Éloge de la « production hasardeuse » : le De rerum natura de Lucrèce au miroir de l’Anti-nature de Clément Rosset

DOI : 10.54563/revue-k.1231

Résumé

This paper aims to show how Clément Rosset's thought of anti-nature has renewed the interpretation of De rerum natura. For Rosset meaning of the word natura as used by Lucretius is as far as possible from the Aristotelian meaning of nature that so deeply informs the occidental concept of nature. Natura means by Lucretius absolute rejection of any form of finalism. Everything that is born is the result of chance. This observation has the consequence of abolishing the border between natural production and artistic production. Such an abolition must be compared to the analogy between the combination of letters and that of atoms as developed by Lucretius in his poem. Target of the anti-Epicurean controversy which tries, in vain to turn it over into a finalist perspective, this analogy allows us to think of the production of matter and that of the text as a production under the sign of chance and insignificance. Rosset and Francis Ponge, another great reader of Lucretius, deploy the ethical consequences of this nsignificance to achieve an aesthetic of happiness.

Plan

Texte

À l’orée d’une étude récente consacrée à la place de Lucrèce dans l’œuvre du philosophe Clément Rosset, Ondine Bréaud-Holland dresse un premier bilan quantitatif : « L’examen des quelque quarante ouvrages écrits par Rosset, des années 1960 à nos jours permet [d’attribuer à Lucrèce] une place importante bien que relative, forte aux premières heures de l’élaboration de son œuvre, discrète par la suite ; une place décroissante, à l’instar de celle accordée à d’autres penseurs (Montaigne, Baltasar Gracian, Pascal,…) qui connaissent pratiquement le même sort [...] » (Bréaud-Holland, 2019, p. 291). On ne s’attachera ici qu’à ces « premières heures » et à la fonction inaugurale que Rosset assigne à Lucrèce dans ses deux premiers livres, Logique du pire : éléments pour une philosophie tragique (1971) et L’Anti-nature (1973) qui le prolonge et précise la lecture que le philosophe a faite du De rerum natura. Celle-ci n’appellera plus de modifications par la suite, ce qu’Ondine Bréaud-Holland met « sur le compte d’une personnalité qui a très tôt repéré quels étaient ses modèles, en estimant ne pas avoir à revenir sur eux par la suite, sous forme académique en tout cas » (Bréaud-Holland, 2019, p. 291). Il ne s’agira donc pas dans cet article de mesurer l’influence de Lucrèce sur l’évolution ultérieure de la pensée de Rosset mais bien de s’arrêter sur la force singulière de l’interprétation qu’il propose du poème latin, dont le titre même d’Anti-nature souligne à lui seul le caractère résolument paradoxal.

On a, en effet, coutume de traduire le titre du poème de Lucrèce, De rerum natura, par De la nature des choses, voire De la nature (Lucrèce, Kany-Turpin, 1997)1. Mais le mot nature est tellement surdéterminé par l’usage qu’en a fait la tradition philosophique dans le sillage d’Aristote qu’il risque d’occulter la grande originalité de la pensée lucrétienne sur la question. En effet, si l’on admet avec Rosset que « l’idée de nature permet de faire l’économie de l’idée de hasard, à laquelle elle oppose, semble-t-il, le plus puissant des antidotes jamais élaborés par l’imagination des hommes » (Rosset, 1973, p. 25), on doit reconnaître avec lui que :

Natura n’est donc qu’un mot utilisé par Lucrèce pour désigner l’absence de toute cause, c’est-à-dire l’absence de “nature”, dans le sens métaphysique qui, à la suite d’Aristote, a fini par être attribué au terme et à la notion : mot invoqué pour dire que rien n’a été créé, que tout ce qui existe est production hasardeuse, indépendante, non de tout précédent, mais de toute origine et de toute raison (Rosset, 1973, p. 42).

Dans ces lignes, Rosset prolonge une réflexion amorcée, deux ans plus tôt, dans Logique du pire :

Le matérialisme de Lucrèce ne constitue donc pas un naturalisme ; si l’on veut garder ce terme pour le désigner, en raison de l’idée d’immanence qui lui est attachée, on dira qu’il s’agit, chez Lucrèce, d’un naturalisme sans idée de nature (comme peut-être le spinozisme est un panthéisme sans idée de Dieu), d’un naturalisme ayant remplacé l’idée de nature par un blanc auquel le terme moderne de hasard convient passablement (Rosset, 1971, p. 132).

