Le combat singulier dans quelques chansons de geste, un motif épique en mutation

DOI : 10.54563/bdba.651

p. 79-92

Plan

Texte

La guerre est incontestablement le sujet de prédilection de la chanson de geste. Celle-ci se présente en effet constamment comme le lieu de batailles interminables et sanguinaires entre les armées chrétiennes et sarrasines1. Si les épopées françaises fourmillent de ces scènes violentes décrites par les poètes dans leurs moindres détails, il faut dire que dans plus d’un texte épique, la guerre est réduite à un seul combat, dit singulier, puisque « deux champions [sont] choisis par leurs camps respectifs pour régler la domination du monde2 ».

Les héros chrétiens, qui défendent la cause divine – faut-il le rappeler, sont généralement amenés à croiser le fer avec des adversaires stéréotypés, des géants monstrueux et maléfiques représentatifs du monde duquel ils proviennent, et reflétant le manichéisme chrétien qui préside à toute la création épique3. Le face-à-face entre les guerriers donne toujours lieu à un combat spectaculaire auquel le jongleur consacre volontiers une séquence narrative assez développée et intéressante à plus d’un titre.

Le combat singulier étant présent dans bon nombre de chansons de geste, nous avons délibérément choisi de limiter notre étude à quelques affrontements dont l’originalité semble être vérifiée. Ils apparaissent dans trois textes composés entre le xiiie et le xive siècle, à savoir Huon de Bordeaux4, Florent et Octavien5 et enfin Lion de Bourges6.

Un simple examen des textes de notre corpus, aussi rapide soit-il, permet de constater que, relatant leurs combats singuliers, les auteurs ne s’intéressent pas exclusivement à leur aspect purement guerrier, loin de là. D’une manière générale, la description du combat mêle l’aspect technique au verbal. Le fait est que les poètes font parler leurs personnages ; dans cet ordre d’idées, il arrive très souvent que les deux ennemis soutiennent une conversation assez longue avant d’en venir aux armes. Cet échange verbal peut également intervenir au cours du combat et constituer une pause dialogique riche d’enseignements. La première partie de notre travail s’attachera ainsi à étudier ces paroles des guerriers qui ont ceci de particulier qu’elles participent d’une certaine représentation psychologique. Quant à la deuxième partie, elle abordera la physionomie de combats on ne peut plus atypiques. Une attention particulière sera accordée à l’art de la guerre et aux différentes tactiques adoptées par les protagonistes pour l’emporter.

La parole des guerriers

Les discours préliminaires7 respectifs des guerriers qui se font face témoignent de l’état d’esprit dans lequel ils abordent leur combat, mais aussi et surtout de la façon dont chacun considère son ennemi. À cet égard, dans la plupart des cas, les propos du géant sarrasin laissent clairement voir son extrême orgueil8. Dans Florent et Octavien, Fernagu fait le siège de Paris et demande au roi Dagobert un combat singulier contre dix guerriers chrétiens. Florent relève le défi et se présente seul devant le géant qui ne fait aucun cas de lui. À la vue du chrétien, il s’adresse à sa bien-aimée Marsebille en ces termes :

Vecy ung crestïen de moult fol penssement
Qui vient tout seul a moy tournoyer ensement,
Je m’en vois contre luy savoir son convenant,
Maiz dittes moy, amie, s’il vous vient a talent,
Lequel amés plus chier : son chief ou sy present ?
(v. 2773-2777)

L’expression « fol penssement » qui apparaît au premier vers de la réplique du géant, appuyée par l’intensif « moult », cherche à insister sur la folie commise par Florent. La raison de cette qualification est révélée par le vers suivant, une relative à valeur causale, marquée par l’opposition évidente entre « tout seul » et « moy ». Tout comme Marsebille, l’on comprendra aisément l’implicite dans les affirmations de Fernagu : à l’instar du premier adversaire qu’on lui a envoyé, celui-ci n’est pas digne de lui. Le païen avait déjà fait une démonstration spectaculaire de sa force devant la Sarrasine en décapitant Garnier de Montcorentin sans avoir à combattre9. Si elle fait référence à ce dernier épisode, la question finale posée à Marsebille ne laisse pas moins apparaître un personnage sûr de la victoire.

