Le didactisme amoureux de Flamenca : entre mémoire savante et volonté d’expérience

DOI : 10.54563/bdba.813

p. 133-148

Texte

On a souvent oublié que le récit occitan de Flamenca était qualifié par son auteur du terme de novas1. Malgré ses huit mille vers, on est donc fondé à le considérer comme appartenant à un genre qui, dans la deuxième moitié du xiiie siècle, comportait fréquemment une dimension didactique explicite, au point de rendre ses frontières perméables avec celles de l’ensenhamen2. Le statut de novas rend donc beaucoup moins inattendue l’intrication des dimensions narrative et didactique que ne le laissait supposer le titre de la monographie que René Nelli, en 1966, consacrait à cette œuvre : Le Roman de Flamenca. Un art d’aimer occitanien du xiiie siècle3. Intrication d’autant moins inattendue qu’en domaine d’oïl, quelques décennies auparavant, une œuvre comme le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris se donnait à la fois pour un roman, alors que ce terme renvoyait déjà à un genre littéraire constitué, et pour un art d’aimer :

Et se nuls ne nule me demande
Commant je vueil que li romanz
Soit apelez que je coumanz,
Ce est li romanz de la rose,
ou l’art d’amours est toute enclose4. (v. 34-38)

La lyrique des troubadours ayant, bien avant la langue d’oïl, inauguré l’ère de la littérature courtoise, Flamenca s’inscrit dans une tradition déjà largement explorée au nord comme au sud. Mais c’est dans son rapport au didactisme que l’œuvre transfère sa puissance inaugurale. Âgé de dix-sept ans à peine et n’ayant pas achevé sa croissance même après avoir quitté la compagnie de Flamenca5, le protagoniste, Guillaume de Nevers, au moment où il entre en scène, ne sait de l’amour que ce que l’on en dit dans les livres, et ne s’est encore jamais mêlé d’aimer :

Ancar d’amor no s’entremes
Per so que per ver en saupes ;
Per dir saup ben que fon amors,
Cant legit ac totz los auctors
Que d’amor parlon e si feinon
Consi amador si capteinon.
Car ben conoc que longamen
Nom po‹t› estar segon Joven
Ques el d’amor no s’entrameta,
Per so pessa que son cor meta
En tal amor don bens li venga
E que a mal hom non l’o tengua.
En aiso ac som pessamen. (v. 1761-73)

(Il ne s’était pas encore préoccupé d’aimer afin de savoir la vérité sur l’amour, dont il savait cependant ce qu’il était à ce que l’on en disait : il avait lu tous les auteurs qui en parlent et imitent le comportement des amoureux. Comme il comprenait bien qu’il ne pourrait vivre longtemps selon les lois de Jeunesse sans se mêler d’amour, il réfléchit au moyen de placer son cœur dans une histoire d’amour dont il lui adviendrait du bien et qui ne le déconsidérerait pas. Voilà ce qui occupait toute sa pensée.)

C’est donc pour compléter et mettre en pratique son savoir livresque sur l’amour que Guillaume choisit d’entrer dans une aventure amoureuse qui contribuera à son melhurar6. L’expérience amoureuse, dans un mouvement inverse à celui qui est supposé régir la création lyrique7, succède au savoir théorique au lieu de le précéder et vient l’incarner. Sans elle, impossible de saber per ver. Un doute pèse sur le savoir livresque, que vient vérifier ou corriger la fiction d’expérience. Le didactisme de l’œuvre est porté tout autant par sa part narrative que par sa mémoire intertextuelle, et procède d’un mutuel « phénomène d’innutrition », pour reprendre la formule de l’appel à communications de ce colloque. La grande originalité de Flamenca est sans doute la manière dont elle intègre la part didactique sans la juxtaposer à la diégèse mais en l’y incorporant, et cela jusque dans la mise en retrait des modalités allégoriques auxquelles les auteurs d’arts d’aimer narratifs ont eu si souvent recours.

Nous ne reviendrons pas, dans les limites de cette contribution, sur les sources de savoir auxquelles puise l’auteur de Flamenca, tant on peut les supposer nombreuses et complexes8 : diverses sources scientifiques comme les lapidaires, des réceptaires, sont par exemple exploitées par les protagonistes pour définir la puissance de l’amour en la comparant à celle de l’aimant9 ou encore pour feindre de choisir en fonction des lunaisons10 le moment propice pour se rendre aux bains auxquels Guillaume et Flamenca confient la cure de leur mal d’amour. La fonction didactique de la source scientifique est régulièrement détournée au profit d’un affinement du savoir sur l’amour ou de la mise en œuvre d’un stratagème destiné à tromper le mari jaloux. Mais ce sont surtout les arts d’aimer qui fournissent l’intertextualité didactique la plus abondante, en particulier, comme l’a montré René Nelli dans la première partie de son ouvrage11, le souvenir des Amours ou de l’Art d’aimer d’Ovide. Cependant, l’enseignement n’est jamais délivré aux protagonistes à la faveur de discours qu’adresseraient directement des figures d’autorité à un élève. D’autres procédés sont préférés à celui-là, qui constitue pourtant le mode de transmission didactique privilégié dans la plupart des genres littéraires12. Il arrive par exemple que le narrateur intègre à la narration des données formulées par les arts d’aimer comme des préceptes, qu’il prive de leur valeur générale pour les ramener vers le champ de l’expérience individuelle. C’est le cas de ces quelques symptômes qui frappent l’amoureux, en proie au mal qu’il a tant souhaité connaître :

