Un plaisir de penser sans conséquence

Entretien avec Jean-François Peyret

Notes de l’auteur

L’entretien a eu lieu le 1er juin 2021.

Texte

Rachel de Dardel : Je peux peut-être commencer par vous rappeler ce que j’étudie dans mon mémoire. J’ai choisi ce que j’appelle vos quatre « spectacles philosophiques » : le Rousseau, le Spinoza, le Montaigne et le Lucrèce. Je voulais d’abord travailler sur la question du corps du philosophe : son absence, sa représentation… Mais j’ai dévié pour aller vers la question de l’optique : la philosophie comme question d’optique au théâtre dans ces quatre spectacles. Je me suis dit qu’on pouvait particulièrement discuter sur l’optique, en revenant tout d’abord sur votre rapport au texte non dramatique. Est-ce que vous établissez une différence, parmi les textes non dramatiques sur lesquels vous avez travaillé, entre les textes de Spinoza, Montaigne et Lucrèce et ceux de Müller, ou de Shakespeare ?

Jean-François Peyret : Les quatre spectacles sont évidemment différents, et je ne sais pas s’il faut les qualifier de « philosophiques », même s’ils s’y frottent, à la philosophie. La première différence, s’agissant du Rousseau, c’est que je n’y suis pour rien, Jourdheuil en étant le seul auteur. Les trois autres, nous les avons cosignés. Surtout, le Rousseau fonctionne encore au personnage, Desarthe s’identifie (ou le spectateur l’identifie) au personnage de Rousseau, et la tente de Lucio Fanti accuse la dimension biographique (le promeneur solitaire, etc.), et, comment dire ? représentative. Dans le Montaigne, Le rocher, la lande, la librairie, il n’y a pas de Michel de Montaigne, si j’ose dire. Pas là. Il y a trois manutentionnaires qui déplacent des cartons, en fait, manipulent du discours, les mots de Montaigne, les remuent, les rangent et dérangent en vue d’un improbable classement. Toute dimension mimétique a disparu. Le geste du Lucrèce : la nature des choses est de même nature, justement ; le texte de l’écrivain est le matériau que le théâtre sélectionne ; le théâtre écrit la partition. Le théâtre, c’est nous (JJ et moi), la scénographe (Titina Maselli) et les comédiens… Les comédiens sont là à titre personnel mais ne représentent personne. André Wilms avait déclaré à la radio qu’il jouait un atome dans un spectacle sur Lucrèce ! Le cas du Vermeer et Spinoza est encore différent. Le texte procède du Montaigne, en un certain sens, mais de manière particulière : Gilles Aillaud, qui faisait la scénographie du spectacle (les carton), n’aimait pas trop Montaigne, un « entrepôt de lieux communs », et lui préférait la géométrie de Spinoza. Jourdheuil l’a pris au mot et l’a invité à écrire une pièce. Que nous avons montée comme telle. Oui, on peut dire que c’est une pièce philosophique, Aillaud y pense quelque chose, y affirme quelque chose sur son spinozisme, sur les rapports de la philosophie et de la peinture (« Ut pictura philosophia » ?), mais si dans la fable, l’action (le drame) proprement dite, est restreinte, il y a un fort élément figuratif, Jorge Silva Melo est Spinoza en train de polir ses lentilles, Nicky Rieti est (de dos et muet) Vermeer dans son atelier ; il y a une logeuse, Blyenbergh, et même un chameau pour figurer le désert…

Mais vous avez évoqué la question du texte non-dramatique, ce serpent de mer. D’abord il faut se replacer à l’époque, les années 80, où le recours à des textes non-dramatiques n’était pas encore la moindre des choses comme aujourd’hui. C’était plutôt mal vu, une atteinte, un attentat à la vraie nature du théâtre : la critique toujours dégourdie nous interpellait : vous, les deux intellectuels, vous ne savez pas que Molière existe, et Shakespeare, alors ? Pour leur montrer que nous étions au courant, plutôt qu’un Hamlet de plus, nous avons monté les Sonnets, et même, et en ignorant (sens anglais) la dimension problématiquement autobiographique de ces poèmes, sans donc le personnage de WS. Nous avions dépêché à sa place, les ambassadeurs d’Holbein.

