Sans doute est-il périlleux de présenter un spectacle comme le Lucrèce de Jean Jourdheuil et Jean-François Peyret, tant il semble déjouer toutes les catégories d'analyse habituelles et refuser notre saisie. Mais essayons-nous y tout de même. Présenté en mars 1990 à la Maison de la culture de Bobigny, ce spectacle constitue une sorte de parachèvement dans le travail conjoint des deux metteurs en scène. Parachèvement, parce qu'il vient conclure une série de spectacles consacrés au matériau philosophique : Le rocher, la lande, la librairie d'après les Essais de Montaigne en 1982, et Vermeer et Spinoza en 1984. Notons d'ailleurs que le Lucrèce prolonge directement le spectacle sur Montaigne car Lucrèce est un des philosophes les plus cités par l'auteur des Essais. L'idée de consacrer un spectacle au poète latin et à son poème philosophique était donc déjà en germe chez le duo, mais elle a été réactivée lors d'une discussion avec la peintre et scénographe italienne Titina Maselli, avec laquelle le duo avait déjà collaboré en 1985 pour le spectacle Pietro Aretino. Ce sont les affinités entre la peinture de Titina Maselli – qui s'attache à représenter le mouvement, et en particulier les mouvements rapides et discontinus qui mettent en jeu l'électricité et la lumière – et le texte de Lucrèce qui ont constitué un point de départ pour le travail sur le texte et sur l'espace. Les oeuvres de Titina Maselli, proches de la tradition futuriste, ont en effet quelque chose de lucrécien : on retrouve la théorie atomiste de la vision et de l'imagination dans sa peinture. C'est en voyant l'énorme structure de la salle de Bobigny que Titina Maselli eut l'idée que le décor serait la salle du théâtre, et que les spectateurs prendraient place sur des gradins construits sur la scène. En inversant le rapport scène/salle, et produisant ainsi un décor « atomiste » (puisque les sièges de la salle représentent les atomes), la scénographe ne fait que matérialiser le projet de Jourdheuil-Peyret qui consiste à sortir le théâtre de ses gonds, c'est-à-dire à le mettre hors de lui-même, par le biais de travail sur des textes non dramatiques. Mais la scénographie est aussi un moyen de traduire en espace le poème de Lucrèce, dans lequel ce n'est pas l'homme qui est la mesure de toute chose mais la matière ou le vide. Ce renversement copernicien de la scénographie prive le spectateur de ses repères habituels, de même qu'il induit une reconfiguration des éléments dramatiques : le spectacle se déleste du récit (à l'image du texte de Lucrèce qui n'a rien d'un poème épique) pour donner lieu à un spectacle total dans lequel tous les arts convergent. On sert Lucrèce autant qu'on se sert de lui. C'est ainsi que les acteurs Benoît Régent, Jorge Silva Melo et André Wilms côtoient la chorégraphe et danseuse Lila Greene, la chanteuse Françoise Degeorges, le compositeur Philippe Hersant au piano, et deux boxeurs ! La fable est abandonnée ; les personnages et le dialogue le sont aussi pour laisser la place à une choralité. Le texte de Lucrèce est une adresse du poète à un ami, mais la mise en théâtre vient choraliser cette parole : un acteur parle mais sans que l'on puisse percevoir une quelconque individualité, ce qui traduit une fission du sujet. Ce choix osé – faire que des acteurs « jouent » des atomes – valut d'ailleurs une foucade de l'acteur André Wilms lors des répétitions du spectacle : « Vingt ans de carrière pour finir par faire l'atome ! ». Le spectacle ne se contentait pas seulement de jouer sur la choralité, celle-ci était elle-même déstabilisée dans la circulation du son (grâce au travail de Paul Bergel) : l'utilisation intensive des micros HF provoque un éclatement de la parole d'un bout à l'autre de la salle, et les voix des acteurs sont semblables à des ondes circulant d'une région à l'autre du cosmos. Dès lors, on comprend que le texte n'est pas pensé comme l'élément central et polarisant de la mise en scène. Au contraire, il est sur le même plan que tous les autres éléments du spectacle et s'entend au même titre que la musique…
