1. Introduction
L’action de Rosa Parks* qui, le 1er décembre 1955, refusa de céder son siège à un Blanc dans un bus de Montgomery, la capitale ségréguée de l’Alabama, est sans doute un événement bien connu en France. Son courage et sa détermination forcent l’admiration. Cependant le récit qui en a été le plus souvent proposé dans le cadre scolaire comme dans celui de l’historiographie qui a longtemps prévalu, celui d’un geste qui aurait suffi à déclencher une des plus importantes mobilisations de l’histoire américaine, ne peut que susciter la méfiance. Tout d’abord parce qu’il fait disparaître une vaste mobilisation collective. Mais aussi parce que la question de l’égalité raciale se voit ainsi limitée aux enjeux de la ségrégation qui n’est qu’un de ses aspects. Enfin parce que Rosa Parks apparait dans ce récit sous un jour plus conforme aux besoins politiques du moment et au contexte qu’à la réalité de son action militante. L’historien Dennis Carlson écrit ainsi que l’ « héroïne » Rosa Parks devient le lieu d’un « conte moral » de même que son nom est chargé au fil des années de diverses valeurs morales déconnectées de la réalité des faits (Carlson, 2003, p. 197, notre trad1.).
Cette mémorialisation ambiguë est révélatrice à la fois du contexte politique des années 1950, mais aussi des distorsions et des simplifications autour de l’histoire du mouvement pour les droits civiques qui persistent jusqu’à aujourd’hui. Nous proposons de mettre en lumière la façon dont Rosa Parks a été présentée, y compris durant les événements eux-mêmes, en analysant quelques photographies parmi les plus connues. Les stéréotypes mis en œuvre sont ceux d’une époque et d’un contexte politique particulier, qui imposait des limites étroites à la contestation, particulièrement en ce qui concernait les Africaines-Américaines. Il s’agit de prendre la mesure de la manière dont Rosa Parks a dû prendre en compte ces normes, et aussi de comprendre comment la mise en mémoire de cette histoire a été orientée. Notre recherche s’appuie sur des sources photographiques, sur différentes archives et sur les écrits de Rosa Parks elle-même.
2. Trompeuses images d’une héroïne
Les archives personnelles de Rosa Parks ont longtemps été inaccessibles et ce n’est 2019 qu’une première exposition lui a été consacrée, « Rosa Parks, In Her Own Words », avec comme objectif de dévoiler la véritable Rosa (Library of Congress, 20192). Si les publications à son sujet sont nombreuses, une large part d’entre elles a longtemps consisté en ouvrages destinés à la jeunesse3. Les représentations de Rosa Parks qui ont longtemps prévalu tendaient à la montrer sous un angle qui la privait de toute initiative, toujours calme et jamais en colère, presque passive. Nous proposons d’analyser deux photographies parmi les plus connues qui ont participé à figer Rosa Parks dans ce personnage de la « couturière fatiguée ». La première photographie, que nous proposons ci-dessous, est bien connue.
Figure 1. Rosa Parks et le journaliste Nicholas Chriss assis à l’avant d’un bus urbain après la décision du tribunal interdisant la ségrégation dans les bus. Montgomery, Alabama, 21 décembre 1956.
Cette image a été reproduite des milliers de fois et semble montrer le premier jour de la victoire du boycott, mais elle a été mise en scène et son histoire est connue. Le 20 décembre 1956, lorsque le boycott triomphe après 381 jours, Rosa Parks ne peut fêter l’événement comme des milliers d’Africains-Américains le font alors, en montant dans un bus. Sa mère est malade et elle est restée chez elle. Cette photographie a été prise le lendemain par les journalistes du magazine Look, dans un bus qu’ils ont affrété spécialement, ce qui explique qu’il soit presque vide. L’homme assis derrière elle est Nicholas Chriss, un journaliste de l’agence UPI. Il dira ensuite qu’elle parlait peu et qu’elle semblait vouloir savourer ce moment toute seule (Theoharis, 2013b, p. 134). Il s’agit de la mise en scène de la décision de justice : désormais elle peut s’assoir devant, c’était l’objet du boycott à son commencement4. L’angle de la prise de vue, légèrement en contre-plongée, avec une perspective qui s’ouvre sur la série de fenêtres, renforce l’impression de vide. Ce bus désert renvoie à un acte strictement individuel, qu’un sénateur républicain présenta en 2005 de cette façon : « son refus de céder son siège, courageux et qui affirmait des principes, n’était pas une tentative consciente de changer la société, mais un acte isolé qui visait à restaurer la dignité de l’individu » (Frist, 2005). Ainsi un acte militant conscient, qui ne peut se comprendre séparément de l’action militante de Rosa Parks depuis les années 1930, est réduit à une geste individuel chargé d’une valeur morale simpliste, comme s’il avait suffi de distinguer le bien du mal pour mettre fin à la ségrégation.
