Introduction
Le développement de la marche en ville comme mode de déplacement intéresse l'ensemble des acteurs de l'espace public tout comme ceux de la santé publique. Constituant la « cellule souche » du système de mobilité (Amar, 2009) dont le marcheur est l'« unité véhiculaire » (Goffman, 1973), la marche se différencie de tout autre mode de déplacement (Cloutier, Auberlet, Bruneau et al., 2014) ; de ce fait, son appréhension par les grandes enquêtes de transport n'est pas totalement satisfaisante. L'Enquête Globale Transport (DRIEA IDF, 2013), par exemple, sous-évalue considérablement la marche urbaine parce qu'elle recense les marcheurs exclusifs (les utilisateurs des autres modes de déplacement qui font aussi une partie de leurs déplacements à pied ne sont pas comptabilisés). La marche concerne tout le monde, du moins tous les individus qui ont la capacité de la pratiquer. Ainsi, sa promotion soulève des enjeux d'ordre environnemental – puisqu'il s'agit d'un mode de déplacement non polluant –, économique mais aussi sanitaire et social en favorisant l'activité physique, en diminuant la sédentarité et en offrant une vision d'un espace public apaisé et plus hospitalier (Gehl, 2010). La marche ne se résume cependant pas à un mode de déplacement, elle est également une activité en soi (Chardonnet-Darmaillacq, Amar et Apel-Muller, 2016), un loisir (Monnet, 2015), qui renvoie à des comportements de mobilité, de santé et implique des interactions sociales (Bordreuil, 2000 ; Chibane, Gwiazdzinski, 2015 ; Marzloff, De Franqueville, 2010 ; Murtagh et al., 2015).
La marche en ville suscite un regain d'intérêt depuis le début des années 2000 (Lavadinho, 2011), à la fois comme objet de recherche multidisciplinaire et comme support de politiques publiques. En effet, elle est aujourd'hui un élément central des discours sur la ville contemporaine, et le piéton une « figure consensuelle » (Froment-Meurice, 2016). Objet politique voire outil marketing, la marche permettrait d'atteindre l'horizon d'une ville durable fantasmée : apaisée, propre, solidaire et favorable au bien-être et à la santé (Emelianoff, 2002).
Dans ce contexte, les villes se sont saisies de la marche comme objet de politiques publiques et d'aménagement, ce qui soulève un faisceau de questions : toutes les valeurs associées à la marche et à la ville durable précédemment évoquées ne peuvent-elles pas entrer en contradiction ? En concevant leurs politiques, les municipalités ne font-elles pas des choix implicites qui risquent de créer des déceptions ? Que peuvent attendre ces municipalités d'équipes scientifiques non politiques qui travaillent à analyser les pratiques pédestres ? L'objectif central de l'article est d'interroger la collaboration entre acteurs académiques et acteurs politiques comme vecteur d'une meilleure appréhension de la relation entre la marche et l'« habiter » de la ville ; plus précisément en éclairant les dimensions de la fabrique de la ville et de l'urbanité c'est-à-dire le « faire » et le « vivre » la ville. Dans ce but, nous mettrons en évidence, dans un premier temps, la périodisation des politiques piétonnes et le poids croissant des démarches participatives en prenant l'exemple de la Stratégie Paris Piéton. Dans un second temps, l'articulation des valeurs associées à la marche en ville et l'intérêt de la collaboration entre recherche et action seront examinés à travers les résultats exploratoires d'un cas d'étude, l'opération « Quai d'Austerlitz », qui donnera lieu à des points de discussion.
Marche et politiques publiques : repenser la ville et intégrer les citoyens
Cette partie dresse un rapide panorama de l'évolution des politiques publiques piétonnes, visant d'abord à maintenir l'activité économique des centres puis, dans le cadre de la mobilité urbaine durable, à favoriser une réorganisation polycentrique des agglomérations pour améliorer l'efficacité des transports en commun. Parallèlement, il s'agit de souligner l'essor des démarches participatives en se focalisant sur l'exemple de la Stratégie Paris Piéton.
