Devenir révolutionnaire

Sur Kazimir Malevitch

Notes de l’auteur

Traduit de l’anglais par Stéphane Hervé avec l’aimable autorisation de l’auteur. “Becoming Revolutionary: On Kazimir Malevich” a d’abord paru en ligne dans le numéro 47 de la revue e-flux journal, en septembre 2013 (url : https://www.e-flux.com/journal/47/60047/becoming-revolutionary-on-kazimir-malevich/). Il a été ensuite repris dans Boris Groys, In the Flow, Londres, New York, Verso Books, 2016.

Texte

La grande question, inévitablement posée aujourd’hui par les réflexions et les discours portant sur l’avant-garde russe, est celle de la relation entre révolution artistique et révolution politique. L’avant-garde russe a-t-elle collaboré, coproduit la Révolution d’Octobre ? Et si tel est le cas, peut-elle servir de source d’inspiration et de modèle aux pratiques artistiques contemporaines qui tentent de transgresser les frontières du monde de l’art, de devenir politiques, de changer les conditions prédominantes, politiques et économiques, de l’existence humaine, de se mettre au service d’une révolution politique ou sociale ou, au moins, d’un changement politique et social ?

Aujourd’hui, on considère généralement que le rôle politique de l’art est double : 1) la critique du système politique, économique et artistique dominant, et 2) la mobilisation du public par une promesse utopique dans l’objectif de changer ce système. Si nous observons la première vague, prérévolutionnaire, de l’avant-garde russe, nous ne pouvons retrouver aucun de ces aspects dans les pratiques artistiques en question. Pour critiquer quelque chose, il faut d’une certaine manière le reproduire, présenter cette chose critiquée en même temps que la critique qui en est faite.

Cependant, l’avant-garde russe se voulait non-mimétique. Nous pouvons dire de l’art suprématiste de Malevitch qu’il est révolutionnaire, mais nous aurions bien des difficultés à dire qu’il est critique. La poésie sonore d’Alexeï Kroutchenykh était aussi non-mimétique et non critique. Ces deux pratiques artistiques – les plus radicales de l’avant-garde russe – n’appelaient pas un processus participatif : écrire de la poésie sonore et peindre des carrés et des triangles ne sont clairement pas des activités qui séduisent particulièrement un plus vaste public. Ces activités ne pouvaient pas davantage mobiliser les masses au nom de la révolution à venir. Une telle mobilisation ne pouvait être obtenue que par l’utilisation de des médias de masse modernes et contemporains, comme la presse, la radio, le cinéma – dont l’équivalent serait aujourd’hui la pop-music, les affiches au design révolutionnaire, les slogans, les tweets, etc…Pendant la période prérévolutionnaire, les artistes de l’avant-garde n’avaient évidemment pas accès à ces médias, même si les scandales provoqués par leurs actions artistiques étaient de temps en temps couverts par la presse.

Nous employons souvent l’expression « l’avant-garde révolutionnaire russe » pour désigner les pratiques artistiques de l’avant-garde russe des années 1920. Mais, nous le faisons en fait de façon incorrecte car l’avant-garde russe des années 1920 était déjà, artistiquement et politiquement, dans sa phase postrévolutionnaire. Durant cette phase, elle n’a fait qu’approfondir les pratiques artistiques apparues avant même la Révolution d’Octobre. Elle opérait dans le cadre de l’État soviétique postrévolutionnaire – tel qu’il s’est formé après la Révolution d’Octobre et la fin de la guerre civile – et était soutenue et contrôlée par cet État. Dès lors, il n’est pas possible de définir l’avant-garde russe de la période soviétique comme révolutionnaire, au sens habituel du terme, car l’art de l’avant-garde russe n’était pas dirigé contre le statu quo, contre les structures de pouvoir, politiques et économiques.

L’avant-garde russe de la période soviétique n’était pas critique mais positive dans son attitude envers l’État soviétique postrévolutionnaire. Il s’agissait fondamentalement d’un art conformiste. Ainsi, seule l’avant-garde russe prérévolutionnaire peut être considérée aujourd’hui comme pertinente pour notre situation contemporaine, parce celle-ci ne ressemble évidemment pas à la situation postérieure à la révolution socialiste. Donc, pour aborder le caractère révolutionnaire de l’avant-garde russe, concentrons-nous sur la figure de Kazimir Malevitch, le plus radical des représentants de la phase prérévolutionnaire.