L’image situe socialement Rosa Parks par sa tenue. Aussi bien les vêtements, tailleur, manteau et chapeau, que la posture attestent de la dignité d’une lady, une femme modeste mais qui respecte les normes sociales et ne montre aucun signe de colère ou de militantisme. Du point de vue de ses revenus Rosa Parks est à peine au-dessus des nombreuses domestiques à Montgomery, mais sa tenue toujours soignée la positionne comme une personne très respectable, une figure à laquelle tous les Noirs de Montgomery peuvent s’identifier, au-delà même des différences de classe. Le boycott était soutenu par une partie de l’élite noire locale, mais il est avant tout une mobilisation des femmes, des domestiques pour la plupart, qui marchent pendant des heures pour se rendre quotidiennement dans les maisons de leurs employeurs blancs. Ce sont elles aussi qui préparent les pancartes pour les manifestations, coordonnent le système des véhicules mis en place pour suppléer aux bus boycottés (Jones, 1995, p. 252).
De par sa retenue, son apparence « respectable », Rosa Parks se présente et est présentée non comme une militante, ce qu’elle est véritablement, mais comme une personne tout ce qu’il y a de plus ordinaire : la figure de la « couturière » est en ce sens un symbole mobilisateur à l’intersection des classes, entre une élite noire soucieuse de respectabilité et l’aile marchante du mouvement, la majorité populaire des Africains-Américains (Nasstrom et Bingham, 1992, p. 86 ; Huntley et McKerley, 2009). Son visage ne laisse percevoir aucune émotion et son attitude contraste avec les images publiées la veille dans la presse de foules souriantes et joyeuses. Elle est tournée vers la vitre et semble plongée dans ses pensées. Cette image composée peut évoquer le motif récurent en peinture de la femme à sa fenêtre5. Des fenêtres qui séparent classiquement deux espaces opposés, la respectabilité et la sécurité à l’intérieur, et le danger d’être exposée au dehors. Comme nous le rappellerons, ces normes genrées ont sans doute changé de forme au XXe siècle, mais elles persistent. Par ailleurs son regard à travers la fenêtre renforce l’impression de nostalgie, de mélancolie, et contribue à donner un sentiment de fragilité.
Son métier de couturière, une profession supposée féminine, est mise en scène et photographiée comme dans le portrait ci-dessous.
Figure 2. Rosa Parks en couturière, telle que les médias aiment à la photographier après le commencement du boycott. Elle travaille depuis.
(Source : Don Cravens/Time & Life Pictures/Getty Images)
Souriante et appliquée, Rosa Parks est montrée sur son lieu de travail, dans le grand magasin Montgomery Fair. Les Africains-Américains peuvent y faire leurs courses, mais sans essayer les vêtements ni les faire ajuster. Le tailleur, son supérieur, est un homme – une femme n’est pas supposée s’occuper des clients masculins. Rosa Parks est le plus souvent qualifiée par la presse de couturière (seamstress) alors qu’en réalité elle est plus qualifiée car assistante-tailleur (assistant tailor) (Chappell et al., 2004, p. 89). Mais la plupart des journalistes préfèrent le terme de couturière, qui de fait la déqualifie. De même les photographies et les articles la montrent souvent plus vieille qu’elle n’était : elle n’a que 43 ans en décembre 1955, mais elle est rapidement surnommée la « mère du mouvement des droits civiques ». D’autres photographies connues, que nous ne présenterons pas ici, participent des mêmes représentations, tel un cliché dans lequel on la voit donner ses empreintes digitales à un policier, et une photographie dite face-profil, prise lors d’une arrestation.
Parks est ainsi montrée conformément à la légende qui s’est rapidement développée autour d’elle de la « couturière fatiguée ». L’historienne Jeanne Theoharis écrit ainsi que « la mise en mémoire de Parks promeut une histoire très enfantine et très improbable du changement social : une femme même pas en colère s’assit, le pays en fut galvanisé, le racisme vaincu dans sa structure même » (Theoharis, 2013a). Cette mise en mémoire sélective a débuté dans le feu des événements et s’explique par le contexte politique, les choix des leaders mais aussi l’autocensure à laquelle Rosa Parks a été contrainte.
