Les guerriers troyens : entre idéal antique et exemple contemporain

Le Roman de Troie de Benoît de Sainte Maure, v. 9681-9726

DOI : 10.54563/bdba.647

p. 23-36

Text

Benoît de Sainte-Maure revendique dans le prologue du Roman de Troie de raconter la vertez (v. 44) au sujet de la chute de Troie, rejetant comme source Homère, sous prétexte que celui-ci n’a pas été un témoin direct des faits, au profit de Darès qui, comme l’affirme le clerc, a vécu dans la cité pendant les combats, dont il faisait le compte rendu fidèle tous les soirs. Bien que Troyen, il a su garder toute son objectivité :

Onc por amor ne s’en voust taire
De la verté dire et retraire :
Por ço, s’il ert des Troïens,
Ne s’en pendié plus vers les suens
Ne mais que vers les Grezeis fist :
De l’estoire le veir escrist. (v. 111-116)

Cette revendication d’une source fiable, bien que topique, révèle cependant la volonté de Benoît de faire une œuvre de savoir dont le but est d’instruire, suivant en cela la leçon de Salomon dont l’exemple ouvre le prologue. Comme l’affirme Jean Frappier, « pour un laïc de l’époque de Benoît de Sainte-Maure, le meilleur moyen de se renseigner sur l’antiquité, c’est d’écouter les romans antiques, de même que pour connaître l’histoire de France, il faut écouter des chansons de geste1 ». De plus, pour le public médiéval, la guerre de Troie elle-même relève de l’Histoire et non de la légende, ce qui explique d’une part que ce récit sera intégré dans une chronique universelle comme l’Histoire ancienne jusqu’à César et d’autre part que nombre de dynasties revendiqueront d’avoir un ancêtre troyen.

En écrivant sur Troie, Benoît a la volonté de faire œuvre de vérité, quand bien même il précise dès le prologue qu’il n’hésitera pas à ajouter quelque bon dit de son cru. On peut s’étonner dès lors de découvrir dans Le Roman de Troie des guerriers troyens armés de hauberts et de heaumes, combattant à cheval comme de vrais chevaliers médiévaux. Même si la notion de vérité historique à l’époque médiévale diffère de celle de nos contemporains, il n’en reste pas moins que Benoît modifie sa source volontairement au point que, selon une formule souvent citée de Guy Raynaud de Lage, « on peut se demander s’il ne serait pas possible de présenter un tableau valable et presque complet de la civilisation [médiévale] en ne faisant appel qu’à des épisodes prétendument antiques de nos Romans2 ». Le Roman de Troie transmet-il un savoir sur l’Antiquité ou sur le Moyen Âge ? L’œuvre de Benoît n’apportera pas à un lecteur actuel des connaissances historiques sur l’Antiquité, mais plutôt des informations sur la manière dont cette Antiquité était perçue à l’époque médiévale.

Le sujet qui nous intéresse ici est de définir quel savoir le spectacle des guerriers troyens du Roman de Troie apportait au lectorat du Moyen Âge, question d’importance puisqu’elle touche à la représentation des combats dans un roman destiné essentiellement à un public de chevaliers. Nous avons choisi de nous concentrer sur une scène de combat de la deuxième bataille assez représentative de la manière dont Benoît de Sainte-Maure mène le récit guerrier. En outre, elle montre une ruse d’Hector qui ne trouve pas son origine dans ses sources latines. Désireux de venger Patrocle et de ne pas laisser Hector s’emparer de ses armes, les Grecs se sont attaqués violemment aux Troyens, créant une panique générale, qui aurait conduit leurs ennemis à la défaite si le fils de Priam n’avait réussi à leur rendre courage par ses paroles. Celui-ci décide alors, pour renverser le sort de la bataille, de contourner l’armée grecque et de l’attaquer par-derrière (v. 9681-9726)3.

Il convient tout d’abord d’évoquer le problème de l’anachronisme. Depuis les travaux de Guy Raynaud de Lage, Jean Frappier et Aimé Petit4, la thèse de l’ignorance médiévale, d’abord soutenue par Gaston Paris, mais qui a fait long feu5, n’est plus de mise. Certes, les clercs médiévaux ne disposent pas des mêmes connaissances sur l’Antiquité qu’un lettré du xvie siècle, mais ils ont néanmoins étudié les textes latins et sont nécessairement conscients des modifications qu’ils apportent à leurs sources6. L’anachronisme est donc une démarche volontaire à laquelle plusieurs interprétations ont été proposées.

