Dans le Roman de Toute Chevalerie, Thomas de Kent raconte longuement le voyage d’Alexandre en Orient et introduit de nombreuses descriptions des différentes merveilles des Indes et de l’Éthiopie1 ; en effet, il rassemble dans ce récit une grande partie des connaissances disponibles sur l’Orient en cette fin de xiie siècle, pour plaire et instruire. Pour autant, l’insertion de ces développements encyclopédiques dans la trame narrative pose un certain nombre de questions : celle de l’écriture de ces informations (pseudo) scientifiques, celle de leur enchâssement dans le récit et surtout celle de la cohérence de la narration.
Nous nous demanderons si, au-delà des buts avoués par Thomas, ces discours participent à la senefiance du Roman de Toute Chevalerie, si de telles insertions sont ou non susceptibles d’influer sur l’écriture du roman et sur la lecture que l’auteur fait du personnage d’Alexandre et pour cela nous étudierons tout d’abord les formes que prennent les discours encyclopédiques, puis nous nous interrogerons sur les relations qu’entretiennent ces descriptions avec le récit et sur les significations qu’elles prennent dans la diègèse2.
Thomas de Kent utilise plusieurs modes d’insertion qui ont des conséquences sur les fonctions et la signification des discours encyclopédiques qui ponctuent le voyage d’Alexandre en Orient.
À deux reprises, il prend en charge de longues digressions pour décrire d’une part les merveilles de l’Inde majeure et d’autre part celles de l’Éthiopie3. Dans la première d’entre elles, qui ouvre l’entrée en Inde d’Alexandre, il évoque les peuples orientaux en reprenant essentiellement les informations données par Solin ; ceux-ci se caractérisent par leur longévité4, leur nourriture5, leur apparence6, leurs mœurs7. Dans la seconde, plus étonnante dans la mesure où l’Éthiopie appartient à un orient déjà mis en scène, Thomas campe d’abord le portrait de divers peuples pour le moins étranges qui se distinguent par la liberté de leurs mœurs8, par l’organisation de leur société9, leurs apparences et leurs habitudes alimentaires10, voire par leurs habitats11 ; or la conquête du pays n’est pas racontée, aussi ces descriptions n’ont-elles pas de fonction narrative. Dans les deux cas, les discours oscillent entre fascination et répulsion et l’auteur n’hésite pas à faire des commentaires moraux12 et, sans doute conscient de l’étrangeté de ces propos, il fait des références répétées à ses sources13.
De fait, ces emprunts sont conformes au dessein de Thomas qui se présente comme un compilateur et un traducteur ; il nomme ses sources et en cela innove14 ; il cite Solin15, Jérôme16, Denys et Mégasthène et « autres auturs assez17 ». Les deux premiers sont considérés comme prestigieux à la fin du xiie siècle ; Solin apparaît comme la référence la plus fiable sur l’orient et Jérôme est une autorité en matière de traduction. En revanche, les deux autres posent problème ; Mégasthène est un auteur grec du iiie siècle avant Jésus Christ qui a écrit une somme sur l’Inde, Indica, résumée par Diodore de Sicile, mais le texte, comme le résumé, ayant été perdus, Thomas ne peut les avoir consultés ; Dyonis est, quant à lui, une figure mythique qui évoque Dionysos auquel Alexandre va se mesurer, mais cette source est aussi fictive que la précédente. Dès lors pourquoi, alors que Thomas veut se présenter comme un informateur sérieux, fait-il référence à des autorités imaginaires ? Les commentaires qui accompagnent ces deux noms donnent une explication ; en effet, Thomas précise que l’un et l’autre sont allés en Inde, aussi leurs écrits sont-ils le fruit de témoignages directs :
Denis et Magastes me trovent l’ensamplaire,
Qui alerent en Inde par meint lu solitaire
Evirent les genz e tuit le bestiaire.
Des peres qu’il troverent descristrent le lapidaire,
E autres livres assez, qu’il mistrent en almaire.
