1. Des enfants cerfs-volants
Les Enfants :
Il fait si constamment beau ici ! On dirait que notre soleil s’est branché sur une prise électrique.
C’est un soleil plutôt blanc de zinc. Le ciel, qu’il chauffe, est si fixe, il a les pieds nickelés.
Ce n’est pas le cas de notre mère. Elle vient de repartir, de l’autre côté de notre ville.
Elle vient de nous assassiner. Elle est repartie en exil.
Ce n’est pas nouveau pour elle de changer de pays. Ce qui est nouveau, c’est qu’elle change, finalement, d’exil.
Nous sommes deux êtres sans parole. Tout comme la nef d’Argos, devenue muette après avoir quitté le port de Thessalie.
Nous ne sommes pas des personnages. Plutôt, des choses qui n’ont pas encore de noms.
Nous sommes toujours entre parenthèses. Nous attendons des personnages qui pourraient nous incarner.
Nous sommes, à présent, les enfants de Médée. Invisibles, parce que notre assassinat a eu lieu hors champ.
Mais nous ne sommes pas des fantômes. Nous sommes des spectres sanglants.
Nous sommes des pions demeurés. Cette demeure est le vaste sommeil d’un monstre.
Parce que notre ville est une agglomération de ce sommeil. Et notre soleil branché est le centre,
Nous arrivons au centre, le voilà le perroquet. Il est le symbole de toutes nos communes.
Il était une chouette jadis, disent certains. Voilà pourquoi il répète ses mots.
Il est habillé en blanc zinc, comme le ciel de la ville. Mais il devient un volatile couleur de feu.
Dès qu’il s’apprête à répéter les mots de l’ancienne chouette. Comme un acteur répétant une pièce :
Perroquet :
Quelque chose craquelle dans le sommeil. Il dilue un peu le temps, mais ne peut pas abolir la mort. Heureusement qu’il y a des songes. Ils sont tachetés de regards et de clins d’œil. Ses taches hébergent certains mots anciens. Des mots d’avant le sommeil monstrueux, qui entourait le monde avant qu’il n’entre en scène parmi nous. Mais leurs origines sont difficiles à repérer. Maintenant que l’Indien boit l’eau fraîche de l’Araxe. Le Perse celle de l’Elbe et du Rhin. Le temps est venu pour l’Océan de relâcher son emprise sur le monde. Et Téthys vient de révéler de nouveaux mondes ; et Thulé n’est plus la limite de l’univers.
Les Enfants :
Notre mère est contrainte de fuir loin de ses pénates. Elle marche lentement, ses épaules chargées des choses qu’elle voit pendant le sommeil la nuit.
Puisque c’est inutile d’interpréter les songes anciens, elle les laisse tomber. Elle les balance par terre, des signes, dans les rues.
Elle chante ces chemins, ces dégagements. Comme les aborigènes de la Terra Australis.
Nous y voilà, sur ces chemins. Nous bondissons dans ces rues, qui imitent les entrailles de notre mère.
Les gens voient nos dos, tandis que nous échangeons de place l’un avec l’autre. Ils nous nomment les minuscules vigiles de la ville !
Nous montons les avenues. Nous les descendons quand la ville risque de prendre feu.
Pendant la panique, nous regardons les enseignes. Nous contemplons les affiches funéraires collées aux murs.
Les lettres dans l’affiche « M. la maudite » semblaient des bébés d’encre. Nous changeons vite les noms des rues de la ville.
Notre mère gagne le Phase. Celui qui a fait remonter vers ses sources le fleuve Hister.
Elle gagne le pays de Colchide. Les terres qu’avait inondées le sang de son frère.
Nous, nous gagnons le centre-ville ici. Là nous nous agenouillons dans une prière sans pitié.
C’est parce que son sens nous est étranger. Aussi étranger que notre mère à qui on ordonna de gagner les terres lointaines.
Ce fut l’ordre de notre père. Elle traverse maintenant les Détroits du Pont.
Elle y avait ramené jadis la troupe des Rois. Elle suivait alors, à travers les Symplégades, l’homme qui l’avait séduite.
Nous ne sommes pas faits pour des longs discours. Même dans une phrase très longue, le sujet est indispensable.
Nous sommes aussi invisibles que nous sommes indispensables. C’est la condition pour que nous pénétrions la nuit.
Nous nous rendons compte que nous sommes empiristes inconditionnés. Ainsi nous traversons un mariage tout comme mère traversa les rives de Thermodon.
