Quand tu traduis Lucrèce à l’aveugle. C’est à dire pas à pas, passage après passage, bâti après bâti. Ceci est marquant : de petits doublets revenants, deux vers, quelques-uns, épars, ici et là, repris de livre en livre. Cette sorte de familiarité à l’oreille. Parfois, c’est une formule. Au vers 165 du livre IV : multa modis multis in cunctas undique partis, en voici deux, en une. « Nombreux, de nombreuses façons, de toutes parts et partout ». La répétition à l’intérieur même du vers, la reprise musicale. Qu’on s’éloigne, qu’on prenne du champ, s’écarte : ces répétitions, les voir tissées dans le poème, insérées à un niveau intermédiaire (sur une page, au sein d’un livre). On les remarque aussi, parfois plus longues, reprises étonnantes, quand on s’installe beaucoup plus haut, hors du poème ou après lui, quand on le surplombe, le regarde, fini.
Formules, phrases, mots légèrement variées, variables : ne dirait-on pas que Lucrèce fait avec les mots ce qu’il dit que fait la nature des choses : les morceaux premiers des choses (primordia rerum) s’agencent, à l’intérieur de corps plus ou moins grands et de qualités diverses (le cosmos, le corps humain, le végétal, le feu, etc.), de diverses manières. Nous les voyons, les morceaux premiers, les observons (c’est notre boulot et notre plaisir, nous y reviendrons), nous les observons, les agencements, rythmes, rapidités, le tout déplacé de proche en proche et plus loin, sur le tableau créé, morceaux (atomes ou mots, ou lettres, ou phrases) de hasard, copiant le hasard, dans les corps ou sur les pages.
Lucrèce, lui-même, fait le rapprochement, au livre I, aux vers 196-198 :
Il vaut mieux penser qu'il y a beaucoup de corps communs
à beaucoup de choses, comme les lettres dans les mots,
plutôt que de penser qu’une chose puisse exister sans principes.
Le poème est comme le reste des choses (res) du mondes, multa modis multis, agencé de même, il va in cunctas undique partes. Le poème est comme le feu, l’arbre, le pourpre ou le songe. Il est un de ces objets dont on étudie la nature. Les répétitions, les légères reprises sont des cailloux de hasard, semés pour les petits poucets que nous sommes, qui écoutons. Se montre (timidement) un corps nouveau, prolongé, issu du premier et permettant le prochain. Ce mouvement pourrait ne pas s’arrêter. La reprise, le recommencement, la répétition nous tire du côté du jamais-fini. Or, c’est bien un objet, qu’on a, à la fin, un poème achevé (en principe – parce que s’il y a bien quelque chose qui a fait couler de l’encre, c’est la manière abrupte dont semble s’achever, ou plutôt ne pas s’achever le De rerum natura : sur la description de la mort épouvantable, par la peste, ou le choléra, mort dont toute l’œuvre dit pourtant qu’elle n’est pas à craindre).
Poème inachevé, mais il y a pourtant un moment où on a bel et bien fini de le lire. Le geste est resté en suspens, l’écrivain n’a pas conclu, en effet quelque chose résiste ici, que les répétitions qui parsèment l’œuvre soufflaient déjà, ainsi que, peut-être, notre besoin de relecture - Memmius est doué, lui, nous peut-être un peu moins, il nous faut inlassablement reprendre la lecture. Le nommer trop vite, ce double mouvement, dire : infini de la reprise, tâche de faire et refaire, et clôture du poème. Déjà, là, s’il y avait une balance fini / infini, où poser le poème, elle pencherait côté infini. La clôture d’un poème non achevé, ça grince.
La reprise des éléments, c’est donc l’auteur (indéniablement celui qui dit je, qui parle à Memmius, qui sait, qui lit Epicure, qui s’arrête avant de conclure) qui les choisit. Les choisissant, les reprenant, les posant ici ou là, presque au hasard, il imite le hasard, il fait ce qu’il dit que la nature fait, il retire son je, son geste, il fait comme s’il n’y avait ni je ni geste. Ces répétitions, la tradition philologique les a souvent excisés, les jugeant, du fait de ses préjugés, interpolés. Ce n’est pas ce que nous discuterons ici. Ce qui m’intéresse : les reprises, ou passages répétés sont signes de la disparition de l’auteur. L’œuvre est ainsi faite (au bout du compte : écrite, réécrite, lue, relue, retapée, repassée). Composée. Elle tient, se tient ainsi, avec ses abondances, ses ramifications. Ce qui recommence, en elle, prouve qu’elle est un corps comme les autres. L’auteur n’y serait pour rien, comme les dieux ne sont pas responsables de la nature des choses. Il n’y a pas d’auteur, ou plutôt il peut y en avoir plusieurs, ou bien c’est n’importe lequel.