Vers un panorama des politiques publiques en faveur de la marche
Si ce sujet apparaît dès les années 1960 en Europe et aux États-Unis, à travers les premiers aménagements de rues piétonnes (Fériel, 2013), il est important de rappeler que ces politiques, visant à revitaliser les centres commerçants historiques alors concurrencés par les espaces commerciaux de périphérie, se sont développées sous l'impulsion des architectes et des urbanistes modernistes. Ainsi, suivant les principes de la séparation des fonctions de la charte d'Athènes, ces premières politiques publiques en faveur de la marche n'ont réfléchi au piéton que dans un espace circonscrit (Monnet, 2016). Depuis la fin des années 1990, de nouvelles formes d'action publique sont élaborées par les collectivités. De par la transformation des enjeux relatifs à la marche qui coïncide avec l'émergence des problématiques de la ville durable et des schémas de mobilité alternatifs à la voiture, les villes ont développé de nouveaux projets non plus dans un espace restreint mais dans l'ensemble du territoire administré.
Ce mouvement international n'est cependant pas homogène. Des projets ont été menés à fine échelle à la fois spatiale et temporelle via l'aménagement éphémère de places publiques ou de carrefours (Pavements to Parks en 2009 à San Francisco, Build a better block en 2010 à Fort Worth, Texas, et les projets s'inscrivant dans la ligne de l'urbanisme tactique (Lydon et Garcia, 2015)). D'autres se construisent à une échelle plus large et développent une vision stratégique de la ville au travers de l'élaboration d'un modèle mettant la marche au centre des enjeux urbains (Stockholm via le plan "The Walkable City" en 2010 ou encore Copenhague de façon singulière en intégrant dès 1962 les travaux de Jan Gehl (Gehl, Gemzoe, Kirknaes, 2006). Dans ce panorama, dans lequel la majorité des grandes agglomérations européennes et de nombreuses villes nord-américaines sont présentes, certaines villes mènent des projets innovants ou font figure de référence. Par exemple, un des objectifs du Plan de déplacements urbains de la ville de Barcelone est de créer des micros-quartiers (Supermanzana) dans lesquels la priorité sera donnée aux piétons et où seuls les riverains pourront circuler en voiture (Ville de Barcelone, 2013). La région de Bruxelles-Capitale et la ville de Strasbourg ont adopté en 2012 des plans piétons (Région de Bruxelles-Capitale, 2012 ; Ville de Strasbourg, 2012), inscrivant la volonté de positionner la marche au cœur des mobilités et du développement urbain. Ces deux villes s'appuient sur le développement d'une ville polycentrique favorisant les pratiques de la marche et du vélo, connectées soit par les transports en commun soit par de nouvelles infrastructures dédiées aux modes actifs, aboutissant ainsi à un modèle de « ville archipel » (Ville de Strasbourg, 2012). Ces politiques engagent donc une réflexion sur les modalités urbaines favorables au développement de la marche en portant des projets « à taille humaine » se trouvant être le contre-pied du passé moderniste : constituer un réseau de nœuds de taille réduite mais dense et doté d'une grande mixité fonctionnelle afin d'encourager les pratiques actives1.
La suite de cet article concerne la ville de Paris qui a trouvé dans le dispositif du budget participatif un moyen d'agréger les projets en faveur de la marche et de faire émerger une stratégie cohérente à l'échelle de la capitale : la Stratégie Paris Piéton (Ville de Paris, 2017).
Les opérations Paris aux piétons et la Stratégie Paris Piéton
À Paris, 52 % des déplacements par jour de semaine se font à pied. La ville de Paris, forte de son potentiel de ville « marchable » a entrepris la promotion des mobilités actives et notamment de la marche à pied en 2001, sous l'impulsion du maire nouvellement élu, Bertrand Delanoë, qui a souhaité « rendre Paris aux Parisiens ». Cette démarche s'inscrit dans une volonté générale de rendre sa place à l'usager universel, incarné par l'usager piéton en apaisant les espaces publics. Cet apaisement passe notamment par la création de nouvelles zones de circulation telles que les zones de rencontre (priorité à l'usager piéton sur la chaussée et circulation limitée à 20 km/h pour les autres usagers), les zones limitées à 30 km/h et les zones à trafic limité. En dépit de ces dispositifs, la ville de Paris s'est dotée tardivement d'une stratégie, puisque cette dernière a été adoptée en janvier 2017. Elle s'articule autour de cinq chantiers : faciliter les continuités piétonnes et de nouveaux partages de la voirie ; favoriser la diversité d'usages de la rue ; élever les standards de confort des espaces publics ; repenser l'orientation des piétons ; conforter la culture piétonne de Paris.