Leur présence a été notamment analysée comme la conséquence de la traduction des textes latins dans une langue française encore inapte à nommer des notions étrangères à sa civilisation. A. Petit7, citant les travaux de R. Bezzola, remarque à ce sujet que le problème ne se pose pas pour des œuvres à sujet antique écrites en latin pour le même type de public. Dans l’extrait du Roman de Troie que nous avons choisi d’étudier, nous découvrons des heaumes et des haubers, que nous évoquions précédemment, mais aussi des lance, confanon, penon, enseigne et des escuz qui seraient donc la transposition des équivalents latins du texte d’origine. Il nous est difficile cependant d’identifier à quels mots latins ceux-ci correspondent car cette scène n’a pas d’équivalent exact chez Darès, qui passe directement de la lutte autour du corps de Patrocle à la reconnaissance avec Ajax8. Une recherche élargie à l’ensemble des scènes de batailles ne donne pas davantage de résultats9. Nous ne trouvons que quelques rares occurrences d’armement : les flèches (sagitta, §21, §28, §35 ; arcum, §35), l’épée (enses §34) et le javelot (jaculo, §24) pour les armes offensives, le bouclier (clipeo, §21), et la chlamyde (chlamyde, §34) pour l’équipement défensif. Dans la majorité des cas, l’attaque se réduit au coup mortel porté à l’ennemi par l’utilisation d’un verbe comme occidit ou interficit, sans que soit précisée l’arme utilisée. La même recherche dans l’œuvre de Dictys10, que Benoît utilisait également, révèle une utilisation plus variée du lexique des armes : les termes hasta, clipeus, jaculum, sagitta, gladius, saxa, telum reviennent assez souvent dans le texte. Si les armes d’attaque sont davantage précisées, nous n’avons guère d’informations sur l’équipement défensif du soldat ou l’allure des armées, qui ne sont pas décrites lors de leur arrivée sur le champ de bataille. La présence d’un lexique de l’armement médiéval chez Benoît ne relève donc pas de la seule traduction mais est bien un choix délibéré d’introduire des éléments de la civilisation médiévale.

Peut-on en conclure dès maintenant que le savoir que Benoît cherche à transmettre n’est pas un savoir sur l’Antiquité mais sur la guerre médiévale ? On pourrait nous objecter que la guerre au Moyen Âge n’est pas si différente de ce qu’elle était aux périodes plus anciennes ; on y retrouve les mêmes techniques de combat tant au niveau de l’organisation de l’armée que du type de bataille, comme le rappelle Guy Raynaud de Lage :

Que ces armées, médiévales ou antiques, comportent des baniers, des conestables, des seneschaus, des gonfanoniers, c’est tout à fait normal et ces termes peuvent appartenir tout à fait légitimement au vocabulaire du traducteur. Nous en dirions autant de tous les vocables techniques que réclame le récit des sièges, comme bretesche… Que le combat de cavalerie devienne un combat de chevaliers, c’est à peine un anachronisme11.

Il est vrai que, alors que Darès ne précise jamais si les guerriers sont à pied ou à cheval, Dictys en revanche donne plus de détails sur l’organisation des troupes, indiquant par exemple que les cavaliers sont placés au centre des lignes (in medio locatis equitibus III, 4) ou que les chefs se précipitent dans la mêlée sur leur char conduit par un aurige. On constate cependant à nouveau que Benoît ne se contente pas de traduire mais transpose la scène dans le monde médiéval, où un rôle privilégié est accordé à l’équitation et à la cavalerie12. Le clerc médiéval met donc bien en scène des chevaliers, non des combattants de l’Antiquité. Les raisons de ce choix sont multiples.

