Dans L’Archipel du Graal, Michelle Szkilnik a relevé plusieurs passages de l’Estoire del Saint Graal qui semblent s’abandonner au pur plaisir de la description1. Parmi ceux-ci se trouve l’épisode dans lequel le nom de l’île Tournoyante, rapidement évoqué par la Queste del Saint Graal, est expliqué par les causes physiques à l’origine de la rotation du lieu. Bien longue pour une simple explicitation d’une mention de la Queste, n’étant suivie, contre toute attente, d’aucun commentaire symbolique, cette description paraît témoigner de l’engouement encyclopédique du xiiie siècle et de l’ouverture du texte en prose à la diffusion du savoir.
Mireille Séguy a bien montré que ce récit doublement étiologique, qui explique la formation de l’île en revenant à la formation du monde, fait partie des stratégies qui permettent à l’Estoire, sans doute postérieure au reste du Lancelot-Graal, de se constituer en récit des fondements2. Cependant, la digression n’en demeure pas moins déroutante et pose de manière aiguë la question des objectifs et des modalités de l’insertion savante dans le roman3. En effet, elle semble porter le récit à ses limites en l’entraînant dans des voies contradictoires que le texte essaie tant bien que mal de faire coïncider. La tension épistémologique entre les différents champs du savoir annexés à la fiction se reflète ainsi dans la tension de l’écriture entre des esthétiques différentes. Est-ce parce que, dans cette première moitié du xiiie siècle, l’ouverture du texte en prose aux champs du savoir ne va pas de soi ? Espace des limites, l’île Tournoyante apparaît comme un champ d’expérimentation et constitue peut-être aussi un lieu réflexif, dans et par lequel l’œuvre en prose essaie de se penser elle-même.
Des savoirs en concurrence
Lieu de tension, la digression de l’île Tournoyante l’est d’abord à cause de la diversité de la matière qu’elle essaie d’embrasser. Comme Mireille Séguy l’a montré, l’Estoire, pour se constituer en récit des origines, annexe à sa propre fiction non seulement le savoir biblique mais aussi le savoir antique dont elle se présente comme le dépositaire4. La captation de ce double héritage est manifeste dans l’ouverture d’un récit étiologique qui se fonde sur la Bible mais la revisite par la physique antique, en intégrant à la réécriture de la Genèse une référence savante aux quatre éléments :
Il est verité provee ke au commenchement de toutes choses, quant li Establissieres del monde devisa et departi les .IIII. elemens qui devant estoient tout en un monchelement et en une masse, et il ot le chiel, qui l’Escripture claime le « feu », desevré des autres trois […], il l’establi el plus haut lieu, car il en fist couverture a tous les autres et closture. (§ 402, 1-6)5
S’arrimant dès le début à la théorie bien connue des quatre éléments, l’épisode semble par la suite conjuguer l’héritage de la cosmogonie platonicienne et de la physique d’Aristote – redécouverte grâce au grand mouvement de traduction commencé au xiie siècle – lorsque l’auteur explique par les propriétés de la matière la disposition du monde : le ciel est en haut et la terre en bas parce que « li chieus estoit par nature caus et legiers, et la terre estoit par nature froide et pesans » (§ 402, 10-11). Ces deux héritages se retrouvent dans l’idée que le monde a été créé à partir d’un conglomérat informe, celui des « .IIII. elemens, qui devant estoient tout en un monchelement et en une masse »6. Si cette masse primordiale, absente de la Genèse, est tout de même compatible avec la « materia invisa » dont parle le Livre de la Sagesse7, réécrire le savoir biblique à la lumière du savoir antique ne se fait pas sans forcer un peu les choses. Ainsi, l’auteur n’hésite pas à affirmer que c’est l’Écriture elle‑même qui donne au ciel le nom de « feu », quand la Genèse n’emploie que les termes caelum et firmamentum. De son côté, la théorie de la matière est, elle aussi, légèrement infléchie : de quatre au début du récit, les éléments ne sont bientôt plus que trois, comme pour s’ajuster à la Genèse qui ne fait jamais mention de l’air. De plus, sont surtout mentionnées les propriétés actives des éléments – le chaud et le froid –, et le sec et l’humide disparaissent presque complètement de la démonstration.
