La danse, c’est ma vie
Jane Avril
... (dans l’œuvre de Minnelli) toute vie est un rêve qui lutte contre les autres rêves et se détruit lui-même
Jean Douchet
Introduction
De quoi la danse de Jane Avril est-elle le nom ? Comment penser ses gestes ? Sont-ils l’expression d’une résistance face aux bienséances bourgeoises, qui aurait su dépasser les limites de la Salpêtrière où fin XIXe siècle, à Mardi-gras, était organisé le bal des folles ? Sont-ils l’expression d’une maladie mentale, élaborée par le discours clinique de son époque et que Jane Avril aurait su conserver bien après son séjour à la Salpêtrière, sous la forme d’une danse de l’autre ou de l’aliéné ? À moins que ces gestes ne manifestent tout autre chose : la puissance (potentia) même de la danse à exprimer le collectif, à nous porter, chacun, vers notre part sauvage, c’est-à-dire cette part d’indétermination où les normes morales, sociales ou politiques n’agissent plus. Jane Avril aurait donc compris la danse comme une « possession », mais ni au sens spirituel (Platon) ni au sens clinique (Charcot), mais comme l’expression même de la liberté1. C’est dans cette direction que conduit l’étude des résurgences des gestes de Jane Avril dans deux fantasmagories, l’une apparue au cinéma dans les années 50 et l’autre, dans un clip des années 80.
1. 1951 : Jane Avril au cinéma
Le souvenir de Jane Avril a traversé les époques et les arts, le cinéma en particulier. Qu’on pense à Vicente Minnelli qui, en étroite collaboration avec Gene Kelly2, lui rend hommage dans la dernière danse de la longue séquence finale de son film Un Américain à Paris (1951). Cette séquence est « une fantaisie, une fantasmagorie même, haute en couleur, théâtrale, flamboyante, plus tourbillonnante que la vie même3 » (Minnelli). Elle prend la forme d’un emboîtement de danses d’époques différentes, s’achevant à l’époque de Jane Avril, qui ont tous un point commun, celui de symboliser la ville de Paris. Cette séquence exprime l’introspection du protagoniste du film, Mulligan, un peintre américain installé dans la capitale française, après le départ de sa bien-aimée. Dans sa rêverie, ses souvenirs de cette ville et de cette femme sont transfigurés en « tableaux », à la manière de Méliès4 : l’arrivée à Paris, sa rencontre avec une femme, son idylle sur les quais de la Seine… Dans cet univers fantasmagorique, Mulligan rejoue sur le mode de la danse sa courte relation : les chorégraphies s’enchaînent, et à la dernière danse, les spectateurs plongent à la fin XIXe siècle, dans l’univers du Moulin rouge. C’est cette scène qui nous intéresse pour commencer ; elle rend hommage aux spectacles dansants du Paris de Toulouse-Lautrec.
On y voit Mulligan accompagné de sa bien-aimée qui réanime, en passant auprès d’eux, un à un, les personnages de ce « tableau » du Moulin Rouge. Surgit un homme-sandwich portant sur le devant une affiche représentant Toulouse-Lautrec, accompagné d’un écriteau portant son nom, puis il s’en va et nous accédons, par le dessin qu’il porte dans son dos, à un autre personnage, à une autre danse5. Sur ce dessin on reconnaît Chocolat, main et pied droits levés dans l’instant d’un moment d’équilibre, au bar d’Achille.
Fig. 1 et 2 : Photogramme extrait d’Un Américain à Paris (1951)
Dessin de Toulouse-Lautrec (1896)
Fig. 3 : Une représentation de Jim Crow
Dans le dessin de Toulouse-Lautrec, le pied droit esquisse une pointe, la main droite est repliée vers l’intérieur, les doigts déliés, ce qui le fait ressembler à une señorita dansant la habanera. Il est habillé d’un costume blanc et d’une casquette à carreaux qui masque la partie supérieure de son visage, mettant ainsi en relief la mâchoire proéminente de Rafaël, nom véritable de Chocolat. Le danseur est accompagné d’un musicien jouant de la vielle. Selon Noiriel, l’image créée par Toulouse-Lautrec suggère déjà une hybridation entre des « éléments de sa culture d’esclave afro-cubain et des éléments de danse classique qu’il avait appris avec Henri Agoust au Nouveau-Cirque » (Noiriel, 1996, p. 242).