E qui vis adonc sa color,
Ben semblet que fos d’aimador,
Car palles fon e·ls cils ac blaus
De tot entorn, e·ls polses caus
Un pauc, tan fon esmaigrïatz. (v. 2991-95)

(Et qui aurait alors vu son teint aurait bien compris que c’était celui d’un amoureux, car il était pâle, avait les yeux cernés, les tempes un peu creuses, tant il avait maigri.)

L’apparence physique de Guillaume fonctionne comme un véritable langage du corps, gage irrécusable de sincérité. Mais un peu plus tard, à l’occasion d’une brève digression théorique que le narrateur prend à sa charge sans que les personnages en soient destinataires, les symptômes physiques de l’amour font l’objet d’une généralisation :

Amors es plaia d’esperit,
En que·s deleiton li ferit
Tan que de garir non an cura,
Per que no·s n’entramet Natura.
E qui d’Amor es ben feritz
Mout deu esser escoloritz,
Maigres e teinz e flacs e vans,
Et en als sia fort ben sans,
[…] (v. 3027-34)

(Amour est une plaie de l’esprit, dans laquelle se délectent les blessés, de sorte qu’ils n’ont cure d’être guéris. C’est pourquoi Nature n’intervient pas. Celui qui est gravement blessé par Amour doit avoir sensiblement perdu ses couleurs, être maigre, de teint maladif, faible et épuisé, alors que par ailleurs, il est tout plein de santé.)

On voit clairement se dessiner le principe d’interaction entre la généralisation didactique et l’expérience individualisée, nourries toutes deux du souvenir des arts d’aimer, sans recours à la forme dialogique : chacune corrobore l’autre, et lui restitue la part de vérité qui lui fait défaut, l’expérience, par définition, ne pouvant avoir valeur de vérité générale, tandis que le discours théorique a désormais besoin d’être vérifié par l’expérience. Par ailleurs, le savoir amoureux acquis par Guillaume de Nevers antérieurement au début du récit relève de sa formation de clerc, au même titre que les arts libéraux et l’escrime, tous savoirs qu’il mettra avec un égal talent au service de son aventure amoureuse :

D’aita‹l› faison, d’aital semblanza,
Fo noiris a Paris e Franza.
Lai apres tan de las .vii. artz
Que pogra ben en totas partz
Tener escolas, si·s volgues.
Legir e cantar, si·l plagues,
En glies‹a› saup mieilz d’autre clergue.
Sos maïstre ac nom Domergue ;
Cel l’ensenet tan d’escrimir
Que nulz hom no·s poc si cobrir
Ques el no·l fier’en descubert. (v. 1621-31)

(Avec cette prestance-là, cette allure-là, il avait été élevé à Paris, en France, où il avait tant étudié les sept arts qu’il aurait pu aisément, où qu’il voulût, faire école. Lire et chanter à l’église, si l’envie lui en prenait, il savait le faire mieux qu’aucun clerc. Son maître s’appelait Dominique et lui avait si bien enseigné l’escrime que nul ne pouvait assez sûrement se couvrir qu’il ne réussît à le frapper à découvert.)

Placer sur un plan d’égalité le savoir amoureux avec les autres savoirs garantit la nouveauté de l’œuvre par rapport à la tradition dans laquelle elle s’inscrit sans en reprendre les cadres formels. Le didactisme amoureux est mis à distance et considéré comme appartenant au savoir commun des protagonistes et des lecteurs. Les personnages évoluent en fonction de ce savoir antérieurement acquis, sans qu’aucune instance narrative n’ait à l’expliciter, de sorte que si l’œuvre peut effectivement être lue comme un art d’aimer, les préceptes amoureux y sont moins explicitement édictés13 que réactivés par le comportement des personnages, qui s’y conforment ou, au contraire, y dérogent. On se souvient par exemple que l’un des topoi des arts d’aimer consiste dans le devoir de soin corporel et d’élégance vestimentaire qui incombe à l’amant. Or les protagonistes, qui disposent de ce savoir, ne sont pas toujours en mesure de le mettre en pratique. Archambaut ne sombre que progressivement dans une jalousie qu’il sait contraire aux lois de la courtoisie, selon un processus dont il a lui-même conscience et contre lequel il lutte en vain, formulant de lui-même sur son propre comportement des condamnations morales qui révèlent son savoir théorique sur l’amour, mais en même temps, l’impuissance de ce savoir à peser sur son comportement. Ainsi résiste-t-il d’abord aussi courtoisement que possible aux jalouses insinuations de la reine :

– No·i movas, domna, gelosia,
Que ja per ren non o seria. » (v. 879-880).