Ce portrait d’une femme respectable, discrète, et surtout pas militante et démontrent la participation de ces images stéréotypées à la construction d’un mythe6.
3. Fabrique d’icônes
Ainsi iconisée, elle est figée dans un instant qui ne reflète ni son militantisme constant, celui de toute sa vie, ni ses idées et leur radicalité, ni même la réalité du moment photographié, puisqu’elle a été bloquée chez elle le jour de la victoire – d’ailleurs ceci renseigne indirectement sur son rôle essentiel au service de sa famille, ses responsabilités en tant que femme. La féminisation à l’œuvre dans ces images s’accompagne par ailleurs dans d’autres photographies de scènes dans lesquelles Rosa Parks est montrée entre les mains des autorités, situations qui soulignent l’injustice, mais aussi la faiblesse. Ce discours visuel est développé par les grands médias du Nord, qui font « un effort déterminé à présenter le mouvement des droits civiques comme non-menaçant » (Berger, 2011, p. ix). Cette orientation correspond aussi aux choix politiques des leaders noirs modérés des premières années du mouvement des droits civiques, qui cherchent avant tout le soutien des libéraux et du Parti démocrate7.
Il appartient à la photographie de condenser le récit. Le schéma narratif mis en place est celui du mélodrame : la victime innocente fait face à des forces supérieures qu’elle finira par surmonter vers une fin heureuse qui voit la justice triompher. Les récits d’esclaves depuis le XIXe siècle suivent ce même modèle et les événements de 1955 sont ainsi intégrés à une structure narrative familière au plus grand nombre8. Le succès de ce récit tient dans la force mélodramatique de ce conte moral, qui définit le racisme et la ségrégation d’une manière simple et restrictive : assise ou pas, devant ou derrière. La seule clé d’interprétation proposée est de comprendre que des enjeux plus larges sont cachés derrière ces règles injustes. La résolution qu’offre la photo – Rosa Parks peut enfin s’assoir – est la preuve visuelle, ô combien rassurante, que la question a été réglée une bonne fois pour toute. Ces photographies, dans ce qu’elles ont de posé, témoignent de la conscience des ressources de l’image mise au service du combat contre la ségrégation. L’historienne du cinéma Linda Williams écrit que : « Le mouvement des droits civiques fut le moment lors duquel les Africains-Américains commencèrent à modeler leur rôle selon une conscience du pouvoir du spectacle de la souffrance racialisée » (Williams, 2002, p. 298).
La presse blanche, hormis la presse du Sud, propose des images de retenue, d’humilité des Noirs. Une tension peut survenir entre ces images favorables à leur mobilisation, mais parfois condescendantes, et ce que les activistes souhaitent montrer d’eux-mêmes dans la presse. Cette force narrative est démultipliée par le pouvoir de la photographie, décrit par la philosophe et romancière Susan Sontag : « les photographies objectifient : elles transforment un événement ou une personne en quelque chose qui peut être possédé » (Sontag, 2017, p. 81). Cette objectivation est démultipliée par les réemplois, comme par exemple dans le biopic de Julie Dash, The Rosa Parks Story (Letort, 2012 ; Dash, 2013).
En effet, bien loin d’être oubliée, Rosa Parks est devenu un symbole, dont la patrimonialisation s’est conclue après son décès en 2005 par sa « panthéonisation ». Elle a été enterrée dans l’enceinte du Capitole à Washington D.C, et elle est la 31e figure nationale à être ainsi honorée, et la première femme9. Cette cérémonie consacre ainsi son importance dans le récit national, comme une femme « ’calme’, ‘humble’, ‘douce’ et ‘jamais en colère’, le New York Times la proclame ‘matriarche accidentelle du mouvement des droits civiques’ » (Theoharis, 2009, p. 11510). Plus récemment l’artiste new-yorkais Ryan Mendoza a déplacé une des maisons dans lesquelles Rosa Parks avait résidé, à Détroit, alors qu’elle était menacée d’être détruite, comme pour laisser entendre qu’elle aurait été oubliée, ce qui est loin d’être le cas11. Cependant commémorations et exploitations artistiques ne corrigent en rien une mise en mémoire déformée, au contraire. Rosa Parks devient le symbole d’un combat pour la dignité personnelle, plutôt que l’initiatrice d’une lutte collective qu’elle préparait activement depuis des années12.
