1. Introduction
Depuis quelques années, un vaste mouvement s’est engagé à l’échelle mondiale autour de la notion de « ville durable » et s’est concrétisé, en octobre 2016 lors de la conférence de Quito « Habitat III », par un nouvel agenda urbain visant à promouvoir un urbanisme durable : « L’enjeu est de réinventer la ville à l’heure de la transition écologique, de construire la ville durable, inclusive et résiliente. C’est la clé de la qualité de vie de chacun comme de la cohésion sociale entre tous dans un monde urbanisé ». (Ré)inventer la ville est un enjeu majeur face aux défis nombreux que sont la croissance ou la décroissance démographique, les inégalités socio-économiques et le vieillissement de la population (Baron et al., 2010) dans un environnement dégradé par les polluants. Interroger le concept de durabilité en ville,au regard du vieillissement de la population, est essentiel pour prendre en considération la qualité de vie de tous les habitants et les besoins spécifiques des personnes âgées, dans des espaces urbains en continuelle mutation, tant sur le plan économique, démographique, culturel qu’environnemental.
À partir des résultats de trois études réalisées dans l’agglomération parisienne, nous présenterons dans un premier temps, la manière dont se construisent les modes d’habiter et les pratiques sociospatiales des séniors en contexte urbain. Deux enjeux majeurs et intimement liés seront particulièrement examinés : les mobilités quotidiennes et l’isolement social. À partir de ces observations, nous décrirons la manière dont sont mises en place au niveau local des initiatives françaises et internationales afin de favoriser le bien-vieillir dans les villes de demain, en renforçant le capital spatial des aînés et en encourageant le lien social intra et intergénérationnel. Ce sont des pistes de réflexion pour inscrire le bien-vieillir dans les politiques d’aménagement urbain.
2. Habiter la ville au grand âge
2.1. Vieillir, un phénomène démographique multiscalaire
En 2017, le vieillissement de la population est un processus démographique mondial qui concerne l’ensemble des États et en particulier les populations urbaines (ONU, 2017)1. Les projections montrent en outre une accélération du vieillissement en Europe, où les 65 ans et plus représenteront 24 % de la population en 2030 et 29 % entre 2060 et 2080 (Eurostat, 2017). En France, les 65 ans et plus représentent 19.2 % de la population en 2016, ils seront 32.1 % en 2060 selon le scénario central de l’Insee (Blanpain, Buisson, 2016). Les 75 ans et plus, qui représentent 9.1 % de la population française en 2016, connaîtront la progression la plus forte : 12.2 % en 2030 et 17.9 % en 2070.
Ce phénomène est largement imputable à l’augmentation significative de l’espérance de vie depuis 1970. Selon l’OCDE, les Européens ont gagné 5,5 ans en moyenne depuis cette date et les Français 6,5 ans. En 2016, l’espérance de vie des hommes en France est de 79,3 ans et celle des femmes de 85,4 ans. L’augmentation du nombre de personnes âgées dans la population (gérontocroissance) se traduit en conséquence par une augmentation des personnes dépendantes. Ainsi, bien que la fragilité, la dépendance et la solitude ne soient pas les caractéristiques principales de nos aînés, l’avancée en âge augmente la probabilité d’incapacités fonctionnelles et de diminution du réseau social qui accentuent le risque d’isolement, phénomène qui touche aujourd’hui en France 23 % des personnes de 75 ans et plus, soit 1,2 million de séniors (Fondation de France, 2014).
Si le vieillissement touche principalement les départements ruraux français à l’heure actuelle, la gérontocroisssance est également un phénomène urbain qui va s’accentuer dans les prochaines années. En Ile-de-France, la population âgée de 75 ans et plus devrait croître de 52 % entre 2015 et 2030, en particulier en Seine-et-Marne où son augmentation devrait atteindre 64.8 %, soit une augmentation de 53 197 personnes (ORS, 2016). À l’horizon 2030, la métropole parisienne, actuellement composée de douze millions d’habitants, gagnera un million de personnes, dont les trois quarts seront âgées de plus de 60 ans (INSEE, IAU, 2012).