En fait, l’auteur ne garde du savoir antique que ce qui l’intéresse directement pour se détacher, une fois son récit ancré dans celui de la Genèse, du modèle biblique. Il explique ainsi que le contact primordial des éléments a donné lieu à un mélange de leurs propriétés8 : les parties de la terre et de l’eau affectées par la chaleur du ciel sont devenues de la terrienne ferrume (crasse de fer) et de la rieulle evage (eau rouillée) et, symétriquement, une partie du feu céleste a été affectée par le froid de l’eau et de la terre. Inspirée de la physique, qui explique par le mélange des éléments la naissance des corps, cette extrapolation entre par contre directement en concurrence avec la Bible. En effet, la séparation divine devient inopérante sur les parties mêlées, condamnées à reformer une masse indistincte9. Suivant ensuite la théorie selon laquelle chaque élément s’efforce de rejoindre le lieu qui lui est propre10, l’auteur explique que la nouvelle masse est tiraillée par des mouvements contraires qui l’empêchent de trouver une place dans l’univers ordonné11. Entre alors en scène une curiosité scientifique bien connue des encyclopédies : un gisement sous‑marin d’aimants fixe la masse à la dérive en attirant la terriene ferrume qui la compose mais, à cause de ses éléments ignés, l’île est simultanément attirée vers le ciel, dont elle suit la rotation. Voilà donc le nom de l’île Tournoyante justifié par cette double attraction contradictoire, qui servira ensuite à expliquer, dans la droite lignée d’un texte comme les Météorologiques12, les tremblements de terre qui l’affectent. Au fil de son développement, le texte a donc petit à petit quitté le terrain biblique mais la Bible a apporté sa caution à l’insertion savante, qui elle‑même apporte la sienne à l’invention de l’Estoire. Respectant la hiérarchie traditionnelle des savoirs, cette stratégie de légitimation souligne cependant l’autorité qu’est en train de prendre, au xiiie siècle, l’explication scientifique du monde.
Ainsi rationalisée par le savoir humain, l’île Tournoyante semble sortir tout droit des catalogues de lieux « estranges » qu’affectionnent les encyclopédies, et l’auteur prend soin de l’intégrer à la géographie du monde en adoptant les conventions de ce type d’écriture : par exemple, dans la lignée de Pline et de ses successeurs, il décrit brièvement le paysage en le liant aux conditions naturelles (§ 406) et s’attache à donner les dimensions précises de l’île (§ 413). Surtout, il localise sa création :
En cheste maniere noa ele grant pieche par la mer ke onques en nule partie ne peut prendre arestement tant ke ele vint en la mer d’Occident, entre l’isle Onagrine et le port as Tigres ; en une partie de chele mer qui est entre chel isle et chel port a grant plenté d’aimant el fons aval […]. (§ 405, 1-4)13
Essayer de placer l’île Tournoyante sur une carte du monde paraît pourtant illusoire car Onagrine et Port as Tigres, qui n’ont d’autre existence dans l’Estoire, ne semblent pas correspondre à des lieux identifiables. Le gisement magnétique pourrait renvoyer à la Montagne d’Aimant, motif qui, sous différentes variantes, appartient pleinement à la géographie imaginaire et scientifique depuis l’Antiquité14. Cependant, lorsqu’elle se trouve en mer, cette Montagne est généralement située au Nord de l’Atlantique, alors que la « mer d’Occident » du récit semble plutôt désigner la Méditerranée15. Christine Ferlampin-Acher imagine d’ailleurs que c’est une réflexion poétique sur le nom des Cyclades qui aurait pu donner l’idée d’un espace tournant en même temps que le ciel et renvoie à l’association entre le nom de l’archipel et la figure du cercle16. Cette hypothèse nous paraît d’autant plus intéressante que l’on trouve déjà cette association dans les Histoires naturelles de Pline dont le passage consacré aux Cyclades contient plusieurs éléments que notre auteur aurait pu combiner : non seulement le nom des Cyclades viendrait donc de leur disposition en cercle autour de Délos, mais il est dit plus loin que Délos est apparue soudain à la surface des eaux, qu’elle a été longtemps une île qui flotte, et ce phénomène est directement associé aux tremblements de terre qu’elle a subis. De plus, une des îles de l’archipel porte le nom de Nonagria, très proche de celui d’Onagrine17. Enfin, juste après le chapitre consacré à l’aimant, Pline renvoie à une île des Cyclades pour préciser qu’elle abrite une pierre qui peut flotter ou couler selon son état18. Ce faisceau d’indices dispersés est évidemment insuffisant pour faire de Pline la source directe de l’épisode, mais ces rapprochements montrent que l’auteur de l’Estoire a pu trouver dans des ouvrages de description du monde des éléments qui, susceptibles de faire écho à des souvenirs du lecteur, renforcent la crédibilité de son invention.
Ancrée dans la Genèse, rationalisée, localisée, l’île Tournoyante justifie donc le nom d’Estoire des estoires que se donne le roman (§ 401, 19-20) mais au prix d’une superposition qui fait entrer les champs du savoir en concurrence, non seulement entre eux, mais aussi avec la fiction sur laquelle ils se greffent. Que devient donc l’histoire proprement dite dans cet excursus savant ? Le récit est-il purement et simplement abandonné au profit de la vulgarisation scientifique ?
Cheminements du didactisme
Entravant la marche du récit, l’insertion savante modifie aussi l’écriture de l’Estoire qui prend momentanément des allures de leçon de choses mais, simultanément, divers procédés sont mis en œuvre pour rattacher la digression au récit principal.
Le texte s’oriente d’abord vers la didactique savante. Nous voyons ainsi ressurgir, à travers la voix du conte, celle du narrateur, d’ordinaire effacé derrière son récit mais qui éprouve ici le besoin de justifier sa digression19 et le fait au nom de l’instruction du lecteur :
[…] pour chou ke la maniere de son tournoiement n’est pas bien conute de tous chiaus et de toutes cheles qui parler en ont oï, pour chou est il raisons ke chis contes en demostranche la verité, car dont seroit chou uns enlachements de paroles, se il de chascune doutanche dont il parleroit ne moustroit aperte connissanche […]. (§ 401, 10-14)
On voit que c’est alors l’entreprise de légitimation qui commande une esthétique de type didactique car la connaissance fonde ici la vérité des propos : c’est en revendiquant sa capacité d’enseignement que le récit se constitue en autorité. Pour transmettre au lecteur cette connaissance qui est censée être la sienne, le texte adopte donc les méthodes de l’exposé scientifique et la progression linéaire se double d’une logique explicative lourdement appuyée par les coordinations et subordinations à valeur causale, comme en témoigne par exemple la phrase suivante :
Et pour chou ke par droite raison ne devoit nus d’aus repairier la dont il estoit issus, ne la terrienne ferrume a la terre, ne la rieulle evage a l’iaue, par chou ke aucune legiereté et aucune calour avoient concheüe del chiel, et pour chou ke l’arsins del chiel ne peut au chiel repairier, comme chele qui estoit entechie des vilenies de la terre et de l’iaue, pour chou covint que ches .III. choses repairaissent a une masse. (§ 403, 9-14)
Les causes sont imbriquées entre elles, chaque étape apparaissant ainsi comme l’effet d’un enchaînement nécessaire dans un style qui n’est pas sans rappeler le « phrasé encyclopédique » des ouvrages savants du xiie siècle20, dont la prose française semble ici imiter péniblement la progression. Aurions-nous alors sous les yeux un témoignage de l’élaboration d’un style scientifique en langue vulgaire, soit que l’auteur de l’Estoire traduise lui-même des sources latines, soit qu’il s’inspire de traductions déjà existantes21 ? L’exposé systématique des causes rationalise bien sûr le propos mais, comme l’a