Dans cet hymen, les gens créaient deux rangs, face à face. Comme dans un jeu de ping-pong, ils échangeaient des chansons :
La famille du marié :
Notre époux est un taureau blanc
La mariée est un navire sans flanc
La famille de la mariée :
Notre épouse est la plus belle fille du roi de Cécrops
Le marié un gonflé, pire que l’orgueilleux Créon
La famille du marié :
Notre époux brillant porte le thyrse lui-même
La mariée nourrit la pluie comme une chèvre d’Olène
La famille de la mariée :
Notre mariée est une génisse au corps de neige
Le mari est une montagne de cendres beige.
La famille du marié :
Notre garçon est un roi des hauteurs du Taygète
La mariée une poignée de cacahuètes
La famille de la mariée :
Notre fille comme une onde dans les eaux sacrées de l’Alphée
Le marié est un chaton mouillé péloponnais…
Les enfants :
En sortant de ce mariage, nous rencontrons des barbus. Ce sont des hommes amoraux et mal rasés.
Notre mère ne souhaite pas que nous l’accompagnions dans son exil. Elle veut gagner le territoire d’Iolcos et la vallée de Tempé en Thessalie.
Mais nous deux sommes loin des cimes neigeuses de Pinde. Loin aussi des sommets de Nysa.
Nous nous enfonçons dans la nuit. Nous survivons en manipulant les panneaux et les enseignes de la ville.
Nous sommes très simples. Personne ne peut nous façonner l’existence à partir des déjà-vus.
Souvent nous nous trouvons assis avec les barbus. Nous surveillons leurs chiens tandis qu’ils parlent :
Barbus :
Et puis ils nous tuent.
Une fois.
Puis une seconde fois.
Et ainsi de suite, rendant le meurtre impossible.
Les enfants :
Parfois, nous avançons plus vite. Quand nos mains s’envolent, poursuivant nos mots.
Nos mains, respectivement plus grandes et plus petites. L’un de nous les appelle uccellacci, l’autre, uccellini.
Nous avançons, quelquefois à quatre pattes. Nous nous rappelons la prière, pas son objet.
Notre mère ne souhaite guère que nous devenions un jour les descendants de Phébus. Ni des descendants de Sisyphe.
Elle est orageuse comme Auster. Quand ce fleuve s’imprègne des pluies.
Pareil à ce vieil Ister, cette queue de Danube. Il se gonfle et ne permet pas qu’on enjambe son lit.
Nous voici toujours en dégagement. Nous marchons et évitons le sommeil tacheté de ce nouveau monde.
Nous voilà nus, parce qu’habillés de nuit. Nous ne sommes pas fils de magicienne pour rien.
Nous cahotons comme des cerfs-volants. C'est le trou d’Alice, emporté par le cyclone de Dorothée1.
2. Les lambeaux de Médée
Médée :
Si j’étais actrice, je parlerais, montée sur ce lit asséché du fleuve. J’aurais une voix faite de paroles non moins terrifiantes que mes poisons. J’irais au marché des âmes. Je m’habillerais de cette même tunique, déchirée par mes dents. Avec les lambeaux de ma peau entre les dents, je crierais :
Je vends du feu
Demandez de la flamme !
J’en ai les bras remplis
Tenez un kilo d’éclats !
Si j’étais une actrice, je cracherais mes imprécations. Je sécrèterais ma parole dans ma bouche de fille de rois. J’emprunterais les dons à ma tante Circé. J’ordonnerais à ma voix de sortir comme des profondes retraites d’une forêt séculaire. Je contribuerais avec une ombre naturelle, primordiale, au contre-jour2 au théâtre. Je ne serais plus seulement un personnage. Je serais un rôle pour une actrice magistrale. Et, à la fin, une chèvre transformée en étoile.
Si j’étais une bonne actrice, ce serait pour Moi que je m’exilerais. Je guiderais ma chair émigrante vers des siècles moins hystériques. J’entrainerais ma diction en étudiant le Va et le Vient de la mer vers la terre. Avec moi, la scène deviendrait une plage de sable noir de vinaigre. Je me retournerais vers le volcan. Mes yeux refléteront sa flamme ; et le spectateur pourrait suivre mes mots à l’aise.
Si j’étais très bonne actrice, je ne me craindrais pas lorsque je hurlerai que l’Homme n’est qu’une académie fasciste ; que douleurs et frontières le constituent ; et que ses cellules défilent devant l’État. Je percerais l’œil de la vache à travers lequel file le train de notre Histoire. Et je regarderais la lune, sa tête de douche apparaitre à la fenêtre de Dieu, disant :
Lune :
Si seulement la mère était le Communisme !
