Le Livre de Caradoc dans la version en prose de 1530 : une « école des femmes » ?

DOI : 10.54563/bdba.816

p. 165-178

Text

En France, la « tentation didactique » est inhérente à la création littéraire, romanesque en l’occurrence, depuis les origines : on n’a qu’à relire les prologues de Chrétien de Troyes pour repérer sans aucune difficulté l’expression ferme du désir, du devoir même, qui revient à l’auteur, de partager ses connaissances avec son public, dans le double but de delectare et de docere (« bien dire » et « bien aprandre », selon les mots sans doute les plus célèbres d’Erec et Enide), de ne pas taire ce qui pourrait être profitable à tous, en récupérant et en diffusant les faits et gestes exemplaires du passé, tirés d’une source ancienne, garantie de vérité et de sagesse.

Cette exigence se fait encore plus explicite vers la fin du Moyen Âge, lorsque les prologues des romans en prose, « originaux » ou remaniements d’œuvres plus anciennes, multiplient les affirmations de l’utilité morale, et donc de la valeur pédagogique, des récits qu’ils ouvrent. C’est le prix que les auteurs des xve-xvie siècles, anonymes pour la plupart, paient pour que soit justifiée leur application à un genre littéraire futile sinon ouvertement condamnable ; et parallèlement, c’est la seule excuse possible pour les lecteurs qui consacrent une partie de leur temps à des contenus fictifs, dangereusement mensongers s’ils n’étaient pas exemplaires. Plus que jamais, on écrit pour enseigner, on lit pour apprendre.

Pour le corpus qui m’intéresse, réécritures en prose des romans de Chrétien, il suffira de citer les deux prologues d’Erec et de Cligés ; indépendamment de son modèle, le prosateur de l’Histoire dErec affirme d’entrée de jeu : « Au continuel exercice du racomptement dez histoires contenans les fais des nobles anchians len puelt asséz proffiter par divers moyens » (éd. Colombo Timelli, Genève, Droz, 2000, p. 101) ; reprenant un autre topos, l’auteur du Livre… de Cligés affirme s’adonner à son travail « pour eschiever wiseuse » (éd. Colombo Timelli, Genève, Droz, 2004, p. 65). Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de fournir une excusatio préliminaire, qui repose essentiellement sur l’utilité morale de l’œuvre « publiée ».

Passé le tournant du xvie siècle, une dernière adaptation en prose de Chrétien voit le jour, cette fois sous la forme imprimée. Le prologue de la Tresplaisante et recreative hystoire [de] Perceval le Galloys (Paris, 1530), qui ne reprend qu’en partie celui du Conte du Graal, s’articule sur trois points :

  • la reprise du célèbre proverbe d’origine évangélique qui ouvre le roman en vers, « Ki petit semme petit quelt », longuement glosé :

Il est naturellement impossible a celuy qui en sa terre n’espand ou seme la semence a suffisance qu’il y puisse recueillir le grain en habondance ; par quoy est le proverbe veritable disant « qui petit seme petit recueille ». Doncques celluy qui desire recepvoir d’aucune terre le grain a plenitude regarde a mettre sa semence en terre utile et fertile et, si ainsi le faict, la terre luy rapportera a cent au double. Car en terre seiche, aride et infertile, ne peult le grain profiter, mais y seicher et se deperdre. Pareillement la bonne parolle dicte et alleguee devant ceulx qui ne la veullent retenir ne humblement en leurs cueurs garder pour doctrine ne peult aussi porter profit. (f. a1ra-b).