La Stratégie Paris Piéton émane principalement de l'engagement des Parisiens et des Parisiennes pour les sujets relatifs à la marche et à l'usager piéton. L'édition 2015 du budget participatif2 se caractérise par un nombre important de propositions relatives à ces thématiques, regroupées sous l'étiquette « Paris aux Piétons » et dotées d'un budget de 8 millions d'euros. Cette enveloppe conséquente doit permettre de réaliser au moins une opération en faveur de la marche et du piéton dans chaque arrondissement de Paris. C'est, en définitive, cet engouement populaire qui a largement initié la volonté politique de formaliser une politique municipale en faveur de la marche et de ses usagers. Par conséquent, la Stratégie Paris Piéton repose essentiellement sur la mise en œuvre du budget participatif et réunit différentes opérations déjà réalisées ou en cours de réalisation comme « Rue en partage » (regroupant les zones de rencontre et les zones 30), « Paris Respire »3, la fermeture des berges de la Seine ou encore le réaménagement de sept grandes places parisiennes. Enfin, la signature de la Charte internationale de la marche, suite à l'adoption de la Stratégie Paris Piéton au Conseil de Paris, témoigne de l'inscription parisienne dans un réseau mondial de villes œuvrant pour ce type de développement. Dans ce contexte, un partenariat s'est progressivement instauré entre l'Agence de la Mobilité de la Ville de Paris et le Groupe Transversal de recherche Mobilités Urbaines Pédestres4 (MUP) du Labex Futurs Urbains de l'Université Paris Est (UPE). Ce dernier, créé en 2013, se saisit de la marche comme objet multidimensionnel, aborde et confronte les recherches sur les mobilités pédestres et explore de manière transdisciplinaire les pratiques de la marche en ville, notamment leurs conséquences sur la population (mobilité, bien-être) ainsi que leurs rôles dans le fonctionnement et l'évolution des espaces publics urbains. À ce titre, le GT MUP propose à la ville de Paris, et plus particulièrement à l'Agence de la Mobilité (Direction de la Voirie et des Déplacements), de collaborer sur la thématique de la marche en ville et de l'accompagner dans l'élaboration et l'application de sa Stratégie Paris Piéton. Articulant recherche et actions, trois objectifs sont formalisés : l'analyse de l'action publique, l'assistance à maîtrise d'ouvrage d'opérations de « Paris aux piétons » et l'évaluation des opérations.
La recherche-action pour mieux appréhender la marche en ville : le cas de l'opération Quai d'Austerlitz, Paris
Si les démarches de recherche-action (Paillé, 2009) se sont développées entre chercheurs et collectivités (Dulaurans, 2012), elles privilégient davantage les axes de développement économique (Klein, 2007) que la formalisation d'enjeux stratégiques dont les retombées multiformes sont à envisager à plus long terme. Il nous faut néanmoins noter que l'articulation recherche/opérationnel se concrétise, entre autres, par l'intermédiaire des contrats doctoraux en CIFRE (Conventions Industrielles de Formation par la Recherche), à l'instar des travaux de Julie Roussel sur le confort urbain et la pratique de la marche (Roussel, 2016).
Objectifs et hypothèses de la démarche de recherche-action
La recherche-action constituerait un échange gagnant-gagnant (Verchère-Tortel, 2010). Pour la collectivité territoriale, l'approche scientifique a le mérite d'apporter une connaissance analytique de l'objet et des processus étudiés, décentrée des seuls contextes territoriaux concernés. Cette démarche apporte des éléments d'aide à la décision qui peuvent être mobilisés à différents stades : en amont de la mise en œuvre de dispositifs ou d'aménagement comme lors de leurs évaluations. Pour les chercheurs, la collaboration soulève des challenges méthodologiques, fournit des terrains d'expérimentations et un accès privilégié aux processus d'élaboration de l'action publique.