4. Rosa Louise McCauley
Elle nait Rosa Louise McCauley à Tuskegee en Alabama, le 4 février 191313. Dans sa famille, l’éducation est tenue en haute estime, comme c’était le cas pour les Noirs en général qui y cherchaient le moyen d’échapper à une situation immuable et insoutenable dans le Sud ségrégationniste. En décembre 1932, elle se marie avec Raymond Parks (1903-1977), un coiffeur qui milite alors avec la National Association for the Advancement of Colored People, la NAACP : « J’avais été impressionnée par le fait qu’il ne semblait pas avoir cette façon d’être soumis envers les Blancs, ce qu’on appelait l’attitude « Oncle Tom » (Parks et Haskins, 1992, p. 59). Raymond s’engage dans la campagne en faveur des neufs de Scottsboro en lien avec une organisation proche du Parti communiste, l’International Defense League, dont les activités doivent rester clandestines. Lors des réunions tous les participants se nomment entre eux Larry, afin d’éviter de faire circuler les prénoms et pour rendre les dénonciations plus difficiles (Kelley, 1990, p. 125). Dans son autobiographie, Parks prétend ignorer tout de l’organisation avec laquelle Raymond militait. Elle prend même les devants d’une possible accusation, en précisant que si les Blancs accusent tout militant noir d’être un communiste, pour sa part elle n’a jamais pensé que quiconque dans le groupe de Raymond l’était14. Rosa Parks adopte une attitude extrêmement discrète dont elle ne se départira plus. La terreur raciale que les suprémacistes blancs font régner, puis le maccarthisme, imposent cette prudence.
Elle obtient à vingt ans son diplôme de fin d’études secondaires, en 1933. Très peu d’Africains-Américains détiennent alors un tel diplôme à Montgomery, mais cela ne lui permet pas de trouver un emploi. C’est la Seconde Guerre mondiale qui lui permet en 1941 d’être embauchée sur la base aérienne de Maxwell Field. Franklin Roosevelt vient de proclamer la déségrégation des lieux publics et des transports dans les sites militaires. Elle circule donc dans un bus intégré dans les limites de la base fédérale ; sitôt sortie, elle doit monter à l’arrière ou rester debout (Parks et Haskins, 1992, p. 65). Elle a fait la connaissance d’Edgar Daniel Nixon (1899-1987), un salarié des chemins de fer, syndicaliste, le président de la NAACP à Montgomery, qu’il oriente vers des campagnes pour inscrire les Africains-Américains sur les listes électorales. En 1943, Rosa Parks tente de se faire inscrire pour voter, sans succès – elle y parvient finalement en 1945. Elle fait face en 1943 à un premier incident dans un bus, le chauffeur, James Blake, lui commande de s’asseoir dans le fond. Elle refuse, et il la force à descendre15. Elle raconte dans son autobiographie comment un Noir dans le fond du bus grommelait « Pourquoi est-ce qu’elle ne descend pas pour se mettre au fond ? […] Je sais qu’ils marmonnaient et grommelaient contre moi tandis que je me levais pour sortir du bus. […] C’était dans les années 1940, et les gens supportaient beaucoup de choses sans répliquer » (p. 79). La poignée d’activistes qui, comme Rosa Parks, naviguent contre le courant ne se sentent pas soutenus. Cela permet de rendre compte de l’ampleur du changement après 1955 lorsque les mêmes feront des kilomètres à pied pour boycotter les bus.
Après 1945, Rosa Parks est de plus en plus impliquée dans les activités de la NAACP, qui est devenue une organisation de masse dont le fonctionnement n’a plus grand-chose à voir avec celui de ses débuts, où elle était composée de sortes de clubs un peu fermés qui réunissaient l’élite noire16. La NAACP se développe depuis la fin des années 1930 et devient une organisation de masse, localement parfois très militante. À Montgomery, deux femmes seulement participent à ses réunions, Johnnie Carr et Rosa Parks, qui devient vite la secrétaire de son président, E. D. King. Pour ce dernier : « La place des femmes c’est à la cuisine. [Elle] lui demandait : ‘Bon, et moi ?’ ‘Mais j’ai besoin d’une secrétaire et tu es une excellente pour cela » (pp. 82‑83). Cependant, Parks soutient E. D. Nixon dans les dissensions qui déchirent la NAACP locale et qui reflètent les tensions de classe. Le tournant de la Guerre froide se traduit par un recul sévère de toutes les organisations noires, y compris celles qui ne sont que ne peuvent être suspectées de sympathie communiste, et la section NAACP de Montgomery n’échappe pas à la règle : le nombre de ses membres décroît de 1600 à 148 en une année (Theoharis, 2013b, p. 29).