Livre I. Je passe sur l’adresse à Vénus qui a fait couler beaucoup d’encre, déesse chantée par le poète, alors qu’il est sur le point de se débarrasser de la religion et de ses illusions. Ce texte, corps clos, avec à l’intérieur, des morceaux premiers se recomposant, dégringolant, se reprenant, se régénérant, est problématique en ses supposés début et fin. Début et fin tellement en contradiction avec ce que dit le poème. Tout, et le contraire : c’est ce que semble porter ce corps-là, le De rerum natura.
Je passe pour l’instant sur l’adresse à Vénus ; après Vénus (qui est tellement le désir, qui est tellement puissante), il y a Memmius, récepteur, je passe aussi ; le troisième rôle, le troisième personnage, c’est Epicure. Le voici, notre héros.
Avant, quand devant nos yeux, honteusement, la vie humaine gisait
pressée sur les terres par la lourde religion
qui montrait, des régions du ciel, sa tête
à l’aspect terrible, de là-haut, visant les mortels,
en premier, un Grec, homme, mortel, a osé, de face
y porter les yeux, le premier il a résisté, de face,
et ni la réputation des dieux, ni les foudres ni le ciel au murmure
menaçant ne l’en ont empêché, il a excité son âpre
courage, de façon à désirer briser les verrous 70
étroits des portes de la nature.
La force de vie de son esprit a vaincu, et au loin
il est allé, vers les remparts flambants du monde,
il a parcouru toute l’immensité par l’intelligence et l’esprit,
et nous a rapporté, victorieux : ce qui peut naître,
ce qui ne le peut pas, pourquoi chaque chose a un pouvoir
fini et un terme profondément fixé.
Maintenant la religion, battue, est foulée
aux pieds, et la victoire nous égale au ciel.
Comme Vénus, c’est la force de vie qui l’anime. Il a mené la lutte contre les régions du ciel, et la tête à l’aspect terrible de la religion. Il n’a pas eu peur des foudres. (Gardons les têtes et les foudres en mémoire).
La religion dans les régions du ciel nous effrayait. Quelqu’un lui a tenu tête, a été à sa hauteur, a été dans les hauteurs et a dû se coltiner l’infini (l’immensité), a dû briser les verrous (des portes de la nature) pour dire le terme fixé des choses, la finitude. On entend le paradoxe du projet. Cet homme nous mène au ciel (vers 79), d’où nous voulions, justement, descendre.
Epicure vainc l’effroi inspiré par les religions. Son esprit et son intelligence ont été les plus forts. Il est plein de force de vie. Il y a eu un combat (la religion a été « battue, foulée aux pieds »), il l’a remporté. D’accord. Nous faisons un grand saut, laissant, de côté, des choses fondamentales (matière et le vide qui co-existent, mouvement, croissance et l’hérédité, critique d’Héraclite, d’Empédocle), pour arriver, à la fin du premier livre, ici, chez les Muses :
Allons, apprends la suite, écoute bien.
Il ne m’échappe pas que c’est obscur : mais du thyrse
aigu une grande espérance de gloire a frappé mon cœur
et inséré en ma poitrine un doux amour
des Muses ; alors, emballé, l’esprit vif,
je parcours les lieux sans issue des Piérides, foulés
du pied de personne. Joie de toucher les fontaines pures
et d’y puiser, joie de cueillir des fleurs nouvelles,
de trouver pour ma tête une belle couronne
dont les Muses n’ont voilé les tempes de personne. 930
D’abord j’enseigne de grandes choses, et des nœuds
serrés des religions, je persiste à libérer les esprits.
Ensuite, sur ces sujets obscurs je compose de si lumineux
poèmes, je les touche de la grâce des Muses.
Cela ne semble pas tout à fait sans raison.
Comme aux enfants, les médecins, quand ils essaient de donner
l’absinthe affreuse, d’abord touchent les bords
de la coupe, avec la liqueur douce et blonde du miel,
pour que l’âge étourdi des enfants soit trompé
jusqu’aux lèvres : ceux ̵là boivent tout l’amer 940
lait de l’absinthe, sans souffrir du mensonge,
et ainsi se rétablissent, vigoureux.