L’anachronisme serait, comme le propose Guy Raynaud de Lage13, non le signe de l’ignorance du clerc, mais le moyen utilisé par celui-ci pour adapter l’Antiquité à l’ignorance de son public : en lui montrant des hommes combattants comme des chevaliers, il lui donnait un moyen d’imaginer comment pouvaient se dérouler les combats antiques. Selon Albert Pauphilet, les auteurs des romans antiques « abandonnent leurs modèles anciens quand leurs contemporains risqueraient d’en être déconcertés, car ils veulent être surprenants, mais intelligibles14 ». Cette hypothèse paraît d’autant plus juste que Benoît revendique de transmettre un savoir. Le choix de la langue romane participe de la même démarche. Mais, cause ou conséquence, ce choix modifie la façon dont le lecteur perçoit cette Antiquité et contribue à créer une continuité entre ce passé ancien et l’époque médiévale ; il suggère ce que J. Frappier appelle une image de « l’homme permanent, l’homme de tous les temps, l’humaine condition15 », à la manière des classiques du xviie siècle. La mention d’armes médiévales ne nous semble cependant pas relever de cette démarche car le texte de Darès évoque le monde antique davantage par les noms propres et les échos que ceux-ci peuvent avoir sur l’imaginaire du lecteur moderne, que par le lexique guerrier et les détails sur les stratégies militaires, relativement inexistantes. En ajoutant au texte source des termes militaires propres au Moyen Âge, Benoît, loin de rester dans l’intemporel16, transporte une intrigue antique dans le monde médiéval. C’est pourquoi nous pensons plutôt que le clerc parle de son époque, non pour l’évoquer de manière « réaliste », mais la confronter à ce lointain passé qu’est le monde troyen. De même que Troie incarne la cité idéale, le comportement des guerriers au combat incarne une forme idéalisée de la bravoure. Les anachronismes jouent le rôle de signaux, avertissant le lecteur qu’il doit retirer de ce spectacle, non un divertissement qui l’éloigne de la réalité, mais un enseignement.

L’armée troyenne se caractérise par la richesse de l’équipement et l’abondance en hommes :

La ot dreciee mainte lance,
E despleié maint confanon
E mainte enseigne e maint penon
Vert e vermeil, de seie ovré
E de fil d’or menu brosdé ;
La parut maint heaume d’acier
E maint escu e maint destrier
Sor e baucenc, grisle e ferrant. (v. 9682-89)

Outre la répétition de maint, Benoît utilise toutes les ressources du vers pour mettre en valeur la beauté des armes et drapeaux : les mots clés sont placés à la rime (gonfanon/penon ; ovré/brosdé), ou à la césure (vermeil, or). L’accumulation renforce l’impression d’abondance tout en mettant en valeur la variété des formes (confanon, enseigne, penon), les nuances éclatantes (vert e vermeil ; seie ; fil d’or) jusque dans les robes des chevaux (Sor e baucenc, grisle e ferrant). Il est vrai que l’armée troyenne partage certaines de ces caractéristiques, comme la richesse et le nombre, avec les troupes sarrasines de la chanson de geste, où elles soulignent la puissance de l’ennemi que les Français doivent affronter17. Cela n’est guère surprenant car Troie appartient aussi au paganisme et incarne une altérité temporelle alors que le monde sarrasin relève de l’altérité géographique. Pourtant dans Le Roman de Troie, le peuple troyen semble davantage représenter un idéal, que Benoît admire et glorifie sans cesse, même si son paganisme le condamne à la chute. La description de cette armée troyenne abondante et richement parée n’a donc pas pour but de nous la faire percevoir comme une forme d’altérité mais vise à faire naître chez le public un sentiment d’admiration, voire d’émerveillement. Le motif de la beauté des armements n’est d’ailleurs pas, dans la chanson de geste, spécifiquement associé aux païens. Dans La Chanson de Roland, par exemple, la description de l’armée de Charles présente quelques traits communs avec notre armée troyenne :

Franceis descendent, si adubent lor cors
D’osbercs e de helmes e d’espees a or.
Escuz unt genz e espiez granz e forz,
E gunfanuns blancs et vermeilz e blois18.

Ce type de description relève donc d’une écriture relativement stéréotypée, héritée de la chanson de geste. Il serait hasardeux d’en tirer quelque information sur la réalité de l’armement médiéval. Si le lexique utilisé pour le désigner fait référence à des objets que l’auditoire peut identifier, les caractérisations ne valent que par la connotation qui leur est attachée.