Le partenariat entre le GT MUP et l'Agence de la Mobilité permet dans un premier temps d'approfondir in situ l'étude de la marche qui constitue un objet complexe, une pratique à la fois omniprésente et invisible (Chibane, Gwiazdzinski, 2015). L'étude de la marche pose la question de sa mesure « quantitative » (Flitti et Piombini, 2003) via le recours aux outils connectés (Misslin, Charreire, Weber et al., 2015) mais également celle de sa dimension « qualitative » qui renvoie aux ambiances, au bien-être (Moser, 1992), aux sens (Thomas, 2010) et à la qualité des espaces publics traversés (Roussel, 2016 ; Guérin, Hernandez González, 2017). L'objectif, dans un premier temps, est d'investiguer les pratiques pédestres en décryptant notamment les stratégies et les motifs de déplacement ainsi que les facteurs favorables à la marche d'usagers variés (enfant/adulte ; riverain/citadin/touriste). Il s'agit de mobiliser ces connaissances afin de coconstruire avec les usagers des recommandations d'actions et/ou d'aménagements à réaliser.
Dans un second temps, la marche apparaît comme un objet particulièrement pertinent pour étudier l'élaboration de l'action publique parisienne. En effet, les projets relatifs à la promotion de la marche invitent à la mise en œuvre de collaborations entre différents acteurs politico-administratifs parisiens (la mairie centrale, les mairies d'arrondissements, les services de plusieurs directions), mais ils impliquent aussi des relations avec des établissements publics tout en s'appuyant sur les citadins via le dispositif de démocratie populaire que constitue le budget participatif. Ces reconfigurations de la gouvernance sont à imputer au caractère transversal de la marche (intégrée à différentes politiques publiques et s'appréhendant dans l'ensemble des espaces publics) mais aussi à l'effet conjugué d'une diminution des ressources des collectivités et de la place croissante accordée aux démarches participatives dans l'élaboration des politiques publiques.
Deux hypothèses principales guident cette recherche-action. La première est relative aux éléments favorisant la marche dans les espaces publics et à l'échelle de la ville. La sécurité, l'affectation délimitée d'un espace aux piétons mais également la continuité des espaces marchables tant à l'échelle microlocale qu'à l'échelle de l'agglomération semblent constituer des composantes essentielles afin de promouvoir les mobilités urbaines pédestres. La seconde concerne les recompositions de la gouvernance, avec le postulat que la marche participe de l'émergence d'une nouvelle gouvernance au profit des citadins-usagers, qui sont en mesure d'agir sur la qualité des espaces publics et sur la qualité de vie en ville.
Mener un diagnostic territorial longitudinal pour « façonner » l'opération du Quai d'Austerlitz, Paris
Le site analysé dans le cadre de ce projet se situe Quai d'Austerlitz dans le 5e et le 13e arrondissement de Paris, à proximité du jardin des Plantes et de la gare d'Austerlitz (cf. figure 1).
Figure 1. Le site analysé.
Entre le jardin public Tino Rossi et la Cité de la Mode et du Design, le site d'étude est la Voie Express Rive Gauche. Cette dernière, située sous le pont d'Austerlitz et le long de la Seine (cf. figure 1, photographies B et C), a été fermée à la circulation en 20185, dans le cadre de la mise en œuvre du Réseau Express Vélo (REVe)6. Profitant de cette opportunité, l'enjeu central de ce réaménagement est de résorber la rupture urbaine existante et de permettre le développement de nouveaux usages. Cet objectif répond à l'une des problématiques du budget participatif, retranscrite dans le premier chantier de la Stratégie Paris Piéton, c'est-à-dire « faciliter les continuités piétonnes et de nouveaux partages de la voirie ».