Rosset considère donc le clinamen non comme « une simple et légère entorse à la cohésion déterministe de l’ensemble de la doctrine » mais comme ce qui « met, chez Lucrèce, le hasard à la clef de toutes les “partitions” naturelles » avec pour conséquence que « le monde, dans son ensemble et sans exception, est l’œuvre du hasard » (Rosset, 1971, p. 134). C’est de manière délibérée que le philosophe use des métaphores de la partition et de l’œuvre car pour lui le refus de la conception aristotélicienne de la nature a pour corollaire celui de l’opposition entre art et nature, opposition factice à ses yeux et fondée sur l’occultation du hasard. Ce faisant, il apporte une contribution originale à un débat qu’on peut qualifier d’inaugural dans la réception du De rerum natura. Revenir au texte de Lucrèce, et tout particulièrement à l’analogie qu’il file entre la combinaison des lettres et celle des atomes, paraît donc indispensable pour mesurer la pertinence et l’originalité de la lecture qu’en propose le philosophe français mais aussi les conséquences éthiques et esthétiques qui en résultent. Celles-ci convergent de manière assez remarquable, en dehors de toute influence avérée, avec celles qui se dégagent d’un autre grand lecteur et émule de Lucrèce, Francis Ponge.

1. La lettre et l’atome

Le latin elementum comme le grec stoïcheion désigne à la fois la lettre, en tant qu’élément constitutif des mots, et l’atome dans la physique démocritéenne et épicurienne, c’est-à-dire, rappelons-le, non pas ce que les physiciens de la fin du XIXe siècle nommeront improprement atome, le terme signifiant en grec « insécable », mais plutôt ce qui correspondrait à ce que la physique actuelle nomme particule élémentaire. Le paradigme alphabétique a très probablement joué un rôle déterminant dans l’émergence de la théorie atomiste et Lucrèce en a clairement perçu toute la fécondité heuristique et pédagogique qu’il exploite de manière tout à fait remarquable dans son poème en filant l’analogie entre la combinaison des lettres et celle des atomes. Celle-ci lui permet notamment de défendre la thèse épicurienne d’un nombre fini de types d’atomes qui se démarque de la conception démocritéenne d’une diversité infinie des atomes. Dans le sillage d’Épicure, Lucrèce s’attache donc à démontrer qu’il suffit d’un nombre fini de types d’atomes pour produire toute la diversité du monde par le jeu des combinaisons et des permutations, tout comme le nombre limité des lettres de l’alphabet permet de produire la diversité des mots et des textes :

Garde-toi de prendre pour une qualité foncière
de ces corps éternels ce que nous voyons onduler
à la surface des choses, naître et soudain périr.
Dans nos vers eux-mêmes, ont pareille importance
l’ordre des caractères et leurs combinaisons.
Ceux qui désignent ciel, mer, terre, fleuves, soleil
désignent aussi les arbres, les moissons, les animaux.
Ils sont, sinon tous, du moins en majeure partie,
identiques, mais forment divers sens selon leur place.
Ainsi donc en est-il des corps de la matière :
que leurs intervalles, trajets, liaisons, poids, chocs,
rencontres, mouvements, ordre, position et formes
soient changés et les choses doivent changer aussi. (II, v. 1002-1022, Lucrèce, 1993, p. 170-171)

L’intuition lucrétienne aboutit à une description singulièrement proche de celle proposée par François Jacob au sujet de l’ADN : « Ces quatre unités sont répétées par millions tout au long de la chaîne en combinaisons et permutations d’une variété infinie » (Jacob, 1970, p. 292) et Clément Rosset ne manque pas de souligner l’écho entre ces deux formulations si éloignées dans le temps d’une logique combinatoire permettant de rendre compte de l’extraordinaire diversité du réel en faisant l’économie de tout finalisme. Dans le texte de Lucrèce, l’analogie, dont on vient de citer la troisième occurrence et dont les répétitions avec variations sont l’illustration en acte du processus qu’elle décrit, a des enjeux multiples. Si elle participe de ce qu’on a pu appeler une textualisation de l’univers (Kennedy, 2002), elle justifie aussi par là-même l’entreprise paradoxale de l’écrivain : recourir au poème pour transmettre une philosophie dont la défiance envers la poésie était notoire. Le poème devient, en effet, une sorte de laboratoire où le lecteur peut faire l’expérience de la puissance combinatoire à l’œuvre dans la production de la matière comme dans celle du texte. Comme le souligne Fernand Hallyn, « le poème met littéralement sous les yeux, selon l’effet rhétorique d’enargeia, l’objet dont il parle et qui, en lui-même, se soustrait aux sens » (Hallyn, 2006).