  • une sorte d’introduction littéraire, qui – tout en intégrant la célébration de Philippe de Flandre, premier dédicataire du roman – fournit bien d’autres informations au lecteur du xvie siècle, concernant d’une part le Conte du Graal justement, d’autre part la Continuation de Manessier et son inspiratrice, Jeanne de Flandre :

Ce considerant, feu treshault et magnanime prince Philippes Conte de Flandres, fort charitable et couvoiteux de veoir, lire et ouyr les faictz et proesses des preux et hardis chevaliers, aymant leurs vertus et honorables enseignemens, ne voulut laisser perdre et perir la memoire de ceulx desquelz il avoit ouy ou entendu par escript l’honorable, vertueuse et bienfamee vie. Luy doncques meu de telle affection, quelque jour se rememorant des merveilleuses entreprinses et nobles faictz des chevalliers de la Table Ronde, print ung desir en son couraige de faire venir a lumiere la vie et faictz chevallereux du tres preux, craint et hardi chevallier Perceval le Gallois. Car, comme ay dict, ledict Philippes conte de Flandres estoit tant rempli de charité que rien ne voioit ou elle deust estre gardee qu’il ne se meist en son debvoir de faire les choses a elle appartenantes, en suyvant la doctrine de sainct Paul qui dict que Dieu est charité, et quiconques vit en charité Dieu vit en luy, car de toutes les vertus icelle est la principalle. Voyant doncques ledict conte Philippes ceste vertu estre tant aggreable a Dieu, pour icelle ensuyvir commanda a aucun docte orateur de rediger et mectre par escript les faictz et vie dudict noble et preux chevallier Perceval le Gallois, suyvant la chronique d’iceluy prince et traictié du sainct Greal ; mais parce que le chroniqueur dudict Phelippes et luy trespasserent de ce siecle avant l’achevement et accomplissement du livre, et que leur intention vint a effect, long temps aprés passé que treshaulte et excellente princesse madame Jehanne contesse de Flandres eust veu le commencement de la chronique, sachant l’intencion du conte Philippes son aieul, elle meue de pareille charité commanda a ung sien familier orateur nommé Mennessier traduire et achever icelle chronique en la forme qu’elle estoit encommencee, ce que diligentement feist et acheva suyvant le commandement et intention de sa dame et maitresse (f. a1rb-vb).

  • la justification linguistique de l’adaptation en prose :

Et parce que le langaige dudict Mennessier ne de son predecesseur n’est en usaige en nostre vulgaire françoys, mais fort non acoustumé et estrange, je, pour satiffaire aux desirs, plaisirs et voulontez des princes, seigneurs et aultres, suyvans la maternelle langue de France, ay bien voulu m’employer a traduire et mectre de rithme en prose familiere les faictz et vie dudict vertueux chevallier Perceval, en ensuyvant au plus prés selon ma possibilité et pouair le sens de mes predecesseurs translateurs, comme ay trouvé par leur escript (f. a1vb).

La prière finale, adressée au public, récupère par une sorte de pirouette linguistique la métaphore initiale, en invitant les « auditeurs et lecteurs qui ce traictié liront et orront » à « retenir et reserver le grain et mectre au vent la paille » (f. a1rb).

Quelque peu noyés dans la prose, on retiendra les renvois à la morale dont l’histoire annoncée est porteuse (les « vertus et honorables enseignemens » des anciens chevaliers), qui se double de la volonté des premiers dédicataires, déterminée par leur « charité », de préserver par écrit l’« honorable, vertueuse et bienfamee vie » des nobles du passé afin que l’enseignement que l’on peut tirer de ces modèles ne soit pas perdu. Le prosateur du xvie siècle se charge alors d’une tâche supplémentaire : « traduire » dans une langue moderne et dans une prose accessible un récit dont ses contemporains pourront encore tirer quelque profit. Dernier maillon de la chaîne, l’auteur anonyme assume en somme la visée didactique pour justifier l’écriture et légitimer la lecture d’un roman fleuve, au sein duquel les échos de ce prologue ne manqueront pas, en partie tirés des sources, en partie créés de toutes pièces au xvie siècle.

Mon but est ici de démasquer cette volonté pédagogique à travers une analyse comparée des deux textes : il s’agira de relever les interventions du prosateur autonomes par rapport aux sources en vers, d’en mesurer la portée et, si possible, la direction, afin de mettre en relief la nouvelle interprétation du texte de la part d’un auteur éloigné d’environ trois siècles de ses modèles. La portion que j’ai retenue pour cet examen compte quelque 6 000 vers, s’agissant de l’épisode consacré à Caradoc dans la Première Continuation.