Chocolat et le Minstrel
Mais on peut aller plus loin dans l’hybridation. La posture est celle d’un instantané dont l’élégance du geste peut être rapprochée des études de gestes décomposés par Hokusai dans les pages de la Mangwa, « sténogrammes de mouvements », déclinés par le maître japonais qu’étudiait Toulouse-Lautrec. Mais elle rappelle surtout certains traits d’une danse imaginée par Thomas Rice : Jim Crow6. Jump Jim Crow est le nom d’une chanson et d’une danse de 1828. Le personnage grimé (un Noir joué par un Blanc) qu’elles mettent en scène aurait été inspiré par un Noir handicapé portant ce nom. Le personnage de ce Minstrel et le Blackface qui l’accompagne ont fortement participé à la dégradation de l’image du Noir dans la société américaine.
Par rapport à ce dessin et le Minstrel de Rice, Minnelli opère cinq déplacements. Premièrement, c’est Mulligan lui-même qui incarne le danseur Chocolat. Autrement dit, c’est un Blanc qui prend la posture d’un Noir. L’imitation de Kelly est fidèle au dessin de Toulouse-Lautrec : la posture, les fesses excessivement protubérantes, le mouvement des mains rappellent l’imaginaire du Minstrel, mais, fait important, l’acteur n’est pas grimé. Minnelli rompt sans ambiguïté avec les Minstrel shows qui faisaient usage du Blackface. Deuxièmement, on peut remarquer que la danse que Mulligan fait exécuter à Chocolat, en jouant son rôle, n’a rien à voir avec la pantomime du clown7, mais est celle du Cake-Walk8. Cette danse cubaine faisait l’objet d’un véritable engouement dans la Capitale, quand Rafaël (alias Chocolat) atteignit l’âge de 35 ans : ce qui mit d’ailleurs un terme à sa carrière d’artiste (Noiriel, 2016, p. 399). Trop usé par la piste, il n’avait pas l’endurance suffisante pour la pratiquer et se renouveler sur scène. Cette association est donc des plus étranges. Troisièmement, Chocolat vient sur la scène où se produit Jane Avril et danse avec elle : elle est reconnaissable grâce à un tableau de Toulouse-Lautrec, qui n’est pas montré à l’écran. Minnelli la représente dans la même posture, exécutant la même danse, un quadrille endiablé, et portant le même chapeau que sur le tableau du peintre. Cette association est plus étrange que la précédente : ils dansent ensemble indifféremment le Cake-Walk, le « french cancan » et une danse plus classique. Quatrièmement, Chocolat ne semble pas avoir côtoyé Jane Avril dans « la vie », mais la « Goulue ». Cinquièmement, Minnelli maintient la relation amoureuse : si Mulligan incarne Chocolat, Lise incarne Jane Avril (jouée par l’actrice Leslie Caron).
Fig. 4 et 5 : Photogramme extrait d’Un Américain à Paris (1951)
Tableau de Toulouse-Lautrec (1893)
Que révèlent tous ces déplacements ? Du point de vue de la diégèse (l’histoire), cette danse imaginée par Mulligan est une idéalisation de la relation du peintre avec sa bien-aimée. Après les scènes de danse précédentes qui marquaient la rencontre et la séduction, il monte d’un degré dans l’état amoureux. Il compose cet idéal comme le prolongement de représentations qui travaillent son imaginaire (un dessin et un tableau, tous deux de Lautrec, qu’il admire9). Cette danse est un moyen en somme de sublimer sa relation artistiquement. Le fantasme amoureux, son désir d’être avec Lise, se superpose au fantasme de la création – son désir d’être un peintre reconnu. Il fait de sa relation, le temps d’une danse, un tableau vivant, unique. Mulligan peint dans sa tête ce qui lui semble exprimer la quintessence de son amour pour Paris et de son amour pour Lise.
Mais du point de vue du cinéaste, la rêverie de Mulligan n’est pas seulement le point de vue d’un Américain à Paris qui découvre les charmes de la capitale française et en tombe amoureux. Prétexter la folle imagination de l’artiste ne suffit pas à comprendre la scène. Car en focalisant sur l’histoire, on ne dit rien des danses, et du fait qu’elles sont multiples au sein de cette séquence et qu’elles se mêlent. On ne dit rien non plus du choix fait par Minnelli de ces deux figures de Chocolat et de Jane pour incarner l’amour dans un Paris lointain.