(– Madame, n’excitez pas la jalousie, ce serait inutile. »)

Il tente ensuite de dissimuler sa souffrance et d’étouffer sa jalousie naissante :

Li reïna fon mout irada
E N’Archimbautz ben atretan,
Mais noca·n fes autre semblan. (v. 940-942)

(La reine fut très en colère et Archambaut tout autant, mais il n’en laissa absolument rien paraître.)

A N’Archimbaut creis le consiris
Et a tal dol ins en son cor
Qu’a pena si ten que non mor ;
Daus l’autra part vol far conor‹t›
E la reïna blasma fort
Car anc li mes en sospieizo
Flamenca per nul’occaiso
Plus gen que poc so mal cubri,
[…] (v. 958-965)

(En Archambaut grandit l’inquiétude. Il porte en son cœur une telle douleur qu’il se sent à l’agonie. Mais d’un autre côté, il s’efforçait de se réconforter et blâmait fort la reine qui avait instillé en lui la suspicion contre Flamenca, sans aucune raison. Le plus discrètement possible, il dissimulait sa souffrance […])

Et lorsqu’il commet les gestes contraires à ceux que préconisent les arts d’aimer en matière de soins corporels et vestimentaires, il formule explicitement son propre sentiment de déchéance :

Be·m fora mielz estes d’esposa,
Car per leis pert enseinament
E tot zo qu’atain a Joven. (v. 1100-02)

(Je serais bien mieux sans épouse, car à cause d’elle, je perds toute éducation, et tous les apanages de la jeunesse.)

– Alas ! caitiu malaürat,
Engilosit, engratonat,
Ar iest tu fols gelos affriz,
Ronos, barbutz, espelofitz :
Tiei pel son fer et irissatz
Que semblon flameir espirat
E coa d’esquirol salvage.
Aunit has tu e ton linage,
Mais no m’en cal : mais voil morir
Qu’eser aunitz per trop sufrir ;
Mais voil esser gelos proatz
Qu’eser suffrens escogossatz ;
Mais voil esser gelos sauputz
Qu’eser suffrens cogos cornutz. »
[…] (v. 1157-70)

(« Hélas ! pauvre malheureux, enjalousé, hargneux, tu brûles désormais de folle jalousie, teigneux, la barbe en bataille, hirsute. Ta tignasse est si terrible, si hérissée, qu’elle ressemble à un flambeau attisé et à la queue d’un écureuil sauvage. Tu t’es déshonoré, toi-même et ton lignage. Mais peu importe : je préfère mourir plutôt qu’être déshonoré par excès de complaisance. Je préfère être un jaloux patenté, plutôt qu’endurer le cocufiage. Je préfère être un jaloux avéré, plutôt que souffrir cocu cornu. »)

Cette dernière citation, dans laquelle Archambaut s’adresse à lui-même à la deuxième personne, montre bien comme sa situation de rupture avec le savoir amoureux le met en porte-à-faux vis-à-vis de lui-même, au point de scinder sa personnalité. Une part de lui, formée jadis au savoir amoureux, reste capable d’observer l’autre, celle qui renie ce savoir : trait de finesse psychologique sur lequel les psychanalystes ne peineraient pas à placer des termes techniques14. Sans doute, l’art du monologue avec ‘tu’ n’est-il pas nouveau dans la tradition du roman médiéval. Mais outre qu’il est ici simplement réduit à quelques vers qui signalent le mal-être d’Archambaut, il est largement renouvelé dans la mesure où il est placé dans la bouche d’un jaloux, qu’il fait sortir du type fort répandu de la littérature courtoise pour le faire accéder au rang d’un personnage en lutte contre soi-même, conscient d’être porteur d’une distorsion coupable par rapport à l’éthique qui a toujours été la sienne et à laquelle il devient inapte, perdant son estime non seulement aux yeux du monde, mais surtout aux siens. Les contours du personnage se forment dans la faille d’une contradiction psychologique, entre désir et impossibilité de respecter le savoir théorique sur l’amour.