Le contenu s’organise en trois volets auxquels s’ajoute un petit épisode supplémentaire, relativement indépendant : (1) Caradoc naît de la liaison d’Ysave, nièce du roi Arthur, avec l’enchanteur Eliavrés ; ayant appris le secret de sa naissance, il fait enfermer sa mère dans une tour ; (2) avec ses amis Cador et Alardin, il participe au grand tournoi de Carlion ; (3) la vengeance d’Ysave et d’Eliavrés est horrible : un serpent magique s’attache au bras de Caradoc, qui risque la mort et se cache dans un ermitage ; retrouvé par Cador et par son amie Guinier, Caradoc est enfin libéré du serpent grâce à l’amour sans faille de la jeune fille ; le mariage peut alors être célébré. (4) Seuls Caradoc et Guinier surmontent le test de fidélité du « cor magique ».

Dans sa réécriture, le prosateur s’en tient très fidèlement à la source en vers ; comme j’ai pu le constater par de nombreux sondages menés dans le texte tout entier, les cas de divergence sont extrêmement rares, à tel point que, d’une part, dans le cas de variantes conservées il est souvent possible de reconnaître le manuscrit dont la prose se rapproche le plus, d’autre part, là où la prose s’avère apparemment indépendante de la source, il est légitime de se demander si celle-ci ne dépendrait pas d’un modèle perdu.

Ceci dit, il est hors de doute que, dans la section qui nous retient ici comme dans la totalité de la mise en prose, l’auteur conserve les interventions du narrateur qui se lisent dans les vers ; il s’agit de procédés stylistiques bien connus : allusions à la source, hystoire ou compte ; interventions à la première personne / apostrophes aux lecteurs : sachéz / croyéz que…, et vous promects / vous dis bien que… ; questions rhétoriques : que vouléz vous que je vous die ? / que vous diray je ? ; prétéritions : que je ne sçauroye deviser / reciter ; renvois internes : come je vous ay dist / compté.

Plus intéressants, les ajouts sous forme d’actualisations, de gloses, de commentaires, pour ce qu’ils peuvent nous révéler sur les moyens réputés nécessaires par le prosateur pour que le vieux récit soit accessible aux nouveaux lecteurs : c’est par ailleurs à ces endroits précis que celui-ci assume son rôle de « maître » et que sa volonté pédagogique se fait plus visible.

Dans ce que j’appellerai le Roman de Caradoc, les prises de distance ou les actualisations du récit sont très rares. L’une concerne le cérémoniel de la chevalerie ; c’est au mois de mai que le roi Arthur adoube son neveu et une cinquantaine d’autres écuyers, « lesquels on fist laver et bagnier comme allors estoit la coustume » (78ra-b) ; au v. 7050 « Lavez les a l’an et boigniez », sans plus. Des renvois de ce genre aux mœurs du temps passé se lisent bien sûr aussi dans les romans en vers des xiie et xiiie siècles, mais ne sauraient évidemment pas concerner des coutumes encore vivantes et bien connues du public : devenu aussi « étranger » que la langue de l’ancien modèle, le rite du lavement mérite en revanche au xvie siècle une remarque spéciale.

Une observation allant dans le sens inverse, visant donc à remarquer la continuité dans le temps, concerne la tour dans laquelle la reine Ysave est enfermée pour que tout contact avec l’enchanteur Eliavrés lui soit désormais interdit. Le prosateur interprète l’expression du v. 7534, « la tor perrine », tout simplement une tour de pierre, comme un nom propre, traduit par « la Tour Perriere » et ajoute « qui encores de present est ainsy appellee » (80va). Sur le plan lexical, si les dernières occurrences de l’adjectif « perrin » datent, selon le DMF 2010, du tout début du xve siècle, l’adjectif « perrier » semble se rapporter à des contextes précis : God enregistre « picz perriers » (« servant à extraire des pierres », 1471-72) et « canon perrier » (« pierrier », beaucoup plus tardif : 1661). Le prosateur aurait-il pensé à la célèbre tour du château d’Annecy, datant du milieu du xve siècle ?

