La danse de la conspiration : les survivances de Jane Avril

Traduit de :
The dance of conspiracy: the survival of Jane Avril

Texte

En me recueillant je m’aperçois que j’ai traversé une époque en voltigeant dans la cohue tourbillonnante d’êtres divers sans avoir rien laissé deviner du tréfonds de moi-même.
Jane Avril

Mais n’est-ce pas mieux ainsi ? – se demandait Jane Avril lorsque, parvenue au terme de son autobiographie, elle repensait à la manière dont elle avait réussi à dissimuler sa nature la plus profonde. Que se serait-il passé si elle avait avoué ses intrigues les plus intimes ? Quels risques aurait-elle pris ? À quel piège aurait-elle livré sa propre personne, ainsi que ce qui la rendait la plus heureuse (danser) ?

Muse inspiratrice de Toulouse-Lautrec, Terpsichore et incarnation de la danse dans les arrangements littéraires d’Arsène Houssaye, Jane Avril ne faisait rien pour susciter les fantasmes et l’admiration des hommes, se donnant tout entière uniquement à la danse. Aucun des hommes de sa vie, pas même les quelques élus dont la danseuse du Moulin Rouge s’était laissée aimer et soigner pendant de brèves périodes, n’aurait pu se substituer à la danse : « j’appartenais toute à la danse, et rien d’autre n’existait1 ».

Alors qu’elle n’était guère plus qu’une enfant, Jane avait dû vivre quelque temps avec les patientes de Charcot, et avec les manières de “diva” dont elles usaient pour recevoir les attentions du maître. Mais on ne peut certes dire qu’elle se soit inspirée de ces mises en scène ; au contraire, en son for intérieur, elle avait même pitié des pensionnaires de la Salpêtrière, et de ces tentatives mouvementées de complaire aux maîtres de la clinique en feignant et en simulant des symptômes inexistants.

La relation entre la danseuse et les patientes de Charcot était ambivalente, marquée par une torsion qui empêchait, de fait, de reconnaître tant des signes d’hérédité que ceux d’une totale extranéité. Il ne fait aucun doute que Jane Avril avait trouvé dans la danse une échappatoire, rompant très tôt sa relation avec le monde des hystériques. D’ailleurs, la façon dont Jane Avril répondait à l’appel de la danse était différente de la façon dont les divas hystériques répondaient à l’appel de la médecine. Tandis que Jane ne contentait pas ses spectateurs en exécutant des pas de danse conventionnels et largement codifiés, les patientes de Charcot s’appliquaient à rassurer leurs spectateurs, les médecins, en leur donnant exactement ce à quoi ils s’attendaient. Cependant quelque chose, dans cette relation, se recomposait chaque fois que Jane se sentait prise par le désir de la danse : « En réalité, j’étais seulement une aimante, avec un immense besoin d’épancher toute la tendresse que la nature avait mise en moi, avec des trésors de délicatesse et de douceur, que toujours je dus réfréner, car il m’aurait fallu les distribuer à bon escient et les occasions de le pouvoir faire sont si rares ! »

On pourrait dire que le visage cadavérique de la star du Moulin Rouge dépeint dans les œuvres de Toulouse-Lautrec correspond à une tentative de dissociation, de désintégration de cette unité qui aurait pu conduire à la connaissance de sa nature profonde si elle ne s’était pas débarrassée de la complicité, de l’alliance expressive, entre son visage et ses pieds. D’autant plus que, lorsque l’occasion d’un portrait se présentait, Jane préférait faire appel à une doublure.

Ce n’est qu’ainsi et à partir de ces ingénieux stratagèmes que la danse de Jane Avril a pu résister à la cohérence de certaines interprétations, demeurant illisible tout autant que sa nature profonde.

C’est à cela que durent peut-être lui servir l’assomption et la transfiguration de l’arche du pont, l’arc-en-ciel : à briser cette unicité auteuriale du geste hystérique et à disséminer ses indices là où l’on ne s’attendrait pas à les trouver. Bien sûr, nous ne croyons pas que le geste de Jane Avril ait eu pour but d’habiller l’hystérie d’habits de scène, car cela aurait comporté un apprivoisement de l’instinct créatif, et sa réduction à un genre. Plutôt, en suivant ses pas (de danse) – qui, dans la perspective d’Avril, coïncideraient avec la façon dont elle est “entrée dans le monde” et l’a foulé pendant un certain temps – nous découvrons que la danse est la trace d’une altération des tensions dialectiques internes aux dynamiques de pouvoir et, par conséquent, qu’elle est ce qui, en se soustrayant à cette tension, peut définitivement aller vers d’autres voies, d’autres désirs. Sa danse est probablement, alors, la tâche infinie de celui qui s’abandonne à la mort du symbolique sans pour autant faire de ce décès une autre forme, extrême, du symbolique. Un pas de danse, plutôt, justement, un pas de distance, comme mourir interminablement.