(v. 4595-99)
Or l’auteur médiéval considère, comme tous ses contemporains, que la vérité d’un propos est d’autant plus assurée que celui-ci est le fait d’un témoin oculaire18. De fait, la notion de véracité de ses discours revient comme un leitmotiv ; Thomas insiste sur la fiabilité des sources écrites19 qu’il va transmettre à ses lecteurs grâce à sa traduction en « romanz » et, lors de sa seconde intervention, il répète : « Jeo ne descrif nul fet dont n’ay autorité20 » ; puis il s’excuse pour ses possibles erreurs : « si rien i ay mespris, si me soit pardoné » et précise : « Sachez de controvere n’ay rien ajusté ». De plus, à plusieurs reprises, il s’adresse à ses lecteurs (sans doute aux plus cultivés d’entre eux) et leur suggère d’aller vérifier eux-mêmes qu’il respecte bien ses sources21, tout en précisant qu’il ne peut pas tout dire22 ; il est vrai que non content de se référer aux textes déjà cités, lors de sa seconde apostrophe, il énumère d’autres sources possibles : Trogue Pompée23, Isidore24, Orose, « E l’epistre Alisandre qu’il tramist par chereté / A mestre Aristotle qui l’out endoctriné25 » et conclut : « e les autres liveres a cestui assemblé ». Une telle énumération renvoyant à une longue tradition savante relayée par la littérature didactique médiévale donne « un statut culturel à des données invérifiables26 » ; ainsi l’encyclopédisme, la littérature scientifique alimentent la fiction autant qu’elles concourent à l’amplificatio d’une histoire bien connue.
Pour autant, Thomas ne renonce pas à toute originalité et à tout travail d’écriture personnel. Les descriptions des peuples orientaux sont rédigées sous forme de laisses écrites en alexandrins, rimés et dans le second prologue intérieur, Thomas précise qu’il a mis en vers sa traduction des textes latins parce qu’un récit écrit en français est ennuyeux s’il n’est pas versifié ; de plus, il l’a « un poy atiffé » et « e feint unes paroles pur delit e beauté » ; enfin, il ajoute : « Al miez qe soy e poy l’ay ordiné ». Ainsi Thomas insiste sur la mise en forme de sa matière et sur son travail d’écriture, ceci d’autant plus qu’il est également conscient des difficultés rencontrées pour traduire correctement un texte : « Fort est a translater ; suffreite ay de romanz27 ».
En revanche, il ne s’explique pas sur les choix qu’il a opérés dans ses sources28 – Solin, essentiellement – mais nous constatons que les différentes descriptions qu’il a retenues pour évoquer les merveilles de l’Inde s’appuient sur un nombre limité de procédés. Certains relèvent de la simple rhétorique comme les inversions29, les comparaisons30 ou encore les simples décalages avec le monde connu31 ; d’autres présentent des êtres hybrides32 ; dans tous les cas, il n’y a pas de ruptures radicales avec le monde occidental, ce qui sert – comme nous le verrons – son projet littéraire. Thomas utilise encore les hyperboles, or il le fait pour souligner la puissance des peuples évoqués qui peuvent lever des armées innombrables33. Ces choix sont donc moins arbitraires qu’il n’y paraît de prime abord.
Les autres discours encyclopédiques sont insérés dans le récit et pour ce faire, Thomas utilise plusieurs procédés : soit les mirabilia sont présentées comme le résultat du désir d’Alexandre de tout connaître et les descriptions relatent ce que voit le héros et ses hommes, soit elles sont faites à l’occasion de combats menés contre des bêtes féroces ou des peuples monstrueux, soit Thomas les fait prendre en charge par des informateurs ou des guides qui tiennent des discours non seulement informatifs, mais aussi destinés à influer sur les décisions prises par le Macédonien. En fait des liens étroits existent entre ces modes d’insertion, le contenu des discours encyclopédiques et les visées narratives de l’auteur qui sont choisies pour donner sens au roman.