Cet air de jactance du géant est confirmé à la rencontre de Florent auquel il s’adresse « par grant ourgueil » (v. 2789) et qu’il qualifie de « faulx garçon, deputaire » (v. 2790). Mais c’est à Dagobert, qui lui a « fait mesprison » (v. 2818), que le païen s’en prend réellement, car lui proposer d’affronter un enfant de quatorze ans10, c’est sans doute le tourner en ridicule et mésestimer sa force. Il promet de se venger sans délai :

(…) il a fait vers moy trop grande mesprison,
Quant il m’a pour combatre envoyé tel garçon ;
Maiz pour la foy que doy Trevagant et Mahon,
Il s’en reppentira en bien courte saison. (v. 2811-2814)

Fernagu fait la sourde oreille aux injonctions du chrétien qui le défie en combat singulier. Mais « De Florent ne tint conte ne que d’un gras monton » (v. 2820). Il prend la route de Paris qu’il compte mettre à feu et à sang11.

La suffisance du géant qui affronte Huon dans Huon de Bordeaux se fait encore plus explicite. Astucieusement appelé l’Orgueilleux par le poète, le personnage monstrueux et anthropophage, qui occupe le château de Dunostre, affirme devant le héros éponyme non sans acrimonie : « De teilt .v.c. ne donnaisse iij. delz » (v. 5009).

Plus loin, il reconnaît la loyauté du Bordelais qui lui a permis de s’armer avant de l’affronter, et lui promet d’en parler aux siens quand il aura remporté le combat. C’est pour cette raison qu’il désire connaître son identité :

Quant je t’avrait detranchiez et tüés,
Ta teste yert mise en cez pumel dorez ;
De cui porait a mez homme vanter
Qui moy donnait congier de moy armer ? (v. 5042-5045)

Les géants évoqués jusque-là semblent être fidèles à la tradition épique instaurée par le poète du Couronnement de Louis12 qui met en scène un colosse très présomptueux. De ce texte, citons un passage très significatif, où Corsolt accorde un curieux avantage à Guillaume :

Or te ferai un molt bel avantage :
Pren ton espié et si restreing tes armes,
Fier m’en l’escu, ja n’en serai muables :
Je vueil veeir un pou de ton barnage,
Com petiz om puet ferir en bataille. (v. 895-896)

Le Sarrasin emploie l’expression « petiz om13 » pour désigner Fierebrace, une périphrase qui révèle le fond de sa pensée. L’énorme écart physique qui existe entre les deux guerriers ne peut être interprété qu’en faveur du géant. Celui-ci est certain que les coups de son adversaire, qu’il croit faibles, ne sauraient en aucun cas l’inquiéter.

Cet état d’esprit est assurément commun à tous les géants qui jugent leurs ennemis en fonction de données militaires objectives et incontestables. Outre l’atout de la prestance physique, les Sarrasins bénéficient d’une armure de qualité nettement supérieure à celle des chrétiens. C’est sans doute la raison pour laquelle Lucien se moque de l’armure de Ballian qu’il tient des cuisines de Tolède et qui ne saurait le protéger contre les implacables coups qu’il recevra :

– Tu ais, dit joians, celle huvette amblee :
Elle ait dis ans servir a une cheminnee ;
Ons y apportoit feu chescun jour ajornee !
Et tez acqueton est tout anplis de poree ;
Il est tous enfumés, mestier ait de buee !
Et cis viex boucqueler allait si descrevee
Qu’ancontre ung tout seul cop n’aroit il ja duree.
(v. 1690-1696)

Considérant que leurs vis-à-vis s’apprêtent à mener un combat perdu d’avance, les monstres païens adoptent différentes réactions. En colère, Lucien renvoie Ballian de la « bataille champel », « or t’an revais ariere » (v. 1713), alors que Fernagu abandonne Florent à l’entrée de Paris :

A son col mist sa targe et s’enfuyt de randon
Aux portes de Paris ont il ot gent foison. (v. 2815-2816)

Contrairement aux géants Sarrasins, tous caractérisés par un mortel sentiment de morgue, les héros chrétiens se présentent à leurs combats animés d’une fermeté exceptionnelle. Non qu’ils ne connaissent pas la peur14, mais, sachant se contenir, ils se gardent de l’exprimer. Conscients de la difficulté de leur mission, ils ont cette conviction que, réduits à leur seule force, ils ne seront jamais victorieux. Les créatures démesurées qu’ils sont appelés à affronter sont des « envoyés de Satan sur terre15 », d’où la nécessité d’une intervention divine pour les anéantir. Ainsi, les héros chrétiens n’abandonnent-ils jamais la prière « du plus grand péril » avant le début du combat16. Dieu, par le passé auteur de plusieurs miracles qui ont permis de sauver ses fidèles, est appelé à accomplir un nouveau prodige. Les prières des héros sont expressives qui témoignent toutes d’une conscience commune, attribuant à l’Être suprême un rôle de premier ordre dans leurs combats singuliers. Sans son aide, ils ne pourraient aspirer à la victoire17.