Comme je l’ai déjà mentionné, nous ne pouvons pas trouver dans l’art de l’avant-garde russe prérévolutionnaire, y compris celui de Malevitch, les caractéristiques que nous avons tendance à considérer lorsque nous parlons d’un art critique, d’un art politiquement engagé capable de mobiliser les masses en vue d’une révolution, d’un art qui pourrait aider à changer le monde. Nous pourrions alors suspecter que le célèbre Carré Noir de Malevitch n’est pas lié à une quelconque révolution politique et sociale – qu’il s’agit d’un geste artistique qui, en fin de compte, n’a de pertinence qu’à l’intérieur de l’espace artistique. Cependant, je prétends que si le Carré noir de Malevitch n’était pas un geste révolutionnaire actif dans le sens où il critiquait le statu quo politique ou faisait la propagande d’une révolution à venir, il était révolutionnaire en un sens plus profond. Après tout, qu’est-ce que la révolution ? Ce n’est pas le processus de construction d’une nouvelle société – c’est là l’objectif de la période postrévolutionnaire. Au contraire, la révolution est la destruction radicale de la société existante. Cependant, accepter cette destruction révolutionnaire n’est chose aisée, psychologiquement. Nous avons tendance à résister aux forces radicales de destruction, nous avons tendance à faire preuve de compassion et de nostalgie envers notre passé – et peut-être encore plus envers notre présent menacé par toutes sortes de périls. L’avant-garde russe – et l’avant-garde européenne en général – était le remède le plus puissant contre toute forme de compassion ou de nostalgie. Elle approuva la destruction totale de toutes les traditions de la culture européenne et de la culture russe, traditions qui étaient chères non seulement aux classes éduquées mais aussi à toute la population.

Le Carré Noir de Malevitch en fut le geste le plus radical. Il annonçait la mort de toute nostalgie culturelle, de tout attachement sentimental à la culture du passé. Il était comme une fenêtre ouverte par laquelle les esprits révolutionnaires de la destruction radicale pouvaient entrer dans l’espace de la culture et réduire celle-ci en cendres. Un bon exemple de l’attitude anti-nostalgique de Malevitch se trouve dans son court mais important texte « Sur le musée », datant de 1919. À cette époque, le nouveau gouvernement soviétique craignait que les anciens musées et collections d’art russes fussent détruits par la guerre civile et l’effondrement général des institutions étatiques et économiques. Le parti communiste réagit et essaya de sauver ces collections. Dans son texte, Malevitch protestait contre cette politique pro-musée en demandant à l’État de ne pas intervenir en faveur des collections d’art du passé car leur destruction pourrait ouvrir le chemin de l’art véritable et vivant. Il écrivait :

La vie sait ce qu’elle fait et, si elle aspire à détruire, il ne faut pas l’en empêcher, car en la gênant, nous barrons en nous la route à la représentation nouvelle de la vie qui est née. […] En brûlant un mort, nous avons un gramme de poudre, par conséquent, une seule étagère de pharmacie peut contenir des milliers de cimetières. Nous pouvons faire une concession aux conservateurs, leur proposer de brûler toutes les époques en tant que chose morte et organiser une seule pharmacie.

Il continue en donnant un exemple concret de ce qu’il veut dire :

Le but sera unique, même si l’on examine la poudre de Rubens, de tout son art : dans l’homme surgira une foule de conceptions, peut-être plus vivantes que la représentation réelle (il faudra moins de place).*

Ainsi, Malevitch propose de ne pas préserver, de ne pas sauver les choses qui doivent disparaître, mais de les laisser disparaître sans sentimentalité ou remords. De laisser les morts enterrer leurs morts. A première vue, cette acceptation radicale de l’œuvre destructrice du temps semble être nihiliste et Malevitch lui-même a décrit son art comme fondé sur le néant.

Mais, en réalité, au cœur de cette attitude dépourvue de sentiments à l’égard de l’art du passé se trouve la foi dans le caractère indestructible de l’art. L’avant-garde de la première vague permit aux choses, y compris aux choses de l’art, de s’effacer, parce qu’elle croyait que quelque chose demeurerait toujours. Et elle rechercha ces choses qui demeureraient au-delà de toute tentative humaine de conservation.