En effet, les différents voyages d’Alexandre en Orient sont présentés comme le résultat de la volonté du héros de voir les merveilles que recèlent les Indes et l’Éthiopie. Pour justifier le passage des Portes Caspiennes, le héros évoque certes la nécessité de poursuivre Porrus en fuite, mais très vite, il avoue vouloir continuer « pur veer les merveilles qu’ai oy priser34 » ; puis lorsque Porrus est défait, Alexandre lui demande : « veer voil la terre […] / Pri vos sur gueredon qe vous me conduiez, / K’a la fin d’orient sauvement me menez » et Thomas ouvre la laisse suivante par le vers : « pur veer les merveilles s’est li roys esmeuz ». Après les combats contre les Indiens, le héros renouvelle sa demande : « Porre, jeo voil savoir / Les merveilles de l’Inde, conustre e voir » et la rime « savoir / voir » souligne son désir d’omniscience aussi grand que sa curiosité35. Dès lors les mirabilia orientales vont être évoquées par le regard d’Alexandre et celui de ses hommes grâce à l’emploi de verbes comme « trover »36, « veoir »37, « cercher »38 ou vont être compléments de verbes de mouvement, ce qui donne l’impression de découvertes faites au cours de la progression des Macédoniens dans le pays39 ; de plus, quand les compléments d’objet de ces verbes sont les termes d’une énumération, comme par exemple aux vers 5493-94 : « Trovent granz griffons, serpenz, dragons crestez, / Olifanz e lions e autres bestes assez », celle-ci s’apparente à une liste et donne une impression d’infini que Thomas de Kent, dans l’exemple cité, renforce en faisant se succéder une énumération par asyndète à une autre par polysyndète, donnant ainsi au vers un rythme qui mime celui d’un catalogue interminable. De plus, dès l’entrée du héros en Inde, l’auteur oppose les descriptions de l’armée macédonienne, tout à la fois immense et rutilante, mais trop lourdement chargée du poids du butin accumulé lors des conquêtes40 et celles des pays traversés et des dangers qu’ils recèlent, dangers face auxquels les armes traditionnelles sont souvent impuissantes. Plus tard, alors qu’il aura conquis les Indes, Alexandre continue sa quête « pur aver pris e los41 ». Ici, les prouesses ne sont plus d’ordre chevaleresque, elles sont liées à la découverte des merveilles de l’Orient et cette déclaration de Thomas de Kent est suivie d’une énumération sur six vers de tous les animaux qu’Alexandre « veu ad42 » ; tous les noms sont employés au pluriel et cette liste, obtenue en combinant les indications données par Solin et par Pline, mêle des animaux réels et des créatures merveilleuses (même s’il est probable que les lecteurs contemporains croient à leur existence) ; elle tend à donner l’impression qu’elle n’est pas close, ce qui suggère une connaissance infinie et donc l’omniscience d’Alexandre.
Les descriptions encyclopédiques sont encore, à plusieurs reprises, prises en charge par des messagers qui tentent de mettre Alexandre en garde contre les dangers qui l’attendent43. Ainsi au seuil de l’Inde majeure, trois paysans lui conseillent de renoncer à pénétrer dans ce pays et évoquent les dangers qu’il va rencontrer grâce à des énumérations qui cumulent les animaux les plus dangereux et ceux qui sont le plus chargés d’un imaginaire néfaste, comme les serpents ou les « granz dragons hidus44 ». Plus tard, lorsqu’il est arrivé aux bornes d’Hercule, un vieillard lui tient un discours semblable concernant les habitants de Taprobane45 et les abondantes richesses de l’île, gardées par des dragons et des griffons ; et dans ce monde inversé46, vivent des animaux redoutables47. Mais
Quant le roy Alisandre ceste merveille entent,
Quant qu’ad veu ou fet si ne prise donc nient
S’il ne veit la terre qe cist vielz li aprent. (v. 5478-80)
Et il en va de même des mises en garde des guides qui doivent le conduire au-delà de Taprobane48. Tous ces discours sont l’occasion pour Thomas d’évoquer les étrangetés d’un monde oriental qui fascine les lecteurs, mais Alexandre reste sourd à ces avertissements.
