« Il est contre nature… »

Sur La Nature des choses

Notes de la rédaction

Nous proposons ci-dessous un document issu des « Archives Jean-François Peyret », avec l’aimable autorisation du metteur en scène et l’aide précieuse de Julie Valero. Il s’agit d’un brouillon d’un texte intitulé « Lucrèce aujourd’hui : à propos du spectacle La nature des choses », paru dans l’ouvrage Analyses & Réflexions sur Lucrèce, De la NatureL’Hymne à l’univers, aux éditions Ellipses en 1990, alors que le poème lucrétien faisait partie du programme de français et de philosophie des concours des classes préparatoires scientifiques. Ce brouillon offre de plus longs développements sur l’intempestivité de Lucrèce que dans la version publiée et présente, dans sa partie finale inachevée, des formules percutantes et lapidaires, qui dessinent un genre de manifeste appelant à la renaissance du théâtre, sous l’égide, entre autres, du poète latin.

Texte

Les vers du sublime Lucrèce périront
Le jour où l’univers sera détruit

Ovide

Il est contre nature, contre la nature des choses, contre la nature du théâtre en tout cas de vouloir faire faire du théâtre à Lucrèce. Ceci mérite quelques tentatives d’explication, quelques détours préalables aussi.

Ce n’est pas parce qu’il figure aux programmes des classes que Lucrèce est un classique comme les autres. Un auteur devient définitivement classique quand sa pensée (ou son art ou sa découverte) est une affaire classée. Classée monument historique qu’on peut régulièrement visiter, c’est-à-dire expliquer et commenter, commenter et discuter, de manière, comme on dit, totalement désintéressée, donc académique, muséale, touristique. On pourrait faire Lucrèce comme on fait l’Espagne, le Mont-Saint-Michel ou le festival d’Avignon. Ainsi un auteur sera d’autant plus facilement canonisé classique (sera de la culture et non plus de la science, de la pensée ou de l’art) que sa pensée n’aura rien changé (ne risque plus de rien changer) ou aura été un beau fiasco. Une œuvre devient classique quand sa valeur d’usage tend vers zéro. On peut imaginer qu’après l’échec du communisme, Marx gagnera encore une promotion dans l’ordre des classiques ; mais ce qui vit n’a pas l’habitude de recevoir d’ordre. Première approche du clinamen, tout ce qui vit trouble l’ordre.

Lucrèce n’est pas un classique comme les autres. Il a tout du classique (il est hors d’âge, il parle latin, une langue morte) et pourtant il n’est pas un classique, pas tout à fait. Je veux dire qu’il remue encore (on peut encore le faire remuer). Il est inclassable parce qu’il y a quelque chose de foncièrement minoritaire dans son œuvre, minoritaire et non pas, évidemment, mineur. Il est inclassable parce qu’il y a quelque chose dans son œuvre qui ne passe pas, que les organismes culturels, comme on dit si bien, ne digèrent pas. Après tout, il suffit de le lire pour s’apercevoir qu’il n’est pas un écrivain rangé. Il dérange, a toujours dérangé. Cette mauvaise réputation le suit depuis que Saint-Jérôme a cru bon de répandre l’idée qu’il était dérangé, fou, et rendu fou, qui plus est, par un philtre amoureux, une drogue, quoi, et qu’il avait écrit son poème dans les intervalles de la folie qui a bien dû déteindre un peu sur l’ensemble, non ? Fou, atomiste, drogué, athée, suicidaire, pour quelqu’un dont on ne sait presque rien de la vie, cela fait beaucoup.

Les bien-pensants, passés, actuels, de toujours n’aiment pas Lucrèce. Il commence par mettre les Dieux (Dieu) en chômage technique ; ah ! il n’est pas, je sais bien, véritablement athée, il pense que les dieux existent quelque part au-dessus de nous mais ils sont complètement indifférents à nos affaires, et, pire encore, à nos prières. Ils se foutent de nous et de nos petites misères ; ils sont heureux, les Dieux, c’est même pour cela que Lucrèce n’a pas intérêt à s’en débarrasser : ils sont un modèle pour les hommes. Ils baignent dans le plaisir, donc ils sont des sages. Ils sont bien utiles puisqu’ils sont l’idéal du sage. Mais pour le cours de l’univers, de la nature des choses, ils ne sont pas plus nécessaires que des joueurs de quilles.