L’idée d’avant-garde est souvent associée à la notion de progrès, notamment technologique. Pourtant, l’avant-garde posait la question suivante : comment l’art peut-il perdurer au milieu de la destruction permanente de la tradition culturelle et du monde connu – cette condition de la modernité, caractérisée par des révolutions technologiques, politiques et sociales ? Ou, pour le dire autrement : comment peut-on résister au caractère destructeur du progrès ? Comment produit-on un art qui peut échapper au changement permanent – un art atemporel, transhistorique ? L’avant-garde ne voulait pas créer l’art du futur, elle voulait créer un art transtemporel, valable pour tous les temps. Sans cesse, nous entendons et nous lisons que nous avons besoin de changement, que notre objectif en tant que société – c’est aussi celui de l’art – devrait être de changer le statu quo. Mais le changement est notre statu quo. Le changement permanent est notre seule réalité. Nous vivons dans la prison du changement permanent. Pour changer le statu quo, nous devons changer le changement – pour échapper à la prison du changement. La vraie foi en la révolution présuppose paradoxalement la croyance que la révolution n’a pas une capacité de destruction totale, que quelque chose survit toujours, même à la catastrophe historique la plus radicale. Une telle croyance rend possible l’acceptation sans réserve de la révolution, acceptation si caractéristique de l’avant-garde russe.

Malevitch parle souvent dans ses écrits du matérialisme comme l’horizon ultime de sa pensée et de son art. Pour Malevitch, le matérialisme signifie l’impossibilité de stabiliser une image face aux changements historiques. À maintes reprises, Malevitch affirme qu’il n’existe pas d’espace isolé, protégé, métaphysique ou spirituel, qui pourrait servir de refuge pour des images, alors immunisées des forces destructrices du monde matériel. Le destin de l’art ne peut pas être différent du destin de toute autre chose. La réalité commune est la défiguration, la dissolution et la disparition dans le flux des forces et des processus matériels incontrôlables. Malevitch encadre l’histoire de l’art nouveau, de Cézanne, du cubisme et du futurisme jusqu’à son propre suprématisme comme une histoire de la défiguration et destruction progressives de l’image traditionnelle telle qu’elle est née dans la Grèce antique et développée à travers l’art religieux et la Renaissance. Se pose alors la question : qu’est-ce qui peut survivre à cette œuvre de destruction permanente ?

La réponse de Malevitch à cette question est tout à fait convaincante : l’image qui survit à l’œuvre de destruction est l’image de la destruction. Malevitch entreprend la réduction la plus radicale de l’image (jusqu’à un carré noir), anticipant ainsi la plus radicale destruction de l’image traditionnelle par les forces matérielles, par le pouvoir du temps. Pour Malevitch, toute destruction de l’art – qu’il soit passé, présent ou futur – est salutaire car cet acte de destruction produit nécessairement une image de la destruction. La destruction ne peut pas détruire sa propre image. Bien sûr, Dieu peut détruire le monde sans laisser de traces parce que Dieu a créé le monde à partir du néant. Mais si Dieu est mort, alors un acte de destruction sans trace visible, sans image (de la destruction), est impossible. Et à travers l’acte de réduction artistique radicale, cette image de la destruction à venir peut être anticipée ici et maintenant – une image (anti)messianique, qui démontre que la fin des temps n’arrivera jamais, que les forces matérielles ne pourront jamais être arrêtées par un pouvoir divin, transcendantal, métaphysique. La mort de Dieu signifie qu’aucune image ne peut être stabilisée infiniment, mais elle signifie aussi que l’image ne peut être totalement détruite.

Mais qu’est-il arrivé aux images, réduites, proposées par les premières avant-gardes après la victoire de la Révolution d’Octobre, dans les conditions de l’État postrévolutionnaire ? Toute situation postrévolutionnaire est une situation profondément paradoxale car toute tentative de poursuivre l’élan révolutionnaire, de rester lié et fidèle à l’événement révolutionnaire, s’expose nécessairement à la trahison de la révolution. La continuation de la révolution peut être envisagée comme sa radicalisation permanente, comme sa répétition – c’est l’idée de révolution permanente. Mais, dans les conditions de l’Etat postrévolutionnaire, elle pourrait être alors interprétée comme une contre-révolution, en tant qu’elle affaiblirait et déstabiliserait les réalisations révolutionnaires. Cependant, la consolidation de l’ordre postrévolutionnaire serait aussi une trahison de la révolution parce qu’elle ferait inévitablement revivre les normes prérévolutionnaires de stabilité et d’ordre. Vivre cette situation paradoxale est, comme nous le savons, périlleux : rares sont les révolutionnaires à avoir survécu.