En 1949, E. D. Nixon n’est pas réélu président, cependant Rosa Parks y poursuit son travail de secrétaire. Les temps sont durs : « C’était très difficile de continuer quand tout ce que vous faites a l’air inutile » (p. 47). Mais elle persévère : elle mène différentes enquêtes sur des cas d’accusations de viols. Et surtout, en 1949, elle fonde le Club des jeunes de la NAACP (Youth Club) avec l’aide de Johnnie Carr. Ils se réunissent tous les dimanches chez elle, et, dans le contexte toujours plus difficile, c’est une lueur d’espoir qui la fait tenir. Par l’intermédiaire d’E. D. Nixon, elle rencontre la militante Virginia Durr et est invitée à participer à un atelier de formation de deux semaines à la Highlander Folk School, un centre de formation militant fondé en 1932 par Myles Horton (1905-1990), à Monteagle, dans le Tennessee17. Durant 15 jours, 48 activistes, dont environ la moitié sont des Africains-Américains, se retrouvent pour une formation. Pour Rosa, le choc est d’abord de découvrir que l’école se situe dans une région peuplée uniquement de Blancs. Ensuite, c’est la découverte d’une école intégrée, où les tâches sont partagées. Pour la première fois elle entrevoit une possible coexistence harmonieuse entre Blancs et Noirs. « Un de mes plus grands plaisirs ce fut de profiter des odeurs du bacon qui frit et du café, et de savoir que c’étaient des Blancs qui le préparaient et pas moi », indiquant par-là combien cette situation était inhabituelle, les Noirs étant toujours au service des Blancs, jamais l’inverse (Parks et Haskins, 1992, p. 105).
Comme on le comprend, Rosa Parks est une militante chevronnée lorsqu’elle se trouve, pas du tout par accident, au centre de la mobilisation du boycott de 1955-1956. La NAACP songeait depuis des mois à contester la ségrégation des transports. Au printemps 1955, ses militants pensent avoir trouvé la bonne personne : Claudette Colvin, qui participe au groupe des jeunes de la NAACP. Elle refuse de céder sa place dans un bus et est traînée dehors. Finalement il s’avère qu’elle est enceinte, et comme elle n’est pas mariée, la NAACP juge qu’elle n’a pas le bon profil et choisit de ne pas mener la bataille à partir de son cas. De fait, ce type de refus individuel de la ségrégation dans les transports était de plus en plus fréquent : le sociologue Barry Schwartz décrit au moins sept cas dans les bus de Montgomery et de villes proches avant Rosa Parks (Schwartz, 2009).
Pour revenir à Rosa Parks, deux mythes symétriquement opposés déforment les faits : celui de la couturière fatiguée, dont le geste serait presque accidentel, et à l’inverse le récit d’un complot, d’une préparation secrète, sans doute d’organisations extérieures à la ville, qui auraient utilisé Parks pour parvenir à leur fin. Dans ces deux fables, Rosa Parks est dépossédée de toute autonomie, de toute forme d’agency. Il est vrai que le 1er décembre 1955 est bien un concours de circonstances, qui la met dans la situation d’agir par elle-même. Mais cela ne doit pas masquer qu’elle était une militante de la NAACP qui préparait ce type d’action depuis des mois. Le 1er décembre 1955, elle est donc arrêtée. La stratégie adoptée à Montgomery doit être replacée dans le contexte politique de ces années.
