La poétique médiévale est fondamentalement liée à l’éthique et les auteurs médiévaux, en citant Horace, ne feront que répéter et réactualiser cette fonction intrinsèquement morale du discours versifié. L’ornementation des mots et la rhétorique des colores peuvent être utilisées, à condition qu’elles servent des fins didactiques. Elles sont autorisées à rendre le discours plus séduisant, dans la mesure où l’émotion se met au service de la conviction. C’est le fameux ut probet ut delectet ut flectat de Cicéron1. En ce sens, il me semble que la volonté didactique d’une grande partie de la poésie médiévale est celle d’une « tentation » de la rhétorique, celle d’une disposition des mots et des sons adaptée avec prudence au style du discours. La rhétorique classique et médiévale (celle des artes poeticae) propose un ensemble d’outils qui permettent, une fois qu’ils sont utilisés avec mesure, d’élever l’esprit humain2. Or ces figures font généralement appel à des moyens qui relèvent du sonore : récurrences de mots ou jeux d’écho, multiplication des répétitions, figures de juxtaposition ou d’inversion. Toutes ces constructions s’adressent d’abord à l’oreille pour atteindre le cœur et l’esprit. De plus, dans la poésie lyrique profane comme dans la poésie rythmique latine, ces jeux sonores du texte sont mêlés aux sons proprement musicaux du chant par lequel cette poésie est proférée. C’est cette relation entre les sons du texte et les sons mélodiques que je souhaite mettre ici en perspective avec l’intention didactique inhérente à la poésie.
Ma contribution à cette question se penchera sur un répertoire rarement étudié comme tel et pourtant très riche, celui de la lyrique latine communément désignée sous le nom générique de conductus. Ce répertoire s’épanouit dans les hauts lieux de culture, Paris notamment, entre la fin du xiie siècle et le milieu du xiiie siècle. Le conductus est un genre aux limites et fonctions difficiles à définir3. Contentons-nous ici de préciser qu’il s’agit d’une poésie rythmique latine mise en musique, parfois liturgique, mais aussi souvent profane, à une seule voix (monodique) ou à plusieurs (la polyphonie peut aller jusqu’à quatre voix). Les exemples choisis pour cette étude sont tous monodiques car il me semble que ce dispositif sonore est plus à même de transmettre un message, bien qu’il soit tout à fait possible de montrer comment certaines constructions polyphoniques, à leur manière, font preuve d’un souci d’intelligibilité.
Le nom de Philippe le Chancelier est le seul à être systématiquement associé à ces poésies latines chantées. On lui attribue une soixantaine de textes lyriques et la participation de ce célèbre Chancelier de la cathédrale Notre-Dame à leur mise en musique est parfaitement plausible4. Son cas est intéressant car il est surtout connu pour être un prédicateur de renom et un théologien aguerri, auteur de l’importante somme préscolastique, la Summa de bono5. Autant dire qu’il est un maître de la Parole, et que cette parole s’est faite musique lorsqu’il en a ressenti le goût ou le besoin.
Les conduits ne constituent pas une poésie didactique à proprement parler, du moins cette intention n’est pas clairement déclarée. Il s’agit pour moitié d’une poésie de dévotion ou de louange qui exprime, par des mots plus ou moins obscurs, une relation personnelle avec le divin (prière) ou une explication du mystère sacré au moyen des images poétiques. Le langage biblique y tient évidemment une grande part. Une seconde partie de ce répertoire se distingue, au sens où il relève de la vitupération. Il peut être qualifié de moral ou mieux, de moralisateur. Dans un premier temps, il dénonce les déviances comportementales et dans un second temps il édicte des préceptes à suivre, donne des exemples pour gagner le Salut. Cette poésie a donc une vocation didactique car elle s’adresse aux hommes pour les mettre en garde contre les dérives des mœurs et leur enseigner comment mieux se comporter. Elle ne le fait pas directement ou explicitement, mais tente de faire réagir son auditoire, de le pousser à s’interroger sur lui-même, ou de lui faire peur. C’est une poésie de l’impression au sens où le poète souhaite laisser une trace durable dans la mémoire. Pour cela, il fait usage d’une langue virtuose et bondissante et d’une rhétorique oratoire appuyée. Certes, la veine moralisante est une source très commune à laquelle se sont abreuvés de nombreux poètes et l’on pourra assez facilement identifier les modèles et les références qui furent ceux de Philippe le Chancelier en matière de poésie. Pourtant, il me semble que le fait que cette vitupération soit conçue pour être chantée lui donne un caractère plus exceptionnel6.