Les grandes villes, communément perçues comme des espaces connectés, de mobilités et d’activités, sont donc aussi le territoire de vie des personnes âgées plus lentes, moins mobiles et plus fragiles. Ces grandes villes sont aussi ambivalentes. Elles présentent de nombreux atouts pour les personnes âgées en termes d’accessibilité aux aménités récréatives, sanitaires et sociales, permettant de maintenir activités quotidiennes et sociabilité. Elles les exposent aussi au bruit, à l’agitation, à la pollution, à l’inadéquation des équipements urbains à leurs besoins.
Dès lors, interroger le concept de durabilité en ville au regard du vieillissement de la population est essentiel pour prendre en considération la qualité de vie de tous les habitants et les besoins spécifiques des personnes âgées, dans des espaces urbains en continuelle mutation tant sur le plan économique, démographique, culturel qu’environnemental.
2.2. Vieillesses plurielles, pratiques urbaines hétérogènes
Mais qu’y a-t-il de commun entre une personne âgée de 65 ans, active, s’occupant de ses petits-enfants, voyageant, ayant de multiples activités et une autre qui a plus de 90 ans, dont la mobilité est déclinante, voire pour qui s’installe une forme de dépendance ? Les trajectoires du vieillissement sont multiples et dépendent de facteurs culturels, génétiques, de l’histoire personnelle mais aussi de l’environnement social plus ou moins porteur. Les indicateurs de santé, comme l’état de santé perçu, la mortalité, l’espérance de vie, la morbidité ou le recours aux soins, mettent tous en évidence des inégalités en lien avec la profession et la catégorie sociale (PCS) ainsi que le niveau d’études (DREES, 2017). L’espérance de vie est ainsi plus élevée pour les cadres que pour les ouvriers (Cambois et al., 2008). Le type de logement et son adaptation à la perte d’autonomie, la proximité d’aménités, leur accessibilité physique, le quartier d’habitation et ses aménagements sont autant de facteurs qui entrent aussi dans la compréhension des vieillesses et dans les diverses façons d’habiter la ville. Le capital social est aussi un déterminant majeur de la qualité de vie : à tous âges mais encore plus dès 65 ans, la proximité de la famille, d’amis, d’un(e) gardien(ne) peut être essentielle. Quel que soit l’âge, les pratiques spatiales sont le reflet des caractéristiques socio-économiques, de la trajectoire de vie et de l’état de santé. Ces pratiques sont aussi le reflet des aménagements urbains et des politiques associées, qui façonnent nos territoires de vie et nos façons de pratiquer la ville.
3. Des appropriations hétérogènes du territoire de vie
Les analyses présentées dans le cadre de cet article sur les pratiques sociales et spatiales des 60 ans et plus dans l’agglomération parisienne sont issues de trois études distinctes conduites dans quatre arrondissements centraux de Paris (9e, 10e, 14e et 19e) et dans la commune de Champigny-sur-Marne, située en proche banlieue.
La première enquête, menée en 2008 dans le 14e arrondissement, visait à comprendre en quoi les pratiques spatiales des aînés sont des indicateurs socio-spatiaux de leurs besoins (Nader, 2011). Avec l’avancée en âge, le territoire se rétrécit ; habiter la ville, y rester intégré devient alors essentiel pour maintenir son autonomie et son intégration dans la société. La deuxième enquête, réalisée en 2012 à Champigny-sur-Marne, avait pour objectif d’analyser les déterminants et les freins de la pratique de la marche chez les personnes âgées de 60 ans et plus. La troisième enquête, réalisée en 2014 dans trois arrondissements parisiens (9e, 10e et 19e) a porté sur l’isolement des personnes de 75 ans et plus. Ces trois études se sont appuyées sur des entretiens semi-directifs, des focus group et la réalisation de cartes mentales.
