes natures qui peuvent favoriser, mais aussi limiter considérablement les développements. Au plan individuel, l’explicitation dans le détail, à un niveau concret, existentiel et non pas seulement scientifique, technique ou économique des enjeux liés à l’énergie et des conditions de sa maîtrise constitue une condition indispensable à toute évolution, comme l’a développé J. Lindgaard (2014). Même si l’on ne dispose encore en France que d’un nombre limité de travaux sociologiques et anthropologiques sur la question, les études disponibles permettent d’avoir une certaine appréhension des difficultés d’une large part de la population à saisir des enjeux auxquels elle n’est pas du tout acculturée et dont les composantes ont été longtemps tenues hors de sa portée, sans compter les obstacles économiques qui peuvent s’opposer à cette appréhension, dont témoigne la problématique de la précarité énergétique, qui concerne en France à elle seule environ 12 millions de personnes23. On ne saurait ignorer les pesanteurs sociales et culturelles qui constituent des freins majeurs à l’évolution de comportements, la cécité à la spécificité, à l’intrication des enjeux quand il est question de choix personnels et de changements dans ce domaine, relevées par S. La Branche (2015). Un autre champ d’interrogation a trait aux contradictions et aux incohérences que l’on peut observer au sein des politiques publiques ou entre politiques publiques quand il s’agit d’articuler entre elles les différentes composantes des problématiques, particulièrement quand celles-ci sont aussi complexes que celles de l’énergie : comment promouvoir une vision cohérente ? Il ne nous appartient pas de développer ici ces problématiques, simplement d’en évoquer les aspects qui permettent de prendre la mesure de quelques-unes des difficultés latentes et de ce que l’on se situe dans un champ miné de contradictions et d’obstacles à tous les niveaux. Cela fait ressortir combien il paraît important que de nouvelles attitudes, une véritable détermination se dessinent au sein de la technostructure ou dans les sphères de la décision publique, et l’on mesure l’intérêt de la mise en œuvre de réalisations exemplaires comme d’une recherche active, mais n’est-ce pas au final le consommateur qui détient la clé des évolutions et a vocation à en devenir l’acteur ? N’est-ce pas lui qui, pour un très large faisceau de raisons à la fois technologiques, économiques, sociales, sanitaires et environnementales adoptera un système énergétique libéré des combustibles fossiles et à qui il faut aussi s’adresser ?