Les moyens musicaux choisis pour faire résonner ces messages peuvent être très divers. Les mots sont enchâssés et encadrés par des structures mélodiques d’une grande inventivité. Dans quelle mesure les choix de mise en forme sonore par la mélodie peuvent-ils concourir à l’efficacité et aux ambitions didactiques portées par les textes ? Les trois exemples qui vont suivre (O labilis sortis, Bonum est confidere et Suspirat spiritus7) mettent en lumière différents aspects (mais non les seuls) de ces constructions poétiques et sonores au service de l’enseignement moral.
O labilis sortis : l’encadrement sonore
Le conduit O labilis sortis se compose de 5 strophes poétiques, chantées sur trois strophes musicales différentes et séparées par un refrain8 :
Ces strophes progressent globalement selon une logique inspirée de l’exégèse (voir texte et traduction en annexes) : le point de vue général est donné au début, dans la première strophe où l’homme se caractérise par son impuissance. Dès la deuxième strophe poétique, l’utilisation de la deuxième personne et des questions rhétoriques (quid igitur... quid dignitas...) pointe du doigt le destinataire des reproches. Les strophes 3 et 4 développent les péchés dont l’homme se rend coupable. La dernière strophe évoque l’avènement du Jugement dernier. Le refrain (ha moriens vita) est une synthèse de l’ensemble et rappelle la responsabilité de chacun dans la contagion qui infecte le monde.
La structure métrique de ce conduit est irrégulière car les strophes couplées ne comportent pas le même nombre de vers (la strophe I comporte un vers de moins que les strophes II et III) et les schémas de rimes proposent deux options différentes : soit la reprise de la rime du vers 2 aux vers 4 et suivants, soit l’introduction d’une nouvelle sonorité (c dans le tableau ci-dessous).
Il est intéressant de noter que les deux schémas des rimes envisagés favorisent l’un et l’autre la répétition d’une terminaison dans la seconde partie de la strophe. Les sons choisis pour ces successions de rimes suivies sont variés d’une strophe à l’autre : –itur dans la strophe 1, –eris dans la strophe 2, puis –ere, –icis et –iet dans les suivantes. Par contraste, le refrain emprunte la terminaison –ita qui n’est utilisée à aucun moment dans les strophes. Les strophes et le refrain construisent ainsi un ensemble de zones sonores que l’oreille peut différencier grâce aux sons des mots.