À l'heure actuelle, le cheminement piéton (et cycliste) est largement contraint par une imposante rampe d'accès routière. Les piétons et les vélos doivent se partager un passage restreint, sous la rampe, mal éclairé et donc potentiellement dangereux en raison du manque de visibilité (cf. figure 1, photographie D). De plus, la portion de terrain au nord de ce passage, appartenant au Port de Paris, est occupée par des places de stationnement de la Brigade fluviale, fragmentant ainsi la continuité paysagère avec le jardin Tino Rossi (cf. figure 1, photographie E). Quant à la portion sud, elle est réservée en partie à la (faible) circulation provenant de la Cité de la Mode et du Design et des riverains occupant les péniches, qui stationnent sur le quai (cf. figure 1, photographie A). L'objectif est donc de profiter de la fermeture à la circulation pour résorber la rupture urbaine afin d'offrir aux piétons et aux cyclistes un espace public de meilleure qualité s'inscrivant dans un mouvement de reconquête des berges de la Seine.
L'accompagnement scientifique réalisé par le groupe transversal MUP consiste à formaliser un diagnostic territorial visant à identifier les pratiques et les représentations des usagers (notamment des piétons) ainsi que les conditions de partage et de confort du site. Il s'agit, à plus long terme, de proposer des scénarios d'intervention et de réaliser une évaluation des aménagements qui seront réalisés pour faciliter les continuités piétonnes, comme proposé dans le cadre du budget participatif. Le dispositif méthodologique est fondé sur la passation d'un questionnaire à trois temporalités (avant la fermeture à la circulation ; après l'aménagement du REVe ; après les aménagements réalisés dans le cadre de l'opération du budget participatif). La temporalité 1 (avant la suspension du caractère circulé) est constituée par une première phase exploratoire d'enquête, que nous présentons ici. Il s'agit de réaliser des observations sur site et de mener des entretiens avec une partie des usagers permanents de l'espace d'étude (occupants des péniches, soit les riverains, et agents de la propreté). Cette première étape permet de construire un questionnaire pertinent, qui sera soumis à l'ensemble des usagers (permanents et « passants ») dans des lieux définis, à savoir : le site d'étude, sur les berges en amont et en aval du site d'étude et dans des lieux qualifiés de « générateurs » de flux, notamment la station de métro « Gare d'Austerlitz », le parvis de la gare d'Austerlitz et le jardin des Plantes. Le questionnaire sera ensuite soumis dans ces mêmes lieux et enrichi par la proposition de scenarios relatifs aux aménagements piétons lors de la seconde étape d'évaluation (temporalité 2) après la mise en œuvre du REVe. Le questionnaire sera soumis une dernière fois lors de la temporalité 3, après la réalisation des aménagements piétons dans le cadre de l'opération du budget participatif, et agrémenté d'items concernant l'évaluation des aménagements.
Résultats exploratoires
Lors de la première étape de la phase d'enquête, des observations ont été réalisées régulièrement, entre mars et juin 2017, puis entre janvier et mars 2018 (cette seconde phase a toutefois été perturbée par la crue de la Seine, en janvier et février 2018). Ces observations ont été associées à des comptages d'usagers, en avril et en mai 2017. En outre, des discussions informelles, ainsi que trois entretiens semi-directifs d'une trentaine de minutes, ont été réalisés avec les riverains des péniches (31 mars, 7 avril et 5 mai 2017). Enfin, une rencontre sur site a été organisée avec les agents de la propreté du secteur, le 7 avril, et une réunion s'est tenue avec les services techniques de la ville de Paris, le même jour. Ce travail d'enquête est nourri par une observation participante continue et/ou discontinue des auteurs de cet article. En effet, la participation à la mise en œuvre du projet (dans sa phase amont) nous positionne comme observateurs privilégiés et comme acteurs de l'aménagement de cet espace. L'ensemble de ce matériau exploratoire permet, d'une part, d'identifier les usages et les représentations des usagers interrogés de l'espace d'étude ainsi que leurs propositions d'amélioration et d'aménagements ; d'autre part, d'analyser la construction de l'action publique, reprenant ainsi nos deux objectifs.