La réception de cette analogie témoigne cependant de la même tentative de retournement téléologique que celle qu’opère la traduction de natura par « nature » selon l’analyse de Rosset. L’argumentation cicéronienne en constitue l’exemple le plus célèbre :

Là-dessus, comment ne pas m’étonner que quelqu’un puisse se convaincre que certains corps solides et indivisibles, emportés par la force de la pesanteur, produisent par leur rencontre fortuite ce monde si perfectionné et si beau ? Lorsqu’on admet cette possibilité, je ne comprends pas pourquoi on ne penserait pas aussi que les vingt et une lettres de l’alphabet, en or ou en n’importe quelle matière, reproduites à d’innombrables exemplaires, si on les rassemble en un lieu quelconque pour les jeter ensuite sur le sol, peuvent produire les Annales d’Ennius, telles qu’on puisse en faire une lecture continue ; je doute pour ma part que le hasard puisse réussir à former un seul vers. (Cicéron, De natura deorum II, 37, trad. Auvray-Assyas 2002, p. 99).

Cicéron préfigure ici un motif promis à un grande fortune, celui du liber mundi, dont la déclinaison médiévale et renaissante consiste à mettre en parallèles les deux livres dont Dieu est l’auteur, la Bible et le livre de la Nature. Sans doute, comme le rappelle Fernand Hallyn, Cicéron opère-t-il un glissement significatif par rapport au texte lucrétien, dans lequel c’est la langue qui sert de comparant et non le livre, ce dernier permettant à Cicéron et à ses épigones d’affirmer la nécessité d’un auteur et d’une cause finale. Cependant, ce qui mérite le plus de retenir l’attention est sans doute le fait que l’argument cicéronien qui lui paraissait décisif pour exclure le hasard peut, en réalité, facilement être à son tour retourné et démontrer la pertinence de l’analogie lucrétienne.

2. Figures du hasard

Comme ne manque pas de le remarquer Diderot, l’argument de Cicéron témoigne seulement de son ignorance des lois de la probabilité car « la possibilité d’engendrer fortuitement l’univers est très-petite, mais la quantité des jets est infinie, c’est-à-dire que la difficulté de l’événement est plus que suffisamment compensée par la multitude des jets » si bien que « l’esprit doit être plus étonné de la durée hypothétique du chaos que de la naissance réelle de l’univers » (Diderot, 2010, 12). De fait, le chant II du De rerum natura montre bien qu’« une infinité d’éléments est requise au départ pour que le hasard des rencontres dans la profondeur elle-même infinie du temps puisse donner lieu à une combinaison “féconde” » (Gigandet, 2001, p. 54). D’un point de vue strictement probabiliste, le retournement de l’analogie des elementa comme argument en faveur d’une création divine du monde est donc inefficace. Il apporte au contraire la preuve de ce qu’il prétend réfuter, comme l’a montré, au début du XXe siècle, le mathématicien Émile Borel avec ses singes dactylographes (Borel, 1928, p. 164). Il témoigne surtout du rejet a priori du postulat épicurien d’une « création par le hasard statistique des chocs » (Gigandet, 2001, p. 54, note 2).

On notera au passage l’importance heuristique du choix des figures du hasard : l’image cicéronienne convoque celle du lancer de dés que l’on retrouve aussi bien dans le vocabulaire d’origine latine de l’aléatoire (alea désigne précisément les dés) que dans le mot d’origine arabe hasard (az-zahr désigne aussi le dé à jouer) alors que dans le clinamen lucrétien le hasard prend plutôt la figure de la rencontre, plus précisément de la coïncidence, qui se dit en italien combinazione, où l’on retrouve la convergence entre combinatoire et hasard qui préside à la cosmogonie lucrétienne. Le clinamen est cette déviation infinitésimale (Serres, 1977) qui permet la rencontre des atomes, rencontre que le lecteur du De rerum natura est invité à se représenter grâce à l’image démocritéenne des grains de poussière dans un rayon de soleil que Lucrèce exploite avec une virtuosité telle que certains physiciens ont pu voir dans son texte une préfiguration du mouvement brownien (Gouy, 1915).