Il resterait encore du romantisme pour les autres mères.
Si seulement le Communisme était une de ces mères !
Médée :
Si j’étais actrice, changer de lieu de séjour ne serait pas une nouveauté pour moi. Je serais une femme-mur. De cette paroi sortirait ma tête. Elle ne serait l’illustration ni de Platon ni du septième cercle de l’Enfer. Le Livre ne remplacerait plus le firmament sur mon crâne. Des cailloux de Mali accompagneraient les astres dans mon ciel personnel. Aussi personnel que le Dieu d’Emily Dickinson. Je ne sentirais plus le sang blanchi d’écrits dans mes veines. Leur encre aime la consommation. La tête aussi consomme. Je consommerais moi aussi. Mais ce serait une nouvelle façon de consommer l’exil. Plus qu’un personnage, je serais une palpitation de la matière.
Si j’étais une actrice, j’aurais abandonné mon royaume. Je deviendrais Dom Juan. Et j’aurais loué un poème. J’aurais senti en majuscules et j’aurais pensé en italiques. Ah, si la mort pouvait se radicaliser dans les villes lointaines. Ils m’ordonnent d’y aller, pour un climat innommable, plus favorable à mon malheur. Où je pourrais apprendre le silence du créancier qui ne répond jamais à la crise qu’il perpétue ! Que Dieu nous sauve de sa propre mère et de sa progéniture !
Si j’étais une bonne actrice, je m’élèverais un pouce plus haut qu’Électre. Et je ne hurlerais point. Je penserais que même le courant électrique ne peut pas me tuer avec son jus. Je me dirais que le passé s’étale devant moi. Là où les rames de Jason cliquent sur l’écran de la mer. Pour lui déclarer la guerre, j’écraserais une coquille négligée des livres de l’histoire naturelle. Et, je me mettrais à déchiffrer les crevasses sous mon talon.
Si j’étais très bonne actrice, j’aurais modéré ma colère et freiné mon élan. Ma furie deviendrait de la moisissure. Je l’aurais même senti pénétrer le mur. De la même façon, je rentrerais au milieu du Chœur. Parmi les autres filles, comme un œil parmi les ailes d’un paon, je clamerais :
Chœur :
Je rentre ici
Avec le mouvement de Thespis sortant du chœur.
Je suis Rozafa3 avec le visage de Kali.
Je suis la vie mais pas la résurrection.
Je suis le lait qui bout dans le sang chaud.
Ce poignard est mon bec
Qui gribouille sur la glace :
Épargnez ma tête !
Entre les mots s’étalent
Les capillaires souterrains de l’amour.
Ils irriguent une autre tête
Qui répète l’originale mais sans l’événement. Ainsi la moisissure sort du rang
Deux pouces avant.
Et ces deux Poucets sont mes enfants
Que l’idéalisme adoucit un peu trop.
Un sein se gonfle derrière mon bec
Il ressemble au premier oignon
Que j’avais jadis épluché :
Alors, mes larmes coulaient à flots,
Pareil à la pellicule en se déroulant.
J’essaie d’attraper mon sein,
Entre mes doigts il glisse, lointain
Sur ma paume, le générique :
Lumière, salive et moisissure !
Je les pétris dans mon poing
Qui devient la tête du film.
C’est un enfant qui parle avec ma voix :
« Elle m’aveugle, votre lumière
D’astre d’exil !
Il me faut une tête !
Avec un Œil pour œil
Avec une Dent pour dent
Pour cet exil, je l’assemble.
Médée :
Si j’étais actrice, j’emprunterais les yeux de la baleine afin de voir le monde en rond, comme le vaste animal. Et je dirais qu’aucune révolution ne peut gagner ; que le visage se veut propriétaire. Moi, j’aurais mon commerce de cris. Ma colère serait ma monnaie. Actrice, je ne serais pas une petite marchande. J’achèterais mon calme avec la paie de mon propre crime !
Si j’étais une actrice, je trouverais une nouvelle raison à mon exil, en tâtant le chemin avec mes doigts. Je sèmerais des larmes dans l’arpente du sang. Ces doigts deviendraient une Face, un cœur tombé dans le puits de mes phalanges. Il se gonflerait dans ce noroît, ressemblant au nez rougi du clown :
Le Clown :
Vaut mieux un croque-mort sincère qu’un lèche-botte habile.