La puissance de la danse
La scène de danse met en parallèle, et sur le même plan, deux personnages : la Folle de la Salpêtrière et le danseur Noir, dans une danse qui n’est pas la leur. Voilà ce qu’il faut expliquer. Minelli nous donne un indice pour comprendre. Dans une scène du début du film, le rival de Mulligan, parlant à ses amis, se met à imaginer Lise dans cinq danses différentes et cinq postures et décors parisiens différents, qui finissent par s’associer ensemble dans un split screen. La rêverie n’est donc pas l’apanage du seul Mulligan, mais peut-être bien de l’amoureux. La danse exprime, mieux que les mots, la vision émotionnelle des personnages. Pour un cinéaste, montrer Chocolat danser avec Jane Avril le Cake-Walk et d’autres danses, cela implique de créer un certain effet sur le spectateur. Minnelli entend frapper les esprits. Les spectateurs qui connaissent cette époque, ces danseurs, sont sidérés de les voir danser ensemble ce show. Si le lieu choisi est celui du Moulin Rouge, c’est parce que ce fut un lieu emblématique pour ses personnages et pour le Cake-Walk10. Minnelli veut faire un pont entre les danses, les personnages, les époques. Il crée une « hétérotopie », pour parler comme Foucault, c’est-à-dire un « espace autre ». Il articule des éléments hétéroclites ou, si l’on veut, plusieurs réalités parallèles d’une même époque, mais dans un même lieu.
Ce qui se communique entre les personnages, entre les danses, c’est une double frénésie : celle, d’une part, du mouvement effréné qui oscille entre les mouvements épileptiques des gambilles de Jane Avril et le « french cancan » ; et celle, d’autre part, du Cake-Walk qui est la danse des esclaves que l’on montrait dans les Minstrels. L’homme passe le bras dans celui de la femme ; le port altier, il laisse croire à la facilité des mouvements ; caracolant à pas hauts et cambré en arrière, le Walker est habillé comme un dandy et porte souvent un chapeau haut de forme. L’introduction du Cake-Walk dans les cafés-concerts fait que le Minstrel est le plus souvent un lieu où des acteurs sont des Blancs qui sont grimés. « La dynamique entre Noir et Blanc réalisée par le Cake-Walk est de l’ordre de l’incorporation » (Gordon, 2010, p. 67). Mais à la différence de ce qui se passe dans l’histoire des cafés-spectacles, Minnelli ne fait pas dans la caricature des Minstrels. Son intention n’est nullement raciste, mais il ne choisit pas non plus d’en revenir à la logique originale de la danse qui avait pour but de se moquer des propriétaires de plantations. Il s’agit au contraire pour lui de rendre à chacun des danseurs sa singularité confisquée par l’histoire. Nous n’avons plus à faire au personnage de Chocolat, ramené à sa condition de Noir, qui jouait essentiellement le rôle d’un clown corrigé par un clown blanc, et évincé par le Cake-Walk, ni au personnage de Jane Avril, ramenée à sa condition de folle, après un séjour à la Salpêtrière toute une année.
Sur scène, ce sont des êtres à part entières, capables d’incorporer des gestes multiples et différents. Ce qui ressort c’est leur talent de danseurs, capables de dominer la scène par une succession de danses. Le coup de force de Minnelli, c’est donc de n’avoir gardé que la force artistique des personnages, et fait de cette danse une danse à part entière et non un spectacle de Minstrel. En associant ces figures, Minnelli met en résonance la condition de la folle et celle du Noir, et les transfigure, et leur retire cette image stéréotypée qui leur collait à la peau : celle de phénomène. Il n’y a plus dans cette scène que la beauté de l’art chorégraphique transfiguré par l’art pictural. Minnelli montre aussi la frénésie commune qui habite ces danses. Nous ne voyons plus ici que l’amour de la danse.
C’est du reste ainsi que se voyait Jane Avril : « Je serai capable, en dépit de mes cheveux blancs et du “qu’en dira-t-on”, de me laisser emporter par la musique ! C’est peut-être l’une des multiples expressions de ce qu’il est convenu d’appeler la folie. Si c’en est une, elle me fut toujours douce et consolante, elle m’a aidée à vivre et je reste son esclave enchantée » (Avril, 2019, p. 102).