5. Guerre froide, consensus libéral et politique masculine
La période d’après-guerre aux États-Unis redéfinit les lignes de partage politiques et idéologiques. Le consensus libéral triomphe : il associe le libéralisme dans les domaines raciaux et sociaux au libéralisme économique, dans un double refus du communisme et du fascisme ou d’autres théories réactionnaires. Godfrey Hodgson l’a défini comme un « libéralisme conservateur », porté par la foi selon laquelle la croissance américaine permettrait d’abolir les « injustices et les inégalités » sans heurt et sans sacrifice pour les classes moyennes (Hodgson, 1976, pp. 75‑76). Sur le plan politique, la répression maccarthyste s’étend bien au-delà des individus et groupes réellement liés aux mouvements communistes. Les syndicats tout comme les organisations noires sont aussi visés. Les Africains-Américains et tous ceux qui les fréquentent peuvent devenir suspects. Cette identification du communisme et de toute revendication égalitaire fait de la suprématie blanche et de l’anticommunisme les deux forces majeures de la vie politique d’après 1945 (McDuffie, 2011). Le consensus libéral prend la forme d’un compromis : les élites blanches acceptèrent des avancées sur la question raciale dans la mesure où les organisations noires soutinrent leur politique contre le communisme y compris sur le plan international. Du point de vue des Noirs, le résultat de la répression contre la gauche est un vide politique, vide que les libéraux occupent avec le mouvement pour les droits civiques. Dans ce contexte, l’histoire de ces mobilisations a tout d’abord été écrite en procédant à un double effacement : celui de la gauche américaine, interdite et pourchassée, et celui des femmes, reléguées à l’arrière-plan. La militante Ella Baker écrit à ce propos : « Je ne crois pas que vous puissiez participer au Freedom Movement sans découvrir que sa colonne vertébrale était les femmes » (DeLaure, 2008). Le cas de Rosa Parks permet d’éclairer comment elles ont été réduites au silence.
Dans son autobiographie, parue en 1972, la poétesse noire Gwendolyn Brooks écrit : « Je pense que le mouvement de libération des femmes ne concerne pas les femmes noires pour l’instant, car les hommes noirs ont besoin des femmes à leurs côtés, pour les soutenir dans ces jours de tempête » (Brooks, 1972, p. 179). La nécessité d’une unité politique au sein du mouvement noir a pesé lourd, au moins jusqu’en 1964-1965, dans l’acceptation par certaines Africaines-Américaines de la domination masculine de quelques leaders.
Par-delà sa timidité, qui est réelle, Rosa Parks a accepté d’endosser le rôle du personnage de la faible couturière, qui permettait de jouer sur différents ressorts psychologiques afin de mobiliser. Le manque de respect des conducteurs de bus envers les Noirs, et d’abord envers les femmes, était une des questions les plus litigieuses, qui portait atteinte à la dignité des femmes, et par là même, à la virilité de leur mari. Par cette mobilisation, les hommes sont rétablis dans leur statut de protecteurs de leur épouse. Plus généralement, ces choix politiques s’inscrivent dans une « politique de la respectabilité », définie par Evelyn Brooks Higginbotham (« Politics of respectability »), (Higginbotham, 1993, pp. 49‑5018). Cette adoption de normes vestimentaires et comportementales strictes impliquait de même pour les hommes des comportement « modelés par l’idéologie de la virilité blanche, […] quand bien même celle-ci avait comme prémices leur exclusion en tant que Noirs » (Richardson, 2007, p. 75). Il ne conviendrait pas qu’une Africaine-Américaine se montre trop sure d’elle, en colère, ou pire commande aux hommes. Les stéréotypes à leur encontre sont nombreux, et un des plus persistants est celui de la « angry black woman », la femme noire en colère, souvent accusée d’hystérie, parfois surnommée Sapphire, la femme grossière, et vitupérante. Face à ces clichés sexistes et racistes, l’historienne Darlene Clark Hine a montré comment une politique de la « dissemblance » a largement été adoptée, par laquelle les cibles de stéréotypes adoptent l’attitude inverse à ce qui attendu d’elles, dans le cas présent discrétion, retenue et pondération (Hine, 1989, pp. 912‑915).
Les leaders du mouvement ont choisi de masquer les engagements antérieurs de Rosa Parks, et de privilégier la fable de la couturière. En décembre 1955, le Womens’ Political Council (WPC), un groupe de femmes noires de la classe moyenne fondé en 1949 et dont fait partie l’enseignante Jo Ann Robinson, est le premier à appeler au boycott (Robinson, 2011, chap. 1). Mais les hommes prennent aussitôt la direction du mouvement : les militants locaux et quelques pasteurs se réunissent dans ce qui va devenir la MIA. Rosa Parks et Jo Ann Robinson ne sont pas invitées lors de cette première assemblée (Rolland-Diamond, 2016, p. 232). Il leur apparait que Rosa Parks est le cas idéal qu’ils cherchaient : une femme de condition modeste, mais respectable et connue, à même de fédérer toute la communauté. Comme beaucoup le disent alors à Montgomery, et Rosa Parks le reprend dans son autobiographie : « Ils ont cherché des ennuis à la mauvaise personne » (Parks et Haskins, 1992, p. 125). Lors du meeting le soir du lundi 5 décembre dans l’église de Martin Luther King Jr., une foule énorme approuve le boycott et fonde formellement la Montgomery Improvement Association, MIA, qui élit King pour président. Personne ne donne la parole à Rosa. On lui demande vers la fin si elle souhaite dire quelque chose, elle refuse et elle écrira qu’elle n’en ressentait pas le besoin. D’une certaine manière elle accepte le cadre que les leaders masculins lui imposent. Le paradoxe de sa célébrité est qu’elle n’existe qu’au prix de son silence : la pression du maccarthisme et des normes sociales impose que son passé militant soit effacé, qu’elle devienne la timide et discrète couturière.