Ses doigts pincent toujours sa chair
Chaque fois qu’elle serre la lumière
Que le monde lui a empruntée.
Aussitôt elle se réveille
En criminelle passionnée.
Comme un chien battu elle apparait au bord d’une mer,
Pour scruter le destin.
Son époux et mon roi naviguent
Dans cette eau où se cache le sel.
Et, comme ses cristaux ne se perdent pas,
La vie se déguise en guerre.
Médée :
Si j’étais une bonne actrice, j’apprendrais par cœur qu’on n’ordonne pas l’exil à celle qui est déjà l’exil. Nul besoin d’un ordre pour partir. Je me loverais alors, comme une asymptote, autour de la ligne de vie de mes enfants. Je ferais de mon foyer une tour de Tatline. Et je ne m’assiègerais pas tranquille parmi les femmes. Je ne pleurnicherais pas sur le rôle des enfants dans l’Idéalisme. Je regarderais fixement la bouche ouverte de la chaussure abandonnée près du seuil. J’attribuerais cette petite boite noire à l’utérus des Sirènes.
Sirènes :
J’ai sorti mon cœur du placard pour te l’offrir
Et tu ne le voulais pas,
Même si mes seins glissaient dans l’eau
Accompagnant, comme des dauphins, ton bâtiment !
J’ai exposé mon cœur au soleil
Et tu n’en voulais pas !
Tiens, mange donc cette toison,
Ses 49 rayons de lumière en peluche,
Éparpillés par ses poils d’or !
Médée :
Si j’étais très bonne actrice, je ne mâcherais pas ma colère. J’étalerais mon corps sur une chaise. Je l’abandonnerais comme une chemise de nuit, de la couleur du feu que soufflent les taureaux de ma patrie. Et je ne me ruerais pas à sauver mon époux de lui-même. Aucune femme ne le fait. Cette faute est naturelle, puisque la nature n’exerce point l’abstraction.
Si j’étais actrice, je ne tuerais pas pour me garantir la parité avec Hector ou Achille. Je lancerais la pierre, mais je ne cacherais pas ma main derrière le monde. J’achèverais mon frère pour que le foyer devienne une usine. Nul besoin d’abattages en série. Je distribuerais au monde les membres de mon frère. Mais j’emporterais les limbes d’une fraternité dans cet exil. L’os de Croc-Blanc se trouve aussi parmi ces limbes. Je les transporterais tout au long de ce lit asséché. Vers la source du fleuve qui roulait ici.
Croc-Blanc :
Si la mère était une communarde !
Si le Communisme n’était qu’une petite commune au Klondike, ou en Géorgie !
Si j’étais une actrice je ne réciterais pas la haine. Le théâtre est lui-même une vengeance. J’aurais rattrapé le personnage qui me hante. Et je le digérerais pour lui donner un peu plus de poids. Un peu plus de moi. J’aiderais l’imagination. Voilà ma dernière magie ! Un personnage, moins il a d’histoire, plus on l’étale, dans la chambre noire des langues.
Si j’étais une bonne actrice, je m’étendrais devant le spectateur, perpendiculaire, telle une broderie sur un tapis suspendu. Voilà une nouvelle voile pour le bateau de mon époux ! Le vent le gonflerait, la brise sculpterait sur la toile une femme enceinte. Pour moi, même la grossesse était un exil.
Si j’étais très bonne actrice, je n’accuserais personne de mes crimes. Je ne cacherais pas que j’ai du sang royal. J’inviterais Créon à me supplicier. Puis je mangerais son fouet. En le mastiquant, je dirais que la colère des rois n’est rien sans les dieux ; que seul le supplice des peuples reste sublime ! Ce supplice fait des dieux intimes.
Si j’étais actrice, je prendrais une tomate. Je ne l’éventrerais pas. Je m’assoirais dessus. Je sentirais ses graines gicler de son cœur de bœuf. Je suis assez futée pour trouver le grain dans le sang. Même quand il est lisse, comme la peau des bébés et sans-appeal. Je ne me soumettrais pas. Je ne deviendrais jamais une Über-frau ! Non, je ne me condamnerais plus les portes que j’ai moi-même défoncées.