Les héros se présentent devant leurs ennemis forts de cette confiance en Dieu. Leurs premières paroles ne sont autres que des invectives stéréotypées. Le plus souvent, le chrétien commence par accabler le Sarrasin d’insultes, le maudit18 et finit par lui annoncer sa mort imminente, comme le fait Huon à la vue de l’Orgueilleux, « Filz a putain ! Veilliez vous, ou dormiez ! » (v. 4997)19, et Ballian qui tente de tirer Lucien de son profond sommeil :

Paien, levez vous sur, car vous mort est juree ;
La teste vous torait, ja n’y arés duree !
Je vous deffy de Dieu qui sa chair ot penee.
(v. 1669-1671)20

Dans toutes nos chansons, il s’établit entre les protagonistes un vrai dialogue, lequel, pourtant, « ne débouche pas sur un accord définitif qui ne saurait être imaginable, en particulier sur le plan religieux21 ». En revanche, il attise les hostilités et déclenche le combat. À ce stade, les champions ne perdent pas leur loquacité le moins du monde. Seulement, leurs propos deviennent tributaires de leur situation guerrière. Se trouvant en mauvaise posture à cause d’un coup dur qui lui est asséné par son ennemi, le Sarrasin adopte par moments des attitudes peu flatteuses. Atteint par Florent, Fernagu, au lieu de prier22, renie son dieu,

– Mohon, je vous reny, car je suis bien perdus,
De toute vo puissance ne donne deux festus,
Quant par un tel garsson suis ainsy confondus.
(v. 2856-2858)

alors que l’Orgueilleux pense à prendre la fuite (v. 5294) et Lucien crie grâce auprès de Ballian qu’il appelle à interrompre le combat contre de l’argent :

[…] : Doulz amis, vien avant,
J’ai cy trois cent florin de fin or flambiant ;
Per paix lez te donrait, neme va plus getant !
(v. 1792-1794)

Mais hormis ces comportements honteux, les païens s’offrent toujours des situations très avantageuses. Le cas échéant, ils s’adressent à leurs adversaires sur le ton de la raillerie, surtout quand ces derniers ratent leur coup23. Corsant, pour ne citer que cet exemple, demande à Florent de se rendre pour échapper à la mort :

Mais tu te recrois molt, tes cops devienent lent,
C’est molt tres grant dommage, par Mahon qui ne ment,
Qu’a moy tu ne te rens pour avoir sauvement.
(v. 16992-16994)

De tels propos cherchent sans doute à décontenancer le chrétien. Dès lors, on assiste à une joute oratoire entre les deux protagonistes. Et c’est le héros qui l’emporte, car il fait preuve d’une grande résistance psychologique. En difficulté, il recourt de nouveau à la prière24, mais il trouve également la force de répondre à son ennemi de façon à ce que celui-ci ne lui reconnaisse aucune défaillance. Quand Fernagu assène un coup dur à Florent et lui annonce sa mort, « Par Mahommet, garçon, vous y larez la vie ! » (v. 2886), le chrétien formule une réponse qui ne manque pas d’ironie :

Non feray, dit Florent, que puisse, je t’affye,
Je n’ay point de mourir encore grant envye,
(v. 2887-2888)25

Le persiflage de Florent se fait encore plus poignant suite à la double amputation du géant :

Payen, se dit Florent, par Dieu et par sez sains,
Je vous lo desormaiz par vous soit quis le pains
Et en vous pourchassant vous direz en voz clains :
Donnez ad ce povre homme, car il n’a nullez mains.
(v. 2908-2911)

Il est clair que les champions sarrasins pétris d’orgueil et les héros chrétiens pleins de dévotion sont des personnages exceptionnels. Leurs affrontements, qui peuvent durer longtemps, sont ainsi placés sous le signe de l’originalité. Les poètes, faisant preuve de créativité, font découvrir au lecteur-auditeur de nouveaux types de combats auxquels il n’est pas habitué. Au final, la victoire revient au chrétien qui sait, très lucidement, mettre à profit les défaillances sarrasines.

Des combats atypiques

Il est communément admis que le combat singulier est un motif épique constitué d’une « série d’actions récurrentes26 ». Au départ, les combattants, à cheval, utilisent les lances, ce qui entraîne leur chute ; à pied, ils tirent les épées. À travers la narration, il est donc possible de déceler « une réelle codification des combats singuliers27 ». Or, les ennemis des chrétiens, assimilés aux diables28, présentent tous des particularités qui déteignent sur les combats et les éloignent de la tradition épique. Exception faite de la lutte opposant Florent à Corsant, qui est plutôt fidèle au motif, les autres affrontements présentent un schéma de déroulement singulier et, qui plus est, subversif.