Ses Mémoires témoignent de la difficulté qu’elle rencontrait à être vue telle qu’elle est : une danseuse. « Parmi ceux qui m’ont un peu remarquée, d’aucuns me qualifièrent d’“Étrange” Jane Avril » (Avril, 2019, p. 3). La frénésie de Jane, c’était surtout à son époque celle qu’on assimilait à la Folle : la folie était rapportée par la médecine de son temps à la sexualité et se pensait comme une forme d’hystérie ou d’épilepsie (ou les deux à la fois11). De même, le Noir était essentiellement vu comme un esclave et comme inférieur, en raison des théories évolutionnistes racistes qui circulaient. On associait toute danse noire à une forme d’animalité. Le spectateur de 1887 voit les choses ainsi : « Ces danses sont pénibles à voir, les mouvements en sont trop rapides et trop violents. La bête y cherche sa joie dans la détente éperdue de ses muscles [sans se soucier] de l’harmonie des évolutions et de l’équilibre des lignes déplacées. On n’y sent que le déploiement aveugle des forces animales » (Bachollet, Debost, Lelieur, 1992, p. 44). Minnelli opère, quant à lui, un virage à 180 degrés : il choisit de transfigurer le regard social en associant différentes danses : Cake-Walk, « french cancan », danse classique s’enchaînent comme une chorégraphie merveilleuse. Il dépasse ainsi l’idée du Minstrel, pensé comme norme du spectacle mettant en scène des Noirs pour les Blancs. Le Noir et la Folle n’illustrent plus les défaillances de corps, puisque les artistes en font une « danse » à part entière, que tout le monde pourrait suivre et qui n’engage plus des stéréotypes raciaux ou sociaux : le Noir, la Folle. Plus de renvoi à la nudité d’un côté [l’absence de « l’esprit civilisé »] et à des convulsions de l’autre. La sidération (affect) a remplacé le regard intellectualisé de l’homme blanc. Si nous sommes encore « pris » par cette danse, c’est moins à la façon d’une contagion, que par la force d’un rythme et grâce à la composition d’un tableau artistique qui nous émerveille et met en valeur la culture d’une époque. Chocolat est présenté d’emblée comme un artiste classique qui se prête à une danse de toute beauté. À la fin de la danse, la frénésie s’estompe d’ailleurs au profit d’une danse plus classique, c’est un retour à la posture de début comme pour signifier que ce personnage est maintenant proprement intégré à la culture, à la danse. Jane la Folle n’est plus au fond cette blanche égarée, trop sensible, mais qui a pu guérir et reprendre sa raison, loin des folles gambilles de la Salpêtrière. Chocolat, sous les traits d’un Blanc, n’est plus un esclave, mais celui qui a repris sa dignité grâce à la danse du Cake-Walk, danse qui, à l’origine, avait pour but de se moquer des propriétaires de plantations.
La Folle qui avait un côté étrange et le Noir qui excitait la curiosité et inspirait une inquiétude sont ici remplacés par des danseurs qui peuvent même se permettre une idylle amoureuse. Minnelli rejoint donc la tradition artistique du « nègre blanc » qui incorpore « une image hybride de noir et de blanc ». Le choix de montrer un « nègre blanc » est, semble-t-il, moins une volonté de Gene Kelly de se réapproprier un héritage, de le glorifier, que de chercher à mettre en avant l’alliance des singularités et de faire de la frénésie qui les habite une expression sublimée de la danse. Dans un contexte comme celui des États-Unis, le geste de Minnelli est audacieux et osé. Le Noir n’existe alors dans la société américaine de ce temps qu’en tant qu’il est rapporté à la seule norme du Blanc. Minnelli rompt avec le Blackface, avec l’image du Noir battu : la danse devient le moyen d’enlever tous les épinglages normatifs que la société produit, elle n’est que vie, immanence des gestes. Le film de Minnelli redonne à Rafaël et Jane leur force dansante, leur statut d’artistes. West Side story, sur ce plan, dix ans plus tard, sera moins audacieux, même s’il tentera aussi de montrer par l’art et la danse que les oppositions sociales n’ont pas de sens.