Pour désigner la rencontre des atomes, Lucrèce use du mot concursus (I, 634, 685 ; II, 727, 1021 ; V, 443), figure de la rencontre fortuite dont on entend aussi l’écho dans le concours de circonstances. Rosset recourt, pour sa part à un terme sémantiquement proche par son étymologie, celui de convention (convenire, venir ensemble) :

La pensée du hasard est ainsi amenée à éliminer l'idée de nature et à lui substituer la notion de convention. Ce qui existe est d'ordre non naturel, mais conventionnel — dans tous les sens du mot. Convention désigne, en effet, à un niveau élémentaire, le simple fait de la rencontre (congrégations aboutissant à des « natures » minérale, végétale ou autre ; rencontres rendant possibles les « sensations »). (Rosset, 1971, p. 89)

De fait, Lucrèce, comme on l’oublie parfois mais comme Rosset ne manque pas de le souligner, ne parle pas de lois (leges) mais de pactes (fœdera) de la nature (I, 586 ; II, 302), choix qui suggère précisément cette dimension conventionnelle que le philosophe français met en exergue. C’est d’ailleurs en commentant ce terme que Rosset évoque, comme en passant, l’image utilisée par Cicéron :

Le hasard tient compte de la généralité tout autant qu'une pensée de type finaliste ou déterministe, mais en rend compte différemment : il n'y voit pas l'exemple particulier d'un ordre général qui serait celui du monde et de l'existence, mais une manifestation spécifique d'organisation ne renvoyant à aucun ordre extérieur à elle. C'est en ce sens que Lucrèce admet les lois générales à titre de foedera naturai : « contrats » provisoires de la nature qui lient, un temps, un certain ensemble d'atomes au sein d'une périssable organisation. Contrats qui ne font, sur le hasard, que relief apparent, étant eux-mêmes issus du hasard : le hasard, de par le jeu des possibilités et impossibilités des combinaisons atomiques, ne pouvant manquer de produire de temps en temps des généralités — accumulations hasardeuses, « tas » de hasards doués d'une durée relative — tout de même que, selon le vieil argument épicurien, un nombre de jets infini des lettres de l'alphabet grec ne saurait manquer de produire une fois, par hasard, le texte intégral de L’Iliade et de L’Odyssée. (Rosset, 1971, p. 108)

Comme on l’a vu, il ne s’agit pas, en l’occurrence, d’un « vieil argument épicurien », mais de l’argument cicéronien et anti-épicurien qui a pu être retourné en faveur de l’épicurisme par Diderot grâce à la prise en compte des probabilités. Mais Rosset propose, quant à lui, un retournement bien plus radical de la comparaison cicéronienne dès lors qu’il inclut sous le règne de la production hasardeuse la naissance de l’œuvre d’art : « La frontière entre le naturel et l’artificiel se dissout ainsi, au profit d’une généralisation de la fonction du hasard dans la genèse des existences : toujours fruit du hasard, aucun objet ne saurait plus appartenir au domaine de l’homme ou au domaine de la nature » (Rosset, 1973, p. 53). Bien qu’il ne le précise pas, cette dissolution de la frontière entre le naturel et l’artificiel permet de répondre au reproche d’inconséquence parfois adressé à Lucrèce par les détracteurs de l’épicurisme. Lorsque le poète latin célèbre la daedala tellus (II, 228) ou la daedala natura rerum (V, 234) dans son poème, la référence à Dédale, figure mythique de l’ars — art et artisanat tout à la fois —, loin de restaurer insidieusement un quelconque finalisme, exprime bien plutôt l’émerveillement devant la puissance créatrice du hasard. Rosset illustre les conséquences de cette « généralisation de la fonction du hasard dans la genèse des existences » par un exemple emprunté aux phénomènes géologiques : « par un curieux effet de retour, l’objet naturel — en l’occurrence une pierre naturellement sculptée — finit par récupérer le coefficient d’artifice dont l’avait privé un premier temps d’analyse : car il résulte d’un concours de circonstances aussi fragiles et aléatoires que les circonstances présidant à la naissance d’une œuvre sous le stylet d’un sculpteur » (Rosset, 1973, p. 54). Cette conséquence de la lecture que Rosset a faite de Lucrèce est peut-être celle qui marquera le plus durablement sa réflexion ultérieure sur la production artistique car on en entend encore l’écho dans un texte de 2010 (cité par Ondine Bréaud-Holland, 2019, p. 302) :