Archambaut, comme les autres jaloux de la littérature médiévale, constitue un contre-exemple courtois grâce auquel sont confirmés a contrario les préceptes d’amour portés par l’éthique de l’œuvre. À ceci près que la mise en œuvre narrative du comportement du jaloux tient compte de son impuissance à combattre un mal qu’il sait condamnable sans pour autant réussir à le contrôler ni donc à appliquer les règles courtoises qu’il pratiquait sans effort au début de l’œuvre. La narration introduit une zone de fracture entre le savoir théorique sur l’amour et son expérimentation par le mari jaloux, déplaçant le didactisme vers une connaissance du tréfonds de la psychè, qui dénonce l’insuffisance du caractère injonctif du savoir livresque à donner les clés infaillibles de sa mise en pratique.

La conduite de l’aventure amoureuse entraîne Guillaume de Nevers à faire lui-même des choix contraires aux préceptes ordinaires des arts d’aimer, ce que le texte souligne malicieusement. Pour parvenir à parler à Flamenca, Guillaume ne peut profiter que du temps où la belle sort de sa tour pour se rendre à la messe, et encore, dans l’église, demeure-t-elle sous la haute surveillance de son mari, qui a fait disposer une haute planche pour la soustraire aux regards de la foule et exige qu’elle ait la tête et le visage voilés. Le seul contact qu’elle ait avec autrui se situe au moment où le servant de messe lui apporte la paix, au moyen d’un psautier. Guillaume décide donc de prendre la place de ce clergeon, et pour cela sacrifie sa chevelure et son élégance15. Il se fait tonsurer et confectionner une cape de bure noire, ce que le narrateur commente en ces termes :

Amors lo men’, Amors ‹lo› porta,
Amors li fai tot son affaire,
Amors l’a fag tondre e raire,
Amors l’a fag mudar sos draps.
Aï ! Amors, Amors, quant saps !
E qui·s pessera que·s tondes
Guillems per tal que domnejes ?
Cant autr’amador s’acointisson
E·s genson e s’afiffollisson,
E pesson de bels garnimens,
De cavals e de vestimens,
Fraire Guillems s’apataris
E per si dons a Dieu servis. (v. 3806-18)

(Amour le mène, Amour le porte, Amour dirige toutes ses actions, Amour l’a fait tondre et raser, Amour l’a fait changer d’habits. Ah ! Amour, Amour, que tu es savant ! Qui aurait pensé que Guillaume se serait fait tondre pour faire la cour ? Quand d’autres amoureux se parent, soignent leur mise, se pomponnent, ne pensent qu’à l’élégance de leur toilette, à l’équipement de leurs chevaux et au raffinement de leurs vêtements, frère Guillaume s’attife en patarin, et pour l’amour de sa dame se met au service de Dieu.)

Autant dire que Guillaume ne doit pas sa réussite à l’application à la lettre des préceptes d’amour qu’il a lus dans les livres, mais à sa faculté de les adapter habilement à la situation, voire d’en prendre le contre-pied. La reconnaissance de la supériorité d’une intelligente adaptabilité, d’une mètis16, en quelque sorte, sur une connaissance purement livresque signifie clairement les limites d’un savoir coupé de l’expérience. Cette mise à distance des données didactiques, cette mise en doute, par les données circonstanciées de l’expérience, de l’éternelle vérité des arts d’aimer, rejaillit sur le traitement du ressort ordinaire des narrations didactiques médiévales qu’est l’allégorie.

La présence des allégories dans Flamenca mérite en effet une attention particulière. Loin d’être systématique comme chez Guillaume de Lorris ou dans les novas Lai on cobra de Peire Guillem17, où la présence de l’instance allégorique, traitée comme un personnage à part entière, et à laquelle est confié l’exposé didactique, confère au discours sur l’amour une autorité que le protagoniste n’a qu’à respecter à la lettre, ce mode de représentation n’intervient dans Flamenca que de manière très ponctuelle, presque accidentelle. Alors qu’au début du récit, la fête bat son plein à la cour d’Archambaut, qui s’est mis en frais pour accueillir Flamenca, sa toute nouvelle épouse, avec un luxe extraordinaire d’apparat, de prévenance et de courtoisie, alors que les personnages évoluent dans un univers marqué par la très forte présence des realia, deux allégories, Perfidie et Convoitise, surgissent soudain pour fomenter le complot qui va faire passer Archambaut du statut de seigneur exemplaire à celui du jaloux le plus grotesque, et aussi le plus raffiné du point de vue de l’analyse psychologique, de la littérature médiévale. Les deux allégories dialoguent :