Enfin les évocations des mirabilia peuvent être faites au cours du récit, comme c’est le cas dans les laisses 283 à 299, lorsqu’Alexandre et son armée affrontent des animaux fabuleux et inquiétants. Thomas de Kent suit l’Epistola et raconte comment les Macédoniens doivent successivement se battre contre des dragons49, des serpents à deux têtes, des crabes à deux pattes, des lions blancs, des tigres, des chauves-souris, le Dentirant, et chaque combat fait l’objet d’une laisse. Les animaux sont décrits dans les premiers vers et les éléments retenus sont là pour susciter la crainte ; ainsi, par exemple, les serpents qui attaquent l’armée sont de « diverse colur » ; celles-ci sont énumérées dans le vers suivant : « Veirs, rous, e techelé e noir cum arement » ; or la multitude de couleurs suggère, à travers la diversité, un nombre inquiétant de reptiles ; puis l’auteur note un détail : « Crestes orent al chef, eskerdé hidusement » dont le caractère effrayant est souligné par l’adverbe placé à la rime ; enfin, la description se clôt sur des caractéristiques terrifiantes : « Crient e noisent e siblent oriblement50 ». Un long combat oppose ces monstres et les hommes d’Alexandre, d’abord épouvantés ; finalement ce sont les « petit serpent » qui chassent les dragons, aussi le héros ordonne-t-il qu’on les épargne ; faut-il voir dans cette précision, une leçon de morale : « on a toujours besoin d’un plus petit que soi » ? Il est, en tout cas, intéressant de noter qu’Alexandre ne participe pas au combat51 et que ses chevaliers ne triomphent pas des monstres par des moyens chevaleresques ; ils ne peuvent tuer les serpents à deux têtes52 qu’« ové le Dieu comant » ; pour venir à bout des crabes à deux pattes, ils doivent les brûler ; ensuite Thomas précise que les chauves-souris et le Dentirant ne sont arrêtés ni « par arme ne pur nul feu ardant », car « en eaux ne put entrer espee ne ascerin brant ». Leurs épées ne sont efficaces que contre les fauves. Finalement, ce sont les Seres qui délivrent l’armée macédonienne des souris géantes. Ainsi Thomas insiste sur l’inégalité des combats et sur la difficulté qu’éprouve l’armée à vaincre ces créatures monstrueuses par des moyens traditionnels53.
Quels sont les buts de Thomas de Kent ? Quelles fonctions vont assumer ces discours ?
Il semble évident que le but premier de Thomas est de transmettre à ceux qui ne maîtrisent pas le latin des connaissances considérées comme scientifiques. Cette volonté pédagogique se lit dans l’emploi d’un certain nombre de procédés rhétoriques qui renforcent le caractère didactique de ces discours ; à plusieurs reprises l’auteur apostrophe le lecteur soit pour le prendre à témoin de l’exactitude de ses développements, soit pour le mettre en garde : « Ne vous esmerveillez de ceo qe ci oiez54 » ; il utilise aussi des tournures comme « vous voil ore …55 », « ceo sachez56 », « ceo saver poez57 », « diray vos l’achaison58 », etc. qui introduisent une relation de communication entre l’auteur et les destinataires. Enfin, Thomas ponctue parfois ses discours encyclopédiques de commentaires moralisateurs qui relèvent d’un enseignement éthique59.
Or, ce projet didactique n’est pas, pour Thomas, contradictoire avec la notion de « plaisir ». Dans le second prologue interne, il revient sur cette idée qu’il évoquait au début du roman où il affirmait : « Un deduit ay choisi qe mult est delitus » ; mais ce plaisir n’a rien de vulgaire : il réconforte ceux qui souffrent et peut apporter du bonheur à ceux qui « sunt de romanz coveitus ». Dans ces vers, Thomas insiste sur la diversité du public visé ; ce sont des laïcs, friands d’exploits et de « vers merveillus60 ». Ainsi enseigner et plaire sont étroitement liés dans le projet de l’auteur.
Néanmoins, comme le montre Catherine Gaullier-Bougassas, ces discours – tout particulièrement les digressions prises en charge par Thomas – interrompent arbitrairement la narration, au péril de l’unité de l’œuvre ; elle écrit :
Thomas leur donne une fonction purement extra-textuelle, il ne les relie jamais directement aux aventures du héros […]. Leur statut de digression est aussi renforcé par la forme paratactique la plus pure qu’elles prennent.
et conclut : « Thomas confère donc ici un nouveau statut à son œuvre, il tend à la transformer en un écrit scientifique, en une encyclopédie61 ». Lui-même a conscience d’avoir inséré des digressions dans son récit puisque, lorsqu’il reprend la narration après l’exposé des merveilles de l’Éthiopie, il écrit : « Seignors, ore escutez, e jeo diray avant !62 ». Aussi sommes-nous en droit de nous demander pourquoi il a inséré de si longues digressions qui risquent de perturber la cohérence du récit et donc quelles fonctions elles assument.
