Extrait 1 (livre V, v. 92-125)
Au commencement, regarde la mer et les terres et le ciel.
Nature triple, trois corps, Memmius,
trois apparences dissemblables, trois textures,
un seul jour en viendra à bout, à travers les années,
la masse suspendue s’écroulera, la machine du monde.
Il ne m’échappe pas, chose nouvelle, merveille pour l’intelligence,
que viendra la mort future du ciel et de la terre.
Il me sera difficile de convaincre avec des paroles,
comme quand tu portes une chose insolite aux oreilles,
et que tu ne peux la poser au regard des yeux,
ni la poser dans la main, par où la voie pavée de la foi,
va droit au cœur humain, aux temples de l’intelligence.
Je parlerai quand même. La chose donnera foi en mes paroles,
peut-être : lourdement sous les mouvements nés de la terre,
tout sera bouleversé, en un temps bref, tu verras.
Que le hasard, qui tient la barre, plie cela loin de nous,
que la raison plus que la chose nous persuade
que tout peut, vaincu, en un fracas affreusement sonore, s’effondrer.
Avant de commencer à déployer, à ce sujet, les destins,
de façon plus sacrée et plus sûre que
la Pythie qui, sur le trépied de Phoebus, sous son laurier, rend les oracles,
je te dirai beaucoup de choses qui consolent, en sages paroles.
Dompté par la religion, tu crois peut-être
que terres, soleil, ciel, mer, étoiles, lune,
doivent demeurer, éternels, de corps divin ?
Pour cela tu penses qu’il faut, selon le rite des Géants,
punir ceux, pour crime monstrueux,
qui de leur raisonnement démolissent les remparts du monde,
veulent éteindre le brillant soleil du ciel,
en dénonçant, en discours mortels, les choses immortelles ?
Ces choses se tiennent tellement loin de la force divine,
indignes de compter au nombre des dieux :
qu’on pense plutôt qu’elles nous indiquent
ce qui est privé de mouvement vital et de sens.
Extrait 2 (livre V, v. 306-379)
Que les pierres sont vaincues par le temps, tu ne le vois pas ?
Ni que les hautes tours s’écroulent ni que les rochers s’effritent,
ni que les temples des dieux et leurs simulacres fatigués s’effondrent ?
Et le divin sacré, il ne peut différer les frontières
du destin ni forcer les lois de la nature ?
Enfin, nous ne voyons pas, ruinés, les monuments des hommes ?
***
Ni crouler les cailloux arrachés aux montagnes hautes,
ni porter et supporter les forces vives d’un âge
fini ? Car ils ne tomberaient pas, arrachés soudain,
ceux qui depuis le temps infini ont supporté
tous les tourments de l’âge, sans fracas.
Enfin, regarde ceci, autour, dessus, ce tout qui
contient, dans une étreinte, la terre : si de lui, tout
naît, comme disent certains, s’il recueille ce qui est mort,
il a un commencement, il est fait d’un corps mortel.
Car ce qui, à partir de lui, nourrit et augmente les choses,
doit diminuer, et, quand il reprend des choses, se recréer.
Et puis, s’il n’y a aucune origine d’engendrement
des terres et du ciel et que tout toujours a été,
pourquoi, après la guerre de Thèbes et de la mort de Troie,
d’autres poètes n’ont-ils pas chanté d’autres choses ?
Où tant de gestes d’hommes, tant de fois, sont-ils tombés ? Nulle part
ne fleurit la graine d’un monument éternel à leur gloire ?
Mais, je crois, la somme possède une nouveauté, toute jeune
la nature du monde, il n’y a pas longtemps qu’elle a pris son commencement.
Pour cela, certains arts aujourd’hui se perfectionnent,
aujourd’hui progressent encore ; aujourd’hui on ajoute des choses
aux navires, les musiciens enfantent des sons mélodieux,
enfin cette nature des choses, cette raison, trouvées
récemment, que, premier d’entre les premiers, moi, j’ai trouvée,
je suis capable de la traduire dans la langue de nos pères.
Si tu crois qu’étaient, auparavant, les mêmes choses,
mais qu’en une vapeur brûlante des générations d’hommes ont péri
ou que les villes sont tombées, dans un gros ébranlement du monde,
ou que, de pluies éternelles, sont sortis, rapaces,
à travers terres, les fleuves et qu’ils ont recouvert les bâtiments,
raison de plus pour t’avouer vaincu,
la fin des terres et du ciel sera aussi.
Car quand les choses, de tant de maux, de tant de dangers,
ont été touchées, si une cause plus triste
les accable, elles donneront massacre et grandes ruines.
C’est ainsi que nous nous voyons les uns les autres
mortels, mais nous souffrons des mêmes maladies
que les hommes que la nature a écartés de la vie.
Si les choses restent éternelles, c’est qu’il faut,
de corps solide, qu’elles rendent les coups,
ne supportent pas que quelque chose les pénètre qui puisse
au-dedans, en étroites parties, les séparer, comme
les corps de la matière, dont nous avons montré la nature,
ou bien qu’elles puissent durer à travers l’âge,
parce que dépourvues de coups, comme le vide
resté intouché et ne souffrant d’aucun choc,
ou bien qu’autour, il n’y ait aucun espace
où les choses pourraient disparaître et se dissoudre,
comme la somme éternelle des sommes : pas de lieu
de dehors où se diviser, il n’y a pas de corps
qui pourraient lui tomber dessus, la dissoudre d’un coup violent.
Elle n’est pas, comme je l’ai enseigné, de corps solide, la nature
du monde, puisque le vide est mêlé aux choses,
et elle n’est pas comme le vide, les corps lui manquent,
qui pourraient, depuis l’infini, nés au hasard,
écrouler en un violent tourbillon cette somme des choses,
ou apporter, en danger, n’importe quel autre désastre.
La nature, l’espace, d’un lieu profond
ne manque, où peuvent s’éparpiller les remparts du monde,
et périr d’autres choses, poussées par n’importe quelle violence.
Non, elle n’est pas fermée au ciel, la porte de la mort,
ni au soleil, ni à la terre, ni aux flots de la mer,
elle est ouverte, en une gigantesque et vaste béance, elle attend.
C’est pourquoi il faut l’avouer, ces choses
ont un commencement ; parce que les choses de corps mortel,
depuis l’infini du temps, n’auraient pu jusqu’ici
mépriser les violences de vie de l’âge immense.