L’intérêt est ici narratif : Benoît pousse le lecteur à suivre la bataille du côté troyen, suscitant son admiration dès l’arrivée de l’armée sur le champ de bataille, démarche que l’on perçoit en particulier lorsqu’il interrompt son récit pour souligner avec emphase le caractère exceptionnel de ce combat :

E sacheiz bien, puis le joïse,
Ne fu mais gent ensi requise ;
Onc hom ne vit si dur estor,
Ne ne verra ja mais nul jor,
Com cist rendront ja as Grezeis. (v. 9695-99)

Ce parti-pris et le ton hyperbolique employé ici ne sont pas sans rappeler l’écriture de la chanson de geste, qui inspire le clerc dans les épisodes guerriers de son roman, peut-être davantage que Darès ou Dictys, car les enjeux sont les mêmes dans les deux cas. Il s’agit en effet d’écrire la guerre et de glorifier les prouesses des guerriers. Aux descriptions de siège prosaïques et pseudo-réalistes des sources latines, Benoît préfère un discours beaucoup plus subjectif où le narrateur donne au récit une dimension exemplaire, à la manière des auteurs de la chanson de geste. Dans l’extrait que nous étudions, la formule, caractéristique de la geste, La veïsseiz est utilisée à deux reprises (v. 9705 et 9710) associée à La oïsseiz (v. 9704). Le but du clerc est de décrire le spectacle de manière à le faire vivre par l’auditoire, tant du point de vue visuel qu’auditif. De plus le récit se développe selon un ordre relativement canonique : après la description de l’armée (v. 9681-89), nous est expliqué le mouvement que leur chef, Hector, lui fait accomplir (v. 9690-94). Suit une intervention du narrateur annonçant la violence du combat qu’il va raconter, puis nous sont rapportés l’assaut (v. 9695-9714) et ses conséquences (v. 9715-19) ainsi que l’action particulière d’Hector (v. 9720-26). Selon Aurora Aragon Fernandez et José M. Fernandez Cardo, qui ont comparé ces motifs dans la chanson de geste et le roman arthurien19, l’assaut se découpe en quatre micro-séquences : les hommes empoignent leur arme ou la brandissent (1), s’approchent de l’ennemi (2), le frappent (3) d’un coup dont on précise quelle arme défensive ou quelle partie du corps il touche (4). Ces quatre micro-séquences sont présentes aussi bien dans la chanson que dans le roman, mais dans la première l’avancée vers le camp adverse se réduit souvent au verbe aller, tandis que le second varie davantage le vocabulaire ; l’attaque, quant à elle, est traduite par le verbe ferir dans les deux genres dans plus de 60% des cas.

Dans notre extrait, nous retrouvons les trois premières micro-séquences dans les vers 9700-03 :

Chascuns ot ire e fu toz freis,
Chascuns a l’enarme saisie,
Chascuns a l’avenir s’escrie,
Chascuns ala le suen ferir.

L’anaphore met en valeur le caractère formulaire du récit, qui reprend l’expression plus typiquement épique aler ferir. En revanche le texte ne fait pas mention de l’arme saisie comme c’est le cas dans la chanson de geste et le roman arthurien. Quelques vers plus loin seront cependant évoqués les branz (v. 9710) des guerriers troyens et en particulier celui d’Hector qui fait le brant sentir (v. 9720) à ses ennemis. Or, selon A. Aragon Fernandez et J. M. Fernandez Cardo, il s’agit d’un substantif beaucoup plus présent dans la chanson de geste que dans le roman arthurien où il est remplacé par glaive. La conclusion que l’on peut tirer de cette rapide comparaison est que l’écriture de Benoît repose sur des codes hérités de la chanson de geste. Ces vers nous apprennent davantage sur les liens intertextuels entre ce genre et le roman d’Antiquité20 que sur la manière dont les combats se déroulaient à l’époque de Benoît.

Il en est de même à propos de la séquence suivante où sont énoncés les effets de ces attaques. Comme dans la chanson, ils sont décrits par des expressions qui associent les armes défensives atteintes par les coups à des verbes précisant les dégâts subis : escuz avec estroër et percier (v. 9706), hauberc avec desmaillié (v. 9707), heaumes avec fendent, et de nouveau haubers avec faussent (v. 9715). Le verbe (de)trenchier (v. 9717 ; 9721) traduit, quant à lui, la violence des blessures que les coups occasionnent. Même si les formules sont moins figées dans leur formulation ou leur place dans le vers que dans la chanson de geste, la description repose sur un champ lexical traditionnel familier à l’oreille du public, qui devait donc avoir l’impression d’entendre, non un récit de combat particulier, mais des formules stéréotypées correspondant à ce qu’il attendait d’un récit de combat. Son déroulement correspond sans doute globalement à une réalité historique mais la place importante accordée au code littéraire dans son évocation nécessite que nous restions prudents dans nos conclusions. Le style de l’auteur est donc fortement marqué par les traits de l’écriture épique mais ne saurait cependant se réduire à cela.