Cel jorn si cujet Avoleza
Ella mezeisma soterrar,
Mais Cobezesa·l venc comtar :
« Domna, que fas ? Vezes los be
Ballar e danzar antre se ?
Oi ! oi ! tot caira lur burbans !
Ges quec jorn non er Sanz Johans.
Sadol so e trepon aora :
So qu’il despendon autre plora ;
Mas tals n’i a que·us amaran
Enan d’u mes e planeran
So ques aun ara despendut. » (v. 750-761)

(Ce jour-là, Perfidie pensa disparaître d’elle-même sous terre. Mais Convoitise vint lui dire : « Dame, que fais-tu ? Regarde-les bien, qui dansent et carolent ensemble. Oh ! oh ! leur magnificence sombrera tout entière. Ce ne sera pas tous les jours la Saint-Jean ! Ils sont comblés, maintenant, et batifolent. Ce qu’ils dépensent, un autre le pleure ; mais il y en a parmi eux qui deviendront vos amis avant un mois, et qui plaindront alors ce qu’ils auront dépensé. »)

Perfidie, entre deux sanglots, accorde en récompense un franc-fief à Convoitise, et met à son service toute la gent masculine, à l’exclusion de la féminine, sur laquelle elle n’a pas de droits. Mais elle ne s’offusquera pas, précise-t-elle, si une dame vient d’elle-même se mettre au service de sa compagne nouvellement promue. Ensuite, les deux allégories disparaissent définitivement de la narration, qui reprend son cours sans plus jamais faire allusion à elles. Il revient aux personnages d’accomplir ce qu’elles ont manigancé, de sorte qu’ils donnent l’impression d’être leurs jouets. Fait remarquable, ces allégories n’entrent jamais en dialogue avec les protagonistes, de sorte que l’univers allégorique et celui dans lequel évoluent les personnages sont complètement cloisonnés. Les personnages n’agissent pas pour obéir aux instances allégoriques, mais comme s’ils étaient mus par un enchaînement de faits inévitables que figurent les allégories : la reine constate que le roi tournoie en arborant la manche d’une dame, qu’elle soupçonne d’être Flamenca. Pleine de dépit, elle fait part de son inquiétude à Archambaut qui résiste d’abord au soupçon, mais s’y trouve ensuite entraîné malgré lui, jusqu’à connaître et faire subir à sa jeune épouse les affres les plus terribles de la jalousie. Les deux allégories n’apparaissent pas au cours des manœuvres de la reine, ne se réjouissent pas de voir les événements tourner comme elles l’ont souhaité. Elles n’interviennent en rien. Leur intrusion introduit un décrochage entre le savoir des personnages et celui du lecteur, qui ne perçoit d’abord en elles qu’une concession à la tradition des textes allégoriques, inutile à la conduite de la narration : l’intervention des allégories n’est pas nécessaire à l’éclosion du ressentiment éprouvé successivement par la reine et par Archambaut. Leur présence a quelque chose d’artificiel, irruption inattendue dans la très fine cohésion qui régit l’ensemble de la narration. Leur traitement héroï-comique ajoute à l’effet de pastiche, de sorte que l’on est fondé à se demander si l’auteur de Flamenca ne vise pas à une exhibition du caractère conventionnel du procédé, qui participerait du mouvement généralisé de doute qu’il fait peser sur toute la tradition dans laquelle il s’inscrit tout en s’en démarquant.

D’autant que l’allégorie, qui par définition figure un principe absolu, est également mise à mal par sa relativisation rhétorique. Ainsi :

Ans li fes mais honors e bens
Non saup grasir eissa Merces
Qu’es, so·m cug, de grasir maïstra. (v. 5965-67)

(Elle lui accorda plus d’honneurs et de bienfaits que Merci elle-même n’aurait pu le faire, elle qui est, je crois, maîtresse en l’art de remercier.)

Ou encore :

Ans dic ques eissa Gilosia
Non sap aitan com el fasia
D’esser gilosa, per c’uimais
Lo sobreplus als gelos lais,
Quar mout ne fan de feras merras,
De tals n’i a, e follas erras. (v. 1337-42)

(Mais je vous affirme que Jalousie elle-même ne pratiquait pas si bien l’art d’être jalouse. C’est pourquoi désormais, j’abandonne aux jaloux le surplus : il y en a qui commettent nombre d’effroyables extravagances et ont tout l’air de déments.)

Certes au service de l’hyperbole, l’allégorie fait ici l’objet, dans l’ordre du savoir, d’un renversement hiérarchique qui ébranle son autorité supposée intrinsèque et contribue à discréditer l’artifice allégorique, au point de réduire l’auteur, pris entre adynaton et prétérition, aux limites de l’expression : les faits l’emportent sur tout ce que l’on peut en écrire. Seuls peuvent concevoir les faits que l’auteur renonce à écrire les lecteurs qui ont fait l’expérience de la jalousie, et non ceux qui se la figurent seulement en tant que principe abstrait. Le processus d’écriture est inverse à celui de la tradition psychomachique qui a irrigué l’essentiel de la production allégorique médiévale, et consiste à projeter en des instances extérieures et surdéterminées par leur autorité les forces de l’âme qui se trouvent à l’état de potentialité dans l’individu. Ici, au contraire, l’abstraction du principe est niée, au profit de son individualisation dans la psychologie du personnage, que manifestent concrètement les événements narratifs.