Si j’étais une actrice, j’aurais préparé un manteau cadeau au spectateur. Ce serait une autre peau sur lui, une mante sur son esprit. Et, charmé, il me suivrait en direct. Il s’exilerait dans ma pièce. Il suivrait tout naturellement mon texte, du parterre. Embelli du sperme de Vénus, ce spectateur cracherait directement dans mon oreille divine :
Spectateur :
-Ah Médée !
Mad Médée !
Métèque Médée,
Personnage tu étais,
Terre gonflée d’une mère,
Mais …
Médée (intervient vite) :
Si j’étais une bonne actrice, j’aurais extirpé mes entrailles. Je brandirais mon œsophage et mes intestins ondins. Et je me dirais, avec mes entrailles en l’air : il faut tenter l’exil, il n’y a pas chose plus difficile ! Ah, que la grammaire sauterait alors comme une génisse. Je jouerais avec elle. Je l’écraserais comme une mouche sur la tête de Lénine, afin de l’entendre dire :
Tête de Lénine :
-Que défaire ?
Médée :
J’aurais appris tout cela par cœur. Après l’avoir répété mille fois : ici et ailleurs ; et sous la douche ; et au fond de la mer à la plage ; et en me dépilant les jambes ; et en enlevant mon mascara. Jusqu’à ce que je m’épuise. Je prendrais le risque d’or de l’acteur : de tuer le moi et de gagner un soi de plus. Je sentirais ces mots exploser dans leur gorge. J’aurais une tête de locomotive. Je me bâtirais un théâtre totalement de brouillards et de vapeurs. Il serait une vaste caméra sans parois, sans cadre4. Et je passerais sur scène, moi, … pour surpasser toute Médée.
3. Le log-book de Jason
Jason :
J’ai retrouvé tes deux lettres, ma chère.
Tes lettres d’amour, que je ne savais pas déchiffrer.
Ou bien la mer me les avait mal envoyées.
Je suis arrivé au bout de ma nuit, à l’autre bord de ta nuit.
Je me trouve dans ta lettre cette nuit.
Je capte, finalement, tes mots d’alors, que tu murmurais sous mon menton, lors de notre nuit de noces :
Médée :
J’ai une lettre pour toi, mon cher ; écris-la toi ; tu me la donnes, pour que je te l’envoie !
Jason :
Me voici devant ces fouillis.
Elles sont bien déchirées, ces lettres : des lambeaux.
Ce sont des loques.
Tout y est mélangé : les organes et les consonnes.
C’est une mosaïque que ton poignard avait désordonnée.
À travers ces fentes je peux regarder mes enfants exécutés.
Je m’agenouille pour ramasser leurs membres.
Mes doigts y touchent des épidermes et des globules meurtris.
Je scrute tes propres entrailles ici avec ces voyelles coagulées.
Toutes ces lettres sont aveugles.
Tes phrases errent à la place de mes matelots.
Ce mosaïque, ce marais de notre amour, est désormais un visage démembré.
Sous ce masque, tu m’informes :
Médée :
Je serais ton exil, mais moi je serais l’exilée.
Jason :
Me voici parmi les plaies de tes lettres.
J’y mets mon doigt de guérisseur.
Je fouille, tout au fond.
Mon index devient le pilier de cette caverne comme la dent creuse du dragon.
Tu te caches dans cette grotte.
Mais tu ne portes pas de faux nom.
Tu me prends en otage, comme on prenait les princes bibliques.
Pour m’instruire, tu tues nos enfants.
Tu m’enseignes comment lancer des pierres.
Je me hâte d’en chercher une.
Ma main se heurte à tes dents.
Ton bras sort, comme une feuille d’herbe à l’aube.
Il entre dans mon monde.
Tu regardes autour.
Tu te fais antenne.
Comme ce jour, quand tu avais mis des heures à me répondre :
Médée :
Jusqu’à ce jour, c’est pour toi que je m’exilais.
Jason :
Me voici au cœur de tes lettres.
Je te rattrape.
Tu implores.
Je te fais virevolter, comme une gosse, par les bras.
Tu t’envoles.
Je te jette comme du sang vomi.
Tu te hâtes.
Je te lance.
Tu prends des risques.
Je te jette dans l’espace, en plein milieu.
Tu te perds, là, étrangère !
Je te regarde sortir de l’orbite de ma prunelle.
Tu t’égares, en avouant tes crimes.
Je souffre de raison.
Tu émets des fréquences serpentines.
J’arrive même à voir ma voix, mélangée avec ta chair, abandonner mon esprit.
Tu m’évites.
J’ai une radio hurlante dans la tête.
Tu renverses tout.