Cristal de temps
Finalement, cette danse laisse place à un étrange final, où tous les danseurs des différents tableaux de danse se mélangent autour d’une fontaine, comme pour former un « cristal de temps ». On se rappelle que dans le cristal de temps, comme l’a bien vu Deleuze, l’actuel porte une multitude d’images de lui-même, ses doubles, qui en deviennent indiscernables. Tous les personnages intègrent ce cristal de Paris, Mulligan se retrouve ensuite seul et rejoint le décor du début de la scène représentant Paris avec l’Arc de Triomphe et sort de sa rêverie, de sa fantasmagorie. C’est la force du cinéma d’Hollywood de ne montrer que ce qui ne froisse pas. Minnelli, souvent vu comme un simple orfèvre des studios, tente ici au contraire de montrer que cet héritage n’est pensable que sur le mode onirique, qui est aussi une critique. Ce n’est qu’à la fin du film, dans le retour de Lise à la fête où elle retrouve Mulligan inconsolable, que Minnelli retombe dans le happy end : une norme filmique qu’il ne pouvait pas contrer.
2. 1983 : Jane Avril et les zombies
Jane Avril revient encore, trente ans plus tard, sous les traits d’un mort-vivant. À vrai dire, ce n’est pas exactement elle qui revient, mais plutôt son style de danse, ses mouvements et ses postures que les savants de son époque qualifiaient d’« épileptiques » ou d’« hystéro-épileptiques ». John Landis, réalisateur, Michael Jackson, chanteur et danseur, et Michael Peters, chorégraphe, décident en 1982 de rejouer autrement la rencontre amoureuse, en jouant sur les modalités du cauchemar plutôt que celles de la rêverie. Thriller (1982) est un clip tourné comme un film par un réalisateur de cinéma.
Fantasmagorie cauchemardesque
C’est une fantasmagorie mêlant horreur, chanson et danse. Considéré comme le plus long clip de l’histoire de l’industrie musicale, il dure presque autant que la séquence onirique de Minnelli. Comme la fantasmagorie de ce dernier, ce clip est travaillé et construit par une série d’emboîtements qui sont des mises en abyme de mini-scènes horrifiques : à chaque fois, la bien-aimée est tuée par son prétendant transformé. À la différence d’Un Américain à Paris, cependant, le héros est tourmenté par un mal inconnu qui le transforme et le conduit à (vouloir) dévorer sa bien-aimée. La scène est répétée trois fois, mais différemment. Le film commence par le rendez-vous amoureux d’un couple afro-américain, de l’époque des fifties, le garçon faisant la cour à une fille. Ce qui peut déjà surprendre, car les comportements du couple sont plutôt ceux qu’on trouve à l’époque chez les Blancs. Puis la pleine lune surprend le garçon qui se transforme en loup-garou et qui finit par tuer sa bien-aimée. On découvre l’horreur de la scène sur le visage effrayé d’une spectatrice elle aussi, accompagnée de son bien-aimé, et tous deux sont Afro-Américains également. Il s’avère que la scène de loup-garou n’était qu’un film, les protagonistes du clip sortent ensuite du cinéma, car la fille, effrayée, décide de partir. Le couple à l’écran est le même que le couple dans la salle, à ceci près que le film se passe dans les années 50 et que le couple qui le regarde semble appartenir aux années 80. La seconde partie, c’est le trajet du retour. Le garçon qui raccompagne la jeune fille joue à lui faire peur, il gesticule devant elle. Il semble éprouver un certain plaisir à le faire. Ils passent devant un cimetière sans voir que les morts sont en train de se réveiller. Pendant que les morts sortent de terre, on entend la voix du grand maître de l’horreur, Vincent Price, dont les paroles finales résument parfaitement ce qui se joue dans le clip :
(…) Your body starts to shiver
For no mere mortal can resist
The evil of the thriller
AH HA HA HA HA HA HA
AH HA HA HA HA HA HA
Thriller, frémir, tel est ce qui semble annoncé prophétiquement par la voix off. Ce qui attend les protagonistes, ce n’est pas la mort, mais le frémissement. Sur les notes de Rodney Lynn Temperton, le couple rencontre les morts ; les zombies les encerclent. Mais la mort ne vient pas, tous se mettent à danser – excepté la fille, qu’on ne voit pas. Le « Thriller » remplace le « gore ». Que se passe-t-il réellement lors de cette rencontre ? Étrangement, c’est le garçon qui donne le tempo. La danse est en deux temps. Dans un premier temps [8 h 30 et 9 h 40], le garçon se comporte comme un zombie dansant. Dans un second temps, il a retrouvé son visage normal et danse d’une façon moins syncopée [9 h 40 à 10 h 33]. Ce second temps reviendra ensuite dans le générique de fin. Après cette danse, le film s’achève par un hommage explicite à George Romero12, le père des films zombies : la jeune fille se réfugie dans une maison, mais les morts parviennent à y entrer – et en particulier son amoureux–, et se jettent sur elle. C’est alors que commence la troisième étape du clip, le dernier emboîtement, dernier frémissement aussi du spectateur, puisque la jeune fille se réveille après ce qui semble n’avoir été qu’un mauvais rêve. Son réveil nous fait sursauter. Elle est rejointe par son amoureux qui l’enserre, mais l’image se fige bientôt sur les yeux du garçon : ils sont anormalement brillants, car il est en train de se transformer.