Autre coup dur : il nous affirme (et d’une manière que nous pourrions bien faire nôtre) que l’âme est mortelle, que l’union de l’âme et du corps, le fonds de commerce de toute une philosophe qui ne fit rien d’autre que la sous-traitance de la religion, est une belle foutaise. Ah ! je sais bien que son anima, les cuistres vous le diront, n’est pas tout à fait la sainte âme apostolique et romaine de nos catéchismes ; mais faites quand même le faux-sens, pas le jour du concours de préférence, et vous verrez que ça ne marche pas si mal…

Et la mort ? Ce n’est pas autre chose que nos atomes qui ont décidé de s’assembler autrement. Pas de quoi en faire un drame ! Surtout pas la peine d’en avoir peur, et la peur de la mort est la mère de toutes nos peurs. Ceux-là qui les exploitent si bien seront refaits. Imaginez une société dans laquelle les hommes n’auraient plus peur de la mort, c’est-à-dire plus peur de rien ? Imaginez !

Enfin Lucrèce lui aussi apporte la peste (voir la fin du livre 6 même s’il n’est pas à votre programme) parce qu’il donne une gifle à la gloriole de l’humanité, parce qu’il remet l’homme, petit paquet de matière et de vide, à sa place dans la nature et qu’il ne lui fait pas l’honneur d’en faire le portrait en maître et possesseur de celle-ci. L’homme est nature, il n’a pas à dominer mais il est, ce qui n’est déjà pas si mal, ce par quoi la nature se connaît elle-même…

Lucrèce est un auteur difficile, comme on dit de quelqu’un qu’il a un caractère difficile, il a cette passion de la tête, l’entêtement. Vous le voyez chercher une explication à tout : près de 7000 vers où un homme, cela est beau, pousse sa pensée (ou celle d’un autre, qu’importe) jusqu’à ses ultimes conséquences. N’espérez rien : son parti pris matérialiste il l’exploitera jusqu’au bout. Comme disait à peu près Sartre, rien de pire pour des esprits faibles que de tomber sur un esprit fort. C’est vrai qu’il exagère un peu : voit-il un éclair, entend-il le tonnerre, il ne veut même pas comprendre que c’est un Dieu qui nous signifie sa colère et nous menace de ses foudres. Pour un peu il penserait que si la terre tremble, ce n’est même pas parce qu’Allah l’a voulu ! Mais c’est pour cela qu’il est grand, pas Allah, Lucrèce.

Alors, il n’y aurait pas de fatalité ? La religion serait la pire des choses ? Mais oui. Donc pas d’espoir, de sale espoir. Il ne reste que le plaisir de la pensée, de quoi terroriser les esprits faibles, encore eux, qui ne seront jamais récompensés. Les esprits faibles ne connaîtront jamais le royaume de Dieu. Seuls peut-être les esprits forts connaîtront la paix, appelons-la ataraxie. Alors ils vivront comme des Dieux (voir supra, etc...)

Si j’ai longuement tenté de marquer que Lucrèce est un classique légèrement déviant, imperceptiblement pour certains, disons classique à un clinamen près, c’est pour essayer de parler de l’actualité de Lucrèce. Car il faut bien reconnaître que, malgré sa mauvaise fortune littéraire (il s’en est quand même fallu d’un cheveu – autre approche du clinamen – qu’on ne retrouve pas à la Renaissance le De rerum natura). Lucrèce est actuellement dans l’air. Sans remonter à l’indispensable étude de Mayotte Bollack ni aux livres de Clément Rosset, Gilles Deleuze et Michel Serres, ouvrages qui marquent les années 70, plus récemment on remarque un regain d’intérêt pour le De rerum natura et venant d’horizons très divers et pas seulement d’un philosophe comme Comte-Sponville, mais on trouve son nom fréquemment sous la plume de physiciens ou d’astrophysiciens. Pas étonnant, direz-vous, qu’outre des latinistes professionnels, Lucrèce continue à intéresser des philosophes et que des scientifiques se tournent vers une des premières œuvres à avoir eu l’intuition de l’atomisme, quoi de plus normal ? Mais ouvrez le testament critique d’Italo Calvino, Leçons américaines, vous y trouverez Lucrèce régnant en maître de la légèreté ; allez voir le dernier Godard, Nouvelle vague, encore Lucrèce. Et si vous courez à Bobigny en janvier 1991, c’est toujours Lucrèce à l’affiche ! Et, ultime actualité, si vous lisez ces lignes, c’est qu’il est au programme des concours des grandes écoles scientifiques.

Comment interpréter cette nouvelle vogue ? Que peut bien signifier cette réapparition ? Certainement pas parce qu’un large accord se ferait sur son nom, qu’il aurait enfin droit à une reconnaissance consensuelle, qu’on pourrait, à cause de sa prescience, etc...conclure à sa modernité parce que notre époque pourrait y voir ses clichés en rendant un hommage au précurseur. D’aucuns le font, du bout du doigt, on trouve quelques occurrences de Lucrèce dans les ouvrages scientifiques et puis c’est tout.