Moi maintenant, puisque mon raisonnement semble
un peu triste à ceux qui ne le pratiquent pas, que
le peuple le déteste pour cela, j’ai voulu,
en ce poème mélodieux, l’exposer,
et comme si je touchais au doux miel des Muses
je pourrais tenir ton esprit en ce raisonnement,
par mes vers, le temps que tu voies toute
la nature des choses et comment sa figure est bien ordonnée. 950
Lucrèce dit sa joie de dire, de découvrir le monde, de le comprendre, de le donner à comprendre. Epicure lui a donné ça, qu’il offre maintenant à Memmius (et à nous). Le désir, le plaisir sont grands. La joie est nommée, à plusieurs reprises. Certes l’objet d’étude est obscur, mais il existe une façon de le proposer de manière lumineuse, mélodieuse : via les Muses. Que de nouveautés, on foule une terre inconnue, on découvre, il y a cette excitation. Le premier livre commençait ainsi, avec Vénus, qui préside aux désirs, elle aussi, et aux recommencements (de générations).
Les troupeaux sauvages sautent de joyeux pâturages
et passent à la nage les rivières rapides : prise par ta grâce,
la nature te suit, de désir, où tu veux la conduire.
Enfin, par les mers et les monts et les fleuves avides,
les maisons boisées des oiseaux et les champs verdoyants,
tu pousses l’amour caressant dans les poitrines de tous,
tu fais, de désir, durer, de petits en petits, les peuples. 20
Puisque tu gouvernes seule la nature des choses
et que sans toi rien sur les rives divines de lumière
ne naît ni n’est joyeux ni aimable, rien,
je cherche ton aide pour ces vers à écrire,
que je tente de composer sur la nature des choses,
Redite, donc, à la fin du livre I, aux vers 921-950, d’un commencement. On redit le commencement (et la joie qui va avec). L’amour est présent, les Muses, la vivacité, la singularité, les lieux où on court, gambade, sont aussi pleins de vie. Lieux de découvertes. D’aventure. On n’est pas au bout de notre étonnement. Au milieu de ce qui est, malgré nos doutes sur la fin du De rerum natura, un poème achevé, au milieu du poème, au début du livre IV, on retrouve ce même morceau, répété.
On a déjà évoqué les répétitions, si fréquentes en doublets. Au début du livre IV, presque trente vers nous reviennent. Ils ne reviennent pas n’importe où : au beau milieu de la course du poème. Au beau milieu, on se retourne sur ce qu’a couru le poète jusque-là. Et revoilà le je. On se souvient des héros de l’histoire, nommés au début : Vénus, Memmius, Epicure. Lucrèce suivait. Trois livres plus loin, il recommence. Epicure en finissait, luttant en guerrier, avec la religion, Lucrèce le mettait mélodieusement en vers. Peut-on dire que Lucrèce remplace, comme un morceau de texte en remplace un autre, l’Epicure du début, sujet victorieux qui touchait le ciel ? Retour du je, indiquant presque, peut-être, qu’il est aléatoire (on tombe comme par hasard sur ce morceau-là), et qu’il a deux têtes : Epicure et Lucrèce. Double je. De la métamorphose du philosophe. Et peut-être, de sa disparition comme auteur.
On se souvient qu’Epicure avait terrassé les effrois, les têtes folles et effrayantes des dieux vengeurs et les foudres, au début du poème. Eh bien Lucrèce, lui, parcourt les lieux que personne n’a encore foulés, de l’amour au cœur. Et tout de suite après ça, toujours au livre IV, il est question des simulacres, enveloppes ténues des choses issues des choses. Les images. Si un philosophe peut en doubler (remplacer) un, si un élément textuel peut se retrouver copié, les images des choses peuvent aussi émaner des choses, les doubler.
Voici ce qu’on lit aux vers 133-139.
Comme on voit souvent les nuages s’amonceler au ciel,
violer la face sereine du monde
en caressant l’air de leur mouvement ; on voit voler
des têtes de Géants, l’ombre tirer au profond,
et de grands monts et des pierres arrachées
aux monts qui dévalent, et un soleil qui prend les devants,
puis d’autres nuages, traînant et tirant des monstres.
On voit les images des choses, on voit aussi les images fantasques naissant spontanément, des nuages, de l’air. De rien. Ce sont des têtes, des ombres, des scènes de dégringolades, des géants, des nuages qui traînent et tirent (en avant, toujours en avant, et toujours cette idée de la course) des monstres. Des nouveautés. Des choses qui n’existent pas. C’est un nouveau paradoxe. Lucrèce, qui est le gars qui, après Epicure, veut regarder les choses qui n’existent pas en face pour les terrasser, nous en promet d’autres.