Le marquage sonore de la structure de ce conduit ne s’arrête pas là. Au contraire, il ne fait que commencer au niveau des entités poétiques des strophes. La mélodie et les mots construisent en effet un emboitement de structures extrêmement élaboré. À cette organisation de la strophe par la sonorité des rimes se superposent à la fois une macrostructure qui assemble les strophes deux à deux par la mélodie, et à la fois une microstructure, elle aussi marquée par la répétition mélodique et textuelle. La strophe 1 commence effectivement par deux phrases mélodiques (A et B sur les vers 1 et 2) qui sont immédiatement répétées sur les vers 3 et 4 :
Comme la même mélodie est utilisée pour la strophe 2, l’auditeur entend quatre fois ces deux phrases. Dans la strophe 1, la répétition mélodique est complétée par la paronomase des vers 1 et 3 entre labilis et labitur, ainsi que par la rime interne en –itur dans les vers 2 et 4, sur egreditur et oritur. Ces récurrences sonores s’intègrent parfaitement au schéma des rimes croisées (status / conteritur / natus / moritur) et à la forme mélodique répétitive. La fin de chacun de ces vers est marquée par une cadence sur la finale ré, sauf pour le dernier vers du quatrain qui s’achève sur un fa. Moritur est ainsi mis en relief par ce motif suspensif, effet que la notation souligne au moyen d’une respiration placée juste avant (court trait vertical qui servira plus tard à indiquer un silence). Ce verbe complète une série à la troisième personne passive ou déponente : egreditur, conteritur, labitur, oritur, moritur. La série se poursuit à la rime jusqu’à la fin de la strophe. Cette assonance aux sonorités caractéristiques de la voix passive trouve tout son sens dans l’économie générale du conduit. L’utilisation insistante de la voix passive exprime cette inactivité coupable du pécheur. Accusé d’absence de réaction dans cette première strophe, l’homme est ensuite mis face à ses vices et sommé de réagir.
La phrase musicale qui sert à introduire la strophe est réentendue à la fin, en enjambement entre les vers 5 et 6 (en pointillés ci-dessous)
Une troisième proposition mélodique (encadrée) intervient au début du vers 5 et est reprise au vers 7. Son mouvement mélodique contraste avec ce qui a été entendu jusqu’alors, grâce à l’élargissement de l’ambitus vers l’aigu (l’octave de la finale). Cette dernière proposition mélodique est importante, car son motif de tête (la do ré) sera réutilisé dans les deux autres strophes.
La structure mélodique de forme alternée (ABAB, que l’on trouve souvent dans la chanson profane) est de nouveau utilisée dans la strophe musicale II. La phrase A est introduite par le motif tendant vers l’aigu puis chutant vers le sol. C’est ce motif qui a été entendu à la fin de la strophe I, aux vers 5 et 7.
Dans la strophe III, la situation est différente : les phrases mélodiques alternées concernent la seconde partie de la strophe, et non son début. On retrouve ici encore le motif de tête issu de la strophe I, une première fois en incipit du vers 1 puis au début des vers 5 et 7, pour marquer le début de la phrase mélodique alternée. Ce simple motif sert donc de signal pour identifier les parties importantes de l’architecture :
On pourrait bien entendu aller plus loin dans l’analyse d’un tel conduit. Ce qu’il m’intéresse ici d’observer, c’est la manière par laquelle l’organisation structurelle est rendue sensible au moyen de repères sonores musicaux qui agissent au moment de la perception. Le quadrillage à plusieurs niveaux formé par les assonances des strophes, les répétitions mélodiques à grande et petite échelle permettent d’encadrer le temps de l’audition pour accompagner le pécheur visé par les accusations moralisatrices dans une démarche de conversion.
On l’aura compris par cet exemple, la musique s’avère un levier majeur dans la perception de la forme, donc du sens, puisque, on l’a vu, les étapes du discours épousent la progression des strophes. Il s’agit de procédés qui agissent pour la clarification, donc entrent dans la catégorie des procédés didactiques. Dans l’ensemble du répertoire des conduits, l’utilisation de la structure strophique connait bien des variantes, selon que les strophes sont simples, doubles, triples ou une combinaison des trois. La musique est donc garante des différents niveaux de l’unité structurelle, quelle que soit la complexité de cette dernière. La répétition de larges constructions mélodiques sur des mots différents complète et affirme la compréhension de la forme poétique à l’audition. Ainsi, le rôle de la mélodie ne semble pas être celui de servir directement le texte qu’elle porte, mais plutôt de marquer la structure d’un point de vue global. Une même mélodie portant généralement plusieurs textes, il serait peu pertinent d’observer un rapport direct entre la mélodie et le sens des mots qu’elle porte. On constate cependant assez souvent que la première strophe, où texte et musique ont probablement été conçus l’un pour l’autre, est plus efficace et respectueuse des inflexions et subtilités du texte que lors des répétitions strophiques. Par exemple, le rejet mélodique du verbe moritur dont il a été question dans l’un des exemples proposés, fait sens, alors que le même passage est moins efficace à la strophe 2, sur laberis. Cela dit, tous les conduits ne sont pas strophiques. Qu’en est-il de cette relation lorsque la forme est continue et se renouvelle pour chaque entité du texte ?