Comme cela a été souvent souligné21, Benoît ne se contente pas de ces formules types : même si son style repose sur une tradition identifiable, il y impose quelques innovations. Dans l’extrait que nous étudions, il ajoute ainsi un micro-motif intermédiaire entre l’assaut et ses conséquences où il raconte le moment du choc entre les deux armées : La oïsseiz lances croissir (v. 9704). De plus les micro-séquences 3 et 4 sont dupliquées : après le premier choc et les premiers dégâts (v. 9703-09), le clerc évoque les coups échangés :

La veïsseiz tant cop doner
Des branz sor les heaumes d’acier
La ne se set coarz aidier ;
La ot granz huz e granz criëes ;
La volent fer e pont d’espees ;
Fendent heaumes, fausent haubers
La chieent chevalier envers ;
Trenchent sei chiés e braz e cors. (v. 9710- 17)

L’expression la veïsseiz du vers 9710, que l’on a rencontrée une première fois au vers 9705 lors du premier choc, indique au public que l’on passe à un second temps du combat. Dans ces vers, le style est moins formulaire, le vocabulaire plus varié. Benoît, en quelque sorte, après avoir montré sa capacité à s’inscrire dans une tradition, exprime tout son talent à la renouveler. S’adressant à un public composé essentiellement de chevaliers, il fait durer cette scène d’action attendue, multipliant les détails et donnant une dimension hyperbolique à la violence. De la même manière, Benoît dramatise le moment où les guerriers vont s’élancer, précisant que chascuns a l’enarme saisie (v. 9701), suspendant un instant l’action avant que l’assaut ne commence. Notre extrait nous renseigne ainsi surtout sur la manière dont ce type de public rêvait la guerre, de la même manière qu’un film d’action contemporain informe moins sur la manière de se battre que sur les représentations du courage et de la force dans notre société. Le point culminant de ce récit est le moment où il se resserre sur l’action du héros, qui cristallise les valeurs évoquées précédemment :

Hector lor fait le brant sentir,
Quis detrenche, qui les mahaigne,
Quin fait esclarcir lor compaigne :
Dés or lor mostre qui il est ;
D’eus ocire le truevent prest. (v. 9720-24)

En trois vers sont racontés le coup et son effet sur l’adversaire, d’abord pris individuellement puis à l’échelle de l’armée entière, ce qui permet de souligner l’efficacité d’un tel guerrier dont l’action a des conséquences inéluctables pour l’ennemi. L’extrait renvoie au public une image valorisante, centrée ici sur le héros invincible dont les coups portent inévitablement. La guerre médiévale telle qu’elle nous est présentée ici est donc une guerre rêvée sans qu’elle soit pour autant coupée de la réalité car les chevaliers doivent pouvoir se projeter dans l’action qui leur est racontée et s’imaginer à la place de ces héros vainqueurs. Le lexique remplit en grande partie la fonction référentielle, tandis que le style formulaire et l’hyperbole, associés aux innovations propres à l’auteur tendent à donner à l’action une dimension modélisante qui doit susciter admiration et émulation.

C’est ainsi que l’on doit également interpréter une autre innovation de Benoît : la ruse d’Hector. Le clerc explique en effet comment le chef troyen fait contourner le champ de bataille à ses hommes pour rejoindre la mêlée en évitant les rangs ennemis :

Hector les en meine un pendant.
Tote la bataille eschiverent :
De grant engin se porpenserent,
Quar a travers bien loinz des lor
Sont avenu al grant estor. (v. 9690-94)