Un « non-lieu » caractérisé par l'importance des pratiques actives
L'espace d'étude est décrit par les usagers permanents interrogés comme un lieu non attractif, principalement traversé : « Ici ce n'est rien, ce n'est pas un lieu » ; « Les gens traversent ». En ce sens, il s'oppose à un tronçon qualifié de « festif », à proximité de la Cité de la Mode et du Design, qui est le seul de l'espace d'étude à être clairement identifié.
L'ensemble des sujets souligne la variété des profils d'usagers présents sur le site, citant les riverains, les usagers « loisir » : promeneurs, touristes, fêtards et pécheurs ; les usagers « sportifs » : cyclistes et joggers ; ainsi que les « autres » usagers, à savoir les sans domicile fixe, dont les dénominations sont variables en fonction des interlocuteurs. Des usages ponctuels, commerciaux et récréatifs, qui prennent essentiellement place sur l'espace minéral à proximité du pont Charles de Gaulle sont évoqués lors d'un entretien avec un riverain (food truck, répétitions d'une fanfare). Une saisonnalité des usages est enfin clairement exprimée – et corroborée par les observations, l'espace étant considéré comme plus animé pendant l'été, notamment la nuit : « En été, oui, y a énormément de passage, et quand les bars ferment […] t'as les lignées de cinq, six gars qui pissent ensemble dans la Seine qui est juste à nos fenêtres ».
Le discours des riverains révèle une dualité entre usages publics et usages privés7 : « C'est un espace privé pour nous, mais le quai, ce n'est pas un espace privé », qui est source de problèmes de sécurité et de nuisances. Deux catégories d'usagers sont particulièrement ciblées : les fêtards et les sans domicile fixe. Les fêtards obligent les riverains à faire preuve de vigilance, car certains essaient d'accéder aux péniches (parfois avec succès) et/ou défont les amarres. En quelques années, toutes les péniches se sont d'ailleurs équipées de portiques d'entrée. Les riverains se plaignent des nuisances sonores et de l'aspect sale des quais : « C'est un bel endroit, mais c'est sali, y a que des rats, t'as pas trop envie de te poser », un constat partagé par les agents de la propreté.
L'autre catégorie d'usagers ciblée est celle des sans domicile fixe. Dans l'espace engazonné en face des péniches, des migrants ont installé des tentes, au printemps 2015. Jusqu'à 50 personnes, aux dires des agents de la propreté, vivaient dans cet espace. La préfecture est intervenue pour mettre fin à ce « camp », au printemps 2016, et a installé des grilles pour empêcher l'accès. Les riverains soulignent l'utilité de ces grilles qui permettent d'éviter une (ré)appropriation non adaptée – le site ne permettant pas de répondre aux besoins des migrants – mais qui favorisent en même temps l'accumulation de déchets (cf. figure 2).
Figure 2. L'accumulation des déchets derrière les grilles (source : Kaduna-Eve Demailly, février 2017).
Les usagers interrogés témoignent tous de la place importante des pratiques actives dans le site étudié, en citant les promeneurs, les joggers et les cyclistes. Les comptages réalisés8 mettent à jour un flux de circulation dominant de la gare vers le pont d'Austerlitz (sud-nord) sur les quais bas, privilégiant la continuité, puisque 66 % des personnes arrivant du côté sud empruntent le passage souterrain. Les cyclistes sont confrontés à une rupture supplémentaire, car la piste cyclable existante remonte sur le quai haut au sud du pont d'Austerlitz. Ils doivent donc mettre pied à terre pour franchir la démarcation de la piste afin de pouvoir continuer à circuler sur les quais bas. Cette question de la continuité est un des enjeux des services techniques qui envisagent, en fonction de contraintes techniques et législatives qu'il s'agit d'évaluer, de créer une rampe piétonne/cycliste ou de décaisser le terre-plein. À l'inverse, les riverains ne mettent pas en exergue cette discontinuité, et les propositions relatives à l'amélioration du site d'étude concernent principalement sa végétalisation, afin d'en améliorer l'esthétique et de créer de nouveaux usages (jardin potager, aire de jeux pour les enfants, installation de tables de pique-nique et de mobilier d'assise (bancs)). De façon générale, les riverains interrogés expriment leur volonté d'améliorer la qualité des lieux par la végétalisation et l'installation d'équipements tout en évitant d'ancrer de nouveaux usagers qui pourraient être à l'origine de nuisances.