Les gloses dont la prose accompagne certains archaïsmes s’expliquent assez facilement par un double désir : conserver une coloration ancienne au texte et, en même temps, le rendre entièrement compréhensible. On ne saurait certes pas attribuer à l’auteur du xvie siècle le désir d’enseigner des mots du vieux français à ses lecteurs, mais sa volonté est certaine d’assumer le rôle d’interprète-traducteur.

Le chevalier mystérieux qui se présente à la cour d’Arthur – Eliavrés, en réalité – porte « une espee saincte […], et en estoient les renges ou saincture de fine soie batue en or et force perles semees pardessus » (78va) ; dans les vers : « S’ot par desus çainte l’espee/ […] Anrangiee de soie fine » (7145, 7147, ms E), « La renge fu de s. f. » (ms U). De fait, le sens de « baudrier » pour « renge » semble n’avoir pas dépassé le milieu du xive siècle (dernière attestation selon le DMF dans le Pèlerinage de vie humaine de Guillaume de Digulleville).

La Première Continuation alterne trois substantifs pour désigner l’animal qui s’attache au bras de Caradoc : « serpant », « coluevre », « guivre » (en ordre décroissant par nombre d’occurrences) ; dans la prose on relève 45 fois « serpent » (dont 10 fois masculin, 33 féminin ; dans 2 cas le genre ne peut être déterminé), 13 fois « serpente » (fém.) ; 9 fois « couleuvre » ; une seule fois « guivre », mais alors glosé : « [Carados] se veist de la guivre, cest a dire couleuvre, delivré » (97ra, cf. : « Et molt est joieus de la guivre / Dont il se sent sein et delivre », v. 11527-28). Ici encore, le prosateur s’avère sensible à l’évolution lexicale, puisque « guivre », qui se conservera dans la seule langue du blason, est attesté au sens plein jusqu’en 1476 (DMF : Légende dorée, traduction de Jean de Vignay revue par Jean Batailler, par ailleurs dans une énumération qui contribue évidemment à en éclaircir le sens : « deux couleuvres, deux guivres et deux aspides »).

Dans un troisième exemple, le passage à la glose (jusqu’ici introduite par la conjonction d’équivalence « ou », puis par la locution conjonctive « c’est a dire ») est souligné encore davantage ; juste après la libération de Caradoc, « n’avoit Guimier moins de soulas quant elle tient Carados son amy entre ses bras, lesquelz ensemble par amytié et druirie, qui vault a dire par fiançailles, se sollacient sans mal penser ne sans toucher de villennie » (97rb), ce qui réécrit : « par amor et par drüerie » du v. 11567 ; le mot vivait encore au xvie siècle, comme l’atteste Huguet, avec le sens de « amour ».

Prête à se sacrifier pour libérer son ami, Guinier est blessée par le coup d’épée frappé par son propre frère, et perd un mamelon ; l’ayant guérie grâce à un bouclier magique, Caradoc exige d’elle le secret : « Parmi le piz vos fesserai/ D’une bande […]/ Je vos desfesserai la nuit / […] Et refesserai au matin » (v. 12259-60, 12265, 12267) ; ce qui devient dans la prose : « Parmy le pis ou bout de voustre mammelle d’ung guimble vous faisseréz […] ; et puis, quant se viendra la nuict, moi mesmes vous defesseray […] ; et quant se viendra le matin, moi mesmes vous refesseray » (100va). Le substantif, mal interprété par le prosateur, qui prend le tout pour la partie, ne semble en effet plus attesté après les années 80 du xve siècle (DMF).