Tributaires d’un même hasard initial, suspendues aux aléas d’une heureuse ou malheureuse disposition de leurs éléments, matière en général et peinture en particulier n’ont rien qui les différencie en profondeur. Tout comme le monde tel que le concevaient les atomistes de l’Antiquité, la plus belle des peintures n’est jamais autre chose qu’un désordre organisé : un désordre qui vit et se maintient à la faveur d’une fortune rare qui transforme occasionnellement et exceptionnellement, le hasard en loi, le non-sens en sens. (Rosset, 2010, p. 53-54)

3. Éloge de l’insignifiant et « raisons de vivre heureux »2

Les conséquences éthiques du renoncement à tout ordre naturel sont nombreuses et le poème de Lucrèce les décline au fil des chants : refus de la course au pouvoir et à la richesse, démystification de la passion amoureuse au profit du désir et de l’amitié, jouissance de l’instant. Sans doute, comme le montre bien, a contrario, l’Anti-Lucrèce du cardinal de Polignac (Polignac, 1780) qui joue Descartes contre Lucrèce (Chométy, 2009), rien n’est-il plus étranger à la pensée lucrétienne que l’injonction cartésienne de « se rendre comme maître et possesseur de la nature », car, comme le souligne Rosset, « c’est précisément au renoncement à toute possession qu’invite la représentation d’un monde dénaturé » : « Monde dénaturé qui est, comme le disait déjà Lucrèce, un monde de jubilation et de sécurité retrouvées : aucun objet n’y est à perdre, toutes les circonstances y sont à saisir » (Rosset, 1973, p. 72).

Dans la vision combinatoire de Lucrèce, la matière est un texte sans auteur et donc sans signification préétablie et l’une des visées les plus explicitement revendiquées de son poème est de combattre sans relâche l’interprétation superstitieuse qui veut lire dans les phénomènes physiques les signes de la bienveillance ou de la colère divines. Rosset y insiste : « Lucrèce le répète — implicitement— à chaque page du De rerum natura : le hasard qui définit la “nature” des choses, est la seule idée vierge de tout élément superstitieux. De “hasard” il n'y a aucune religion, aucune morale, aucune métaphysique, qui, non seulement se recommande, mais même, en dernière analyse, s'accommode » (Rosset, 1973, p. 78). « Traité rigoureux de l’insignifiance radicale » (Rosset, 1971, p. 24), le De rerum natura représente, à ce titre, l’un des grands moments de la philosophie tragique telle que Rosset la définit :

[...] le De rerum natura offre généreusement à la consolation et à la jubilation des hommes le hasard comme origine du monde, le vide comme objet fantasmatique des sentiments et des passions, la souffrance et la perdition comme le sort auquel est promise inéluctablement l'espèce humaine — quoique ce sort nécessaire soit lui-même privé de toute nécessité d'ordre philosophique. Cette consolation (qu'il y ait une certaine « nécessité » à l'origine des maux qui accablent l'homme) serait de trop et ressortit à la pensée religieuse et métaphysique — d'autres diraient plus brusquement : à la pensée interprétative, c’est-à-dire à la paranoïa ; Lucrèce le précise presque à chaque page. Il s'agit d'ôter à l'homme toute pensée consolante, à la faveur de la plus intraitable des pitiés. La peste d'Athènes, qui clôture l'œuvre, est la vérité de la condition humaine : mais à la condition d'ajouter que cette peste n'est qu'un événement fortuit, issu du hasard. (Rosset, 1971, p. 24)

Mais le philosophe prend soin de mettre en exergue « le lien constant entre les formes de pensée tragiques et les formes de pensée approbatrices » (Rosset, 1971, p. 46) qu’il trouve notamment chez Lucrèce, Montaigne et Nietzsche. Aussi s’insurge-t-il contre la tradition de lecture chrétienne du poète latin au XIXe siècle qui fait de la supposée mélancolie3 de Lucrèce — que Rosset ne conteste pas — la conséquence de l’insignifiant, qu’il convient, selon lui de distinguer soigneusement de l’absurde4 : « Ce sentiment de l’“insignifiance radicale”5 — autre nom du hasard — est présent chez Lucrèce ; mais, s'il assombrit les perspectives, il est aussi ce qui entretient la jubilation créatrice tout au long d'une œuvre dont il constitue la raison d'être » (Rosset, 1971, p. 139).