Le traitement de l’allégorie d’Amour est tout à fait révélateur à cet égard, surtout si l’on observe la circulation du savoir amoureux entre les personnages, qui comptent sur eux-mêmes beaucoup plus que sur l’hypothétique intervention d’un dieu ou d’une figure allégorique qui fait certes partie de leur imaginaire et de leurs réflexes mentaux, mais se manifeste somme toute fort peu en tant qu’instance autonome. Le dieu d’Amour ne fait pas l’objet d’un portrait allégorique, si ce n’est, très rapidement, dans l’ekphrasis des enluminures qui ornent le salut d’amour envoyé par Guillaume à sa dame18. Une fois seulement, Amour parle au protagoniste19, dans un contexte clairement introspectif où son intervention est moins traitée comme le discours d’une instance autonome que comme l’effet d’un dédoublement du personnage. En effet, la narration précise que :

En cor li venc que l’amaria
S’om pogues ab ella parlar.
Mentre qu’estai en cest pensar,
Amors ben pres de lui s’acointa
E fes si mout gaia e cointa : (v. 1780-84)

(Son cœur lui dit qu’il l’aimerait s’il lui était possible de lui parler. Tandis qu’il était ainsi plongé dans ces réflexions, Amour s’approcha de lui et se fit tout charmant et gracieux.)

On ne sait pas la place qu’occupe exactement ce discours, interrompu par une lacune de trois feuillets. Toujours est-il qu’Amour ne prendra plus l’initiative de discourir, alors que les personnages parleront abondamment d’amour, et que, dans un mouvement de renversement hiérarchique proche de celui que nous avons remarqué à propos de Jalousie, ce sont souvent les jeunes suivantes de Flamenca, toutes novices, qui lui rappelleront des préceptes amoureux dont elles ont sans doute eu connaissance, elles aussi, par des livres. Si Amour continue d’être personnifié, traité dans la phrase comme un nom propre, il ne sortira plus du rôle que l’on peut raisonnablement attribuer à un sentiment, sans plus revêtir le statut d’abstractum agens20. Ainsi Amour harcèle-t-il Guillaume lorsque celui-ci, ayant entendu parler de la dame enfermée dans la tour de Bourbon, décide d’aller la délivrer :

Amors no·l tenc ni pas ni tregas
Que daus totas partz non l’assaila :
Veilant e dormen lo trebaila ;
A lui non cal si·s dorm o veilla,
Ades l’es Amors a l’aureilla
Et es li vejaire que·l diga
Que·s leve sus, car trop si triga. (v. 1803-09)

(Amour ne lui accordait ni paix ni trêve, et l’assaillait de toutes parts : qu’il veillât ou dormît, Amour le tourmentait ; peu lui importait s’il dormait ou veillait, Amour était sans cesse à son oreille et il croyait l’entendre lui dire de se lever, car il s’attardait trop.)

« Es li vejaire » : on ne saurait mieux dire que toute sensation de présence extérieure de l’instance amoureuse est renvoyée, par l’auteur en personne, au rang des illusions ou des vues de l’esprit. Peut-être faut-il attribuer son impression d’altérité au fait que le sentiment amoureux est tout neuf pour Guillaume, et ne lui semble pas procéder de lui-même, mais l’on voit bien que le harcèlement d’Amour correspond à un état d’excitation psychologique qui relève tout entier du personnage sans passer en rien par l’inscription dans le récit d’un développement didactique sur l’amour. Bien au contraire, l’allégorie d’Amour, passé le stade de l’innamoramento de Guillaume, frappe par son absence en tant qu’instance narrative agente : nommée et convoquée par les personnages, elle n’existe pas en dehors des manifestations de leur subjectivité – introspection, rêve, discours, salut d’amour – et ne fait l’objet d’aucune autonomisation narrative. Elle est traitée comme une constituante psychologique actualisée dans le personnage et non pas comme le principe abstrait d’une force de l’âme. Au point que les protagonistes eux-mêmes se plaignent de son silence ou de son absence, soulignant tacitement l’artifice qui consisterait à considérer Amour comme un personnage à part égale avec les protagonistes, et du même coup le décalage entre l’imaginaire des personnages, qui ont pour réflexe d’invoquer Amour en tant qu’instance efficace, et la réalité de l’aventure amoureuse où ils en sont réduits à ne compter que sur leur propre habileté. Pour les personnages, formés à la lecture des auteurs, Amour relève bel et bien d’une altérité allégorique, mais la narration fait de l’amour une donnée psychologique, et non plus psychomachique, intériorisée par le comportement des personnages.