Hector fait preuve d’engin, mot pris ici en part positive puisqu’il souligne la capacité de réflexion du héros. On peut rapprocher cette scène d’un épisode raconté par Dictys dans l’Éphéméride de la guerre de Troie (ch. 42), qui pourrait en être la source, où la ruse est toutefois présentée de manière beaucoup plus négative puisqu’Hector attaque lors de la trêve hivernale ; l’effet de surprise lui permet d’arriver aux bateaux grecs et de les brûler, comportement caractéristique, pour l’auteur grec, de la perfidie troyenne. Cet épisode participe, chez Dictys, à une critique plus générale du comportement des Troyens, perçus négativement comme des barbares22. Chez l’auteur grec, la ruse est donc associée à une forme de fourberie qui s’oppose au courage, et la stratégie qu’Hector met en place consiste surtout à surprendre les Grecs plutôt qu’à les affronter face à face. L’épisode raconté par Benoît est donc assez éloigné de celui de Dictys et s’il s’est inspiré de ce modèle pour la scène de la ruse, il en change complètement le sens. Chez l’auteur médiéval, Hector est clairement un grand commandant qui agit avec sagesse et réflexion.

C’est pourquoi le clerc détaille le mouvement que le chef fait opérer à ses troupes : Hector les en meine un pendant. / Tote la bataille eschiverent (v. 9690-91) puis précise le but recherché : quar a travers bien loinz des lor / sont avenu al grand estor (v. 9693-94). En faisant rimer loinz des lor avec grand estor, Benoît montre bien que cette ruse, loin d’être une action lâche, est une prise de risque puisque la troupe se coupe dans un premier temps du reste de l’armée, et que sa finalité est bien de rejoindre la mêlée, et non d’éviter le combat. Enfin cette ruse est efficace puisque La Bataille ont par mi perciee (v. 9725). De plus ces vers se trouvent juste avant l’intervention de Benoît annonçant à quel point la bataille qui va suivre sera rude. Le commandant troyen associe ici ruse et vaillance, la clergie et la proesce. Dans les premières batailles du Roman de Troie, l’auteur met fréquemment en avant les qualités de réflexion d’Hector lors de ses interventions au conseil (v. 3771 sq ; v. 11810 sq ; v. 12965-85) ou dans sa manière d’organiser les troupes avant la bataille (v. 8034-59 par exemple). Le fils de Priam incarne un idéal : il réfléchit à sa stratégie de manière à rendre son action plus efficace, il combat avec une vaillance exceptionnelle au milieu de ses hommes, à qui il sert d’exemple. Benoît, par son récit, incite le chevalier auditeur non seulement à s’identifier à ce guerrier dont il chante la gloire, mais aussi à s’inspirer de son savoir militaire.

Au terme de cette étude, nous constatons que Benoît a rempli l’objectif qu’il s’était fixé : transmettre un savoir. L’attitude des Troyens au combat offre un exemple de vaillance que le caractère épique de l’écriture met en valeur. De plus la ruse d’Hector apparaît comme une démarche courageuse et efficace pour donner toutes les chances à son armée de gagner la bataille. Le public de chevaliers n’aura pas manqué d’être sensible à cette exaltation de la prouesse et curieux de cette stratégie que l’auteur déploie tel un spectacle. Sous le couvert d’une écriture romanesque plaisante, le Roman de Troie possède donc une dimension didactique, ainsi que l’auteur l’affichait dans son prologue. Le lecteur moderne, quant à lui, y lit une version idéalisée de ce qu’était le combat à l’époque médiévale, ce qui lui permet de déduire la représentation que les chevaliers se faisaient d’un combat glorieux.

Le recours à l’Antiquité participe à cette démarche : Troie incarne un passé reculé et le temps des origines. Les combats qui s’y déroulent deviennent des archétypes que le public doit mettre en lien avec le présent dans le but d’en tirer une leçon. La démarche repose donc sur une continuité historique23, qui n’est pourtant pas synonyme de permanence. Le comportement de l’armée troyenne n’incarne pas non plus un idéal à atteindre car une civilisation appartenant au paganisme ne peut en aucun cas être supérieure à une civilisation chrétienne. Il représente plutôt un modèle à dépasser, selon la logique de la translatio imperii. Les chevaliers contemporains, parce qu’ils sont chrétiens, possèdent toutes les qualités pour agir avec une bravoure encore plus remarquable que celles de ces guerriers antiques déjà si admirables. La suite du roman n’hésite d’ailleurs pas à mettre en évidence les erreurs commises par les Troyens qui les mèneront à leur chute. Ce type de scène opère donc un rapprochement entre ces deux mondes en mettant en avant ce qui les rend semblables afin que le public y puise la plus grande émulation.