relevé Christine Ferlampin Acher, le « manque de fluidité de la syntaxe » – probable conséquence de l’influence du latin – semble aussi témoigner du malaise de l’écrivain22. Certaines étapes sont répétées, d’autres oubliées ou rajoutées in extremis23 et, comme pour compenser les failles du raisonnement, l’auteur use et abuse de l’expression de la nécessité (« par droite raison », « pour chou covint que » etc.). Le souci du destinataire, invité à participer au raisonnement pour l’adopter, est manifesté par des adresses formulaires récurrentes (« si com vous avés oï », « einsi poés vous oïr »…), et la voix du lecteur est même intégrée au style direct dans la démonstration lorsque le texte répond à une objection potentielle :
Et pour chou ke aucuns ne desist : « Ausi estoit li airs amonchelés com chil troi : pour quoi n’en parole dont chis contes ? Il est voirs provés ke avoec ches trois escoussures ot aucune chose de l’air ! » et a che s’acorde bien li contes, mais il dist ke si petit en i eut ke ja pour chel mestier n’en deüst estre parole tenue. (§ 403, 15-18)
A-t-on affaire ici à un véritable souci pédagogique ? La précision est tardive, comme si le texte constatait que l’oubli de l’air, utile à la conjonction des savoirs biblique et antique, pouvait nuire à la crédibilité de son propos. Le statut d’autorité du maître paraît ici bien mal assuré : au moment même où il prétend instruire son lecteur, il se méfie en fait du savoir qui peut déjà être le sien. Le malaise éprouvé montre aussi que la leçon de physique d’un maître à son élève détone dans le reste de l’œuvre et fait courir le risque à la digression d’apparaître comme complètement hétérogène au récit.
L’Estoire parvient néanmoins à trouver une certaine cohérence en appliquant en retour à la digression savante sa propre esthétique fictionnelle. L’insertion de quelques descriptions au présent ne doit pas faire oublier que la majeure partie du passage est au passé : l’auteur raconte les premiers moments de la Création, et la théorie des quatre éléments se transforme ainsi en récit d’une lutte cosmogonique24 :
Et pour chou ke li chieus et li airs et la terre et l’iaue avoient esté en une masse, ja fust chou ke li uns fust contraires a l’autre […]. Et par che puet chascuns counoistre ke en aucune maniere se sentoit li chieus de la froidour de la terre et de l’iaue autresi, et chil doi s’entresentoient en aucune guise de la grant calour del chiel. Ensi poés entendre les contrariétés des uns et des autres, qui s’entrenuisoient et ne se pooient souffrir. (§ 402, 7-15)
La contrariété des éléments est glosée au moyen d’une personnification de la matière, devenue sujet de verbes de sentiment. De contraires au sens savant, c’est-à-dire « qui vont dans des directions opposées », les éléments sont devenus contraires au sens courant, c’est-à-dire « hostiles ». Leur lutte est ensuite désignée par le terme contenchon (§ 404, 4) qui peut hésiter entre le sens scientifique de la contentio (« tension interne à un corps ») et le sens commun de « querelle, rivalité ». Finalement, on quitte complètement le champ scientifique lorsque le ciel et l’aimant s’affrontent dans une véritable bataille, une meslee qui peut ainsi faire écho aux luttes incessantes que raconte l’Estoire :
Et ch’estoit par la bataille et par la meslee qui estoit el fons de la mer par la forche de l’aymant encontre la terre qui ferrouse estoit : et il convenoit par estouvoir que l’isle tournoiast al commandement del firmament, de qui ele avoit la nature retenue en partie ; et l’aimans, par qui forche la terre ferrouse estoit tenue seree, ne voloit souffrir ke ele se meüst de sa serre. (§ 411, 1-5)