Cette actualité est davantage symptôme d’un malaise dans la pensée. Toute intervention de Lucrèce est polémique. Si on avait ici la place, on pourrait démontrer que ceux qui s’en servent vraiment, s’en servent contre quelque chose, justement contre l’air du temps. C’est dire que l’actualité de Lucrèce est d’être profondément inactuel, ou, si l’on veut, intempestif (au sens des Considérations inactuelles ou intempestives de Nietzsche). Lucrèce n’intervient pas dans notre situation intellectuelle ou artistique parce qu’il représenterait bien ou refléterait cette situation mais parce qu’il proteste contre, et les références à lui ne sont pas additionnables arithmétiquement pour composer une image globale et positive mais ces rencontres de philosophes, de savants, d’artistes, de romanciers, de cinéastes sont conjonctives pour des raisons qu’on pourrait dire personnelles, certains esprits ont penché vers lui, ont légèrement dévié vers lui, affaire de clinamen encore une fois.

Comme tout symptôme, Lucrèce jette un trouble, c’est un troublion, un trouble-fête. Et c’est pour cela qu’il est sans doute un esprit troublé. Et d’où vient ce trouble ? Il vient de ce que l’auteur du De rerum natura n’est pas un esprit simple. Il nous donne le spectacle du drame d’un esprit pas simple. Pour le dire autrement, ce n’est pas un spécialiste, il témoigne a contrario du malaise de (dans) la pensée : la Grande Spécialisation. Il faut une vie pour s’y connaître dans une toute petite parcelle du savoir et pour être un benêt par ailleurs.

Il est un centaure. C’est de cette graine que nous pouvons prendre : un homme partagé. Il faut le prendre au sérieux : entre la volonté de savoir (cette curiosité pour la nature des choses) et cette volonté d’expression. Sa doctrine n’est pas seulement le prétexte de sa poésie ou ce qui nourrirait sa réflexion (thomisme de Claudel, marxisme de Brecht, ce qui donnerait une littérature d’idées ou à thèse). Pas seulement prétexte ou matériau idéologique, ou son combustible. Il recopie Épicure (il n’en est que le traducteur latin, mais en vers) mais modifie légèrement, y met son clinamen. Double : il est devant des embarras de pensée et des difficultés d’expression, déjà le latin qui n’a pas de mot pour atome…Même s’il tâche de minimiser son apport personnel. Mais le clinamen ?

Il nous prévient contre le spécialiste (impasse intellectuelle, du point de vue de la connaissance). C’est parce qu’il s’essaie à faire deux choses à la fois qu’il nous intéresse. C’est là son inquiétude. C’est en cela qu’il est un contrepoison. Et son « retour », limité quand même, est symptôme : là où il y a contrepoison, il y a poison.

Quelqu’un qui ne fait pas exactement ce pour quoi il est payé, ce qu’on attend de lui. Il fait toujours deux choses à la fois. Le spécialiste est un esprit simple. Le savant est un simple, le poète est un simple. Mutilation par hypertrophie. Mais si on se met à compliquer les choses ? Si on se met à regarder au-dessus de la clôture ? On a vite envie de la franchir.

Il est un contrepoison contre la spécialisation ou sa variante sociale dégradée, le professionnalisme. Lui est un troublion, les choses ne sont pas à leur place. Tourbillon. Il faut tout brouiller. Dévier vers autre chose.

C’est parce qu’il est poète qu’il se fait physicien. Mais je ne peux guère tout seul aller plus loin. J’ai dit symptôme, pas remède. En guise d’épilogue à ce petit développement, j’ai bien envie de laisser la parole à un autre centaure, Nietzsche, qui écrit dans Humain, trop humain : Aussi une civilisation supérieure devra-t-elle donner un cerveau double à l’homme, quelque chose comme deux compartiments cérébraux, l’un pour être sensible à la science, l’autre à ce qui n’est pas la science. Programme lucrétien.