Au-delà du désir d’instruire, l’auteur a la volonté de construire un univers qui pour être étrange ou divers n’en acquiert pas moins une réalité par le fait même d’être longuement raconté, et j’emploie volontairement ce verbe parce que la juxtaposition des vignettes descriptives écrites en courtes laisses63, présentant chacune une merveille différente, finit par constituer un univers qui n’en devient pas moins réel que le quotidien des lecteurs dont il s’éloigne moins qu’il n’y paraît d’abord. À l’aide de notations que nous avons précédemment relevées, le discours savant installe un climat d’inquiétude qui a à voir avec les épreuves qu’Alexandre va affronter. À la faune redoutable évoquée grâce à des énumérations s’ajoute la description de peuples, excellents guerriers, chasseurs émérites de bêtes sauvages64 qui maîtrisent les sciences et les techniques65 et qui en cela préfigurent les peuples de Gog et Magog. Thomas évoque aussi des lieux comme le Mont Maleus66 qui annoncent d’autres montagnes où Alexandre rencontrera le sacré67. Ainsi les choix opérés par l’auteur prennent-ils un sens dans l’ensemble du roman. D’autres descriptions présentent une société organisée différemment de la société occidentale68 ou ayant d’autres valeurs69, mais aucun jugement n’accompagne ces discours, ce qui tend à créer un ailleurs où l’extra-ordinaire apparaît comme une autre réalité. Il en est de même pour les éléments qui relèvent du rêve70 : rêve de richesse71, rêves liés aux îles72, rêve d’exubérance73. Dans la seconde digression concernant l’Éthiopie, l’ailleurs évoqué se double d’un autrefois74. L’auteur évoque aussi la reine de Saba et les rois mages75 avant de revenir à sa source principale pour décrire tout un bestiaire fantastique76 auquel vont répondre les propositions de Candace qui offre à Alexandre ces mêmes animaux, mais domestiqués77 ; ainsi cette reine d’Éthiopie serait capable d’offrir au Macédonien la domination sur un monde sauvage auquel il n’a fait jusqu’ici que se heurter78.
Ainsi quels que soient les procédés employés par Thomas de Kent, celui-ci transforme le discours encyclopédique par le recours à une poétique de l’ailleurs qui sera reçue comme telle par les lecteurs. Par l’alchimie de l’imaginaire ceux-ci vont, au-delà des propos savants, entendre la mise en place d’un univers merveilleux, différent de la merveille arthurienne, où vont se dérouler les aventures d’Alexandre qui, dans ce cadre, tendent à devenir elles-mêmes des merveilles. Ici l’encyclopédisme alimente la fiction en créant une atmosphère, un décor inquiétants qui justifient ce que disait Thomas : « Grant chose ad enpris roys Alisandre a faire / S’il n’est de par Dieu, a fin nel put traire ». Grâce aux exposés encyclopédiques, l’Inde devient le lieu de tous les possibles, aussi ces discours sont-ils une explication de cette double affirmation : la grandeur de l’entreprise d’Alexandre, mais aussi la nécessité de l’aide de Dieu pour la mener à bien. Ces digressions campent une ambiance, un climat nécessaire à la compréhension des aventures orientales du héros.
Les descriptions qui sont présentées comme la conséquence de la volonté d’Alexandre de tout voir et de tout connaître permettent à Thomas d’expliciter le désir d’omniscience du héros. Ces passages se présentent comme des catalogues et l’écriture même qui associe une structure parataxique, des reprises formulaires dans les vers d’intonation (i ad … i est …) et une thématique donnée (les mirabilia de l’Orient) s’apparente à l’esthétique de la discontinuité qui caractérise la liste. Or celle-ci « renvoie […] à l’activité même d’ordonner et de circonscrire le réel, fantasme de toute puissance toujours déçu : la liste est le lieu d’une fuite “où le sujet vient lire son inachèvement”79 ». Cette définition correspond parfaitement au statut d’Alexandre en Orient. Il veut soumettre la diversité du monde oriental, mais il ne fait que se confronter à son impuissance comme le montrent les aventures qui l’attendent sur la route du retour80 et qui prouvent bien que le héros n’a pas pu maîtriser les merveilles de l’Orient81. S’il est parvenu à enfermer les peuples de Gog et Magog, c’est parce qu’il a demandé et obtenu l’aide de Dieu.