Intégrant ainsi le savoir à sa diégèse, l’œuvre parvient aussi à combiner la didactique savante avec sa propre didactique édifiante, d’inspiration religieuse. Les quatre éléments, devenus trois, sont rapidement réduits à une simple opposition binaire qui, de physique, va devenir axiologique. Comme leurs propriétés se limitent à l’opposition entre chaud et froid, et donc à celle entre légèreté et pesanteur, le texte aboutit logiquement à la seule opposition entre le ciel, chaud et léger, et le reste, froid et pesant25. Or, la séparation devient métaphoriquement une opération de nettoyage, clairement dissymétrique :
Et quant il eut le chiel netié et mondé de la terriene ferrume et de la rieule de l’iaue et il ot escoussé la terre et l’eve de l’arsin du chiel, chele ferrume terriene et chele rieulle evage ne peurent mie naturelment conjoindre a la terre et a l’iaue dont eles estoient issues, ne chele celestiene ardure et chil bruslemens qui de la terre et de l’iaue furent escous ne peüssent mie honnestement repairier a si haute chose et a si nete com est li chieus, car il avoient aucune take concueillie de la terre et de l’iaue, qui sont amassement de toutes ordures, et li chieus, che avés vous bien oï, est de toutes netetés plains. Et pour chou ke par droite raison ne devoit nus d’aus repairier la dont il estoit issus, ne la terrienne ferrume a la terre, ne la rieulle evage a l’iaue, par chou ke aucune legiereté et aucune calour avoient concheüe del chiel, et pour chou ke l’arsins del chiel ne peut au chiel repairier, comme chele qui estoit entechie des vilenies de la terre et de l’iaue, pour chou covint que ches .III. choses repairaissent a une masse. (§ 403, 1 14)
Si le ciel est netié et mondé des éléments terrestres, la terre est seulement escoussee du feu céleste, et seul ce dernier est taché par la terre et l’eau. À la neteté du ciel s’oppose ainsi l’ordure de la terre. L’emploi des adverbes, à travers lesquels on passe du mode aléthique au mode déontique (naturelment d’un côté, honnestement de l’autre), montre bien qu’un glissement axiologique est en train de s’opérer, qui accorde à la simple salissure une valeur morale. En fait, l’opposition spatiale entre le haut et le bas, qui recouvre celle entre le ciel et la terre, devient aussi celle entre le pur et l’impur, dans le même mouvement analogique que celui qui structure l’axiologie chrétienne. Le texte joue donc sur l’emploi d’un vocabulaire qui peut aisément passer d’un sens concret à un sens abstrait et permet de glisser insensiblement du champ scientifique au champ moral et théologique, comme le montre par exemple l’expression « entechié des vilenies de la terre et de l’iaue » dans laquelle entechié hésite entre son sens moral, induit par l’agent à valeur abstraite vilenies, et son sens physique, induit par le complément du nom à valeur concrète de la terre et de l’iaue. En arrière-plan apparaît donc toute l’imagerie chrétienne du péché, souillure de l’âme, macula lavée par le baptême et la confession, et elle est d’autant plus présente que le roman a déjà souvent employé les métaphores du nettoiement et de la tache dans leur sens religieux26. L’insertion savante ne sert-elle alors qu’à poursuivre la visée édifiante de l’œuvre par d’autres moyens ? Si le discours scientifique s’intègre à la didactique religieuse du roman, le symbolisme n’est pourtant jamais explicité, alors qu’il aurait été très facile de poursuivre le jeu des analogies – par exemple en faisant de l’île tiraillée entre la terre et le ciel une image des épreuves qui y attendent Nascien (§ 461‑472), ou même une image de l’homme en général, formé de limon terrestre mais possédant une âme d’origine céleste27. La surprenante absence de développement allégorique suggère que le discours savant n’a pas vraiment pour rôle d’être annexé à l’idéologie religieuse : s’il concourt effectivement à transmettre lui aussi l’image inquiète d’un univers en désordre, son utilisation dans le texte lui accorde une valeur propre et montre que la connaissance humaine est devenue une nouvelle manière légitime d’appréhender le monde, susceptible de compléter les autres discours.