3.1. Habiter Paris au grand âge : quand le territoire de vie se rétrécit
Avec 141 230 habitants en 2014, le 14e arrondissement de Paris est une ville dans la ville. Cet espace périphérique parisien comporte des quartiers aux caractéristiques socio-économiques bien différentes, comme Plaisance, au sud de l’arrondissement à la Porte de Vanves, populaire, inséré dans un dispositif « Politique de la ville », ou Montparnasse proche du centre de Paris. Dans cet arrondissement, 159 personnes âgées de 75 à 102 ans ont été interrogées sur leurs mobilités quotidiennes. Contrairement aux images véhiculées, les entretiens montrent que ces personnes sont mobiles et actives jusqu’à environ 85 ans. Cependant, on assiste à un rétrécissement progressif du territoire. Entre 75 et 79 ans, les déplacements, souvent pour des visites familiales ou amicales, sont fréquents et couvrent un territoire large allant bien au-delà de l’arrondissement. Les activités sportives, récréatives ou bénévoles sont encore nombreuses. Entre 80 et 82 ans, les déplacements se recentrent dans l’arrondissement avec une préférence pour le quartier du quotidien (figures 1 et 2). Entre 82 et 85 ans, le rétrécissement s’accélère : le quartier puis l’îlot deviennent les territoires de la mobilité et du lien social. L’espace parcouru à pied passe progressivement d’un rayon de 500 mètres à 200, avant d’être restreint au domicile, car la marche est le premier mode de déplacement des personnes âgées. Viennent ensuite les transports en commun, en particulier le bus et le tramway.
Figure 2. Jean, 82 ans, un territoire large, dont le quartier est le support.
Jean, 82 years old: a wide territory in which the district plays a central role.
Ce rétrécissement progressif du territoire est multifactoriel. Des déterminants personnels, comme le niveau de scolarité, l’absence de liens familiaux et amicaux, les problèmes de santé, les difficultés financières, un déménagement ou un deuil, peuvent avoir des conséquences sur les mobilités et sur la perception de son espace vécu. L’ancienneté dans le quartier joue aussi un rôle majeur : la perception du quartier est bien plus positive lorsque l’on y habite depuis longtemps, même si on a des difficultés à se déplacer. À l’ensemble de ces déterminants personnels, s’ajoute un territoire qui peut être mal adapté à des mobilités marquées par la lenteur : 71,8 % des personnes interrogées appréhendent en effet de prendre les transports en commun par peur de la chute (62,9 % des cas), de la bousculade, de la foule, de la vitesse de déplacement. Ils soulignent également la présence d’escaliers, qui les obligent à parcourir des distances plus grandes à pied ou en bus. La stratégie d’évitement face aux escaliers, aux rues en travaux, ou encore aux trous dans la chaussée, est quotidienne. L’absence de banc ou leur faible nombre, comme le manque d’éclairage sont aussi des freins importants à la mobilité.
3.2. Habiter dans une commune de banlieue parisienne
Le contexte géographique de Champigny-sur-Marne, située dans la première couronne et comptant 76 235 habitants, est différent. Jusque dans les années 1980, cette commune fut un bastion communiste et le symbole d’une commune populaire : plus de 25 % des logements sont ainsi des logements sociaux. Des fractures sociales sont très marquées entre les cités du nord de la commune et les quartiers plus aisés des bords de Marne. Un important dénivelé, à l’est de la commune, et l’inégale implantation du réseau de transport en commun contribuent à enclaver certains quartiers, comme Coeuilly ou Bois l’Abbé. L’étalement de la commune est aussi un élément majeur à prendre en considération dans la compréhension des mobilités. L’utilisation de la voiture est ancrée dans les habitudes quotidiennes, y compris dans les quartiers où le réseau de transport en commun est développé.
83 personnes de 60 à 87 ans ont été interrogées sur leurs mobilités quotidiennes, notamment sur la pratique de la marche. On retrouve à Champigny des profils de mobilité similaires à ceux du 14e arrondissement parisien, même si les personnes interrogées sont plus jeunes et donc plus mobiles. Parmi les caractéristiques individuelles influençant la pratique de la marche, l’étude met en évidence un lien étroit avec l’état de santé : en effet, les personnes qui déclarent des problèmes de santé sont aussi celles qui marchent deux fois moins que les autres personnes interrogées. Parmi les contraintes à la pratique de la marche, la solitude et l’isolement sont pointés comme des freins majeurs à leur motivation : « marcher, oui mais où ? Avec qui ? » (J., 71 ans), « la marche tout seul, c’est monotone » (F., 77 ans). Comme dans l’étude parisienne, de nombreux freins environnementaux aux mobilités quotidiennes sont identifiés par les personnes âgées : le manque de praticité des trottoirs – les trous, leur étroitesse, leur inclinaison en dévers – est le principal frein évoqué à la pratique de la marche. Les temps d’attente et l’absence de bus le dimanche sont aussi problématiques.