Des remarques intéressantes peuvent se faire aussi à partir de l’usage des proverbes dans le remaniement en prose : expression didactique par excellence, les énoncés gnomiques permettent au narrateur de tirer d’une action particulière un enseignement moral ou de proposer une leçon dont le récit qui suivra serait l’illustration ; dans la bouche des personnages, ils peuvent être utilisés comme des arguments pour étayer un propos. Toujours, ils constituent le lieu de passage du particulier au général par le recours à une auctoritas extérieure au récit lui-même et reconnue comme telle. Dans la plupart des cas l’adaptateur du Perceval ne fait que reproduire les proverbes qu’il trouve dans sa source, en en modifiant à peine la formulation et en conservant le locuteur ; néanmoins, il insiste sur le fait qu’il s’agit justement d’un proverbe (comme dist le proverbe), d’un savoir partagé (ainsi comme on sçait que…), d’une formulation d’origine ou de diffusion « populaire » (le commun dist en son proverbe, l’on dist communement, aussy dist on vulgairement) : l’introduction même de l’expression proverbiale est en somme soulignée. Que l’on compare ces quelques passages dans les deux rédactions ; dans le premier, au discours rapporté, le roi Arthur adresse des enseignements au jeune Caradoc, fraîchement arrivé à la cour :

Figure 1.

Figure 1.

Ici, c’est le narrateur qui s’exprime à propos de Caradoc ; défiguré et souffrant, celui-ci décide de se sauver pour ne pas être retrouvé par ses amis :

Figure 2.

Figure 2.

Ailleurs, le prosateur modernise sensiblement, en remplaçant un mot et en supprimant une allusion qui ne seraient plus compréhensibles pour ses lecteurs :

Figure 3.

Figure 3.

Le passage de « respit » à « proverbe » s’explique sur une base sémantique, « respit » ayant perdu le sens de « proverbe » au cours du xiiie siècle (dernière attestation enregistrée par God, dans Le chastoiement dun pere a son fils). De même, l’effacement des Diz au Vilain se justifie facilement si l’on rappelle que les six manuscrits de ce recueil datent tous de la fin du xiiie siècle. L’un et l’autre témoignent de la disparition d’un univers linguistique ou littéraire auquel il est devenu impossible de faire appel.

Je réserve une dernière citation pour un passage ajouté par le prosateur, qui ne se prive pas de la possibilité de commenter l’amour idéal que représente à ses yeux le sentiment qui unit Caradoc et Guinier :

Figure 4.

Figure 4.

Par deux fois le prosateur passe du niveau général – introduit par des connecteurs facilement reconnaissables : « Car… On dist aussy que… » – au particulier, représenté ici par le protagoniste de l’épisode : « aussy en estoit Carados…, ce que bien gardoit Carados… ».

L’histoire de Caradoc juxtapose deux histoires de femmes : celle d’Ysave, mère du protagoniste, épouse adultère qui n’hésite pas à punir affreusement son propre fils pour l’avoir dénoncée, et celle de Guinier, « amie » fidèle et idéale, prête à risquer sa propre vie pour sauver l’homme qu’elle aime. Cette opposition, présente bien entendu dans la Continuation en vers, est encore appuyée et en partie modifiée par le prosateur.

Dès le début de notre fragment, tant le modèle en vers que la prose annoncent un épisode qui portera du « blasme » aux femmes ; les deux narrateurs déclarent alors dans les mêmes termes le regret qu’ils éprouvent à devoir le raconter :

Figure 5.

Figure 5.

Plus loin, dans la transition qui clôt le récit du tournoi de Carlion, le retour à l’histoire d’Ysave est accompagné d’une anticipation de poids : la faute de la mère sera réparée en quelque sorte par la « prudence » de Guinier :

Figure 6.

Figure 6.

Mises à part les questions philologiques (tant dans ce fragment que dans le précédent, la prose semble accuser une relation assez nette avec la rédaction du manuscrit U), on ne peut ici qu’enregistrer le parallèle très strict entre les deux versions.