Pouvoirs et limites de la fiction en prose
Lieu de tensions épistémologiques, esthétiques et didactiques, la digression sur l’île Tournoyante semble finalement à l’image de l’objet qu’elle décrit, formé de matières disparates et attiré dans des directions contradictoires. Ne pourrait-on appliquer à l’île ce que Michelle Szkilnik dit de la beste diverse, à savoir qu’elle est une métaphore de l’Estoire qui apparaît comme une « sorte d’œuvre divine, œuvre diverse aussi, faite de pièces et de morceaux, pauvre reflet du livret écrit par le Christ mais qui tire sa valeur et sa cohérence de son origine28 » ? À la fois surplus et déchet, élément fixe et mouvant, tendue entre des pôles opposés, l’île pourrait ainsi constituer une image réflexive du roman qui exposerait la mécanique et les enjeux de la fiction en prose.
Par la création de l’île Tournoyante, l’auteur de l’Estoire s’institue en nouveau démiurge, régnant en maître sur le monde fictionnel. Il est en effet facile de voir derrière le Dieu qui sépare et organise les éléments la figure de l’écrivain qui réordonne le matériau puisé à des sources diverses et, lorsque le texte affirme que l’île est constituée « par la volenté et le plaisir de chelui a qui toutes choses sont obeïssans » (§ 404, 11-12), la volonté divine s’accorde bien commodément à celle de l’auteur. En n’hésitant pas à modifier la Bible pour la mettre au service de sa propre histoire, le conte semble ainsi affirmer le fait que la fiction, tout comme le Texte sacré, peut faire coïncider l’espace de l’écriture avec celui de la Création. La fiction littéraire n’est-elle pas en effet, comme l’île Tournoyante ajoutée à la Genèse, ce par quoi l’homme ajoute sa création à la Création ? Il faut noter également que, si l’écrivain est à l’image du Dieu qu’il met en scène, une partie de son œuvre lui échappe, de la même manière que l’île échappe à la main divine. L’auteur admet en effet implicitement que son texte puisse être modifié lorsqu’il déclare, juste après avoir précisé les mesures de l’île : « mais, se plus i avoit, pour chou ne ment mie li contes, car il ne garandist ses paroles de nul plus, mais de tous mains » (§ 413, 6-8)29. Autrement dit, si l’on ne peut rien retrancher au conte, on peut y ajouter sans altérer l’histoire, un peu comme la masse Tournoyante peut être ajoutée au monde du moment qu’elle suit ses lois. En ouvrant ainsi virtuellement l’espace de son écriture à un nouveau démiurge, le texte expose en creux son propre mécanisme de fabrication qui consiste à reprendre et développer les mentions inexploitées du cycle.
Si l’on poursuit dans cette voie, on comprend mieux alors le rôle que l’insertion savante peut jouer dans l’espace fictionnel. Détournée de la fonction qu’elle a dans les encyclopédies, elle sert bien sûr le geste démiurgique : alors que le savoir est normalement conçu comme un moyen d’accéder à Dieu par l’observation de son œuvre (et le passage précise bien, conformément à cette idée, que Dieu est fontaine de toute sapiense, § 402, 19-20), le savoir sert moins ici à la description de l’œuvre divine qu’à la création d’un objet fictif. Cependant, en inscrivant cet objet dans les connaissances humaines, le texte suppose que la fiction crée un monde qui est calqué sur celui de la Création, un simulacre, certes, mais qui obéit en partie aux mêmes lois que le monde réel. De la même manière que l’île vient s’ajouter au monde en dupliquant la masse primordiale dont elle est issue, la matière fictionnelle ajoute à l’œuvre de Dieu tout en en constituant un reflet.