Ces deux enquêtes confirment que la dégradation de l’appropriation territoriale s’accélère lorsque la participation sociale s’estompe et quand le réseau familial ou amical s’amoindrit.
4. Habiter la ville lorsque les liens sociaux se délitent
4.1. Les déterminants de l’isolement
L’étude menée en 2014 dans le cadre du projet « Personnes Âgées En Risque de Perte d’Autonomie » (PAERPA) visait à mieux comprendre les enjeux, les tenants et les aboutissants de l’isolement des personnes de 75 ans ou plus habitant les 9e, 10e et 19e arrondissements de Paris. L’isolement est une notion très complexe, aux contours flous et extrêmement subjectifs. Elle peut se définir par le repli, le fait pour un individu de se renfermer sur lui-même suite à des difficultés, et se traduit aussi bien par un mal-être qu’une perte d’autonomie (Argout et al., 2004). L’enquête a été réalisée auprès de 43 personnes âgées et de 68 acteurs locaux intervenant auprès des séniors. L’analyse des entretiens a permis d’identifier deux cercles de déterminants potentiels de l’isolement (figure 3).
Figure 3. Les déterminants personnels de l’isolement.
Personal determinants of isolation.
Source : Lauriane Prandato, 2016.
Le premier cercle correspond aux principaux déterminants – individuels et liés au territoire – cités par les personnes interrogées. Le second regroupe des déterminants, dont l’importance est jugée plus modeste. Au niveau individuel, la difficulté de maintenir des liens sociaux constructifs et durables, tant familiaux qu’amicaux, est considérée comme un des facteurs d’une qualité de vie dégradée et de l’isolement. Le départ à la retraite peut, par exemple, constituer une rupture sociale s’accompagnant de la perte de liens sociaux et de lieux de socialisation que beaucoup de séniors ont du mal à compenser. L’avancée en âge augmente le nombre de décès dans l’entourage, ce qui réduit le capital social. Par ailleurs, le vieillissement s’accompagne régulièrement de difficultés physiques et mentales, qui ne favorisent pas l’entretien et la création de liens sociaux constructifs. L’exemple d’Yvette, 87 ans, habitante du 19e arrondissement de Paris, illustre la différence entre avoir un entourage et avoir des liens sociaux constructifs. Elle dispose d’un entourage familial géographiquement proche : son mari et ses enfants. Toutefois, le manque d’attention de ses enfants et la santé dégradée de son époux, atteint de la maladie d’Alzheimer et qui l’oblige à endosser le rôle d’aidant, ont instauré une situation d’isolement.
Les problèmes de santé et les limitations progressives entraînant une dégradation de la qualité de vie sont identifiés comme étant un deuxième déterminant majeur dans la compréhension de l’isolement. La perte d’autonomie induite par la baisse des capacités physiques et mentales est vécue par les séniors comme un traumatisme et comme une restriction de la liberté, qui s’accompagne généralement d’un sentiment d’incompétence très isolant. L’exemple de Marie, habitante du 10e arrondissement de Paris, illustre ces constats : « depuis que je me suis cassée le col du fémur, il y a deux ans, j’ai du mal à marcher. Au début, j’en ai bavé, je n’acceptais pas du tout ma baisse de régime, j’étais déprimée et je ne voyais plus personne. Et puis j’ai relativisé et j’ai accepté. Ça m’énerve toujours autant, mais bon, ça m’empêche pas de vivre non plus. D’ailleurs, il ne faut pas que ça m’empêche de vivre ». Le troisième déterminant individuel de l’isolement est lié au capital économique. Une situation financière favorable facilite les sorties et les activités. Ainsi, Elizabeth, 89 ans, habitante du 9e arrondissement, dont le seul lien social résidait dans les séances hebdomadaires de bridge qu’elle organisait chez elle avec ses amies. Ces réunions ont été abandonnées suite à la baisse du montant de sa retraite, qui ne lui permet plus d’inviter « sans honte » des personnes chez elle, car elle n’a « même pas de quoi leur acheter des gâteaux pour le thé ».