Vouloir continuer la révolution artistique n’est pas moins paradoxal. Quel serait le sens d’une continuation de l’avant-garde ? Une répétition des formes artistiques avant-gardistes ? Une telle stratégie serait accusée de privilégier la lettre au détriment de l’esprit de l’art révolutionnaire, de convertir une forme révolutionnaire en élément décoratif du pouvoir ou en une marchandise. A contrario, le rejet des formes d’avant-garde au nom d’une nouvelle révolution artistique correspond inévitablement à une contre-révolution, comme le montre l’exemple de l’art dit postmoderne. La deuxième vague de l’avant-garde russe a tenté de déjouer ce paradoxe en redéfinissant l’opération de réduction.

Pour la première vague de l’avant-garde, et particulièrement pour Malevitch, l’opération de réduction démontrait, comme je l’ai indiqué, l’indestructibilité de l’art, ou, pour le dire autrement, l’indestructibilité du monde matériel : toute destruction est une destruction matérielle et laisse des traces. Il n’y a pas de feu sans cendres, il n’y a pas de feu divin qui produirait un anéantissement total. Le Carré noir reste non transparent, parce que la matière est non transparente. L’art, radicalement matérialiste, de la première avant-garde n’a jamais cru en la possibilité d’un medium immatériel, totalement transparent (à la manière de l’âme, de la foi ou de la raison) qui nous permettrait de voir l’autre monde après qu’un événement apocalyptique aurait éliminé tout (la matière) ce qui prétendument occultait la perception de cet autre monde. Selon l’avant-garde, la seule chose que nous serons capables de voir dans cette situation sera l’événement apocalyptique lui-même, qui apparaîtra alors comme une œuvre d’art, réduite au minimum.

Cependant, la deuxième vague de l’avant-garde russe utilisa l’opération de réduction d’une toute autre manière. Pour les artistes en question, l’élimination révolutionnaire de l’ordre ancien, prérévolutionnaire, fut perçu comme un événement ouvrant une perspective sur un nouvel ordre, soviétique, postrévolutionnaire, postapocalyptique. Ce n’est pas l’image de la réduction elle-même qui devait être vue maintenant, mais le nouveau monde qui naissait de la réduction de l’ancien monde. Par conséquent, l’opération de réduction commença à être utilisée pour faire l’éloge de la nouvelle réalité soviétique. Au début, les constructivistes crurent qu’ils pouvaient administrer eux-mêmes les « choses » qui étaient maintenant directement accessibles après la réduction et la suppression des anciennes images qui les séparaient de ces choses. Dans son texte programmatique intitulé Constructivisme, Alexeï Gan écrit :

ne pas refléter, ne pas représenter et ne pas interpréter la réalité mais plutôt véritablement construire et exprimer les taches systématiques de la nouvelle classe, du prolétariat. […] Maintenant que la révolution prolétarienne s’est rendue victorieuse et que sa marche de destruction et de création progresse sur des rails de fer vers une culture qui s’organise selon un grandiose plan de production sociale, nous devons tous – le maître des couleurs et des lignes, le concepteur des espaces en trois dimensions, et l’organisateur de la production de masse – devenir les constructeurs de l’œuvre commune visant à munir et à mettre en mouvement les masses humaines composées de millions de personnes.

Mais, par la suite, Nikolai Taraboukine affirma, dans son célèbre essai intitulé « Du chevalet à la machine », que l’artiste constructiviste n’était pas en mesure de contribuer au processus de production sociale. Son rôle devait être plutôt celui d’un propagandiste qui défendait, louait la beauté de la production et ouvrait les yeux du public sur cette beauté. Aucune intervention artistique additionnelle n’était nécessaire : l’industrie socialiste était déjà belle en soi, en ce qu’elle était un effet de la réduction radicale de toute forme de consommation « superflue » et luxueuse (y compris des classes consommatrices elles-mêmes). La société communiste était déjà une œuvre d’art non-objective, car elle n’avait pas de finalité au-delà d’elle-même. Dans un certain sens, les constructivistes répétaient alors le geste des premiers peintres chrétiens d’icônes, qui croyaient pouvoir dévoiler, voir et peindre les choses célestes après la disparition de l’ancien monde païen.