La question des rapports entre insignifiance et production artistique est une de celles qui trouvent le plus de prolongements dans la réflexion ultérieure de Rosset. Dans L’Anti-nature, il revient sur la place centrale qu’occupe l’insignifiant dans une représentation du monde qui refuse l’idée de nature et par conséquent la distinction entre naturel et artificiel : « Concevoir le monde comme artifice, et seulement comme tel, implique une certaine appréhension de l’insignifiance : le monde dénaturé, qui n’est ni insensé ni absurde, est certainement insignifiant » (Rosset, 1973, p. 75) et il s’attarde sur les effets poétiques, dans l’acception créatrice du terme, qu’implique cette conversion du regard : « Considérer le monde indépendamment de l’idée de nature revient à généraliser une expérience de désapprentissage que la plupart des poètes recommandent à ceux qui désirent retrouver un contact “naïf”, d’ordre à la fois neuf et originel, avec l’existence : contact générateur de cette « émotion devant les choses » dont parle F. Garcia Lorca, et qui suppose l’oubli fulgurant des réseaux de signification tressés par la coutume et l’habitude » (Rosset, 1973, p. 45). Il convoque alors un extrait, souvent cité, du Secret professionnel de Cocteau :

L’espace d’un éclair, nous voyons un chien, un fiacre, une maison, pour la première fois. Tout ce qu’ils présentent de spécial, de fou, de ridicule, de beau, nous accable. Immédiatement après, l’habitude frotte cette image puissante avec sa gomme. Nous caressons le chien, nous arrêtons le fiacre, nous habitons la maison. Nous ne les voyons plus. Voilà le rôle de la poésie. Elle dévoile, dans toute la force du terme. Elle montre nues, sous une lumière qui secoue la torpeur, les choses surprenantes qui nous environnent et que nos sens enregistraient machinalement » (Cocteau, 1926, p. 215)

Il est un autre poète que Rosset ne mentionne pas mais dont les écrits font écho aux siens, à la fois par la place qu’y tient explicitement la question de l’insignifiant et par la filiation lucrétienne, tant poétique que philosophique (Ballestra-Puech, 2013), qu’il revendique, c’est Francis Ponge. Celui qui affirme dans un texte daté de 1933, « Introduction au “Galet” » : « Ainsi donc, si ridiculement prétentieux qu'il puisse paraître, voici quel est à peu près mon dessein : je voudrais écrire une sorte de De natura rerum » (Ponge, 1999, p. 204), ouvre, une trentaine d’années plus tard, son recueil Pièces par un court texte intitulé « L’Insignifiant », et présenté entre guillemets, comme s’il s’agissait d’un fragment de conversation :

« Qu’y-a-t-il de plus engageant que l’azur si ce n’est un nuage, à la clarté docile ?
Voilà pourquoi j’aime mieux que le silence une théorie quelconque, et plus encore qu’une page blanche un écrit quand il passe pour insignifiant.
C’est tout mon exercice, et mon soupir hygiénique. » (Ponge, 1999, p. 696)

Simultanément art poétique et art de vivre, comme le souligne la dernière phrase, cette célébration de l’insignifiant trouve un écho, deux ans plus tard, dans À la rêveuse matière, variation très lucrétienne, sur l’analogie entre nature et littérature, à rebours du finalisme cicéronien, ou des nombreuses variantes qu’en offrent les déclinaisons chrétiennes de la métaphore du liber naturae : « la Nature entière, y compris les hommes, n'est qu'une écriture, mais une écriture d'un certain genre, une écriture non significative, parce qu'elle ne se réfère à aucun système de signification, du fait qu'il s'agit d'un univers infini, à proprement parler immense, sans limites ».

Ponge et Rosset se rejoignent enfin en ce qu’ils tirent de la lecture du De rerum natura — à juste titre comme le montrent les analyses d’Alain Gigandet sur « l’intensification et l’autonomisation calculée du moment présent » chez Lucrèce (Gigandet, 2001, p. 126) — une même approche de la portée éthique de la création artistique et de ce qu’on pourrait appeler une poétique du bonheur. Ponge en jette les fondements dans « Raisons de vivre heureux », un texte inaugural et programmatique, qui trouve logiquement sa place dans ses Proêmes et dont on ne rappellera ici que l’ouverture :