L’analyse des paroles des séniors rencontrés dans les 9e, 10e et 19e arrondissements a également mis en évidence que le fait de ne pas se sentir bien dans son quartier, de ne pas y être intégré, contribue à l’isolement. Connaître son quartier et y être connu, reconnu et considéré par les autres habitants, les commerçants et les acteurs participent du sentiment d’intégration. La présence de commerces de bouche, de lieux de loisirs et de socialisation ainsi que de services de santé et de transports, adaptés au budget et au goût des personnes, contribue à la satisfaction et au bien-être de ces dernières dans leur quartier. A contrario, les changements importants de populations résidentes, de types de commerce dans certains quartiers et les efforts d’adaptation considérables qu’ils supposent peuvent provoquer un sentiment de dépossession chez la personne âgée, qui ne reconnaît plus son territoire de vie et se sent isolée. Ainsi, les recompositions sociales actuelles des 9e et 19e arrondissements de Paris, à travers notamment la gentrification et le rajeunissement de la population résidente, ont souvent été évoquées par les séniors rencontrés et témoignent d’un sentiment d’inadaptation vis-à-vis de leur quartier en mutation. Claude, 88 ans, déclare ainsi : « la population s’est vachement rajeunie depuis une dizaine d’années. Il faut croire que ça devient à la mode d’habiter par ici. C’est vrai que ça fait de l’animation, et puis ils sont pas bien méchants, mais y’en a certains, c’est des péteux qui me regardent de haut ». Le sentiment d’être rendu étranger à son propre territoire de vie provoqué par un sentiment de méconnaissance de ce qu’il est devenu, partant de dépossession, est un des facteurs d’isolement mentionnés par les personnes âgées interrogées. La peur de l’agression, les incivilités ou encore l’insalubrité et le profil accidenté (trottoirs non adaptés, rues en pente) d’un territoire, pouvant provoquer des chutes, traduisent alors un sentiment d’insécurité, qui provoque une diminution des sorties du domicile et une réduction des liens sociaux constructifs. Les personnes interrogées ont également mentionné l’existence d’autres déterminants pouvant produire des situations d’isolement comme, par exemple, la difficulté des procédures et des demandes pour obtenir des aides : il n’est alors pas rare que ces dernières baissent les bras et subissent un isolement car « le système » n’aura pas été en mesure de leur fournir les aides et les informations nécessaires à leur bien-être. Même si ces aides sont enfin obtenues, les professionnels, qui interviennent à domicile, sont trop peu nombreux pour répondre à la demande croissante, et le peu de temps qu’ils peuvent consacrer aux aînés constitue tout autant un facteur d’isolement et de dégradation des états de santé. Enfin, les enquêtés ont pointé du doigt le fait que la plupart des dispositifs créés à leur attention s’inscrivent dans une logique de prise en charge médicale laissant de côté les autres aspects essentiels et constitutifs du grand âge (liens sociaux, loisirs, pratique sportive adaptée, logements, etc.).
4.2. Lorsque le territoire isole…
Les trois enquêtes permettent de saisir comment un territoire, au demeurant facilitant, peut contribuer à renforcer l’isolement. La peur de la chute et le sentiment d’insécurité associé, la mauvaise praticité et le manque d’accessibilité des trottoirs avec des plots gênants, la fréquence irrégulière ou l’inégale répartition des réseaux de bus sont autant de facteurs qui peuvent être la cause du refus de sortir. Le territoire enclavant s’ajoute alors à un réseau de sociabilité dégradé. L’exemple de Denise, dans le quartier de la Porte de Vanves, illustre ce processus de rétrécissement territorial et d’isolement (figure 4). Denise a 79 ans et a quitté le 19e arrondissement à la suite d’un accident de santé l’obligeant à s’installer dans une résidence service dans le quartier de la Porte de Vanves. Elle considère qu’elle n’est plus à Paris, son déménagement est vécu comme une fracture territoriale et sociale. Elle sort peu et reste dans l’îlot. Elle n’aime pas les gens de la résidence. Ses seuls liens sociaux se résument au café au bout de la rue et une fois par mois à une visite dans le 19e avec son fils. Dans certains cas, la désappropriation du territoire est lisible sur la carte mentale : celle de Marthe (figure 5) n’a plus de nom de rue, pas de signe de la moindre sociabilité, seul le supermarché semble la rattacher au quartier. L’isolement et la solitude sont alors des déterminants majeurs de la perte d’autonomie.
Figure 5. Carte mentale de Marthe, un territoire rétréci et une absence de liens sociaux.
Marthe’s mental map: a shrinking territory and a social isolation.