Les païens sont tout d’abord distingués par des armures insolites qui sont en parfaite adéquation avec leur gigantisme et sur lesquelles certains textes choisissent de s’attarder. La description de l’armure fort riche de l’Orgueilleux, qui n’est pas sans rappeler celle de Corsolt, se fait en ces termes :

.I. gambison ait en son doz getér
A .xxx. plois de drapz que de sandel,
Et per desoure le clavain endossez ;
.I. haubert prant qui fuit et grant et lez,
.XIIII. piet ot de loing mesureit,
En la largesse puellent .iij. homme entrer.
Sor le haubert ot .j. cuir endossér
De Capadoce, moult fuit de grant fierteit,
Poc est d’espee qui le peüst grever ; (v. 5021-5029)

La dernière indication qui concerne le caractère indestructible du haubert du géant laisse entendre la difficulté de la mission de Huon. Ceci étant, le maître de Dunostre se rend plus redoutable, tels ses semblables, par sa terrible « faulz » (v. 5035). Il est en effet curieux de constater qu’à part Corsant, tous les autres géants portent ce type d’armes étrange au combat chevaleresque. Fernagu possède « une masse qu’il avoit fait ouvrer » (v. 2184), quant à Lucien, il est pourvu d’une « haiche tranchant » (v. 1775)29.

Par ailleurs, le cheval, marque identitaire du guerrier et habituellement présent dans tout combat, ne semble pas constituer un atout incontournable pour tous les Sarrasins. Curieusement, l’Orgueilleux, Lucien et Fernagu combattent à pied. Contre toute habitude, et l’on a là un autre élément subversif, le combat de Huon contre l’Orgueilleux se déroule dans un palais, d’où l’absence très logique de chevaux. Mais les deux autres géants ont sans doute été formés pour combattre sans destrier, ce qui ne se fait pas sentir comme un handicap. Tous ces protagonistes sarrasins constituent ainsi des adversaires hors normes qui posent énormément de problèmes aux chrétiens.

Tels que relatés par les poètes, les combats insistent sur la force prodigieuse des païens même quand ils sont profondément atteints. Paradoxalement, les blessures infligées par les chrétiens à leurs ennemis ne les mettent pas à l’abri de leurs coups durs, car leur force n’en est pas amoindrie. Florent en fait l’expérience à travers son double combat contre Fernagu et Corsant. Le premier géant, dont le sang coule à flots (v. 2836), le dépouille de sa targe et de sa cuirasse. Le coup fut tellement fort que le jeune homme en « eust la teste estourdye » (v. 2883),

De son senestre bras a s’espee empongnie,
Et en fery Florent par sy grande enramye
Qu’il a sa vielle targe couppee et despecie,
Et la coiffe de fer a ung léz a froisye ;
Sur l’espaulle chaÿ le cop a celle fye,
Sy a la vielle broigne trestoute despecie, (v. 2876-2881)

alors que le second lui coupe son écu en deux et déchiquette son haubert :

Et Florent comme saige a levé son escu,
Le paien i feri par si tres grant argu
Qu’il l’a en deux moitiés coppé et porfendu
Et l’espee a senestre a ung peu descendu,
Les manches du haubert a toutes derompu
(v. 16946-16950)

De même, dans Huon de Bordeaux, l’Orgueilleux, qui « grant angoisse sant » (v. 5219) après avoir perdu une pièce de chair de sa hanche (v. 5216-5217), pense assommer le héros avec sa hache, mais l’instrument trouve dans sa trajectoire un banc qui amortit le coup. Le chrétien est pourtant atteint par une partie du siège endommagé, sa douleur est si intense qu’il s’évanouit :

Sa faulx entoise moult aÿriement,
Enver Huon en vint moult asprement,
Ferir le cude sor le chief roidement,
[…]
.I. banc encontre en son dessandement,
En .ij. le cope comme ung rainx de sarment,
Et li banc ataint Huon tant durement
Que tout sovin a la terre erramment
Est jus versés, car moult angoisse sant.
Pasmer l’estuet pour le mal que li sant. (v. 5226-5235)

Huon aurait pu y laisser la vie n’était la loyauté du géant qui jure de ne pas poursuivre la bataille avant que son ennemi ne reprenne conscience (v. 5240)30.

Outre la force physique, les géants sarrasins se distinguent par leur comportement guerrier, aussi insolite que naïf. C’est ce qui donne lieu à des scènes anti-chevaleresques et même burlesques, annonçant ainsi une nouvelle conception du combat singulier dans la chanson de geste.