Quant à moi, je ne sais même plus pourquoi j’ai évité soigneusement les textes de théâtre. Vous vous rendez compte ! Je suis en bout de course et je n’ai même jamais revisité un Tchekhov ; ça tient de la faute professionnelle. C’est sans doute la faute à Montaigne, au Montaigne, un spectacle matriciel, j’allais dire patriciel. Car il ne suffit pas de dire non-dramatique, ou pire encore post-dramatique. Il y a une malice anti-aristotélicienne dans cette affaire, un adieu à la fable, l’âme de la tragédie, c’est-à-dire de tout théâtre. Et si on s’occupait, si le théâtre s’occupait d’autre chose que d’histoires à raconter, de psychologie du personnage pour se nourrir d’autres mots, d’autres discours, philosophiques, poétiques, scientifiques, ou de la prose des travaux et des jours… Mais un théâtre qui ne veut pas raconter une histoire, ça passe mal, ça ne passe pas. Tout le monde vous le dira le théâtre (comme la littérature) doit raconter une histoire. Pas pour moi : ma mère m’a dit de ne pas raconter d’histoire, je lui obéis. En fait, c’est une citation d’un à qui ça a plutôt réussi. Tout le reste est prise de tête. Mais, moi, c’est justement la prise de tête qui m’intéresse.

Évidemment, et j’en arrive à une autre de vos questions, dès qu’il n’y a plus de personnage, plus de rôle à construire, comme dirait l’autre, qu’est-ce qu’on fait du corps, du corps du comédien, et de la comédienne, pour sûr ? Il faut alors éviter un malentendu : vous parlez du corps du philosophe. C’est son affaire à lui ou elle (pas toujours terrible !, ce qu’ils font de leur corps). Pas la mienne. Le corps du philosophe ne me concerne pas, c’est le corps du comédien dont je dois m’occuper, que je dois occuper, ce qui est un problème dès lors qu’il ne peut pas se glisser dans la peau du personnage ou plutôt glisser le personnage dans sa peau à lui… Comment se débrouiller avec du texte qui n’est pas destiné au théâtre ? Non figuratif, je vous disais. Il faut inventer un corps. Et même si le théâtre n’est pas un lieu où l’on représente des hommes en train d’agir, même s’il n’y a pas de fable, il reste un espace « fictionnel », lieu d’une sorte d’époché, de mise entre parenthèses de la question du rapport du discours à la vérité. Ça flotte ailleurs et se laisse imaginer autrement, pas la même partie du cerveau qui est sollicitée. Et cet épochè creuse un espace où le corps peut jouer.

Je simplifie : prenons la proposition la mieux partagée de la philosophie, « je pense donc je suis » ; le théâtre auquel je pense ne va pas travestir un comédien (costume dix-septième siècle ou tee-shirt et jean, peu importe) pour qu’il dise plausiblement la phrase en question, en faisant semblant de la penser, voire de l’inventer. Au contraire, il faut que le corps du premier venu – le comédien peut très bien incarner ce rôle – s’en empare et en fasse quelque chose qui soit théâtral, un jeu, et non philosophique. Cela revient à dégriffer le discours philosophique pour le faire tenir par n’importe qui, par quelqu’un sans autorité particulière, un acteur par exemple. Le théâtre, le spectacle, n’a pas à être le réceptacle du propos philosophique pour le faire valoir (un grand texte, une grande voix). Le théâtre ne saurait être le serviteur de la philosophie ou de quelque pensée que ce soit. Le théâtre doit traiter la philosophie et éventuellement la maltraiter. C’est que le corps du comédien peut résister à la philosophie ; le théâtre objecte le corps du comédien au logos. Le théâtre touche à la philosophie, insolemment.