Malevitch utilisa, notoirement, cette comparaison dans son traité « Dieu n’est pas détrôné », écrit en 1919, comme « Sur le musée » que j’ai évoqué plus haut. Mais, dans ce texte, il ne polémiquait pas contre les conservateurs amoureux du passé, mais contre les bâtisseurs constructivistes du futur. Dans ce traité, Malevitch affirme que la croyance dans le perfectionnement continu de la condition humaine à travers le progrès industriel est du même ordre que la croyance chrétienne dans le perfectionnement continu de l’âme humaine. Le christianisme et le communisme croient en la possibilité d’atteindre la perfection ultime, qu’ils nomment royaume de Dieu ou utopie communiste. Dans le texte en question, Malevitch inaugure une logique argumentative qui, me semble-t-il, décrit parfaitement la situation de l’art moderne et contemporain dans son rapport au projet révolutionnaire, rapport propre à la modernité, et aux efforts contemporains de politisation de l’art.

Ce que Malevitch développe est une dialectique de l’imperfection, pourrait-on dire. Comme je l’ai déjà dit, il définit à la fois la religion et la technologie moderne (« l’usine », comme il la nomme) à partir de leur recherche de la perfection, la perfection de l’âme individuelle dans le cas de la religion, la perfection du monde matériel dans le cas de l’usine. Selon Malevitch, aucun des deux projets ne peut être mené à son terme car leur réalisation nécessiterait un investissement infini de temps, d’énergie et d’efforts, de la part des individus et de l’humanité entière. Mais les humains sont mortels, leur durée de vie et leur énergie limitées. Et cette finitude de l’existence humaine empêche l’humanité d’atteindre toute forme de perfection, qu’elle soit spirituelle ou technique. En tant qu’être mortel, l’homme est condamné à rester éternellement imparfait. Mais pourquoi cette imperfection est-elle une imperfection dialectique ? Parce que c’est précisément ce manque de temps, qui empêche d’atteindre la perfection, qui ouvre pour l’humanité une perspective vers le temps infini. Ici, l’en-deçà de la perfection vaut comme un excès de perfection – car si nous avions assez de temps pour devenir parfaits, alors le moment où nous atteindrions la perfection serait le dernier de notre existence ; nous n’aurions plus aucun but pour lequel continuer à exister. Ainsi, c’est notre incapacité à atteindre la perfection qui ouvre un horizon infini à notre existence matérielle, humaine et transhumaine. Les prêtres et les ingénieurs, selon Malevitch, ne sont pas capables d’ouvrir cet horizon parce qu’ils ne peuvent abandonner leur quête de la perfection, ils ne peuvent se reposer, ne peuvent accepter l’imperfection et l’échec comme leur véritable destin. Cependant, les artistes peuvent le faire. Ils ont conscience que leur corps, leur vision et leur art ne sont pas et ne peuvent pas être totalement parfaits et sains. Au contraire, ils se savent infectés par les bacilles du changement, de la maladie, et de la mort, comme Malevitch l’écrit dans son texte ultérieur sur « l’élément additionnel dans la peinture ». Ces bacilles sont précisément ceux de l’art. Les artistes, selon Malevitch, ne doivent pas s’immuniser contre ces bacilles. Au contraire, ils doivent les accepter, les laisser détruire les vieux et traditionnels modèles artistiques. Sous une forme différente, Malevitch reprend ici sa métaphore des cendres : le corps de l’artiste meurt mais le bacille de l’art survit à la mort de son corps, et commence à infecter les corps d’autres artistes. C’est pourquoi Malevitch est convaincu du caractère transhistorique de l’art. L’art est matériel et matérialiste. Et cela signifie que l’art peut survivre à la fin de tous les projets purement idéalistes et métaphysiques (y compris le Royaume de Dieu et le communisme). Le mouvement des forces matérielles est non téléologique. En tant que tel, il ne peut atteindre son telos et avoir une fin.