Il est possible que l’activité mimétique de Jane Avril, à travers laquelle l’arche du pont et une série d’autres gestes renvoyant au scénario interprété par les“divas de Charcot” étaient retravaillés sur scène, n’ait pas eu pour but de réécrire une histoire de l’hystérie en faisant de ses “mouvements” les plus connus un spectacle de danse, mais ait servi davantage l’entreprise de réécriture d’une histoire de la danse affranchie de la tradition et des canons. Une fois libérée, la danse devient pour Jane Avril l’espace d’une invention : un pli secret, à l’intérieur duquel elle garde jalousement sa nature la plus profonde. Nous soupçonnons qu’un geste comme le sien n’ait pu se donner qu’à la condition de sa dés-incarnation préalable, et nécessaire. En d’autres termes, afin de pouvoir revêtir un sens à chaque fois différent, et répondant aux nécessités des individus, la danse – comme tout autre geste de destitution – devra avant tout s’élever, se dégager du champ de forces qui l’a générée, et se traduire toujours en un acte d’incorporation inédit.

Francis Jourdain a écrit, en regardant Jane Avril danser : « la danse perd son caractère abstrait pour devenir un langage, cesse d’être un art purement décoratif pour prendre un accent humain ; l’arabesque tracée dans l’espace par une jambe inspirée n’est plus un signe vain, c’est une écriture2 ». L’espace vide, généré par l’intervalle d’espace et de temps entre un mouvement et un autre, traduit le geste en langage et, plus précisément, en écriture. Si la relation entre corps et langage semblerait remettre en jeu le thème de l’incorporation, ces signes vides transformés par Jane Avril en écriture ne peuvent, au contraire, que générer une distanciation liée au fait qu’à nos yeux, ils restent en fin de compte illisibles et difficilement interprétables.

L’hypothèse de la danse de Jane Avril en tant que geste absolu et universalisable n’a cependant pas pour but de plier les intentions qui la précèdent à une appréhension de l’universel ; elle confère, plutôt, un potentiel inventif à la danse : réussir à répondre à des instances qui voyagent en des temps et des espaces parallèles, et par conséquent en dehors du temps et de l’espace tels qu’on les conçoit traditionnellement.

Profitant de la comparaison établie par Frantz Fanon entre les hystériques et les colonisés, Jane Avril met en œuvre une stratégie que l’on pourrait rapprocher du « grand camouflage » de Suzanne Césaire, qui écrivait : « Si mes Antilles sont si belles, c’est qu’alors le grand jeu de cache-cache a réussi ». Stratégie de feinte et de dissimulation, plasticité explosive des corps et des gestes dans la mise en œuvre d’un programme qui, comme tout mouvement de la déconstruction, comme le dit Derrida, opère « nécessairement de l’intérieur, empruntant à la structure ancienne toutes les ressources stratégiques et économiques de la subversion ».

Que se serait-il passé si Jane Avril avait révélé aux individus sa nature la plus profonde ? Peut-être auraient-ils tenté de guérir et de soigner ses blessures en utilisant les outils cosmétiques qui étaient à leur disposition : la religion, la médecine, la famille.

Mais ces blessures auraient alors cessé de se manifester dans l’art de la danse et nous n’aurions presque certainement pas eu Jane Avril. Il ne fait donc aucun doute qu’il en est mieux ainsi.

Notes

1 Jane Avril, Mes mémoires, Paris, Phébus, 2005. Retour au texte

2 François Caradec, Jane Avril au Moulin Rouge avec Toulouse-Lautrec, Paris, Fayard, 2001, p. 71. Retour au texte

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Référence électronique

« La danse de la conspiration : les survivances de Jane Avril », K [En ligne], 12 | 2024, mis en ligne le 01 juillet 2024, consulté le 17 février 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/revue-k/1336