Double transformation
Ce qui est frappant dans la rencontre entre le couple et les zombies, c’est que les morts-vivants et le héros n’agissent pas comme ils sont censés le faire : ils n’agissent pas comme des zombies et même la transformation du héros est instantanée (à la différence du jeune homme du film – première partie du clip – dont on voit la lente transformation en Loup-garou). Du point de vue du réalisateur, cela ne peut pas être un hasard. C’est bien sûr un clip musical, la danse (accompagnée des paroles d’une chanson) est ici le vrai centre. Mais John Landis lui fait jouer un rôle bien plus important et dans la foulée propose une approche très originale du zombie.
Si les choses avaient suivi leur cours, les zombies auraient dévoré le couple. Au lieu du démembrement et de l’ingurgitation attendus, nous avons une simple danse ! John Landis insiste sur la seule mobilité des morts, après leur sortie des tombes, pour mieux frapper les esprits. Au lieu que le garçon reste un zombie, après sa transformation, il redevient lui-même, puis à la fin de la danse, c’est de nouveau un zombie. Or qu’est-ce qu’un zombie ? « Le(s) zombie(s), c’est l’expérience du changement » (Dupuis, 2014, p. 19). Romero, le père des zombies modernes, voit leur retour comme une catastrophe (a disaster) et une façon de briser la normalisation sociale, politique et économique. Mais ce changement s’enraie. Premier frémissement, le garçon prend trop rapidement le visage d’un zombie (qui n’est pas sans rappeler I Walked with a zombie), il n’y a pas de phase d’incubation du virus. Et deuxième frémissement, il se met à danser avec eux (les zombies). La danse les transporte tous, mais c’est le jeune homme qui mène la danse. La scène amoureuse est mise de côté, à moins que cette danse ne soit une invitation, une adresse à la jeune femme à entrer dans la danse, elle qui est effrayée. Comme pour dire : « Eh bébé, tu verras, être zombie, ce n’est pas si mal ! ». À moins que ce qui compte, ce soit justement une autre rencontre, celle d’un danseur avec les zombies.
Dès que les zombies entourent le couple, le mouvement de caméra enchaîne un plan de la jeune fille avec un gros plan sur le visage du jeune homme zombifié, plan qui fait penser plutôt au zombie vaudou et qui est suivi d’un « effet transtrav » de la jeune femme. Puis on voit les zombies en plusieurs rangs derrière le jeune homme se mettre à suivre ses mouvements. La danse suspend donc l’essence même du zombie autant que les zombies suspendent l’« état-de-vivant » du jeune homme13 en le zombifiant. On constate une transformation réciproque, c’est-à-dire que les zombies se mettent à faire comme le jeune homme, danser, et le danseur se met à faire comme les zombies, se zombifier. On dirait que chacun ne résiste pas au frémissement de l’autre. Le zombie a sa puissance comme la danse a la sienne. Il y a un cercle des puissances. Tant que le jeune homme a assez d’énergie pour ne pas se laisser dévorer par sa part maudite (zombie), il continuera à entraîner les zombies dans sa danse. C’est comme une contagion qui les affecte simultanément. Les deux temps de cette danse illustrent parfaitement cette lutte des puissances entre le zombie et la danse.
D’un côté, le garçon se caractérise autant par sa manière d’être (il chante plutôt qu’il ne parle) que par sa manière de bouger. Avant même sa rencontre avec les morts, le garçon a le pas dansant, il ne tient pas en place. Il lui arrive même de marcher en arrière (Moon-Walk). Il est possédé par la danse. Elle est le vrai personnage du clip, car c’est la danse qui fera que tout le monde voudra acheter des disques. Le garçon est porteur de rythmes, d’influences musicales multiples, ancestrales, notamment le Cake-Walk et la pantomime du clown (celle du mime Marceau).