En un certain sens, ces textes de Malevitch rappellent la théorie de la violence que Walter Benjamin développe dans son célèbre essai « Critique de la violence » (1921). Dans celui-ci, Benjamin distingue violence mythique et violence divine. La violence mythique, selon Benjamin, c’est la violence du changement, la violence qui détruit un ordre social pour le remplacer par un ordre nouveau et différent. La violence divine, en revanche, ne fait que détruire, sape, démolit tout ordre, sans possibilité de retour C’est une violence matérialiste, dont Benjamin a été le témoin lui-même. Dans ses « Thèses sur la philosophie de l’histoire » (1940), dans lesquelles il entend formuler sa propre version du matérialisme historique, il évoque l’image de l’Angelus Novus de Klee, devenue célèbre. Emporté par la tempête de l’histoire, l’Angelus Novus a tourné le dos à l’avenir et ne regarde plus que vers le passé. Benjamin décrit la terreur qui saisit l’Angelus Novus voyant toutes les promesses de l’avenir réduites à néant par les forces de l’histoire. Mais pourquoi l’Angelus Novus est si surpris et terrorisé ? Sans doute parce que, avant qu’il ne tourne le dos au futur, il croyait que tous les projets sociaux, techniques et artistiques, auraient pu être réalisés.

Cependant, Malevitch n’est pas un Angelus Novus – il n’est donc pas choqué par ce qu’il voit dans le rétroviseur. Il n’attend de l’avenir que la destruction et il n’est donc pas surpris de ne voir que des ruines lorsque ce futur advient. Pour Malevitch, il n’y a pas de différence entre le futur et le passé – des ruines dans toutes les directions. Ainsi, il reste détaché et assuré, jamais ébranlé, jamais saisi de terreur ou de surprise. On peut dire que la théorie de l’art de Malevitch, telle qu’elle a été formulée lors ses polémiques contre les constructivistes, est précisément une réponse à la violence divine décrite par Benjamin. L’artiste accepte cette violence infinie et se l’approprie, se laisse contaminer par elle. Et il laisse cette violence infecter, détruire et rendre malade son propre art. Malevitch présente l’histoire de l’art comme une histoire de la maladie, de l’être-infecté par les bacilles de la violence divine qui infiltrent et détruisent définitivement tous les ordres humains. De nos jours, Malevitch est souvent accusé d’avoir laissé son art être infecté par les bacilles de la figuration, et même, durant la phase soviétique de sa carrière artistique, par ceux du réalisme. Ses écrits de l’époque expliquent son attitude ambiguë envers les développements sociaux, politiques et artistiques de son temps. Il n’y plaçait aucun espoir, n’attendait aucun progrès (sa réaction au développent du cinéma est du même ordre). Mais, dans le même temps, il les acceptait comme la maladie nécessaire de son époque – et il était prêt à être infecté, imparfait, transitoire. En réalité, ses images suprématistes sont déjà imparfaites, flottantes, non constructives - surtout si on les compare, par exemple, aux peintures de Mondrian.

Malevitch nous montre ce que cela veut dire d’être un artiste révolutionnaire : participer au flux matériel universel, qui détruit tous les ordres politiques et esthétiques, toujours temporaires. L’objectif n’est donc pas le changement, compris comme le passage d’un ordre existant, mauvais à un nouvel ordre, meilleur. Au contraire, l’art révolutionnaire abandonne tout finalité, et entre dans ce procès non-téléologique, potentiellement infini, auquel l’artiste ne peut et ne veut pas mettre fin.

Notes

* Voir Kazimir Malevitch, « Sur le Musée », in Écrits. Tome I, tr. fr. Jean-Claude Marcadé, Paris, Éditions Allia, 2015, p. 170. Retour au texte

Voir Alexei Gan, « Constructivism » [1922], in Art in Theory, 1900-1990. An Anthology of Changing Ideas, Charles Harisson, Paul Wood (éd.), Oxford, Blackwell, 1993, p. 320. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Boris Groys, « Devenir révolutionnaire », K [En ligne], 9 | 2022, mis en ligne le 01 décembre 2022, consulté le 17 février 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/revue-k/732

Auteur

Boris Groys

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Traducteur

Stéphane Hervé