Quand dans les années 90, après ma séparation avec Jourdheuil, j’ai frictionné le Traite des passions de Descartes avec Racine (et pas avec Corneille, comme l’auraient voulu les sujets supposés savoir), le comédien Charlie Nelson n’arrivait pas à dire Descartes, ça résistait, et c’était ça qui étaient intéressant. L’important, ce n’était pas qu’il fasse semblant de dominer le texte, de le maîtriser, mais d’indiquer comment son corps était en difficulté devant le texte et du coup mettait le texte en difficulté. Un corps à corps. Charlie s’accrochait, se raccrochait à toutes les articulations logiques de l’expression, notamment du genre « car ce qui fait que », « or il est certain que », « or ce qui m’a fait dire que », etc. ; du coup toute la mécanique du texte devenait sensible, ça craquait de partout, tandis que l’autre comédien, Pascal Ternisien jouait la fluidité, semblait dominer le texte, ironiquement, sur le mode : je vous le dis facilement mais ce que j’en dis… ou je n’en pense rien, mais je le dis quand même, ça c’était bien. Quand le philosophe Denis Kambouchner, « l’homme des passions » de Descartes, est venu voir le truc, il n’a rien reconnu, parce que lui espérait qu’on lui serve son Descartes sur un plateau, et, las, il voyait un comédien se contorsionner comme une figure de Bacon, le peintre, et la référence était explicite (visible) en crachouillant notre philosophe national. Ensuite des critiques toujours dégourdis et philosophes ont décrété que c’était un spectacle deleuzien parce qu’il y avait du bégaiement et de la ritournelle ! Comme quoi…

Qu’est-ce qu’on fait du corps ? J’ai essayé d’en dire quelque chose dans un petit article que j’ai fait pour Théâtre/public1, complété par un texte que Julia de Gasquet a écrit pour un numéro de la Revue d’Histoire du théâtre qui m’est consacré et qui va sortir en juillet (c’était une page de publicité) : je n’ai pas de présupposés, disons dramaturgiques, sur ce qu’on va faire du corps, ça se trouve dans le travail ; les corps du comédien s’essayent au texte, j’allais dire, fait de l’essayage. Et le résultat est juste ou ne l’est pas. Le corps n’est pas une question théorique, c’est toujours le corps de tel ou tel, telle ou telle, et chaque réponse est singulière.

Vous avez parlé de Heiner Müller : je mettrai le cas Müller à part, d’abord si irréguliers que soient certains de ses textes, ils sont écrits pour un théâtre. Et puis dans notre histoire commune, Müller était l’apport personnel de Jourdheuil. Généreusement, Jourdheuil m’a invité dans leur amitié de travail, et ce furent pour moi de grands moments. Mais les problèmes qu’il nous posait étaient autres que ceux de nos auteurs, problèmes liés au fait que les textes de Müller que nous avons montés ne supposaient pas le naturalisme de la scène. Je ne reviens pas là-dessus ici ; c’était un autre volet de notre travail, un autre versant de l’aventure, et qui est lié à l’Allemagne, à l’héritage sans testament de Brecht, à autre chose qui fait que si les Allemands ont pu dire « Hamlet est allemand », moi je dirais que pour moi le théâtre est allemand, sans doute parce que le premier spectacle que j’ai vu enfant, c’était Mère Courage avec Helene Weigel au Théâtre des nations. Trauma.

Rachel de Dardel : Vous n’avez pas dit grand-chose sur le problème d’optique. C’est une question que je me suis posée en partant d’Aillaud, qui n’arrête pas de répéter que le meilleur regard est à mi-pente. Et j’ai l’impression que cette phrase s’applique aux quatre spectacles. La question revient, sur le Lucrèce et le Montaigne : avec quel œil, et depuis quel endroit on regarde ? Il y a donc là le croisement du théâtre – qui est le lieu depuis lequel on voit – et de la philosophie. Dans le même temps, on a Spinoza qui formule une philosophie explicitement d’optique. Je me suis donc demandé si on ne pouvait pas considérer vos quatre gestes théâtraux comme une question d’optique posée à la philosophie, dans laquelle intervient évidemment le théâtre, c’est-à-dire : comment faire voir de la philosophie, autant que la faire entendre ?