De l’autre, les zombies, sortis des cimetières14, à la manière des personnages de George Romero, ont le pas très lent et se préparent (c’est du moins la finalité qu’on leur assigne) à démembrer le couple avant de l’ingurgiter, mais au contact du jeune homme, ils sont gagnés par une énergie qui les met en mouvement, les arrache à leur « trajectoire rectiligne ». Si leur corps n’est plus vraiment dirigé par un « pilote », une âme ou un esprit, qu’est-ce donc qui les anime ? La danse. Leur torsion, l’influx nerveux vient de la danse. Leurs corps semblent chercher l’équilibre, le bon déport d’énergie. On dirait que la danse du garçon leur redonne une certaine assise, un dynamisme. Mais cette recherche de l’équilibre est précisément ce qui va les préparer à entrer dans la deuxième phase de la danse, ce moment où ils seront davantage encore dans le mouvement, « comme en vie », et où s’entend le thème principal du clip. Une fois passées les deux phases de la danse, les zombies recommenceront leur marche lente et inexorable et ils dévoreront la jeune femme.
Deux catégories de zombies
Mais il y a plus. La zombie dance mérite notre attention. Tous les zombies ne suivent pas les mêmes mouvements. En fait, il y a deux sortes de zombies. Pour les distinguer, le chorégraphe Michael Peters a intentionnellement créé une certaine dissymétrie au sein des zombies. D’un côté, quatre danseurs pop-lock, plus en retrait, s’agitent comme des possédés, et de l’autre, dix-huit autres danseurs ont un pas jazzy, une démarche plus saccadée et des mouvements plus rapides et brusques et dansent à l’unisson. D’un côté, les mouvements des zombies les plus isolés évoquent clairement la danse frénétique de Jane, qui est syncopée ou encore celle des autres folles de la Salpêtrière. Leurs gestes sont ceux de la chorée. Les zombies sont comme des fous sortis d’outre-tombe. De l’autre, le garçon et ses danseurs zombies ont une « danse très syncopée qui exige que le haut du corps (tête et buste) soit rejeté en arrière tandis que les genoux, lancés en alternance vers le haut, rapprochent la danse d’une course éreintante » (Tomasovic, 2009, p. 120). Les zombies ne se différencient donc que par leurs postures et les types de mouvements qui les animent sans doute à cause de l’influx qui passe entre le danseur et eux. Ces deux types de zombies sont en fait comme deux états de la transformation du zombie en danseur.
La danse réveille les morts, c’est bien connu. Elle leur donne un frémissement, une seconde vie. Pourquoi deux états ? Les zombies les plus en retrait du danseur ne se réveillent pas au contact du danseur, mais ils sont encore trop éloignés et ils sont comme des pantins désarticulés. Les zombies qui sont les plus proches du danseur, quant à eux, sont pris d’un tressautement, d’un influx nerveux : leur corps se déporte à droite, à gauche, en avant en arrière, la tête aussi pivote ne suit pas les mêmes directions, bien qu’ils soient entre eux à l’unisson. John Landis, à travers ces deux états, opère la vraie synthèse de ces deux figures du Noir et de la Folle. Il associe deux traditions : les gestes épileptiques et les gestes du Cake-Walk. C’est aussi comme deux états du Thriller, du grand frémissement, annoncé par la voix off de Vincent Price, auquel les ténèbres nous convient (rien n’est dit sur les causes de la levée des morts).