Une nuit hideuse de nuages est née,
la bouche de la noire Terreur nous menace.
Quelle minuscule part est leur image, personne
ne peut le dire ni en rendre raison par les mots.
Mince, la lutte contre l’effroi n’a pas marché ? Il faut tout recommencer ? Il semble que telles des enveloppes, peaux, surfaces qui glissent des choses, les choses terribles (monstres) échappent à la raison. Les mots mélodieux sont le miel qu’on met au bord du verre pour faire boire à l’enfant l’amère médecine. Mais quand la bouche noire menace, les mots ne peuvent plus rien, ou alors il n’y a plus de mots. En tout cas ils ne peuvent pas distinguer ce qui est la chose de ce qui est l’image. Je me demande si on n’a pas, ici, dans ces deux vers (« quelle minuscule part est leur image / personne ne peut le dire ni en rendre raison par les mots »), une définition de l’angoisse. Là où les mots ne font plus scission entre la bouche noire, avalante, et les choses certaines de la nature, ou entre les choses (composées de matière et de vide) et les images (effrayantes) issues des choses ou d’elles-mêmes. Quand il n’y a plus de différence entre les choses et leurs images, et/ou quand les mots ne peuvent pas rendre compte des différences, c’est le chaos, tout est possible, surtout le pire, qui est, évidemment, infini.
Tout est possible : les représentations excèdent les tailles connues. Nous voilà avec des têtes de géants comme fréquentations. Il n’y a pas de terme, alors que Lucrèce, et Epicure avant lui, c’est à fixer le terme, les termes, qu’ils se sont attelés. Au début du livre IV, même si jusque-là on cavalcade sur les terres d’un savoir toujours neuf, une bouche noire nous regarde (la bouche est vide, rien ne nous permet de séparer, distinguer, nommer). On est passé du côté où rien ne se mesure. Les images envahissent, échevelées. Illimitées. La nuit est hideuse. Des nuages noirs la drapent.
Malgré le fait, qu’ici les affects n’ont pas de place, ou plutôt, que ce qui compte, c’est le projet de recherche, et qu’il est tout de raison, on lisait, au livre I, aux vers 50 et suivants :
Tes oreilles disponibles, ton esprit subtil,
loin des soucis, applique-les au vrai raisonnement ;
mes cadeaux, je te les propose avec une ardeur fidèle ;
avant de les comprendre, ne les méprise pas.
La raison profonde du ciel et des dieux,
je te l’exposerai…
Il s’agit d’être loin des soucis (au tout début, dans l’adresse à Vénus, Lucrèce chante ses amours avec Mars, on les voit l’un contre l’autre, l’un sur l’autre, c’est bien sûr mettre en avant la libido de savoir, c’est aussi que Mars est ainsi occupé à autre chose qu’à la guerre, il est question de paix romaine et celle-là est tout à fait bienvenue pour qui a envie de comprendre la nature des choses). Le raisonnement proposé ici est le vrai, la vérité est exigeante, on ne la comprend pas tout de suite, il faut lui faire crédit (ne méprise pas ce que je te donne là). La raison profonde du ciel et des dieux : remonter aux causes, ça prendra du temps, on va y arriver. Je fais un sort particulier à ce groupe de mots : avec une ardeur fidèle. Nous avons donc rencontré Vénus, dans le proème. Dont tout le monde se demandait ce qu’elle faisait là. Ce n’était pas le moment des dieux, du culte, de la mythologie. Vénus, ses amours avec Mars, le désir qui fait se reproduire les peuples, et puis, en lien, l’ardeur de Lucrèce.
Au vers 412, toujours au livre I, Lucrèce explique encore et encore à Memmius ce qu’il fait pour lui. Voici :
Ce sont de si bonnes gorgées, venues des grandes sources
de mon cœur généreux que ma langue douce te versera,
que je crains que la lente vieillesse à travers nos membres
ne se glisse et n’ouvre en nous les verrous de la vie avant
que sur chaque point, l’abondance de mes arguments,
en vers, ne soit parvenue à tes oreilles.
Déjà : nous n’avons pas assez de temps. La durée de la vie évoquée comme ce temps à parler et écouter, donner et recevoir. Il y a abondance, elle vient de moi, vers toi. Ma langue la verse, l’abondance est liquide, en bonnes gorgées, venues de sources généreuses, en toi. Il y a un érotisme dans cet enseignement, il y a, dans l’échange entre Lucrèce et Memmius un plaisir évident (en durée, en flots de savoirs, en partages, en communion), le corps n’est pas absent.