Dans Lion de Bourges, Lucien se montre d’une maladresse étonnante, puisqu’il jette son épée sur Ballian à la hâte sans l’atteindre. Pis encore, il perd son arme au profit de la dame qui s’en réjouit en affirmant non sans ironie, « cestui ai ge gaingniér ! » (v. 1737). Ballian se sert de cette épée pour infliger une grande blessure au géant (v. 1738-1747) avant de l’amputer de la jambe droite (v. 1749). Infirme, le Sarrasin ne s’avoue pourtant pas vaincu, car il commence à faire tournoyer sa hache, empêchant son ennemi de l’approcher :

Et li joiant tornie de la haiche tranchant ;
S’antour lui fuissent troy chevalier ou sergens,
Ne puissent il meffaire a lui ung tous seul gant.
(v. 1775-1777)

Ce comportement met Ballian dans une impasse, mais comprenant que les armes de guerre conventionnelles ne sauraient lui être d’une grande utilité dans un cas pareil, et que ce combat ne l’oppose pas à un vrai chevalier, la femme se sépare de son épée et opte pour une technique rudimentaire, mais bien adaptée à la situation, la lapidation :

C’espee getet a terre sur le prez verdiant ;
[…]
Elle vint au caillaus isnellement corrant,
Ne saip ou onze ou douze en vait o li portant.
Encontre le joiant est venue devant,
De quaillaus et de piere li vait grant cop paiant ;
Le Sairaisin vait la teillement lapidant,
Car ains que lou geter elle allast point lachant
Li anvoiait cent piere et plux en ung tenant.
(v. 1779-1788)

La scène est d’autant plus comique que ce champion de Marsile adopte une attitude pusillanime :

Et li paien alloit adés le dos tornant
Et encontre la terre vait la teste baissant,
Dairier lui ne n’osait regarder tant ne quant
Pour lez quailloz qui vont si dur sur lui cheant ;
(v. 1804-1807)

Cette posture du Sarrasin, indigne d’un professionnel de la guerre, montre à quel point il est insensé et surtout inexpérimenté. Car, en choisissant de tourner son dos à Ballian et de se recroqueviller, il commet une bavure qui lui fait perdre le contrôle de la situation et l’expose à tous les dangers. D’ailleurs, la femme chrétienne profite de cette distraction pour lui trancher sa seconde jambe (v. 1811). Ce n’est pourtant pas la fin du combat. Pour le malheur de la chrétienne déguisée, il est resté à Lucien ses deux mains dont il se sert pour la mettre « delez lui » (v. 1814) et l’accabler de coups dans un drôle de corps-à-corps :

[…] li paien la fiert et dairier et devant.
La huvette li vait hor de son chief ostant,
Ou visaige li vait grant horion fraippant. (v. 1817-1819)

L’affrontement entre Florent et Fernagu se déroule pratiquement dans les mêmes circonstances et prend fin, lui aussi, sur une scène de corps-à-corps31. Le Sarrasin se fait amputer du bras droit et perd par la même occasion sa hache récupérée par Florent (v. 2850-2853) qu’il utilise pour le priver de son bras gauche (v. 2903-2907). Le géant combattra désormais en utilisant ses membres inférieurs, il terrasse son adversaire d’un coup de pied et commence à le fouler de toutes ses forces, le mettant dans une situation périlleuse :

Sy a haulcié son pié par moult grant aïree,
Et s’en va vers Florent, telle lui a donnee
Qu’il l’abbaty a terre dessus l’erbe a rousee,
Et puis sally sur lui tantost a la vollee,
[…]
[…] le payen qui fu plain de malle pensee
Luy a donné du pié mainte grant hatellee. (v. 2916-2924)

S’il ne prévoit pas de contact physique entre les deux protagonistes, le duel entre Huon et l’Orgueilleux se caractérise, lui aussi, par l’évocation de l’amputation sous une forme plaisante, confirmant qu’il s’agit là d’une constante dans le combat singulier. Le héros chrétien, plus vivace que le géant, fait tant et si bien qu’il lui tranche les deux bras qui restent accrochés à la faux. Le géant, qui perd ainsi ses « trois membres supérieurs ! » d’un seul coup, ne trouve pas mieux à faire que de prendre la fuite. Le lecteur-auditeur ne manque pas de sourire :

[Hue] trait l’espee que moult relusoit cler ;
Ains que cil puist son colz amont lever,
L’ait si fort Hue dou brant d’aicier frappér
Permy le coutte li ait lez bras copér
Que li .ij. poing sont en la faulz remeis.
Li glous s’an fuit […]. (v. 5289-5294)

Grâce à une précieuse intervention de sa cousine Sebille, qui était prisonnière dans le château, Huon rattrape l’Orgueilleux et lui tranche la tête (v. 5307). Empressons-nous de signaler que tous les combats singuliers examinés se terminent par la décapitation du géant dont la tête remportée constitue le trophée de la victoire. Voilà qui constitue une autre constante dans ce motif épique, même si l’exécution ne se fait pas toujours dans les mêmes circonstances.