À l’heure où la tradition des troubadours a conscience de s’éteindre, où la poésie d’oc a déjà trouvé et usé les formes de renouvellement qu’avait pu lui procurer son amplificatio narrative au cœur des novas, l’évolution dont témoigne Flamenca est celle d’un glissement des enjeux de la volonté didactique mise en œuvre dans la narration : la place des données didactiques théoriques recule, ne serait-ce que parce que leur présence compte beaucoup sur la mémoire, supposée acquise, de la tradition, au profit d’une plus grande confiance accordée à l’expérience individuelle. L’œuvre préfère à la tradition du didactisme amoureux un empirisme qui a pour effet d’affaiblir l’autorité du savoir livresque et de rendre nécessaire sa vérification circonstanciée par une narration érigée en fiction d’expérience, singularisée, même lorsqu’elle recourt à de fréquents topoi, par la manière propre à l’auteur21. Le recul du discours théorique laisse place à des personnages confrontés à un savoir dont leur psychologie fortement individualisée doit s’accommoder, au risque d’en prendre le contrepied ou de le démentir. Le réalisme psychologique fait l’objet dans Flamenca d’un soin tout à fait inédit et prélude aux contours que prendra ultérieurement le roman français. Sans doute est-ce la raison pour laquelle il a été oublié que Flamenca appartenait au genre des novas, qu’elle a invariablement été qualifiée de roman par ses lecteurs du xxe siècle, et lue comme une ébauche de la Princesse de Clèves22.

Notes

1 Flamenca, éd. François Zufferey, trad. Valérie Fasseur, Le Livre de poche, « Lettres gothiques », à paraître, v. 250. Toutes les citations sont données dans cette édition. Retour au texte

2 Sur les rapports des novas et de l’ensenhamen, voir, par exemple, Daniel Lacroix, « Le brouillage des codes narratifs et didactiques dans les novas et ensenhamens occitans », Les Genres au Moyen Âge. La question de l’hétérogénéité, Hélène Charpentier, Valérie Fasseur (éds.), Méthode ! 17, 2010, p. 59-65. Retour au texte

3 René Nelli, Le Roman de Flamenca, un art d’aimer occitanien au xiiie siècle, Toulouse, Institut d’études occitanes, 1966. Retour au texte

4 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. A. Strubel, Le Livre de poche, « Lettres gothiques », 1992. Retour au texte

5 « Ades vol guerras e torneis / Et es tan joves c’ades creis. » (« Il désirait sans cesse guerroyer et tournoyer, alors qu’il était si jeune que sa croissance n’était pas encore achevée. »), Flamenca, éd. et trad. cit., vers 6949-50. L’on peut aussi comprendre que Guillaume ne cesse de grandir en valeur, mais la phrase s’inscrit dans une série de remarques sur la taille exceptionnelle du personnage. Retour au texte

6 Gérard Gouiran, « À propos du melhurar dans le Roman de Flamenca » Cultures courtoises en mouvement, Isabelle Arseneau et Francis Gingras (dir.), Presses de l’Université de Montréal, 2011, p. 132-148. Retour au texte

7 « Supposé régir », seulement, car l’on sait que se pose le problème de la transitivité de la poésie des troubadours : il se peut que nulle expérience amoureuse ne précède la création lyrique. L’ordre expérience (fictive ou non)/connaissance est de toute façon renversé par l’auteur de Flamenca. Retour au texte

8 Latines et françaises, les sources de Flamenca ont été largement explorées par Alberto Limentani, L’eccezione narrativa. La Provenza medievale e l’arte del racconto, Turin, Einaudi, 1977, p. 155-303. Retour au texte

9 Sur cet exemple, Valérie Fasseur, « Le point sur un i. Un exemple d’hybridation didactique dans Flamenca », Méthode ! 17, Les Genres au Moyen Âge, op. cit., p. 67-74. Retour au texte

10 Katy Bernard, « Les motifs de la “science” divinatoire dans le déroulement narratif de Flamenca », La Voix occitane. Actes du VIIIe Congrès de l’AIEO, textes réunis par Guy Latry, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2009, p. 457-490. Retour au texte

11 René Nelli, Le Roman de Flamenca…, op. cit. Retour au texte

12 Comme on pourra le constater en lisant le présent volume. Retour au texte

13 Le cas de Flamenca est particulier, dans la mesure où, prisonnière dans sa tour, elle élabore elle-même les préceptes amoureux qu’elle met ensuite en œuvre avec Guillaume. Sur ce point, voir Marie-Dominique Luce-Dudemaine, « Un nouvel art d’aimer. La contestation des valeurs courtoises dans Flamenca », Revue des Langues romanes, 92, 1988, p. 61-75 [p. 62-70]. Retour au texte