Le spectacle se composait de trois parties : la première est celle des atomes, du vide et du mouvement. Les spectateurs, assis sur des gradins construits sur la scène, voient devant eux la salle dont les huit cent sièges, couverts de housses bleues ou rouges, « sont » les atomes en train de tomber dans le vide. La salle était ainsi complètement habillée et devenait une grande peinture-sculpture composée de corpuscules de couleur. La deuxième partie, celle de l'océan et la matière et de l'inéluctable catastrophe cosmique (d'autres « motifs » du poème de Lucrèce), offre à voir aux spectateurs un voile de soie noire au-dessus d'eux, agité par une soufflerie. Enfin, la troisième partie est celle du retour à l'espace-temps du spectateur, et travaille à partir de séquences courtes : la vision, le rêve, les simulacres, la sexualité, pendant que deux boxeurs font quelques rounds sur un ring. Tout le spectacle s'organise autour du clinamen, terme de physique que l'on attribue à Épicure mais qui n'est développé que par Lucrèce dans son poème, dont il nous faut préciser le sens : il désigne l'écart, la déviation spontanée des atomes par rapport à leur chute dans le vide, qui leur permet de s'entrechoquer. Cette déviation est spatialement et temporellement indéterminée et aléatoire, et c'est elle qui permet d'expliquer l'existence des corps et la liberté humaine dans un cadre matérialiste, idée dont s'empare le duo. Le travail sur l'aléatoire et l'imprédictible, déjà visible dans le traitement des « personnages », va avec le refus de la leçon, caractéristique de tous les spectacles philosophiques du duo. Plutôt que d'expliquer Lucrèce par le biais d'une dramaturgie cohérente, les metteurs en scène choisissent la formule « bricolage » pour travailler avec des images sur la déstabilisation. Le texte est ainsi complètement « reformaté ». C'est ce qui rend possible une certaine inintelligibilité du texte, avec laquelle le duo joue : l'hymne à Vénus, qui ouvre le poème de Lucrèce, est ainsi chantée en latin après avoir été dite en français. La notion d'équilibre est donc centrale dans ce travail, puisque le duo ne cesse de chercher des alternances : alternance entre le texte dit et chanté, entre l'espace du public et celui du spectacle, entre l'énoncé intelligible et l'énoncé poétique, entre le jeu des acteurs et la danse. C'est que l'alternance ne va pas sans l'idée de l'alliance et de la recomposition qui se trouve déjà chez Lucrèce : une nouvelle alliance voulue entre poésie et physique. Jourdheuil-Peyret cherchent ainsi à déconnecter le voir et l'entendre, ce qui rend possible la coexistence de plusieurs regards et plusieurs écoutes. Le texte parvenait donc aux spectateurs sans leur être directement adressé, grâce au décor de Titina Maselli qui faisait office de chambre d'échos. Il ne s'agissait donc nullement d'expliquer Lucrèce mais de le faire voir autrement. On pourrait alors résumer la démarche du duo de la façon suivante : placer Lucrèce sur une orbite théâtrale et lui fournir des images, pour rendre justice à l'idée lucrécienne que la science a besoin d'imagination. Si la problématique de la vision est aussi présente dans ce spectacle, c'est parce que le texte de Lucrèce, une fois transposé au théâtre, questionne directement le principe de mimésis. Celle-ci ne peut plus être imitation de ce qui est (puisque les atomes sont trop petits pour être vus) mais re-présentation de ce qui n'est pas visible. Les atomes représentés dans le spectacle ne le sont donc que par convention. Le spectacle joue ainsi des liens entre l'infiniment grand (le cosmos) et l'infiniment petit (les atomes, le clinamen) en les exposant sur une orbite spectaculaire où le théâtre côtoie d'autres arts. Jourdheuil-Peyret apprivoisent donc un texte que la tradition réserve habituellement aux latinistes et aux philosophes pour mieux le perturber et lui rendre sa puissance imaginative.
Certains spectacles sont faits de la matière des rêves et deviennent ainsi impalpables, insaisissables – à l'image des atomes qui sont trop petits pour être perçus – mais ils n'en parviennent pas moins à donner un certain goût, ou un sens de l'infini. Tel est le cas du Lucrèce de Jourdheuil-Peyret, qui se plaît à perturber les attentes des spectateurs en leur proposant un voyage quelque peu inédit dans le cosmos. Du théâtre comme trouble-public.