Corsant, pourtant en situation de force, ne garde pas sa lucidité jusqu’à la fin, et adopte une tactique défaillante qui lui coûte la vie. Pensant récupérer son épée perdue suite à un coup asséné à Florent, le géant se rabaisse imprudemment et s’expose devant le chrétien qui n’hésite pas à lui porter le coup final32 :

Et le branc du paien avalle roidement,
A l’avaller qu’il fit sus ung perron descent :
Le paien sault a piés qui a terre le prent,
Ains qu’il abaissoit, et la vint tost Florent
Qui sus le col le fiert si aviseement
Par my le col passa l’espee droittement
Que le chief luy chaÿ sur le pré qui resplent.
(v. 17007-17013)

C’est encore la lucidité qui a permis au même personnage de venir à bout de Fernagu. Au moment même où le géant s’apprêtait à le frapper, le héros agit avec rapidité et lui fend le pied et le ventre (v. 2930-2936). Le Sarrasin tombe à la renverse, il est symboliquement décapité de sa propre hache :

Florent se releva et la hache a combree,
Et s’en vint au jaiant qui gist gueule baee,
De sa hache luy a la teste trenchonnee.
(v. 2938-2940)

Enfin, Ballian, complètement neutralisée par le géant déchaîné, doit attendre une intervention providentielle dans le combat pour le remporter. En effet, « […] Dieu y fist miraicle pour la damme avenant » (v. 1825). Une nue vient troubler la vue à Lucien (v. 1827-1830) et permettre à Ballian de le blesser à la tête à l’aide d’un couteau (v. 1832-1837) avant de le décapiter :

La damme court au brant, en hault le va levant,
Entre cop et chaippel va ferir le joiant ;
La teste et le hialme ait fait voller ou champz.
(v. 1842-1844)

L’amputation et la décapitation, communes à tous les combats étudiés, contribuent à « valoriser les chevaliers chrétiens qui triomphent », certes, mais elles revêtent par-dessus tout une valeur symbolique. Les personnages sarrasins ne sont pas ordinaires, on leur réserve alors une mort exceptionnelle. En les privant de ce qui fait leur force, leurs membres inférieurs et/ou supérieurs, les chrétiens font subir à leurs ennemis une humiliation corporelle accompagnée d’une douleur intense. Le gigantisme de l’Infidèle est donc considéré comme un péché châtié ou pénalisé par le démembrement. Mais même estropié, le Sarrasin ne mérite pas de vivre, son éradication, qui est pour le héros une nécessité, passe forcément par sa décapitation.

Le duel entre le héros chrétien et le géant sarrasin est une forme spéciale de combat singulier qui se développe dans les chansons de geste tardives. Tel qu’il apparaît dans ces textes, le combat est particulièrement intéressant dans la mesure où la séquence narrative qui lui est consacrée, centrée sur ses différentes étapes, propose également une certaine peinture psychologique des guerriers en rapportant leurs discours respectifs. Dans tous les cas, l’orgueil sarrasin se heurte à la confiance et à la vigilance chrétiennes. Ceci dit, à bien considérer la succession des scènes qui sont offertes par les auteurs, l’on ne peut s’empêcher de conclure à la subversion de ce motif épique qui se défait de son caractère chevaleresque et normatif pour verser dans le burlesque. Aussi le guerrier sarrasin, un vrai rustre, abandonne-t-il les armes et les techniques conventionnelles pour en adopter d’autres aussi grossières que plaisantes. Ajoutons qu’à tout prendre, il se laisse dégager, avec certaines variantes, un schéma du combat contre le géant. L’affrontement débute par une joute verbale suivie d’un échange de coups durs et de railleries. Le Sarrasin perd son arme au profit du héros qui l’en ampute, mais continue à lui tenir tête et l’exaspère. En définitive, le champion chrétien, soutenu par Dieu et faisant preuve d’une grande lucidité, profite de la défaillance de son ennemi pour le décapiter et remporter sa tête en signe de victoire. Plutôt que d’un épuisement du motif, l’on parlera d’une métamorphose enrichissante qui atteste de la pérenne créativité des poètes épiques.