Jean-François Peyret : Oui, Aillaud parlait du regard à mi-pente, ce qui est un peu embêtant pour les spectateurs des autres rangs. C’est un peintre qui parle : quelle est la bonne distance pour voir un tableau ? Vous me dites que je n’ai pas assez parlé de l’optique. Je ne suis pas certain de bien comprendre le sujet. C’est la question de l’opsis, du spectacle, de ce qu’il y a à voir ou de l’endroit d’où l’on voit, le theatron ou bien s’agit-il d’optique philosophique dans laquelle un spectacle serait fait. Je ne saurais rien dire de cette hypothèse comme je l’ai expliqué. Mais puisque nous parlons principalement du Lucrèce, il y avait dans ce spectacle un geste optique fort puisque, par un renversement d’optique, les spectateurs étaient installés sur le grand plateau et les comédiens jouaient dans la salle, les fauteuils étant comme les atomes de l’univers, comme disait la scénographe. Mais qu’est-ce qui était premier dans l’idée de Titina ? le coup spectaculaire du renversement, faire voir l’univers en montrant le gouffre de la salle ou bien était-ce un parti-pris plus philosophique, une question d’optique philosophique, comme vous dites ? Je n’en sais rien, et c’est à vous de dire. Nous, nous sommes contentés de faire la chose… Je ne parlerais pourtant pas d’optique philosophique au théâtre, qu’on adopterait comme on change de focale. La philosophie n’a pas besoin du théâtre pour se faire voir et la question du théâtre est le théâtre : comment en faire et avec quoi ? Moi, ma façon de faire est de faire passer au théâtre l’épreuve de quelques discours de l’époque ou des temps passés, pour, en les citant, leur redonner un petit coup de vie et donner un coup de vieux aux discours d’aujourd’hui. Au bout du compte, ça fait ou ça ne fait pas théâtre et le sort de la philosophie dans l’histoire ne m’importe pas. À la limite, ce serait aux philosophes de dire ce que leur fait un théâtre qui leur bouffe un peu de laine sur le dos.

Un peu brutalement, je dirais que la philosophie puisqu’il d’agit d’elle ce matin, n’est pas la fin, la finalité, l’horizon de l’opération théâtrale. En étant un peu prétentieux, je dirais que je ne me sens pas de défendre ou illustrer la philosophie ou telle philosophie, mais l’idée que je défendrais serait celle que le théâtre peut être un moyen particulier de penser. Penser par les moyens propres du théâtre, ça oui. On peut penser au théâtre, et ce n’est évidemment pas un théâtre des idées, mais du mouvement de penser avec son corps. Le corps garantit le mouvement de la pensée. Une pensée assise devient une idée, vite fixe.

Le premier qui tire en fait, c’est le scénographe, le décorateur. Il ne sait pas encore ce qu’on fait, donc il est dans l’optique, il cherche une optique.

Rachel de Dardel : J’ai l’impression qu’autant dans les choix des spectacles – en partie liés à des rencontres – que dans les spectacles eux-mêmes, il y a une notion tout à fait importante qui revient, c’est la désinvolture. Que dire de ce rapport a priori antithétique entre le matériau périlleux qu’est le matériau philosophique et la désinvolture ? Comment concilier les deux ?