La politique de la respectabilité favorise cette iconisation : toute représentation d’une femme engagée est proscrite ; toute mention de son passage à la Highlander Folk School, au parfum sulfureux de communisme, comme toute organisation progressiste à l’époque l’est aussi. Son militantisme à la NAACP passe de même sous le boisseau. L’image de Rosa Parks en tant que modérée, respectueuse des institutions, tient pour beaucoup à la politique de la respectabilité qu’elle accepte, tant dans sa tenue que par son attitude. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il faille y voir un signe de modération, autrement on supposerait à l’inverse que le port des dashiki, ces vêtements traditionnels africains, par les nationalistes afro-centristes serait forcément le signe de la radicalité (Gore et al., 2009, p. 12). La politique de la respectabilité doit être réinterprétée comme l’un des moyens tactiques de la promotion d’un changement radical.
Son statut de militante et stratège de la mobilisation étant nié, Rosa Parks semble destinée à ne figurer qu’en tant que symbole de la faiblesse – toujours « fatiguée ». La figure du « sacrifice » est éminemment genrée et tend à réduire à rien l’agency des militantes, et participe de cette fable.
Comme le note la critique culturelle Bell Hooks : « Aucun autre groupe en Amérique n’a vu son identité ainsi niée autant que les femmes noires. Nous ne sommes que rarement identifiées en tant que groupe séparé et distinct des hommes noirs ou comme partie intégrante du groupe plus large des ‘femmes’ » (Hooks et al., 2007, p. 719). Rosa Parks, promue héroïne d’un jour, pourrait-on dire, a été oubliée par la suite, de nouveau invisibilisée.
6. Fatiguée d’être une héroïne
Après 1956 Rosa Parks semble avoir été victime pendant de longues années d’un oubli collectif (Schwartz, 2009, p. 123). Elle raconte ainsi comment lors de la marche sur Washington ce dont elle se souvient surtout c’est « d’avoir été poussée hors du cortège ». Elle était entrée dans une partie de celui-ci où les manifestants étaient supposés revêtir des vêtements d’une certaine couleur, qu’elle ne portait pas, et elle est littéralement éjectée sans être reconnue, avant de pouvoir défiler plus tard avec la chanteuse Odetta Holmes (Parks et Haskins, 1992, pp. 170‑171). Rosa Parks relève que les femmes n’ont leur place ni dans la tête du cortège, ni parmi les oratrices. Les épouses des leaders défilent séparément. Elle décrit cet état de fait en quelques mots : « Aujourd’hui les femmes n’accepteraient pas d’être ainsi reléguées à l’arrière-plan » (p. 166).
Cet oubli de Rosa Parks s’explique par le cumul de tous les déterminants qui la positionnent à la marge : elle est une femme, qui n’a pas de diplôme universitaire, ni de mari célèbre parmi les leaders du mouvement. En outre, ses opinions politiques sont plus radicales que l’icône dans laquelle elle est figée. Ainsi elle se rend en 1957 à Detroit, à l’invitation du syndicat Local 600, de l’UAW, réputé pour ses liens avec la gauche et son passé communiste. Plus radicale que son icône, elle écrit à propos de Malcolm X : « Je l’admirais beaucoup, à cause de son origine sociale, d’où il venait et du combat qu’il avait dû mener pour parvenir à être respecté en tant que leader des Black Muslims. Globalement j’étais d’accord avec lui » (p. 13920). Elle est d’ailleurs présente le 12 avril 1964 lorsqu’il prononce son discours « The Ballot or the Bullet » (X et Educational Video Group, 1964). Mais à cette date Rosa Parks a largement disparu des médias si ce n’est pour des reportages répétitifs sur le 1er décembre 1955. Elle reste figée dans les images de la faible femme, courageuse, mais qui subit l’injustice.