L'on devrait pouvoir à tous poèmes donner ce titre : « Raisons de vivre heureux ». Pour moi du moins, ceux que j'écris sont chacun comme la note que j'essaie de prendre, lorsque d'une méditation ou d'une contemplation jaillit en mon corps la fusée de quelques mots qui le rafraîchit et le décide à vivre quelques jours encore. Si je pousse plus loin l’analyse, je trouve qu’il n’y a point d’autre raison de vivre que parce qu’il y a d’abord les dons du souvenir, et la faculté de s’arrêter pour jouir du présent, ce qui revient à considérer ce présent comme l’on considère la première fois les souvenirs : c’est-à-dire, garder la jouissance présomptive d’une raison à l’état vif ou cru, quand elle vient d’être découverte au milieu des circonstances uniques qui l’entourent à la même seconde. (Ponge, 1999, p. 197-198)

Rosset lui fait écho de manière assez remarquable dans L’Anti-nature :

[…] une philosophie gagée sur l’insignifiance recommande de n’être attentif, en toute œuvre humaine, qu’au coefficient de bonheur qu’elle signale. […] c’est le bonheur qui est constamment visé à travers la précarité de l’œuvre : ce qui suppose notamment qu’on ne demande pas à la création esthétique de protéger du passager et du frivole, mais seulement de témoigner de quelques instants de bonheur, qui lui tiennent très suffisamment lieu de raison d’être et de fin. (Rosset, 1973, p. 78-79)

Bibliographie

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Rosset, C., 1973, L’Anti-nature, Paris, P.U.F.

Rosset, C., 2010, Matière d’art, Fata Morgana.

Serres, M., 1977, Naissance de la physique dans le texte de Lucrèce. Fleuves et turbulences, Paris, Minuit.

Notes

1 Le texte de Lucrèce sera cité dans cette traduction. Retour au texte

2 Titre d’un des Proêmes de Francis Ponge, daté de 1928-1929 (Ponge, 1999, pp. 197-199). Retour au texte

3 Le thème de la mélancolie de Lucrèce trouve ses origines dans la notice biographique de saint Jérôme, selon laquelle, rendu fou par un philtre d’amour, il se serait suicidé mais c’est le Romantisme qui s’en empare et le lègue aux exégètes du XIXe siècle avant que le psychiatre Benjamin Logre en fasse le sujet de son livre L’Anxiété de Lucrèce en 1946 (voir Ballestra-Puech, 2019, pp. 28-37). Retour au texte

4 « Or, autre chose est le non-sens (l'absurde), autre chose l'insignifiance que la perspective tragique a en vue. Le premier part d'un sens donné dont il explore la minceur et l'insuffisance (du sens, dès qu'il y en a, il n'y en a pas assez : sur ce point, les analyses de Pascal sont définitives). Ce qu'il montre, c'est que l'ordre régnant est insensé. Mais l'ordre régnant règne, même s'il s'agit d'un désordre : ainsi le monde soumis à l'aveugle volonté schopenhauerienne. Règne dont la reconnaissance, quel que soit son mauvais gré, voue le « tragique de l'absurde » à une même superficialité que le « comique du nonsense »: l'un et l'autre célébrant, chacun à sa manière, un ordre établi. L'insignifiance tragique conteste l'existence d'un tel règne : aucun sens n'est donné pour elle, fût-il le plus absurde. Aussi, de toutes les idées, celle de « non-sens » est-elle celle qui est précisément la plus dénuée de sens dans une perspective tragique : elle s'y définirait comme le contraire de rien. Affirmation du hasard, la pensée tragique est non seulement sans rapports avec la philosophie de l'absurde, encore est-elle incapable de reconnaître le moindre non-sens : le hasard étant, par définition, ce à quoi rien ne peut contrevenir. » (Rosset, 1971, p. 18). Retour au texte

5 L’expression dérive d’une formule de J. Mewaldt, contre laquelle Rosset s’inscrit en faux : « Du poème, nous fixe le regard d'un homme dont l'âme est assombrie par le sentiment que tout ce qui arrive est radicalement insignifiant » (Mewaldt, 1935, p. 21, traduction de Rosset). Retour au texte

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Référence électronique

Sylvie Ballestra-Puech, « Éloge de la « production hasardeuse » : le De rerum natura de Lucrèce au miroir de l’Anti-nature de Clément Rosset », K [En ligne], 6 | 2021, mis en ligne le 01 juin 2021, consulté le 18 mars 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/revue-k/1231

Auteur

Sylvie Ballestra-Puech