De même les discours des messagers ont un effet paradoxal sur Alexandre qui ressent leurs avertissements comme autant de défis et lorsque le vieillard présenté comme un sage et un savant82, décrit l’île de Taprobane comme un lieu idyllique et précise : « Liberus e Hercules i voleient aller, / Mes ne furent tel qu’il i ossassent entrer », la curiosité d’Alexandre est renforcée par le désir de surpasser Hercule et d’égaler Liberus qui a accosté à Ypirus par hasard. Le désir d’omniscience d’Alexandre, en cela digne fils de Nectanabus, va de pair avec une volonté de puissance qui lui fait désirer de s’élever au-dessus de l’humaine condition, pourtant lorsque les guides lui expliquent que le fond des mers et des rivières est pavé d’aimants qui rendent impossibles certaines navigations et l’utilisation de toutes les armes chevaleresques83, Alexandre devrait comprendre que les combats qu’il va mener en Orient s’apparentent plus à des épreuves qu’à des batailles relevant du registre épique.
Ainsi Thomas de Kent utilise les discours encyclopédiques pour donner un sens à l’itinéraire d’Alexandre. D’abord désireux de tout voir et de tout connaître pour se surpasser et défier les dieux, Alexandre comprend que l’Orient est un lieu d’épreuves, et à l’égoïsme de la découverte, à l’orgueil de l’omniscience va succéder une prise de conscience née de ses échecs84. Échec face aux merveilles orientales, échec face aux interdits et aux épreuves envoyées par Dieu85. Il va renoncer à la vanité de la puissance et de la gloire terrestres pour mener une aventure civilisatrice : l’enfermement des peuples de Gog et Magog. Le messager qui s’adresse à lui lui ouvre les yeux. Il s’agit d’un paysan à l’aspect monstrueux86, mais ses propos « fierement » adressés au héros prouvent son autorité, qu’il tient de Dieu. Il dit ne pas priser les exploits d’Alexandre87 et lui propose – lui ordonne – une mission qui redéfinit l’idéal de gloire du Macédonien88 : Alexandre doit vaincre le Mal incarné par Gog et Magog. Le vieil homme explique l’importance de cette mission civilisatrice en prenant en charge la description de ces peuples que Thomas emprunte à Éthicus. Il les présente d’abord de manière générale89 en évoquant leurs défauts, leur habitat et leurs nourritures. La félonie, la trahison, l’envie, l’orgueil règnent chez ces peuples qui « toz sunt de la ligne Nembroth le traitur90 ». Ils habitent dans des fossés et des grottes comme les animaux, ils sont anthropophages et se nourrissent d’aliments abjects : « Plus vivent de char d’ome qe d’autre garison ; / De chiens, de luus sauvages funt il lur veneison, / E serpenz e colubers lur semble bon pesson, / Les crepaus e les raines e ly limaçon91 ». Toutes ces indications concourent à les déshumaniser et à les présenter comme des êtres infernaux qui menacent le monde civilisé. Puis le vieil homme les distingue et chaque laisse présente un peuple particulier, mais ils partagent des traits inquiétants : leurs conditions de vie sont inhumaines (certains vivent dans la mer92, d’autres dans des terres désertiques et stériles93), leurs nourritures sont repoussantes (chair humaine, taupes, souris, chiens, charognes, « e d’autre poretur »94), leurs apparences sont monstrueuses : certains sont velus comme des chiens ou comme des ours95, ils ont la peau blême, couleur apparentée à la mort, d’autres sont « hidus e noirs e de grant estature96 », d’autres encore ont « Lur denz hors des bouches, laide la regardure ; / Les oilz vermals cum sanc ; corbe amont la ceinture97 », ces derniers détails rappelant la représentation des démons dans l’iconographie du xiie siècle. Ce sont aussi de redoutables guerriers qui maîtrisent les techniques et qui possèdent de grandes richesses98, mais ils ne respectent aucune loi et leur société apparaît comme l’exact opposé de celles du monde occidental99.