Le désir, et le plaisir président à l’œuvre. « Le raisonnement vrai » n’a pas chassé les affects. Celui-ci, l’immense plaisir de donner et de recevoir du savoir, se tient au tout début (du projet). Raison et désir, au livre III (aux vers 259-60), se retrouvent encore une fois dans une contraction grammaticale ambiguë.
…rationem reddere auentem
abstrahit inuitum patrii sermonis egestas.
j’ai le désir d’en rendre raison,
mais la pauvreté de la langue de mon pays m’en empêche.
aventem et invitum, désirant et malgré soi, accusatifs, sont les objets du verbe abstrahit. La pauvreté du latin empêche, bien malgré lui, celui qui désire rendre raison de….
Mais le fait que le pronom sujet ne paraisse pas, alors même qu’il est question de geste et de désir (et on ne s’attend pas à un désir sans sujet) fait vaciller un peu, au début, la compréhension. La construction et le rythme font vaciller aussi : grammaticalement, aventem pourrait être épithète de rationem, la raison. Qui désire ? La raison se mettrait-elle à désirer, elle aussi ? Du je à la raison ? Dans l’optique (suggérée) que le sujet (ou l’auteur) disparaîtrait au profit du désir qu’il y a dans les choses elles-mêmes, qu’il y a dans la raison elle-même ? C’est ce que le personnage de Vénus, en toute audace, venait annoncer, au début. Désir, donc, les choses en sont pleines – et pas seulement le philosophe qui montre au jeune homme de bonne famille comment roulent les choses de la nature.
D’ailleurs, quand le jeune homme de bonne famille fait ce qu’on lui dit (écouter et comprendre), il est stupéfait. C’est étonnant, on dirait qu’un petit glissement s’est opéré. Ce n’est pas tant le raisonnement qui fait obstacle à l’angoisse, ce n’est pas tant lui qui rivalise avec l’effroi. Ce qui rivalise avec l’effroi est le goût du nouveau. Mais le propre du nouveau, de l’enthousiasme qu’il provoque, c’est qu’on en est insatiable, on en veut toujours davantage. L’illimité n’est pas loin, qui menace (avec ses retours d’images folles et d’angoisse). On est, avec le désir et le goût du nouveau, sur une crête.
Au livre II, à la fin, aux vers 1024 et suivants, nous lisons que les choses immenses dont nous nous, nous avons besoin qu’elles soient renouvelées, encore, et encore.
Maintenant, tourne ton esprit vers le raisonnement vrai.
Vive une chose nouvelle court à tes oreilles,
un nouveau visage des choses se révèle !
Mais rien n’est si facile qui d’abord n’est
difficile à croire, de même,
rien n’est assez grand, aucune chose si incroyable
que tous, peu à peu, ne finissent par moins l’admirer.
À la fin du livre III, la Nature parle. La construction des livres, et des blocs, des morceaux, à l’intérieur des livres, en dit beaucoup : avant ce retour de texte où Lucrèce se met en scène, philosophe après un autre, sur le chemin des Muses, où il dit son espérance, son doux amour, son cœur frappé, sa joie de dire et de voir le nouveau, tout le nouveau, juste avant ce passage qui revient pour la deuxième fois dans le texte et dont nous avons dit qu’il pouvait annoncer, paradoxalement, la disparition de l’auteur, c’est la Nature qui parle, elle-même. C’est elle qui nous explique ce dont il est question.
On tournait autour du désir, du désir de savoir, du goût du nouveau, d’aventures illimitées - et d’angoisse existentielle ? Voici.
Livre III, vers 933-949
« Qu’est ce qui est de si grand prix, mortel, pour que tu te plaises
en lamentations douloureuses ? Pourquoi gémir sur la mort et pleurer ?
Car si ta vie vécue, passée, première, a été heureuse,
si tous les bonheurs accumulés comme en un vase
percé n’ont pas coulé, n’ont pas, pour ton malheur, péri,
pourquoi ne te retires-tu pas, convive plein de vie,
et ne prends-tu pas, l’esprit égal, pauvre fou, un sûr repos ?
Mais si tout ce dont tu as joui a péri,
si la vie est une offense, pourquoi cherches-tu à en rajouter,
si tout doit encore périr et mal finir ?
Tu ne préfères pas la fin de ta vie et de ta peine ?