Si l’organisation de la ville ne semble pas être une des causes premières de l’isolement, elle peut-être un accélérateur de la déprise sociale et territoriale, entraînant pour les plus fragiles une désappropriation de l’espace, une accentuation de l’isolement et un pas supplémentaire vers la perte d’autonomie. La ville dispose de précieuses ressources a priori favorables au bien-vieillir : densité des services et des commerces, offre en transport en commun, diversité du tissu associatif, etc. Malgré tout ceci, l’isolement reste une situation vécue par de nombreux séniors en contexte urbain. Dès lors, comment des expérimentations et des dispositifs spécifiques peuvent soutenir la création de liens des séniors entre eux mais également avec leur environnement social immédiat ? Quelles sont les principales caractéristiques d’une ville adaptée à une population vieillissante ?
5. Lutter contre l’isolement des séniors : dispositifs et actions
Réduire l’isolement des personnes âgées en milieu urbain est complexe, car il s’agit de prendre en compte le contexte local et de tester des dispositifs entre les différents secteurs de l’action publique, encore fortement compartimentés, que sont l’habitat, les déplacements, la voirie, le tissu associatif, les liens intergénérationnels. Deux échelons apparaissent particulièrement appropriés pour mettre en œuvre des interventions : le logement et le quartier de résidence des séniors.
5.1. Valoriser les liens sociaux intergénérationnels et la participation sociale des aînés
Les propositions qui suivent s’appuient sur des expériences développées en France et à l’international et constituent des pistes de réflexion pour les acteurs de la ville de demain. D’après la note d’analyse « Vieillissement et espace urbain, comment la ville peut-elle accompagner le vieillissement en bonne santé des aînés ? » (Collombet et Gimbert, 2013), la ville favorable au bien-vieillir des séniors serait une « ville dense, qui réalise des micro-adaptations pour assurer la libre circulation des usagers, qui incite les aînés à être en activité, à rester en bonne santé et à participer aux projets de transformation des villes ». Cette notion de micro-adaptations semble pertinente pour faire émerger des dispositifs en phase avec l’histoire du lieu, le profil des habitants et les ressources en présence.
En France, les réflexions sur la transformation de la ville se sont principalement centrées autour de la notion d’accessibilité physique aux aménités, aux transports, aux bâtiments en lien avec la loi de 2005 sur le handicap (ibid). Dans la même lignée, l’aménagement de l’espace public en ville est aujourd’hui planifié dans le but de promouvoir l’activité physique et les mobilités douces pour tous et donc pour les personnes âgées. Cependant, les études décrites précédemment montrent que pour habiter la ville et modérer l’isolement, l’accessibilité aux aménités adaptées n’est pas suffisante. Comment, à travers des dispositifs urbains, inciter des sorties et encourager des échanges ? Certaines municipalités proposent, par exemple, d’adapter l’offre sportive et de loisirs via des horaires aménagés, des tarifs préférentiels, ou en proposant des activités sportives conçues spécifiquement pour le public sénior (Manchester, Royaume-Uni). D’autres initiatives mettent l’accent sur la promotion d’activités intergénérationnelles comme dans le cadre du programme « Building Bridges » à Leeds (Royaume-Uni) où sont organisées, en petits groupes, des activités conjointes entre des personnes âgées et des élèves d’écoles secondaires entre 11 et 18 ans. Plus largement, le Royaume-Uni encourage actuellement l’ouverture des maisons de retraite à la vie de leur communauté locale (Pinville, 2012).