Les usagers de Lucrèce semblent bien être des gens pas tout à fait à leur place et qui se servent de lui comme d’une protestation contre l’enfermement dans leur pratique : voyez Serres, s’il hydraulise autant Lucrèce, c’est parce qu’il aimerait bien être marin ; si nous avons pu intéresser aussi facilement l’astrophysicien Michel Cassé à notre entreprise littéraro-théâtrale, c’est parce qu’il y a à l’évidence chez lui le désir ou la nostalgie de l’art (poésie ou théâtre ou opéra) qui le pousse à lucrétianiser un peu, c’est-à-dire troubler les choses, les brouiller, faire des tourbillons. Et Calvino met à contribution son Lucrèce pour protester contre l’insoutenable lourdeur de la fable romanesque et il écrit Cosmicomics et Temps zéro, son De rerum natura, pour sortir le roman de l’ordinaire de son naturalisme. Et Godard, c’est bien pour faire autrement du cinéma, faire autre chose que du cinéma tel qu’il est devenu, qu’il écrit un film centaure comme Nouvelle vague.

Et nous ? Vous aurez compris que l’utilisation du texte de Lucrèce comme matériau d’un spectacle de théâtre a également valeur polémique. Ce n’est pas par dévotion hagiographique, encore moins pour donner un digest pour gens pressés et qui dispenserait de la lecture que nous nous en sommes servis. Bref, ce spectacle ne voulait pas être « un tombeau de Lucrèce ». Si nous le déterrons, ce n’est pas pour mieux l’enterrer. Lucrèce n’est pas sacré ; il est peut-être profané. Le geste d’un tel théâtre est quelque peu irrévérencieux. Le geste artistique, ici non servir un texte mais fabriquer un spectacle, s’accomplit dans la tension du matériau et de la forme, donc aussi dans la trahison. Pas des sectateurs. Même si nous sentons que l’œuvre de Lucrèce peut servir à nos fins.

     A quelles fins ? Celles d’un jeu, et c’est tout le spectacle qui doit rendre compte de ce jeu, pas seulement le texte comme partition. Pas faire entendre des citations, des morceaux choisis, un florilège, pas de projet anthologique.

     Pas le temps d’entrer dans les raisons qui font que Lucrèce se retrouve sur notre scène, il n’y a pas seulement des raisons ; une partie du travail artistique échappe à la raison. Sachez seulement que notre théâtre s’alimente se fournit se pourvoit s’approvisionne souvent d’auteurs qui n’ont pas écrit pour le théâtre ;

     2) Un théâtre autrement : valeur critique ; théâtre de répertoire. Paradoxe : l’œuvre est rebelle au drame. Pas de fable ; pas de dialogues ; pas de personnages (un théâtre radicalement non-psychologique). Un théâtre non aristotélicien, non mimétique. Un théâtre autrement, c’est-à-dire centauresque. Où les arts convergent : qu’est-ce que cette scène ? Un théâtre qui fonctionne à la discontinuité. Où chacun vient faire son petit tourbillon et s’en va, puis revient.

 

                                                                              Je parlais de polémique :
transporter le texte de Lucrèce au théâtre a bien sûr valeur de protestation contre le théâtre disons majoritaire, pour rester aimables.

Je voudrais dire, pour ceux que cela intéresse que ce n’est pas le projet de monter des textes non-dramatiques qui a contraint à l’invention d’un autre théâtre que la nécessité d’un autre théâtre qui a conduit à recourir à un autre matériau que la fable aristotélicienne. Vieux débat que la critique anti-aristotélicienne ; geste fondateur du projet de modernité, que la post-modernité feint d’oublier ?

C’est plutôt l’idée d’une révolution de la scène. D’un retour à la naissance d’un théâtre. Le théâtre, c’est-à-dire la scène n’est plus exclusivement le lieu d’exposition de fables que, pour le dire vite, nous qualifions d’aristotéliciennes. Je ne reparlerai pas de la référence précédente au théâtre non-aristotélicien de Brecht, mais il est vrai que c’est une référence un peu obligée.

Brecht, du dispositif aristotélicien, conserve la fable, même si elle est renversée, traitée épiquement et non dramatiquement. Une révolution contemporaine du cinéma.

     3) Ceci donne des traits particuliers à ce spectacle. La bascule : le jeu se fait dans la salle (éléments de 2)

     4) Les hypothèses de commentaire : un paradoxe de plus ; pas un théâtre commémoratif, nostalgique de Lucrèce (de quelle nostalgie pourrait-il bien s’agir ?). On rejoint la question de l’actualité. Ou plutôt de contemporanéité, qui ne peut être affirmée, décrétée ; elle demeure une exigence. Lucrèce est une métaphore.

     Rapport au visible : les médias.

     Rapport à l’invisible : les quantas.

Citer cet article

Référence électronique

Jean-François Peyret, « « Il est contre nature… » », K [En ligne], 6 | 2021, mis en ligne le 01 juin 2021, consulté le 18 mars 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/revue-k/1228

Auteur

Jean-François Peyret

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