Jean-François Peyret : Je ne sais pas trop ce que ça veut dire désinvolture. J’ai employé le mot d’insolence tout à l’heure. Il s’agit peut-être plutôt de « désobligation », ce qui est assez montaignien. Ou une façon de prendre un air dégagé, ou de dégager la philosophie de son côté périlleux, celui de prétendre à la vérité. La désinvolture c’est une manière de prendre un point de vue littéraire sur la philosophie. Commentez et discutez. Une façon aussi de se dégager de l’esprit de sérieux. Le théâtre est un lieu où l’on peut traiter la philosophie, comme la science du reste, comme d’une branche de la littérature fantastique. Peut-être aussi que la désinvolture est le masque d’une ironie sceptique. Montaigne encore ? Ce dont je suis certain en revanche, c’est que je suis désinvolte vis à vis de l’institution, des institutions dont je me méfie. Cela donne un mot d’ordre (brechtien) : ne pas approvisionner les appareils (institutions). Ne pas donner tout à fait à voir ce qu’on attend de vous. Morale par provision.

Rachel de Dardel : Quid de la désinvolture sur le plateau ?

Jean-François Peyret : Je pense que ce que la désinvolture dont vous parlez est une pratique hygiénique contre l’esprit de sérieux, universitaire par exemple. Si vous traitez sur le théâtre un discours prétendument de vérité, votre problème d’acteur (ou de metteur en scène), ce n’est pas la supposée vérité mais d’en faire quelque chose de recevable par un spectateur de théâtre. Ça change l’optique.

Rachel de Dardel : Oui, la désinvolture, je la lie au jeu, à la dimension ludique.

Jean-François Peyret : C'est ce que je veux dire. Cela devient un jeu et met du jeu. Et le jeu ne fait pas de mal. Faire travailler (jouer) le cerveau du spectateur un peu autrement, voilà ce que j'essaie de faire. On travaille (joue) du cerveau comme on travaille du chapeau. Je parlais de la tyrannie de l'opinion, il y a aussi la tyrannie symétrique du spécialiste, du chercheur qui parle d'or (on dit maintenant, un sachant, vous vous rendez compte ?). Sur un plateau, la désinvolture a une dimension polémique, je dirais, mais cela sera mal entendu, une dimension polémique contre geste du chercheur, contre l'hégémonie de la recherche comme geste intellectuel ou de pensée. En faisant tourner comme à vide des discours savants, on peut faire voir leur vide éventuel. J'aime beaucoup ce texte de Vilém Flusser sur le geste, contre le geste du chercheur. Je préfère de toute façon le mot d'étude. Avoir été, grâce au théâtre, un éternel étudiant désinvolte, ça me va. La désinvolture contre la bêtise crédule. D'accord, mais il ne faut pas s'y tromper : le théâtre peut traiter avec désinvolture, celle d'un jeu, du matériau sérieux, mais le travail théâtral ne saurait être désinvolte. Il faut travailler. Voilà le correctif, la poétique théâtrale, « il faut faire les choses », disait Aillaud.

Rachel de Dardel : Et sinon, concernant les questions de l’actualité, diriez-vous qu’il s’agissait, dans vos spectacles, de rendre un auteur passé contemporain tout en cultivant son inactualité ?

Jean-François Peyret : Je suis contre l’esprit navrant de l’actualisation. On veut nous faire croire que le théâtre parle de la même chose que le 20 heures ou que les sciences sociales. Ou que l’art est une affaire culturelle. C’est se faire saisir par le démon de la fallacieuse analogie. Les pièces disent quelque chose de leur temps, je ne pense pas que Shakespeare soit notre contemporain, mais ce qui est beau, c’est que nous pouvons tenter d’être les contemporains de Shakespeare On n’est pas contemporain d’Eschyle en disant Les Perses c’est la guerre du Golfe, on est simplement approximatif. Il faudrait plutôt renverser cela. Le théâtre, ce sont des pavés d’incompréhension et d’inactualité qu’il faut jeter dans la marre transparente de notre bêtise. J’ai un faible pour l’inactualité (l’intempestif ?). Et voilà pourquoi je recours à des textes du passé (Montaigne, Lucrèce, Darwin ou Galilée, Ovide, ou Auden aussi bien) L’actualité ce n’est pas la question du contemporain. La question du contemporain est plus compliquée. Je pourrais dire, en me poussant un peu du col, que je tente de faire un théâtre contemporain, c’est-à-dire de ce qui se fait (dans la pensée, la science, l’art, la vie, quoi) en même temps que moi. Je rêverais d’un théâtre à la hauteur de la science, de la pensée contemporaine, et qui s’y frotte. Les œuvres du passé aident à entrer en résonance avec nous-mêmes, avec notre propre obscurité ; spéculativement, je dirais que ce qui est citable, c’est-à-dire vivant d’une œuvre du passé (et tout ne l’est pas) obscurcit nos fausses clartés.