Valoriser le bénévolat des aînés constitue également une piste intéressante à étudier, puisque la participation à des projets et des activités socialement utiles permet d’être inséré durablement dans des réseaux de sociabilité locaux. Si 60 % des retraités sont déjà membres d’une association locale en France (Brugière, 2011), leur engagement doit néanmoins faire l’objet de plus de visibilité afin d’appuyer cette dynamique et changer le regard sur le troisième âge. Les dispositifs précédemment mentionnés ont pour objectif d’inciter les séniors à maintenir le plus longtemps possible des situations d’interaction sociale au sein de leur quartier de résidence. Toutefois ces expérimentations semblent peu adaptées pour des individus dans une situation d’isolement social extrême, éloignés tant des services sociaux qu’invisibles pour le voisinage. Dans ce contexte, il semble important de mettre en place des dispositifs qui permettent de repérer ces personnes et d’activer une veille de proximité. Le réseau « Voisin-age » proposé par l’association des Petits Frères des Pauvres en France ou le programme « Cerca de ti » (« Proche de toi ») en Espagne sont des initiatives qui vont dans ce sens, en offrant un accompagnement bénévole aux plus isolés via des visites à domicile, l’organisation de sorties ou des échanges téléphoniques réguliers. Ces dispositifs associatifs sont d’autant plus importants lors d’évènements extrêmes comme, par exemple, certains épisodes climatiques. Même si, depuis la canicule de 2004, le Plan National Canicule s’applique pendant la période estivale et permet de recenser, via le fichier Chalex, les personnes vulnérables (âgées de 75 ans et plus, vivant seules, ayant une situation de handicap ou bien des problèmes de santé) pour vérifier leur état de santé, les plus isolées n’y sont pas forcément inscrites. Les initiatives prises par les réseaux associatifs sont de plus en plus relayées par les élus politiques. C’est ainsi que, lors du déclenchement du plan canicule en 2017, Dominique Versini, élue en charge des personnes âgées à la mairie de Paris, rappelait que « La prévention des risques est aussi l’affaire de tous. J’invite les Parisiens à aller à la rencontre de leurs voisins les plus fragiles et à leur rappeler les bonnes pratiques à adopter en période de chaleur ». La solidarité n’est donc pas qu’une affaire associative mais bien citoyenne.
Le numérique et les nouveaux modes de communication peuvent enfin constituer une piste intéressante pour rompre l’isolement des séniors, dans la mesure où les taux d’équipement et l’usage d’Internet de ceux ayant connu l’informatisation au cours de leur vie active sont proches de la moyenne de la population (Bigot et al., 2010). En parallèle, les villes s’insèrent de plus en plus dans l’innovation numérique. À l’instar de New York et du programme Innovative Senior Centers, l’accompagnement des séniors aux nouvelles technologies pourrait être encouragé afin d’initier des réseaux sociaux de proximité, d’échanger des informations et d’animer la vie locale (Collombet et Gimbert, 2013). Depuis 2014, la ville de Barcelone a développé l’application VINCLES, destiné aux personnes âgées qui souffrent de maladies chroniques et/ou de solitude, pour se connecter à une plate-forme individualisée qui permet d’être en contact avec la famille, les amis, les services sociaux et de santé.
Ces nouvelles technologies favorisent aussi la stimulation intellectuelle, les relations interpersonnelles et le maintien d’une intégrité cognitive, physique, sociale et psychologique (Michel et al., 2009). Si la ville intelligente, connectée semble prometteuse, elle doit aussi lutter contre la fracture numérique qui persiste, en particulier chez les personnes âgées. Selon le dernier rapport des Petits Frères des Pauvres (2017), 31 % des plus de 60 ans, 47 % des plus de 75 ans et 68 % des plus de 85 ans n’utilisent jamais Internet, soit par manque de connexion, de familiarité avec l’outil ou d’argent pour s’équiper et s’abonner. La ville intelligente doit donc prendre en considération la très grande hétérogénéité de profil des personnes âgées avec des logiques d’usages et des besoins très différents (Caradec, 2001), tout en considérant que les inégalités sociales sont au cœur de cette fracture.
Dans l’optique d’une ville durable qui intègre le bien-vieillir à ses missions, les expérimentations présentées constituent des pistes d’action à adapter et à développer en fonction des contextes locaux et des ressources à disposition. Depuis 2014, la MObilisation NAtionale contre L’Isolement des Aînés (MONALISA) apporte une reconnaissance des actions portées par des citoyens, des associations et des institutions sur l’ensemble du territoire français. La capitalisation et la mutualisation des bonnes pratiques constituent une ressource précieuse pour que les acteurs locaux s’emparent de la question de l’isolement des aînés et façonnent des réponses à taille humaine en adéquation avec les spécificités du territoire (Serres, 2016). Il s’agit d’associer plus étroitement l’engagement bénévole et l’intervention professionnelle sur le terrain. Quoi qu’il en soit, ces actions doivent être mises en place tôt dans les trajectoires des individus, c’est-à-dire avant l’apparition des premières manifestations de perte d’autonomie et d’isolement, et cibler les moments de « rupture », comme le passage à la retraite.