Gouvernance : un système complexe d'acteurs
Les berges relèvent de la propriété de la ville de Paris et de l'établissement public Port de Paris, qui est le principal propriétaire et gestionnaire des quais bas. La fermeture à la circulation de la Voie Express Rive Gauche, dans le cadre du REVe, va ainsi modifier d'ici 2020 la convention de superposition de gestion impliquant des renégociations entre la ville et Port de Paris. La définition du projet et des aménagements doit également inclure la brigade fluviale, unité spécialisée de la police nationale, dont les locaux sont situés au niveau du quai Saint-Bernard. En effet, les aménagements pourraient conduire à la création d'un flux de piétons dans cet espace appartenant à Port de Paris. Entre ces trois acteurs (ville de Paris, Port de Paris et brigade fluviale), les discussions sont engagées. Port de Paris, propriétaire d'une partie importante de l'espace d'étude, a avant tout une visée de rentabilité économique, tandis que la brigade fluviale s'inscrit dans des enjeux sécuritaires qui dépassent largement son implantation ponctuelle sur le Quai Saint-Bernard. Des objectifs qui ne sont pas nécessairement convergents avec celui de la ville qui, au travers de cette opération, souhaite asseoir une stratégie globale relative aux espaces publics urbains en faveur de la marche pour les riverains et plus largement pour l'ensemble des usagers. Ainsi, les enjeux multiples (territoriaux, juridiques, sécuritaires) rendent le dialogue complexe, ce qui témoigne des difficultés à fédérer des acteurs publics de différents types (acteur public/établissement public) et de différents échelons (ville/État).
La coopération des acteurs publics doit aussi s'effectuer au niveau politique, puisque deux mairies d'arrondissement sont concernées par ce projet porté par la mairie centrale dans le cadre de la Stratégie Paris Piéton. Mais également au niveau technique puisque différentes directions interviennent dans cet espace : la direction de la Propreté et de l'Eau (nettoyage des espaces publics), la direction des Espaces Verts et de l'Environnement (entretien des espaces végétalisés) et la direction de la Jeunesse et des Sports, en raison de la présence de la salle de sport Lucien Gaudin à l'entrée du jardin Tino Rossi. Pour le moment, les discussions n'ont pas été initiées au-delà du consensus global sur le projet.
Enfin, les riverains entretiennent peu de relations avec les autres acteurs de l'espace d'étude. Leur relation avec Port de Paris est d'ordre administratif puisque c'est auprès de ce dernier qu'ils doivent acquitter leur quittance de loyer. Quant à la brigade fluviale, les riverains font éventuellement appel à eux pour résoudre des problèmes de sécurité (problème d'amarrage notamment). Aucun des trois riverains interrogés ne déclare être au courant de l'opération du budget participatif ; précisant toutefois leur faible implication dans la vie politique locale du quartier. En définitive, la coordination des acteurs publics, l'analyse de la mise en œuvre de cette coordination ainsi que l'intégration de l'ensemble des usagers à la gouvernance urbaine constituent des enjeux majeurs du projet.
Discussion
Au-delà des apports attendus quant aux pratiques pédestres et à la gouvernance urbaine, la collaboration engagée soulève des limites, des questionnements mais également des perspectives.
Une première limite est relative aux décalages entre des temporalités académiques, qui s'envisagent à moyen et long termes et des temporalités politiques, beaucoup plus contraintes et élastiques. Le temps des projets est finalement en perpétuelle évolution car il doit s'adapter à la définition de nouvelles priorités et à des impondérables variés. Par exemple, la fermeture de la Voie Express Rive Gauche pour accueillir le REVe, initialement prévue pour juillet 2017, a plusieurs fois été reportée. Ce délai et les incertitudes associées aux prochaines élections municipales obligent à reformaliser le dispositif méthodologique pour l'adapter aux nouvelles temporalités tout en essayant de garantir des conditions d'enquêtes proches en termes de saisonnalité, par exemple.