De plus, des choses que je machinerais, inventerais pour toi,
qui te plairaient, il n’y en a pas : tout est toujours pareil.
Si ton corps n’est pas affaibli d’années, si épuisé
il n’est pas alangui, pourtant tout reste pareil.
Même si tu arrives, vivant, à vaincre les siècles,
et même mieux, même si tu ne mourrais jamais ».
Ce qui m’intéresse est le renoncement. Renoncement du vers 944 : même si je te proposais (encore, encore) mes cadeaux de vie, merveilleux, même si je le faisais sans cesser, eh bien cela, bientôt, ne te plairait plus. Car le dégoût, l’ennui, la fatigue, est plus fort que le goût, l’enthousiasme. Le désespoir ? « Tout est toujours pareil ». Le nouveau ? Il n’y en a pas.
Et le passage où Lucrèce dit qu’emballé, l’esprit vif, il parcourt « les lieux sans issue des Piérides, foulés du pied de personne », qu’il a la « joie de toucher les fontaines pures et d’y puiser », la joie de cueillir des fleurs nouvelles, de trouver pour sa tête « une belle couronne dont les Muses n’ont voilé les tempes de personne », ce passage fait suite à la prosopopée de la Nature qui engage à accepter la fin, par désespoir ou épuisement. Le nouveau, il n’y en a pas. Soit. Je parcourrai les terres et dirai le nouveau, poursuit Lucrèce.
Auto-suggestion, proclamation d’espérance, résistance à cela même qui est dit, enseigné : il y a bien une promesse de recommencement sans fin, d’ailleurs, écoutez, il y a un philosophe après un philosophe, celui du livre IV après celui du livre I, un auteur après un auteur qui n’a plus besoin d’être auteur, le désir est dans les choses. L’angoisse traîne ses monstres (on va en voir la tête très vite, des monstres, et des images, au livre IV), elle résiste, comme résiste la joie, le goût des fleurs toujours nouvelles (à partager).
*
Chez Ovide, qui écrit après Lucrèce, l’œuvre est close (elle commence aux origines du monde, se termine au temps du poète, chez Auguste), elle progresse, relate les métamorphoses des héros grecs, de l’épopée grecque, de l’épopée latine, de l’Histoire latine aussi, et pourtant, dans son achèvement, pose, en leçon, que rien n’en finit jamais, que les formes se changent en d’autres formes, etc. Si les formes se transforment, chez Ovide, c’est par angoisse du corps figé. Lycaon est Lycaon, c’est à dire loup, c’est ce que Zeus lui rappelle quand il le transforme en animal sauvage, après que Lycaon a voulu donner à manger de l’homme à un dieu, c’est à dire après qu’il s’est mis à douter du bien fondé du classement des espèces. Figé, Lycaon, dès avant son histoire et ses aventures. Le loup est le loup (dit Zeus). Pas vrai, dit le philosophe (Pythagore, à la fin), pas vrai du tout : si tu manges du bœuf, tu peux manger de l’homme sans savoir, l’âme est une, elle prend des aspects. L’histoire de Phaéton, chez Ovide, est exemplaire. Le jeune homme veut savoir son origine. Il veut être sûr que son père est dieu du soleil. Il cherche une preuve. Bien sûr la preuve (demandée, accordée par le père, qui a promis, qui en pleure déjà) se retournera contre l’enfant. Oui le père a donné ce que l’enfant demandait, en gage de paternité, le cadeau (le char du soleil) tuera l’enfant. Si le soleil ne donnait pas son char, il n’était pas père. Si l’enfant n’est pas à hauteur du père et s’écrase sur la terre brûlé, avec le char, il n’est pas enfant du père. Bref, chercher ses origines a l’air bien vain. L’enfant s’écrase, brûle et brûle les terres foulées avec lui. Et quand ses sœurs le pleurent, les Héliades (qui ont à voir avec Hélios, le dieu soleil), elles coulent en flots de larmes, ce faisant s’enfoncent dans les terres, et des racines leur poussent, profondes. On n’a pas besoin de savoir qui est qui, parce que l’origine ne compte pas (et si la nature imite l’art, c’est qu'on ne sait pas où les choses commencent, qui recommencent toujours), c’est alors qu’on est rattrapé. Enfoncé, à pleurer sa famille, éternellement. Des histoires de figements, l’épopée d’Ovide en est pleine. Illimité, sans fin des formes, et soudain, brusque retour angoissé au même. Ovide et Lucrèce, sur des versants opposés, cherchant le même impossible équilibre.