5.2. Favoriser un habitat adapté et ouvert vers la ville
Outre des actions réalisées à l’échelle des quartiers de résidence, une réflexion centrée sur l’habitat des aînés constitue également une condition incontournable au bien-vieillir dans la perspective de la ville durable (Labit, 2016) : « L’habitat peut accroître la dépendance et l’isolement, ou il peut, au contraire, en être le premier facteur de prévention » (Haut comité pour le logement des personnes défavorisées, 2012). En effet, si le logement n’est pas adapté à l’individu vieillissant du fait de sa conception, de son coût ou de l’environnement dans lequel il s’insère (éloignement des commerces, absence de transports publics, etc.), il devient dès lors un lieu où se cumulent les facteurs d’isolement, alors même que la grande majorité des personnes âgées souhaitent vieillir à domicile. Comment dépasser ce paradoxe et limiter le risque que l’isolement social se façonne au sein même du foyer ? Une offre d’habitat alternative au maintien à domicile se développe en France et à l’international. Le modèle suédois du cohousing, basé sur un principe de cogestion entre un collectif d’habitants et un bailleur public, constitue un dispositif intéressant pour développer des espaces privatifs et des espaces communs de qualité et dans lesquels le lien social intergénérationnel est encouragé (Labit, 2013). En France, il existe une variété de formats allant de la résidence intergénérationnelle à la coopérative d’habitants en passant par la colocation étudiant-sénior et la maison d’accueil familial. Conscientes de l’enjeu fort que représente le vieillissement de la population au sein de leur territoire, certaines municipalités proposent des formules d’habitat pour accompagner le vieillissement : domiciles services à Nantes, logements Octaves à Lille, résidences « Chers voisins » à Lyon sont autant de dispositifs basés sur l’accompagnement à travers la mise en place d’une charte de voisins, la possibilité de rencontres dans des espaces communs et des services à l’attention des séniors. Emergent également des expérimentations uniques comme la maison des Babayagas, résidence HLM du centre-ville de Montreuil réservée aux femmes de plus de 65 ans, où les 21 résidentes imaginent au quotidien des projets pour vieillir ensemble, tout en restant indépendantes et autonomes. À Liffré, en Ille-et-Vilaine, la résidence Le Kanata a également pour objectif d’améliorer la qualité de vie des séniors aux ressources modestes en leur permettant d’accéder à un logement en centre-ville et rompre ainsi leur isolement. Les études portant sur ces nouvelles formes d’habitat montrent qu’elles constituent un cadre favorable et propice au bien-vieillir des habitants à travers le maintien de relations sociales de proximité, la sauvegarde d’activités structurantes et collectives ainsi que la solidarité et l’entraide. Des travaux réalisés en Allemagne montrent que ces nouveaux modes d’habiter peuvent avoir des répercussions économiques en réduisant les coûts liés au mal-vieillir (Borgloh, Westerheide, 2012 ; in Labit, 2016). Ces nouvelles formes d’habitat ont aussi et surtout l’ambition de changer le regard sur la vieillesse et de repenser des modes de vie urbains plus harmonieux et en cohérence avec la diversité générationnelle de la société contemporaine.
6. Conclusion
La pluralité des vieillesses et des modes d’habiter sont au cœur des enjeux des villes durables, qui doivent permettre aux personnes âgées de rester le plus longtemps possible intégrées à la société. Favoriser l’appropriation de la ville dans les quartiers centraux comme dans les espaces périurbains suppose une meilleure coordination entre les acteurs institutionnels ou associatifs pour mieux communiquer sur l’offre existante, mais cela suppose aussi une véritable accessibilité physique, financière aux transports en commun, ce faisant, de les adapter à la mobilité des personnes âgées. Cela suppose aussi de proposer des services plus ciblés sur les besoins liés à la participation sociale. On entre ici dans une véritable politique de prévention, qui implique l’intervention du monde de la santé comme celui de l’urbanisme et de l’aménagement des territoires pour maintenir l’autonomie, la qualité de vie et le bien-être de tous les habitants, quel que soit l’âge. Le niveau local est à privilégier pour la mise en place d’une politique territoriale du vieillissement, qui permet de répondre aux besoins spatialisés et temporalisés des personnes âgées et, au-delà, de l’ensemble des habitants de la ville.