Ces descriptions s’inscrivent dans un discours dans lequel le vieil homme s’adresse à plusieurs reprises directement à Alexandre100 ; elles ont une fonction argumentative : il s’agit de convaincre le Macédonien et ses hommes de la nécessité d’agir contre ces peuples en montrant leur dangerosité et leur barbarie.
Dans la suite du récit, les indications données à propos de Gog et Magog le sont en relation avec les actions qu’Alexandre mène contre eux et le plus souvent elles reprennent ou développent les propos du messager101. Malgré ses échecs répétés, Alexandre refuse de renoncer car, dit-il « de lur crualté volt le mond deliverer102 » ; il a conscience de mener une action civilisatrice qui l’emporte sur ses succès de conquérant et il sait qu’il doit sauver le monde de ces êtres infernaux : « E s’il issent de ces mers, le mond est exillez103 ». Pour réussir, il n’hésite pas à s’allier avec un de ces peuples afin de ramener du bitume et Thomas réécrit le voyage sous la mer d’Alexandre104 dans la mesure où, dans ce roman, le héros n’agit pas uniquement par curiosité ; il transforme un pouvoir technologique et maléfique en outil pour vaincre le Mal105. Il s’agit d’une épreuve personnelle menée dans une quasi solitude et, au retour, Alexandre comprend qu’il ne peut rien sans l’aide de Dieu à qui il offre un sacrifice sur le mont Chelion. Après trois jours de prières et de jeûne, Dieu lui révèle comment faire pour enfermer Gog et Magog. Cet épisode se clôt sur le récit de l’enfermement de ces peuples106.
Cette épreuve se distingue des autres dans la mesure où Alexandre sait pourquoi il mène ce combat qui requiert toutes ses forces : la puissance de son armée, son intelligence et sa ruse, mais aussi l’aide de Dieu. De plus, le discours du vieil homme remet en cause la notion de « merveilles » orientales ; il s’agit ici d’expliquer au héros, et à travers lui aux auditeurs, que le Mal incarné par les peuples de Gog et Magog doit être vaincu. Le didactisme se fait discours moral et l’épreuve concourt au perfectionnement d’Alexandre dont la quête et les aventures ne sont plus vaines.
Jacques Le Goff affirme : « Les écrivains de l’Occident médiéval n’établissent pas de cloison étanche entre la littérature scientifique ou didactique et la littérature de fiction107 » et de fait, Thomas de Kent se sert des discours encyclopédiques pour donner sens à l’itinéraire oriental d’Alexandre. Dès son arrivée aux Portes Caspiennes, le héros déclare : « Par my les deserz voil mon chemin drescer », et plus tard l’auteur écrit : « Si cum Alisandre aloit aventures querant108 ». Ces deux vers résument la double postulation du voyage en Orient ; d’une part Alexandre a conscience de mener une quête personnelle ; les épreuves qu’il rencontre sont initiatiques et lui permettent de se découvrir ; il apprend à connaître ses limites en faisant l’expérience de la peur, du doute, de l’échec, et finalement il se mesure à l’annonce de sa mort109. À l’égoïsme et à l’orgueil d’une quête de l’omniscience va succéder la conscience de sa finitude : la vraie limite, ce ne sont pas les Bornes d’Hercule, mais la toute puissance de Dieu. De plus, la découverte des merveilles de l’Orient par Alexandre s’apparente à une errance qui permet l’avènement, l’intrusion de rencontres improbables. Alexandre ne choisit pas ses combats, il n’a plus l’initiative ; il est soumis au hasard et les descriptions encyclopédiques insérées dans le récit sous forme de vignettes qui se suivent sans ordre apparent miment bien l’imprévu de ces aventures qui tracent le destin d’Alexandre.
Dans le Roman de Toute Chevalerie, les épreuves du héros sont orientées vers la découverte d’une sagesse supérieure ; Alexandre comprend la vanité des richesses et de la gloire terrestre, du pouvoir, de la seule curiosité et de la volonté de puissance. Il réussit une mission civilisatrice et au-delà de ce qui peut d’abord apparaître comme des échecs, il rencontre le sens du divin. Son itinéraire géographique dans cet Orient fabuleux se double d’un cheminement personnel et spirituel et le discours encyclopédique se met au service de cette signification du roman.