Appendix

Annexe

Benoît de Sainte-Maure, Roman de Troie, publié d’après tous les manuscrits connus par L. Constant, Paris, Firmin Didot, « SATF », 1904-1912. (v. 9681-9726)

Lors chevauchent senz demorance :
La ot dreciee mainte lance,
E despleié maint confanon
E mainte enseigne e maint penon
Vert e vermeil, de seie ovré
E de fil d’or menu brosdé ;
La parut maint heaume d’acier
E maint escu e maint destrier
Sor e baucenc, grisle e ferrant.
Hector les en meine un pendant. (9690)
Tote la bataille eschiverent :
De grant engin se porpenserent,
Quar a travers bien loinz des lor
Sont avenu al grant estor.
E sacheiz bien, puis le joïse,
Ne fu mais gent ensi requise ;
Onc hom ne vit si dur estor,
Ne ne verra ja mais nul jor,
Com cist rendront ja as Grezeis.
Chascuns ot ire e fu toz freis,
Chascuns a l’enarme saisie,
Chascuns a l’avenir s’escrie,
Chascuns ala le suen ferir.
La oïsseiz lances croissir,
La veïsseiz gent bien aidier,
Escuz estroër e percier ;
La ot tant hauberc desmaillié
E tant bon chevalier blecié,
Tant abatu senz relever ;
La veïsseiz tant cop doner
Des branz sor les heaumes d’acier
La ne se set coarz aidier ;
La ot granz huz e granz criëes ;
La volent fer e pont d’espees ;
Fendent heaumes, fausent haubers
La chieent chevalier envers ;
Trenchent sei chiés e braz e cors.
De grant peril sera estors
Qui del champ porra vis eissir.
Hector lor fait le brant sentir, (9720)
Quis detrenche, qui les mahaigne,
Quin fait esclarcir lor compaigne :
Dés or lor mostre qui il est ;
D’eus ocire le truevent prest.
La bataille ont par mi perciee,
Mais mainte sele i ot voidiee.

Notes

1 J. Frappier, « La Peinture de la vie et des héros antiques dans la littérature française du xiie et du xiiie siècles », Histoires, mythes et symboles, Genève, Droz, 1976, p. 24. Return to text

2 G. Raynaud de Lage, « Les Romans antiques et la représentation de l’Antiquité », Le Moyen Âge, LXVII, 1961, p. 247-291. Return to text

3 Le texte intégral de cet extrait se trouve en annexe. Il est cité dans l’édition de Léopold Constant (Benoît de Sainte-Maure, Roman de Troie, publié d’après tous les manuscrits connus par L. Constant, Paris, Firmin Didot, « SATF », 1904-1912). Return to text

4 A. Petit, L’Anachronisme dans les romans antiques du xiie siècle, Paris, Champion, 1985. Return to text

5 A. Petit (op. cit., introduction p. 20) rappelle que Jacques Le Goff considère que l’anachronisme relève d’une « confusion temporelle fondamentale » (« Structures spatiales et temporelles », La Civilisation de l’Occident médiéval, Paris, Arthaud, 1967, p. 222) et Paul Veyne parle d’une « vision naïve des choses » (Comment on écrit l’histoire. Essai d’épistémologie, Paris, Seuil, 1971, p. 254-255). Return to text

6 G. Raynaud de Lage, op. cit., p. 289. Return to text

7 A. Petit, op. cit., p. 26. Return to text

8 Daretis Phrygii De excidio Troiae Historia, F. Meister (éd.), Leipzig, Teubner, 1873 (réédition 1991), § 19. Return to text

9 Il serait nécessaire de revoir cet aspect de la question à la lecture directe des manuscrits de Darès. En effet, notre travail s’appuie sur l’édition faite par Ferdinand Meister, qui repose essentiellement sur la première famille de manuscrits, négligeant la deuxième. Or, selon Marc René Jung (La Légende de Troie en France au Moyen Âge, Bâle et Tübingen, Francke Verlag, 1996), c’est cette deuxième famille qui a été essentiellement utilisée par les auteurs médiévaux. Return to text