Fig. 6 :Photogramme extrait de Thriller (1983)
Fig. 7 : Photogramme extrait de I walked with a zombie, 1943
La puissance de la danse
On notera la rigueur du chorégraphe qui prend aussi en compte, dans sa danse, l’état physique des morts, dont les membres ont perdu leur tonicité et sont marqués par une plus grande pesanteur. L’énergie qui traverse leurs corps est donc sans cesse « déviée », elle fuit pour ainsi dire : c’est précisément une qualité de la « destitution » comme le rappelle Luca Salza dans son beau livre sur Kafka (Salza, 2023, pp. 73-88). Le zombie ne suit pas la « normalisation » politique, mais face à des danses qui refusent par essence la norme sociale dominante, il se sent porté vers elles. Le zombie et ces danses ont en commun d’être mineurs. Ce ne sont pas des danses reconnues, des danses qui ont un statut officiel. Ce sont des danses d’exclus. On dira que les zombies les plus près du « walker » sont à l’unisson et que cette harmonie dans leurs mouvements n’est que d’imitation. Notons au passage que le Cake-Walk lui aussi est en son fond une danse d’imitation des propriétaires de plantations, basée sur le renversement hétérotopique des pouvoirs, autrement dit une sorte de carnaval des fous et des morts. Ce qui distingue, maintient leur singularité à chaque instant, ce sont leurs grimaces. C’est ce qui leur donne un « semblant de vie » et les distingue de pantins, comme le rappelle le chanteur :
Comment faire danser des zombies et des monstres sans que ce soit comique ? Je suis donc entré dans une pièce avec Michael Peters, et lui et moi avons imaginé ensemble comment ces zombies se déplacent en faisant des grimaces dans le miroir. J’avais l’habitude de venir aux répétitions parfois avec dumaquillage de monstre, et j’adorais faire ça. (Walthall, 2023)
L’imitation est d’ailleurs réciproque, même si elle se fait par contagion : le Walker prend les traits d’un zombie. Ils forment une boucle. Que la danse soit associée à la mort, ce n’est pas en soi une nouveauté, car les vivants ont très longtemps vécu avec les morts, dans les cimetières (Ariès, 1975, pp. 29-31) et la mort a toujours été une danse macabre, la dernière danse qui nous emporte au tombeau. Mais le plus important, c’est que la danse se propage par-delà les écrans, du côté des spectateurs. L’impact de cette danse a fait « frémir » le monde, en 1982. En un sens, si à l’écran les zombies finissent par l’emporter, dans les esprits, c’est la danse qui gagne. Le corps des zombies a beau être un « corps sans organes », pour parler comme Gilles Deleuze et Félix Guattari, c’est-à-dire un corps qui refuse de se refermer comme un organisme, avec ses mystères, ses filiations, la danse l’emporte dans les cœurs des vivants (les spectateurs). Mais dans le clip, la tradition mineure du Cake-Walk ne semble pas suffire à impulser un vent de contestation, elle ne fait pas le poids contre les zombies. Ce qui fait que nous restons sur une image dansante des zombies, c’est le générique qui revient sur la scène de danse (deuxième temps). Peu importe la force de destruction des morts, en fin de compte, ce qui compte, c’est la danse, qui redonne vie aux filiations, reconnecte avec la lutte des esclaves : la danse est cette bifurcation qui redonne une forme de vie aux vivants et aux morts et qui invite le spectateur à y participer. La danse enlève tout sentiment de peur, elle nous sidère, nous plonge dans un « affect », par-delà bien et mal. Nous ne sommes plus propulsés vers des idées de putréfaction, mais vers un « dérèglement de tous les sens » (Rimbaud). La danse n’est plus le symbole d’une animalité (la bestialité du Noir) ou l’expression des traits d’une race, c’est plutôt la contagion des sens. Cette zombie dance aurait beaucoup plu à Jane Avril : « Si dans l’autre monde existent des dancings, il n’y a rien d’impossible à ce que j’y sois conviée pour y interpréter la danse macabre » (Avril, 2019, p. 103).
Fig. 8 et 9 : Le style « Cake-Walk »
(Photogrammes extraits de Thriller, 1983, droits réservés)
Fig. 10 : Danse zombie dans le « style » de Jane Avril
(Photogrammes extraits de Thriller, 1983)
Conclusion
Le souvenir de Jane, dans les Arts, s’est donc perpétué d’au moins deux manières. D’abord, comme un clin d’œil direct aux personnages du Moulin-Rouge, que le réalisateur Minnelli fait revivre dans une rêverie, en montrant les résonances de sa danse avec le Cake-Walk, ce qui lui permet de la « désubstantialiser » de son statut d’icône de la Belle-Époque et de lui redonner sa singularité de danseuse ; ensuite, d’une façon sidérante, en montrant comment ses mouvements s’emparent du corps du zombie, et impulsent en eux la puissance de la danse. C’est la danse qui en définitive est victorieuse, elle abat les stéréotypes racistes de la société et se mêle aux devenirs-zombie. Car elle est l’expression de la pure liberté, c’est-à-dire de la « puissance de la multitude » (Antonio Negri).
« Un jour, j’ai dansé comme un chevreau. On avait fait cercle autour de moi. J’avais l’air d’une enfant ; mes cheveux voletaient. Et je me souviens d’une robe “Empire”, blanche rayée de mauve, qui, autour de moi, s’épanouissait » (Avril, 2019, p. 26).