Mais si elle est un surplus et un reflet de la Création, la masse tournoyante en est aussi la scorie : elle est le lieu du désordre, du mélange de la matière, et son appartenance à la catégorie du déchet est rendue manifeste par les métaphores du nettoyage et de la tache. Carla Casagrande et Silvana Vecchio ont bien montré, dans Les Péchés de la langue, que la matière même de la fiction, le langage, dégradation du Verbe divin, est de plus en plus considérée, entre la fin du xiie et le milieu du xiiie siècle, comme impure30. En effet, le langage est lui aussi un lieu de mélange, en l’occurrence celui entre le corps et l’esprit. Cette double nature se reflète dans l’utilisation qui peut en être faite : au langage utile, qui suit les voies de l’enseignement ou de l’édification, s’oppose le langage vain, le verbum otiosum qui risque de détourner l’homme du chemin de Dieu et de le conduire au péché. Dans les sermons de saint Bernard, la langue est désignée comme un organe impur parce qu’elle peut proférer des paroles oiseuses, et les pensées oiseuses, nées du divertissement, sont assimilées à de la boue31. On retrouve chez le théologien, appliquée à ce qui se détourne de la voie céleste, la métaphore de la salissure ; si cela est courant dans le discours religieux, le champ littéraire ne semble pas non plus échapper à cette image. À titre d’exemple, Gauthier de Coincy, dont les Miracles sont écrits entre 1218 et 1228, c’est-à-dire juste avant la rédaction supposée de l’Estoire, oppose nettement sa littérature édifiante, inspirée de la parole divine qui « netoie » et « espure » l’homme de la « tache » du péché, de la littérature de divertissement faite de « mos soilliez et emboé »32. N’est-ce pas alors cette ambiguïté de la fiction entre édification et divertissement que pourrait symboliser l’île, qui subit également l’attraction du ciel et celle de la terre ? Le texte reste en tension entre un didactisme manifeste et le plaisir d’une nouvelle histoire, et oscille entre les deux pôles comme l’île, secouée par les tremblements de terre, plonge d’un côté vers la terre et s’élève de l’autre vers le ciel. Cependant, la spécificité du texte fictionnel réside justement dans le fait que c’est par le divertissement de la fabula qu’il est susceptible de faire passer un enseignement. Au xiie siècle, en même temps qu’une évolution se dessine et que la parole vaine n’est plus regardée comme complètement négative, des théologiens reconnaissent explicitement qu’un certain enseignement puisse être tiré de la littérature fictionnelle profane33. Se faisant peut‑être l’écho de ce débat, L’Estoire conjugue étroitement dans ce passage l’art de raconter au sérieux de la sapience – au double sens de savoir et de sagesse – : d’un côté le savoir scientifique légitime la fiction, de l’autre la fiction s’enrichit de ce savoir qu’elle rend accessible, et cela participe de la singularité d’une œuvre résolument édifiante mais dont le foisonnement n’arrive pas à être entièrement contenu par le cadre affiché de l’élucidation symbolique.
Dans l’espace insulaire qui correspond à l’espace clos de la digression, le texte en prose semble donc explorer ses pouvoirs et ses limites, en pensant et peut-être en résolvant, dans la constitution d’un objet à son image, ses propres contradictions.
Là où le texte se refuse à toute interprétation, il apparaît évidemment téméraire d’en proposer une, et faire de l’île Tournoyante une image de l’œuvre correspond peut-être moins à l’intention de l’auteur qu’à la commodité de l’analyste, qui trouve dans l’île un objet lui permettant de formaliser et d’expliciter les tensions et les enjeux à l’œuvre dans cet épisode. Ce faisant pourtant, l’analyste rejoint peut-être le conteur et le lecteur de l’Estoire à travers la curiosité et le plaisir littéraire éprouvés, et montre à quel point cette merveille, littéralement créée de toutes pièces, n’a rien perdu de sa capacité de fascination.