Notes

1 Il arrive pourtant que le monde chrétien souffre de guerres intestines. C’est notamment le cas dans le Cycle des barons révoltés. Retour au texte

2 Bernard Guidot, « Le géant sarrasin dans la Bataille Loquifer et quelques chansons de geste : une nouvelle peinture de l’Autre ? », Les Grandes Peurs. 2. L’Autre, Travaux de Littérature, 17, 2004, p. 96.
Il faut cependant préciser que le chrétien ne combat pas toujours pour défendre la cause de Dieu. L’on peut penser entre autres à Florent dans Florent et Octavien et à Alis dans Lion de Bourges qui combattent sous les enseignes de rois sarrasins. Retour au texte

3 « Ce sont des êtres qui […] ont été conçus comme la contre-épreuve du héros épique chrétien », Gérard J. Brault, « Le portrait des Sarrasins dans les chansons de geste, image projective ? », Au carrefour des routes d’Europe : la chanson de geste, Aix-en-Provence, t. I, 1987, p. 301. Retour au texte

4 Huon de Bordeaux, chanson de geste du xiiie siècle, publiée d’après le manuscrit de Paris BNF fr. 22555 (P). Édition bilingue établie, traduite, présentée par William W. Kibler et François Suard, Paris, Champion (Champion Classiques. Moyen Âge, 7), 2003. Retour au texte

5 Florent et Octavien, chanson de geste du xive siècle, éd. Noëlle Laborderie, Paris, Champion (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge, 17), 1991, 2 t. Retour au texte

6 Lion de Bourges, poème épique du xive siècle, éd. William Westcott Kibler, Jean-Louis Picherit et Thelma S. Fenster, Genève, Droz (Textes littéraires, 285), 1980, 2 t. Retour au texte

7 Le terme est de Bernard Guidot, art. cit. p. 94. Retour au texte

8 À propos des géants, Christine Ferlampin-Acher écrit : « La symbolique chrétienne les a diabolisés en les interprétant comme des images d’orgueil », Fées, bestes et luitons. Croyances et merveilles dans les romans français en prose (xiie-xive siècles), Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2002, p. 276. Retour au texte

9 Il s’agit du premier guerrier chrétien qui a essayé de se mesurer au géant, mais il n’y a même pas eu de combat. Le païen relève par la jambe le cheval de son ennemi qui s’en trouve ainsi désarçonné. Garnier est ensuite trainé jusqu’à la tente de Marsebille et décapité de sang-froid, voir v. 2485 et sq. Retour au texte

10 Voir v. 1263. Retour au texte

11 Cette scène fait écho à un épisode qui se lit au début de Lion de Bourges, où Lucien, le champion de Marsile, roi païen qui met le siège devant Tolède, demande d’affronter dix guerriers à la fois. Déguisée en homme, Ballian, Alis sort à rencontre du géant, mais il n’a cure de ses interpellations et continue à dormir (v. 1674-1676).
Pour Lucien, il ne saurait y avoir un combat contre Ballian qu’un seul coup de pied est capable de tuer. Ses propos expriment tout le mépris qu’il témoigne à l’égard de son adversaire (v. 1713-1716). Retour au texte

12 Le Couronnement de Louis, chanson de geste du xiie siècle éditée par Ernest Langlois, Paris, Champion (Les classiques français du Moyen Âge, 22), 1966. Retour au texte

13 Corsolt a utilisé la même expression quand il s’est adressé au pape, voir v. 512. Retour au texte

14 Huon appréhende le combat contre l’Orgueilleux (v. 5244). Florent éprouve le même sentiment devant Corsant (v. 16878). À propos de la peur, voir Bernard Ribémont, « La “peur épique”. Le sentiment de peur en tant qu’objet littéraire dans la chanson de geste française », Le Moyen Âge, 2008/3 (tome CXIV), p. 557-587.
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15 Bernard Guidot, art. cit., p. 88. Retour au texte

16 Huon fait exception à cette règle. Car, en voyant l’Orgueilleux endormi il s’abandonne, avant de prier, à un soliloque qui traduit sa grande loyauté (v. 4982-4995). Il aurait pu décapiter le géant dans son sommeil, comme le lui conseille sa cousine (v. 4940), et s’épargner de la sorte un affrontement avec un adversaire redoutable et anthropophage (v. 4928-4929). Mais il sait que « devant Dieu ne doit nulz mal pancer » (v. 4993). Il décide alors de le réveiller et de le défier. Retour au texte