Il est vrai que dès 1956 certains leaders de la MIA l’ont déjà oubliée. Après le boycott, et bien qu’il ait triomphé, les dividendes de cette victoire se font attendre à Montgomery, et les Noirs y subissent une contre-offensive des partisans de la suprématie blanche. L’historien J. Mill Thorton écrit ainsi que : « De 1957 à 1961, la ville s’enfonça dans une dimension surréaliste où seules les opinions les plus extrémistes pouvaient s’exprimer publiquement parmi les Blancs et où tout indice de déviation de l’orthodoxie suprématiste blanche avait comme conséquence à la fois le harcèlement et l’ostracisme » (Thornton, 2002, p. 96). Jo Ann Robinson est contrainte de quitter la ville après des mois de harcèlement (Robinson, 2011, p. 171). De son côté, Rosa Parks perd son emploi. Dans le documentaire Eyes on the Prize, lorsqu’elle est questionnée sur son travail, elle répond simplement qu’elle a perdu son emploi en janvier 1956 (Hampton et al., 2006). À propos de son départ de Montgomery, E. D. Nixon dit simplement que personne ne voulait plus l’embaucher et ne fait pas état de la possibilité d’un emploi à la MIA, ce qui était le cas de plusieurs activistes licenciés. Lui-même s’est démené en sa faveur, sans succès ; les pasteurs à la tête du MIA lui étaient hostiles et repoussaient ses demandes. Pour les journalistes ces questions pratiques semblent ne pas exister, alors qu’entre 1957 et 1965 Rosa Parks traverse des difficultés financières parfois extrêmes. Seule la presse noire en parle : en 1960 le magazine Jet publie un article qui dénonce la misère à laquelle elle est réduite, « The troubles of the bus boycott’s forgotten woman », puis c’est le tour du Pittsburgh Courier (Poinsett, 1960 ; Anon, 1960). De fait, hormis quelques collectes à son profit, presque personne ne lui vient en aide, ce que David Garrow explique par son soutien à E. D. Nixon (Garrow, 2004, p. 88). Dans son autobiographie elle avait prévu un chapitre sur cette période amère, mais elle ne l’a pas inclus, ni sans doute écrit. Titré In the Shadows, il devait décrire la jalousie et les dissensions au sein du MIA, la perte de son emploi, et finalement le départ pour Detroit (Theoharis, 2013b, p. 139).
Entre 1957 et 2005, Rosa Parks a vécu et milité 48 ans dans le Nord, à Detroit. Cependant les déterminants du genre, de la classe, et ses idées par trop radicales l’ont fait oublier. Certains ont pu écrire que Rosa Parks aurait accepté sa réification de son vivant, mais il est difficile de suivre ce point de vue, tant elle n’a jamais caché ses opinions plus progressistes que celles de bien des leaders (Letort, 2012, p. 33).
7. Conclusion : un récit national réconcilié
L’oubli n’est jamais neutre et dans le cas présent le récit mythique construit autour de Rosa Parks participe à un récit national réconcilié selon les lignes du « fratricide rassurant ». Décrit par Benedict Anderson, cet oubli sélectif métamorphose les conflits en banales querelles familiales (Anderson, 1986). La disparition de la mémoire collective de la furie raciste des Blancs du Sud va de pair avec la célébration de personnages emblématiques tels Rosa Parks ou Martin Luther King, au service d’une mémoire consensuelle. Cette célébration de la Nation passe par les figures de héros nationaux qui, selon Elise Marienstras, sont aux États-Unis inscrits dans l’histoire réelle :
Aux États-Unis plus qu’ailleurs peut-être, les héros nationaux sont fabriqués en fonction du rôle qu’ils peuvent jouer dans la diffusion, par la religion civique, de l’idéologie nationale. La religion civique, forme sécularisée de la religion civile, réunit les fidèles dans une foi commune en l’État-nation. (Marienstras, 2015)21
La manière dont, sinon l’histoire, du moins la mémoire collective a retenu et résumé l’action de Rosa Louise McCauley Parks en dit plus sur l’historiographie qui s’est rapidement imposée dans les années 1960-1970 que sur la réalité de son action. Paradoxalement, la plus célèbre d’entre ces militantes, Rosa Parks, est peut-être aussi la moins connue.