Rachel de Dardel : Le mot de la fin pourrait être sur le Lucrèce

Jean-François Peyret : Je parle pour moi, et les raisons de Jourdheuil ou de Titina Maselli étaient différentes ; moi, j’ai aimé le théâtre, et Lucrèce bien sûr, parce qu’il m’a débarrassé, m’a fait me passer du commentaire, bien autorisé, docte et, somme toute inutile et sans risque. Le théâtre permet de ne pas en rajouter. Ce que je pourrais dire, c’est que de tels spectacles invitent, m’ont invité à lire dans l’optique du spectacle, pour le coup… Lire un livre (et je n’ai pas fait grand-chose de ma vie mais j’ai lu, beaucoup lu), lire un auteur non en fonction de l’importance de ce qu’il dit ou croit dire, de la hiérarchie du sens, mais en se disant, intuitivement bien sûr, tiens, ça, ça pourrait passer sur le plateau. Le théâtre comme crible. Ça déforme un peu l’esprit qui ne sélectionne plus ce qui l’intéresse en fonction d’une vérité, d’un savoir, d’un intérêt noétique, mais de ce que le théâtre pourrait s’approprier, qui pourrait s’ajuster (ne pas sonner faux) sur un plateau. Si nous avions le temps, il faudrait aussi parler de la traduction dans ces opérations : traduire dans une optique théâtrale (et notamment en fonction des comédiens qui auront ce texte en bouche) fait partie des plaisirs de l’humanité. Comme penser. Ce n’est pas moi qui l’ai dit, mais un à qui ça a réussi.

Rachel de Dardel : Par rapport au Lucrèce, on peut faire jouer deux notions : le hasard et l’infini, car ce sont deux notions que l’on imagine étrangères au théâtre. Tout y est déterminé, ce qui ne laisse pas la place au hasard d’un côté et, de l’autre, le théâtre est un espace absolument fini.

Jean-François Peyret : La question de l’infini ne m’inspire pas beaucoup, et les deux infinis ne me foutent pas particulièrement. C’est plutôt le fini, la finitude qui m’agace. Je ne sais pas dans quel jeu de langage je pourrais employer le mot infini : l’entretien infini ? Quoi d’autre ? En revanche le hasard m’inspire plus. Au théâtre le hasard contre la nécessité, aristotélicienne, encore une fois. Comment introduire le hasard dans la dramaturgie, une dramaturgie où tout n’est pas joué d’avance et qui ne soit pas linéaire ni prédictible. À un clinamen près… On en a une idée en pensant que dans ce type de dramaturgie, il n’y pas d’ironie tragique ; en fait le spectateur ne peut prévoir ce qu’il va se passer la seconde d’après. J’aime assez ça. Je dis souvent aux comédiens qu’ils ont un avantage sur le spectateur, c’est qu’ils savent ce qu’il va se passer juste après. Ce rejet de la causalité est lié au rejet de la fable, bien sûr. Il faut travailler à l’inconfort cérébral du spectateur. Au trouble.

Notes

1 Jean-François Peyret, « Tu as dit jeu ? », Théâtre/public, n° 238, janvier-mars 2021. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Jean-François Peyret et Rachel de Dardel, « Un plaisir de penser sans conséquence », K [En ligne], 6 | 2021, mis en ligne le 01 juin 2021, consulté le 18 mars 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/revue-k/1230

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Jean-François Peyret

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