17 Voir HB. v. 5283-5284, LB. v. 1665-1668 et v. 27189-27193. Retour au texte

18 Les imprécations sont très fréquentes dans nos textes, voir HB, v. 5012 – 5134 – 5137 – 5205 ; LB, v. 27166 ; FO, v. 2791. Retour au texte

19 Dans LB, les paroles d’Olivier sont plus violentes quand il s’adresse à Otinel, un nain insaisissable se déplaçant par bonds imprévisibles, qu’il s’apprête à affronter :
Or sa, lere, malvaix filz a putain, lairon !
Au jour d’ui morez, qui qu’en poist ne qui non ! (v. 27152-27153) Retour au texte

20 Voir également FO. v. 2793-2807. Retour au texte

21 Bernard Guidot, art. cit., p. 96. C’est le cas même dans le Couronnement où l’on retrouve une longue discussion théologique interrompue par Guillaume qui monte sur son cheval pour entamer le combat (v. 867 à 871). De même, Lucien passe à l’attaque après avoir découvert que Ballian est chrétien (v. 1730 et sq.). Dans HB, le dialogue entre les ennemis est des plus plaisants. L’Orgueilleux permet naïvement à Huon d’essayer le haubert magique qu’il possède. Mais le chrétien, refuse de remettre le talisman. C’est le début du combat. Voir v. 5085 et sq. Retour au texte

22 D’ailleurs on ne voit jamais un Sarrasin prier. La religion sarrasine semble ne pas connaître cet acte solennel. C’est ce que montre la question que pose Corsolt à Guillaume qui vient d’achever sa prière : « A cui as tu si longement parlé ? » (v. 794). Retour au texte

23 Le nain Otinel se moque d’Olivier qui n’arrive pas à l’atteindre à cause de sa lance défectueuse, « Voustre lance est trop courte, il y falt ung tronson ! » (v. 27165). Retour au texte

24 Voir HB, v. 5246-5284 ; LB, v . 1763-1769, v. 1821-1822 et v. 27189-27193. Retour au texte

25 Voir également la réaction du même héros face à Corsant. Le chrétien passe en revue les dégâts causés à son ennemi qui l’appelle à se rendre (v. 16996-16998) et finit par lui annoncer sa mort (v. 17000-17001). Retour au texte

26 Jean-Pierre Martin, Les Motifs dans la chanson de geste, Centre d’Études Médiévales et dialectales, Université de Lille III, 1992, Paris III, 1984, p. 81. Retour au texte

27 Guillaume Bergeron, Les Combats chevaleresques dans l’œuvre de Chrétien de Troyes, Bern, Peter Land AG, International Academic Publischers, 2008, p. 30. Retour au texte

28 Dans Huon de Bordeaux, l’Orgueilleux se vante de ses origines diaboliques :
Deden infeir n’ait diable ne malfez
Que il ne soit de mon grant parrantez. (v. 5143-5144)
Quant à Otinel, il est littéralement habité par un diable : « Le diable ot ou corpz, c’est veriteit prouvee ! » (v. 27145). Retour au texte

29 Ces armes font penser à la « mace de fer » de Corsolt et au tinel de Rainouart. Mais d’une façon plus générale, tout géant épique a une massue. À notre sens, ces personnages sont à rattacher à la deuxième fonction dumézilienne (la fonction guerrière chez les indo-européens). Voir à ce sujet Georges Dumézil, L’Idéologie tripartite des indo-européens, Bruxelles, coll. « Latomus », vol. XXXI, 1958, p. 77. Retour au texte

30 Le coup le plus dur reste celui porté par Corsolt à Guillaume dans le CL. Le chrétien en voit son nez écourté, mais son nom portera le souvenir de son combat magistral pour la vie. Voir v. 1037-1041. Retour au texte

31 Un contact physique s’établit également entre Olivier et Otinel. Le nain combat sans armes et utilise efficacement ses mains contre son adversaire :
Trois tour le tornie per teille devision
Que plux de quinze piez getait Ollivier lon
Et l’abaitit a terre du destrier aragon. (v. 27169-27171) Retour au texte

32 Corsant avait commis la même faute irréparable, il s’était rabaissé pour charger Guillaume sur son destrier sans penser à se protéger de ses coups. Voir CL, v. 1108-1136. Retour au texte

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Référence papier

Yamen Feki, « Le combat singulier dans quelques chansons de geste, un motif épique en mutation », Bien Dire et Bien Aprandre, 33 | 2018, 79-92.

Référence électronique

Yamen Feki, « Le combat singulier dans quelques chansons de geste, un motif épique en mutation », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 33 | 2018, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/651

Auteur

Yamen Feki

Université de Sfax – Tunisie

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