Le partenariat chercheurs/collectivité interroge de fait le rôle politique du travail de recherche engagé. Se pose, d'une part, la question de l'affichage et de la lisibilité, c'est-à-dire la façon de présenter la collaboration auprès des acteurs non institutionnels, notamment les riverains. Lors du premier entretien, notre interlocuteur s'est montré inquiet en expliquant que les espaces alloués aux péniches sont temporaires : « Il faut savoir qu'on a des emplacements là temporaires, la mairie de Paris peut nous bouger ». D'autre part, le projet Quai Austerlitz n'émane pas d'une proposition populaire mais des services techniques de la ville. Ce constat interroge le rôle de la recherche dans la construction d'une légitimité présentée comme populaire car s'appuyant sur le budget participatif. N'est-ce pas plutôt l'affirmation d'une légitimité scientifique venant consolider une légitimité technique qui, dans le cadre de la marche, commence à se construire au sein des collectivités mais peine à mobiliser des outils techniques permettant d'évaluer les impacts des pratiques piétonnes sur le territoire ?
Plusieurs éléments interrogent plus largement la coconstruction des aménagements avec l'ensemble des acteurs impliqués et l'efficience des processus participatifs. En effet, les riverains n'ont pas été directement informés des opérations qui concernent leur espace résidentiel (tant au niveau du REVe que du budget participatif). Les enquêtes visent à traduire leurs usages et besoins pour les associer à la définition des projets. Toutefois, il est possible que les propositions récoltées ne puissent être réalisées en raison de contraintes techniques et financières. Faut-il alors prendre en compte la faisabilité technique et répondre à un cahier des charges ou s'en abstraire pour restituer des propositions plus larges tout en sachant qu'elles risquent de ne pas pouvoir être mises en œuvre ?
Les enquêtes menées ont aussi pour objet la construction de l'action publique et l'évaluation des aménagements qui vont être réalisés. En outre, nous avons pour ambition de prendre en compte la dimension d'évaluation des impacts. Il s'agit d'intégrer la dimension de l'impact d'un aménagement sur les différents objectifs (sécurité routière, partage de l'espace public, impact sur la santé) en amont de la mise en œuvre du projet d'aménagement ou de réaménagement. Cette dimension d'évaluation des impacts est devenu un enjeu en environnement (Évaluation Impact Environnementaux – EIE (Leduc, Raymond, 2000)) comme en santé (Évaluation Impacts Santé – EIS (Roué-Legall, 2017)).
Conclusion
La collaboration entre le GT MUP et l'Agence de la Mobilité de la ville de Paris ouvre d'intéressantes perspectives pour mieux saisir l'articulation entre la marche et l' « habiter la ville durable », tant au niveau des connaissances scientifiques que de l'aspect opérationnel (objet marche et pratiques, coconstruction de l'action publique et évaluations).
Les résultats exploratoires présentés apportent des éclairages concernant les usages, leur diversité ainsi que les représentations des usagers permanents de l'espace d'étude. Si l'affectation délimitée d'un espace aux piétons et la continuité des espaces marchables semblent constituer des enjeux forts afin de favoriser la marche pour les acteurs politiques, ils ne sont pas relayés par les usagers interrogés. Ces derniers mettent davantage en avant l'amélioration de la qualité du site, qui se traduirait par une propreté accrue et sa végétalisation. La gouvernance apparaît ensuite complexe et inaboutie. Ces résultats apportent donc une réponse en demi-teinte aux hypothèses formulées.
Toutefois, il convient de rappeler qu'il s'agit de résultats exploratoires, et que le projet comme l'enquête en sont à leurs débuts. La marche perturbe les catégories habituelles de l'action publique. Le point fort de la démarche de recherche initiée consiste certainement à souligner les implications en termes de gestion et d'aménagement de ce constat mais aussi d'intégrer tous les usagers dans le processus de coconstruction des aménagements afin de créer des espaces fonctionnels.