Je charge ton corps sur le bateau de mon corps.
Tu brises tout.
Je te vois, malgré tes entrailles qui voilent ton visage.
Tu te pares avec ta cruauté.
Je sens mon sang travailler.
Et puis tu fuis.
Je te demande de rester innocente, de fuir avec moi et avec toi.
Tu quittes le dialogue.
Je vois les enfants qui déjà me repoussent.
Tu reviens.
Je sens ton corps s’écraser sur ma pupille.
Tu pétris des poisons.
J’entends ton chant nouveau.
Tu prononces des formules magiques.
Je suis finalement ton spectateur.
Tu palpes des plantes.
Je vois comment tu dissimules tes forces.
Tu tresses une guirlande avec une main faite de sang.
Je peux m’allonger, mais sans pouvoir manger ma solitude.
Celle que tu lui donnes une forme et puis la déformes, comme une pomme dans un tableau jamais achevé.
Je touche ta joue de pomme.
Tu brilles encore.
Je me trouve devant un art ancien.
Tu viens juste de l’inventer : s’exiler dans un Chœur au fin fond du monde, qui du chaos s’était exilé.
Chœur :
Dommage que Chaos l’Obscur ne trouve plus de vierges ici.
Dommage que tout ici soit hors des gonds.
Dommage de nourrir sans cesse une sorte de langage tordu mais toujours biologique.
Dommage que le porte-parole du sang funèbre, qui endommage la machine du corps, le représente.
Dommage pour l’apparition de ce pédagogue obtus, au nord de cet hymen.
Dommage qu’un voyage autour du soi puisse imiter la tunique de feu consumant le corps de son adversaire.
Dommage que deux personnes, celle qui de son navire fait une maison et celle qui transforme son foyer en bateau, se heurtent à mort.
Dommage que l’art abrupte d’exprimer la force dissimule les sources de cette même force.
Dommage de se marier en terre royale et de naviguer toujours dans un bourbier.
Dommage que le progrès, quand il apparait, moule la matière en sens unique.
Dommage que le peuple devienne meilleur seulement sous les supplices.
Dommage qu’un mariage soit subitement marié à des flammes aveugles.
Dommage que de telles flammes roussissent les mots tandis qu’elles brûlent le virus.
Même si on ne veut rien purifier.
Même lorsqu’on brandit son sang dans le ciel noir.
Même lorsqu’on salit délibérément l’aryenne en soi. Sous ce ciel, pour la naissance duquel les anciens frères avaient tué leurs père et mère.
Même lorsque, enragé, devant ce logiciel, on pleure : « Tard, très tard, j’ai connu la création, pour laquelle j’ai tué mes propres enfants ».
Même si on a fini avec la mère mais pas avec la maternité5.
Même lorsqu’on pense avoir trouvé dans la mer un frère ; et qu’on se sent marié à son trajet.
Quand la vie soudain se plie en deux, comme un livre près du chevet et du sommeil.
Quand l’air se heurte au monde et se froisse comme l’uniforme des soldats dans la fange.
Quand les lettres redeviennent papier mâché qui à son tour redevient écorce.
Et sur le tronc, le crime a pour glace l’ancienne virginité.
Jason :
Me voici devant le fouillis, plus au moins rangé.
J’ai du mal à repasser cette lettre, avant de te l’envoyer.
Tu vois que le facteur quitte cette terre, sans la lettre.
Tu m’attaques alors, avec des opulences, avec ton sceptre, ton royaume.
Tu me jettes dessus une horde de fruits secs.
L’une des graines touche le fond de ma gorge.
Tu secoues fort le rameau qui sort de mon corps.
Et mes cheveux tombent par terre, courts comme les jambes d’un fœtus.
Et tu te penches pour les cueillir.
Toi aussi tu deviens courbe.
Nos enfants montent sur nos dos courbés.
Chevauchant ce dromadaire, leur innocence devient passive.
Ils traversent, eux aussi, leur désert, chantant :
Les Enfants :
Notre père se trouve loin
Il arrivera vite en hurlant
Avec le hurlement de mère, il carambolera
Il y aura une guerre entre leurs pas
Une guerre, éternelle la guerre
Le temps de changer tout un climat !
Jason :
Voilà la photo de nos enfants recollée.
La mer en vain monte vers leurs orteils.
Plus sombre que nous, elle irrigue alors le boulingrin de notre vie.
Nos enfants y broutent l’espace,
Là, où nous broutions le temps.