10 Dictys Cretensis Ephemeridos belli Trojani libri, a Lucio Septimio ex Graeco in Latinum sermonem translati ; accedunt papyri Dictys graeci in Aegypto inventae, W. Eisenhut (éd.), Teubner, Leipzig, 1973. Return to text

11 G. Raynaud de Lage, Les Premiers Romans français, Publications romanes et françaises, Genève, Droz, 1976, p. 139. Return to text

12 A. Petit, op. cit., chapitre III « Guerre médiévale », plus particulièrement les pages 92-95. Return to text

13 G. Raynaud de Lage, « Les Romans antiques […] », op. cit., p. 289. Return to text

14 A. Pauphilet, Le Legs du Moyen Âge, Melun, 1950, ch. III, p. 105-106. Return to text

15 J. Frappier, op. cit., p. 30. Return to text

16 Il nous semble en effet que ces éléments, qui appartiennent bien aux réalités médiévales, ne peuvent contribuer à créer ce monde « hors de toute réalité définissable » qu’Albert Pauphilet (op. cit., p. 103-105) distinguait dans l’Eneas et que Jean Frappier (op. cit., p. 43) élargissait à l’ensemble des romans antiques. Return to text

17 À titre d’exemple, dans La Chanson de Roland (J. Dufournet [éd.], GF Flammarion, Paris, 1993), sont évoqués les genz boucliers des païens, leurs gunfanuns blancs e blois e vermeilz. (v. 998-999), leurs casques ki ad or sunt gemmez (v. 1031). Return to text

18 Ibid., v. 1788-1800. Return to text

19 A. Aragon Fernandez et J.-M. Fernandez Cardo, « Les traces des formules épiques dans le roman français du xiiie siècle : le combat individuel », Essor et fortune de la chanson de geste dans l’Europe et l’orient latin, Actes du IXe congrès de la société Rencesvals, Modène, 1984, tome 2, p. 435-463. Return to text

20 Les frontières entre les genres n’étaient pas clairement déterminées au Moyen Âge. Nous distinguons ici chanson de geste et roman d’Antiquité pour la clarté du propos, mais il serait hasardeux de considérer que le lecteur médiéval envisageait ces rapports en termes d’intertextualité. En revanche, le caractère stéréotypé de ce type d’écriture ne devait pas lui échapper. Return to text

21 Douglas Kelly fait remarquer à ce sujet que dans le Roman de Troie chaque bataille a un récit propre et se déroule différemment de la précédente, à la différence des combats formulaires de la chanson de geste (« Guerre et parenté », Entre fiction et histoire : Troie et Rome au Moyen Âge, études recueillies par E. Baumgartner et L. Harf-Lancner, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1997, p. 60). Return to text

22 Chez Dictys, les Troyens n’engagent le combat que lorsqu’ils sentent leurs adversaires affaiblis (ch. 32) ; ils sont tellement incontrôlables qu’Hector n’est pas assuré de leur obéissance (ch. 35). Il les envoie au combat quand il sent qu’ils commencent à s’agiter. Il doit utiliser force cadeaux et promesses pour convaincre Dolon d’aller espionner les Grecs (ch. 37). Return to text

23 La même idée a été proposée par Dominique Boutet et Armand Strubel à partir du prologue de Cligès : « le transfert de la civilisation féodalo-chevaleresque dans l’Antiquité pourrait donc fort bien être l’effet d’un projet délibéré et avoir pour fonction de donner ses lettres de noblesse, à l’échelle universelle, à la chevalerie du Moyen Âge, en la présentant comme le dernier maillon d’une continuité historique » (Littérature, politique et société dans la France du Moyen Âge, PUF, Littératures modernes, 1979, p. 83-84). Return to text

References

Bibliographical reference

Sandrine Legrand, « Les guerriers troyens : entre idéal antique et exemple contemporain », Bien Dire et Bien Aprandre, 33 | 2018, 23-36.

Electronic reference

Sandrine Legrand, « Les guerriers troyens : entre idéal antique et exemple contemporain », Bien Dire et Bien Aprandre [Online], 33 | 2018, Online since 01 mars 2022, connection on 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/647

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Sandrine Legrand

Université de Lille ; EA 1061 ; ALITHILA : Analyses Littéraires et Histoire de la Langue

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