La musique à l’écoute du texte : Bonum est confidere
Mon deuxième exemple, Bonum est confidere, est un conduit de forme continue. Les trois strophes sont irrégulières et sont chantées sur une mélodie différente.
Le texte de ce conduit commence par une citation paraphrasée du psaume 117 :
La musique marque clairement les limites de cet incipit, d’une part en achevant les phrases par des cadences très claires sur la finale ré, pour mettre en valeur les rimes, et d’autre part, en alternant les phrases mélodiques pour suivre l’anaphore du texte, selon la structure ABAB déjà observée dans O labilis sortis :
La rhétorique psalmique trouve donc ici une traduction sonore sobre, mais éloquente. La suite de la strophe est elle aussi remarquable par la façon dont la musique souligne les effets des textes voir surenchérit sur eux. Observons par exemple la façon dont les vers 6 et 10 de la strophe 1, non de dei clementia et ab aula summi principis, sont mis en écho par l’utilisation d’un même dessin mélodique caractérisé par un intervalle de quinte ascendante (sol-ré) :
Il ne s’agit pas de marquer l’équivalence de ces deux vers, mais au contraire d’en faire entendre la discorde : les hommes tournent le dos à la clémence divine et accordent leur confiance aux détenteurs du pouvoir terrestre. C’est donc la mélodie qui attire l’oreille sur une idée à méditer.
D’autre part, ce texte est émaillé de figures de rhétorique telles que les artes poeticae les décrivent. Assez souvent (mais pas toujours), la mélodie les met en valeur sans pour autant en imiter strictement la forme. Ainsi, une figure de répétition ne se traduira pas nécessairement par une répétition mélodique stricte, mais par une disposition musicale qui la souligne ou l’accentue. Voyons par exemple cette annominatio (paronomase) entre les deux verbes aggere et exaggeras (strophe 1, vers 11 et 12). La mélodie partage ces deux vers en quatre parties, terminant chacune par un degré différent de l’échelle allant de sol à ré (voir les notes entourées dans l’exemple ci-dessous). Les sons communs aux deux verbes qui forment la figure poétique sont soigneusement pourvus de motifs mélodiques presque identiques qui valorisent la proximité des sonorités :
Cet autre exemple est emprunté à la strophe 2, vers 7-9. Il s’agit de faire entendre l’anaphore de l’adverbe de lieu ubi :
ubi locus flentium
ubi stridor dentium
ubi pena gehennali
La mise en musique de cette figure n’est pas réalisée par une repetitio mélodique, mais par la variation d’un motif ascendant et conjoint à partir du la.
Chaque vers débute par un la et une proposition ascendante de quatre notes, légèrement différente, soulignant les substantifs bisyllabiques qui suivent ubi : locus, stridor, pena. La figure mélodique se poursuit au vers suivant (affliguntur omnes mali) pour achever la phrase grammaticale par une cadence sur la finale sol. Il y a donc un cadre poétique et mélodique strict – l’anaphore de ubi et le mouvement ascendant qui commence chaque vers à partir de la –, mais il y a aussi le souci de la variation des sonorités et la progression dynamique des quatre vers jusqu’à la fin du quatrain.
J’espère, par ces quelques exemples, avoir convaincu de l’apport de la mélodie dans une perspective de transmission et de conviction. La musique n’est pas assujettie au texte, mais le sert et le porte, au sens propre, comme un média, un vecteur agissant pour atteindre les objectifs éthiques et didactiques qui lui sont assignés.