14 En jargon psychanalytique, on reconnaîtrait sans doute dans le dédoublement d’Archambaut la lutte du surmoi – l’assimilation de la codification courtoise – contre un ça aux résurgences de plus en plus impérieuses, que manifestent, entre autres, les     comparaisons de plus en plus fréquentes du personnage avec des animaux, voire des végétaux. La répartition des forces de l’âme telles que les définit, en d’autres termes, la psychanalyse recoupe ainsi la hiérarchie traditionnellement établie par l’échelle des êtres ou l’arbre de Porphyre. Retour au texte

15 Peut-être y a-t-il ici une vague réminiscence tristanienne. Mais si Tristan se déguise en fou pour rejoindre Iseult, Guillaume se déguise en clergeon pour la séduire : c’est au moment de la manœuvre de séduction qu’il se prive de ses atouts physiques essentiels, si l’on en croit les arts d’aimer, et non lorsque la dame est déjà conquise, pour entretenir la relation. Retour au texte

16 Au vers 1575, Guillaume est comparé à Ulysse. Retour au texte

17 Peire Guilhem, Lai on cobra, éd. et trad. Suzannne Méjean-Thiolier, Le Livre de poche, « Lettres gothiques », 1997, p. 356-383. Retour au texte

18 Flamenca, éd. cit., v. 7100-11 : « Doas ymages ben formadas / I ac faitas tan sotilmen / Vivas semblavan veramen. / Sil davan de ginoilz estet / E dreg vaus l’autra susplejet. / Una flors l’issi per la boca / Que totz los caps dels verses tocha ; / Et a la fin autra n’avia / Que·l‹s› pren atressi totz e·ls lia / E·ls men’enssem totz a l’aureilla / De l’autr’emage on conssella, / En forma d’angel, Fin’Amors / Qu’entenda so que·l mostra·l flors. » (Deux images joliment réalisées, si subtilement exécutées qu’elles semblaient vraiment vivantes. À gauche, l’une était à genoux, inclinée juste en face de l’autre. Une fleur sortait de sa bouche, qui se déroulait jusqu’à toucher l’initiale de chaque vers ; et à droite, il y en avait une autre qui, de la même manière, les prenait tous ensemble, les reliait et les conduisait à l’oreille de l’autre image, à qui Fin’Amour, en forme d’ange, conseillait de bien écouter ce qu’indiquait la fleur.) (Nous soulignons). Retour au texte

19 Flamenca, éd. cit., v. 1791-1800. Retour au texte

20 Sur le rôle agissant des allégories, on consultera par exemple l’ouvrage classique de Frances A. Yates, L’Art de la mémoire, trad. D. Arasse, Paris, Gallimard, 1975. Retour au texte

21 Dans la deuxième moitié du xiiie siècle, on assiste dans la production littéraire en langue d’oc à d’autres formes de mises en doute de l’auctoritas amoureuse. Dans les novas En aquel temps c’om era gais de Raimon Vidal de Besalú ou le Perilhos tractat d’amor de donas qui se trouve au cœur du Breviari d’Amor de Matfre Ermengaud, des citations de troubadours, présentés comme autorités en matière de savoir amoureux, sont mises en débat et arbitrées par un personnage – Uc de Mataplana ou Matfre Ermengaud lui-même – qui s’affirme comme une autorité supérieure en connaissance amoureuse, justement parce qu’il connaît ce que les troubadours ont dit de l’amour et peut invoquer leurs poèmes comme autant d’arguments. Mais le seul fait que de la confrontation des citations naissent le débat et la contradiction montre bien que le savoir sur l’amour dispensé par les troubadours peut être mis en doute. Ce traitement du savoir amoureux, autant que du savoir délivré par les autorités, est assurément l’indice de la facture tardive du récit de Flamenca, sans doute postérieur de plusieurs décennies au milieu du xiiie siècle, où on l’a situé jusqu’à présent. Retour au texte

22 « Sur le rapprochement entre Flamenca et la Princesse de Clèves », voir Valérie Fasseur, dans Flamenca, éd. cit., « Introduction », p. 13-23. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Valérie Fasseur, « Le didactisme amoureux de Flamenca : entre mémoire savante et volonté d’expérience », Bien Dire et Bien Aprandre, 30 | 2014, 133-148.

Référence électronique

Valérie Fasseur, « Le didactisme amoureux de Flamenca : entre mémoire savante et volonté d’expérience », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 30 | 2014, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/813

Auteur

Valérie Fasseur

Université de Pau et des Pays de l’Adour

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