Suspirat spiritus : le contrafactum comme outil didactique
On explique souvent l’utilisation d’une mélodie préexistante supposée connue (contrafactum) comme un moyen de provoquer le plaisir de la reconnaissance donc de pénétrer plus directement l’esprit de l’auditeur. Il y aurait donc là un procédé à visée didactique qui permettrait facilement de mettre en musique un texte et de faire en sorte qu’il suscite immédiatement l’appropriation par l’auditeur. En effet, contrairement aux deux exemples présentés auparavant, l’encadrement sonore n’a pas besoin d’être construit, il survient dès que l’association est faite par la mémoire avec la chanson originale. Ce n’est pas la mélodie qui souligne les mots, mais le nouveau texte qui s’adapte à un cadre ancien. Pourtant, le processus n’est pas si simple. Ce jeu d’intertextualité est utilisé à de nombreuses reprises dans la lyrique profane, justement pour des textes porteurs de messages et de revendications comme le sirventes. On ne s’étonne donc pas d’en retrouver plusieurs exemples dans le corpus de chansons latines attribuées à Philippe le Chancelier, bien que le passage d’une langue dans une autre, et d’un univers culturel vers un autre ne soit pas sans conséquence.
Suspirat spiritus est composé de huit strophes poétiques de forme identique, à chanter sur une seule strophe mélodique présentant quasiment les mêmes notes que la chanson du trouvère Blondel de Nesle, Amour dont sui espris9, dont voici la première strophe :
Amour dont sui espris
Me semont de chanter,
Si chant com hom soupris
Qui ne puet amender.
Petit i ai conquis ;
Mais bien me puis vanter,
Se li plaist, j’ai apris
A loiaument amer.
A ce sunt mi penser
Et seront a touz dis ;
Ja ne.s en quier oster10.
La chanson est composée de cinq strophes de onze hexasyllabes chacune. Les rimes sont régulièrement croisées, sauf pour la dernière unité et en raison du nombre impair de vers (ab ab ab ab bab). La strophe musicale respecte la construction poétique en groupant les vers deux à deux et en répétant deux fois chaque proposition mélodique selon la forme AABB’.
La structure du conduit latin Suspirat spiritus diffère quelque peu de son modèle profane. La strophe ne comporte plus onze hexasyllabes mais huit, si bien que la répétition finale (B’) n’est pas réemployée. Le déséquilibre des trois derniers vers est ainsi écarté au profit d’un schéma parfaitement régulier de rimes alternées sur une structure musicale AAB. En revanche, le conduit dans sa totalité est plus long que la chanson puisqu’il se compose de huit strophes au lieu de cinq.
Le modèle et son contrafactum latin semblent être en rapport d’antithèse thématique. Le texte de Blondel de Nesle exprime la ferveur et la douleur d’un amour charnel, tandis que le texte latin développe une supplication de l’âme reprochant à l’homme de suivre les inclinations du corps : Dic homo […] cur taces subditus carnis contagio. Philippe le Chancelier s’inscrit donc en opposition au modèle courtois emprunté. Pourtant, le texte de Blondel de Nesle et la tradition courtoise ne sont pas littéralement écartés, mais restent une référence en filigrane des mots latins. Dans les premiers vers notamment, le poète latin joue avec le texte vernaculaire et ses codes comme pour signaler et souligner la distance qui le sépare de son emprunt. Cette attitude se manifeste de plusieurs manières. D’abord, le choix du mot spiritus en incipit remplace le participe espris dans le texte français, rime très courante dans la poésie trouvère. Le participe du verbe esprendre (saisir l’âme ou encore embraser) donne espris, dont l’homonyme (espirit ou esperit, esprit ou âme) est l’équivalent du latin spiritus. Le réseau d’images convoqué par cette superposition des deux langues serait ainsi très large, allant de l’univers de la courtoisie, jusqu’à l’évocation du Saint-Esprit auquel revoient directement le nom latin spiritus et indirectement le verbe esprendre par la métaphore de l’embrasement qu’il peut signifier.
L’expression du besoin impérieux de chanter est un topos de la lyrique courtoise, auquel Blondel ne déroge pas : me semont de chanter dit-il au deuxième vers. Le texte latin détourne cet usage puisqu’il n’est plus question d’un chant noble commandé par l’amour, mais d’une plainte peu sonore, douloureuse et discordante, comme l’expriment les verbes suspirat et murmurat ainsi que les noms gemitus et querelas. L’usage courtois est donc parodié pour mieux souligner les dangers de l’amour charnel et s’inscrire en faux des valeurs courtoises. Dans la suite du texte, Philippe le Chancelier va faire appel à l’exemple biblique de Sara et de sa servante Agar, par lequel il oppose l’enfantement spirituel et charnel.
La construction mélodique de cet incipit emprunte une disposition en miroir. Le mot spiritus qui renvoie à la chanson originale et le verbe suspirat présentent une syllabe identique (spi) et la terminaison fait écho à la première syllabe inversée. Ce vers aux sonorités travaillées s’adapte parfaitement à la mélodie de la chanson, qui comporte un motif ascendant sur les trois premières syllabes, puis revient au la. La symétrie des sons du texte se retrouve donc dans le dessin mélodique :
Cet exemple montre avec quelle habileté le poète latin s’est réapproprié un cadre existant pour donner sens à sa nouvelle production : il peut ciseler les mots sur la mélodie connue et jouer de la mémoire de ses auditeurs pour faire apparaître l’ancien texte par transparence. L’intertextualité poétique et musicale est aussi une interculturalité, les codes de l’un pouvant être convoqués pour faire rayonner son message bien au-delà de son territoire propre. C’est bien par la mélodie que cette construction diachronique, entre deux versions d’une même chanson, se concrétise et c’est là certainement tout l’intérêt du procédé du contrafactum, pour son auteur comme pour son auditeur. Il est vrai que, dans le cas précis de Suspirat spiritus, les effets d’écho entre la nouvelle et l’ancienne version se concentrent dans la première strophe, et notamment dans le premier vers, mais il n’y a là rien d’étonnant ; une fois que l’effet propre à la contrafacture a joué son rôle, une fois que la bonne volonté de l’auditoire est captée, le poète peut développer son discours comme il l’entend, et emmener son auditoire vers des territoires spirituels où il n’aurait peut-être pas été suivi sans cet outil.
Conclusion
Ces trois exemples utilisent donc des moyens différents pour atteindre un objectif identique. En premier lieu, l’encadrement par une structure sonore ou sonnante permettra certainement une appréhension plus aisée et un engrangement plus facile dans le grenier de la mémoire. Ensuite, nous avons vu comment, dans le cas d’une mélodie continue, la musique propose ses propres figures, sa rhétorique sonore, pour rendre plus éloquente celle du texte. Enfin, le troisième exemple a montré un usage subtil de l’intertextualité, loin d’une paresse de composition, mais un jeu intelligent de références culturelles croisées. Il existe bien évidemment d’autres modes opératoires que le poète-compositeur utilise pour parvenir à ses fins. L’analyse générale de ce répertoire montre en effet que chaque pièce invente de nouvelles solutions et stratégies pour défendre son point de vue et transmettre son message.
Cette production poético-musicale s’inscrit ainsi parfaitement dans un contexte de professionnalisation de l’enseignement moral au moment où l’on cherche des moyens toujours plus efficaces pour atteindre l’intelligence des fidèles. Rappelons que Philippe le Chancelier est un prédicateur, et qu’il appartient à une génération qui a instauré un renouvellement de la prise de parole publique chrétienne, pour la rendre plus percutante et plus offensive11. Il est évidemment tentant de supposer que ce combat mené au moyen des mots dans les sermons et aussi celui qui a donné envie à cet intellectuel et à d’autres de son milieu, d’utiliser le mariage des mots et du chant non pas comme arme, mais comme outil et instrument pour charmer et convaincre, afin de contribuer à l’amélioration de l’homme.