C’est lorsque Guinier agit, en risquant sa propre vie pour libérer Caradoc du serpent, que le prosateur prend position : Guinier constitue manifestement pour lui la femme idéale, qu’il s’agit de proposer en modèle à ses lectrices. L’auteur de 1530 appuie sur son exemplarité par un ajout important, qui ne laisse aucun doute sur son opinion ni sur sa volonté de proposer une figure exemplaire :

Figure 7.

Figure 7.

C’est en revenant en arrière de quelques feuillets que l’on se rend compte d’une intervention beaucoup plus ambiguë, puisqu’elle demeure nécessairement invisible aux lecteurs du xvie siècle, lorsque le prosateur supprime un passage tout entier portant sur l’inconstance des hommes :

Figure 8.

Figure 8.

On remarquera entre autres les interventions successives à la première personne, quasi absente dans le modèle en vers, ainsi qu’une implication des lecteurs plus marquée.

Au-delà des épisodes impliquant directement Guinier et Ysave, les opinions du prosateur sur (contre ?) les femmes se laissent percevoir ailleurs, pourvu que l’on s’adonne à une confrontation ponctuelle des deux versions.

Au début du tournoi de Carlion, une jeune demoiselle – Guingenor – aperçoit un beau chevalier – Alardin – du haut d’une tour :

Figure 9.

Figure 9.

Si la curiosité s’affirme ici comme un des traits de caractère spécifiques des jeunes filles, l’instabilité en est un autre aux yeux du prosateur ; voici en effet le commentaire qu’il ajoute, dans la Continuation de Manessier, à l’histoire de la demoiselle qui, après l’avoir longtemps refusé, accepte enfin Talidés pour mari :

Par ceste exemple on peult congnoistre la grande mobillité et inconstance de femme, en laquelle n’a jamais fermeté, mais tousjours est vacillante et vollaige : durant la guerre que Talidés faisoit et auparavant, jamais ne luy eust esté la pucelle qu’i tant aymoit baillee, et mesmes pour le refus que on luy en a faict a esté la guerre esmeue et levee, et d’abondant […] disoit la pucelle que plutost se laisseroit de mille mors occire se tant avoit de vies que d’elle jamais il jouist ; et il est tout en ung mouvement et en ung instant congneu le contraire, par quoy ne sçay s’en femme fier se fauldra (189va).

L’emploi même du substantif qui ouvre ce passage ne me paraît pas anodin : il implique que l’histoire racontée constitue un « exemple » justement, un récit représentatif d’un comportement typique, à éviter dans ce cas. C’est encore la « tentation didactique » qui se fait jour, le désir de l’auteur de se proposer en conteur certainement, mais aussi – peut-être surtout – en auctor, dépositaire d’une morale qu’il se fait un devoir de transmettre à ses lecteurs.

Il serait erroné de penser que les accusations de notre prosateur portent uniquement contre les femmes. Dans l’histoire de Caradoc il est un autre comportement qui provoque sa révolte, à savoir la folie d’Eliavrés qui, tout en étant le père naturel de Caradoc, lui porte un défi des plus rudes, à savoir le « jeu du décapité » : lui-même accepte de recevoir un coup d’épée sur le cou de la part d’un chevalier disposé à la même chose un an plus tard. Tout finira bien, ou presque…, puisque, le moment venu, l’enchanteur ne frappera Caradoc que du plat de l’épée, pour lui révéler juste après la vérité sur sa naissance. C’est ainsi que le prosateur s’insurge contre la « folie » d’Eliavrés, qui a plongé la cour arthurienne dans l’horreur :

Figure 10.

Figure 10.

L’ajout comprend deux parties : dans la première le narrateur commente un comportement évidemment des plus réprouvable, dans la seconde il révèle l’identité du chevalier – qui demeure inconnue dans les vers – et annonce le malheur qui suivra, à savoir les mésaventures qui se préparent pour Caradoc (ton propre sang) et pour Ysave (celle que tant tu as aimee) : aucune de ces deux prévisions ne se rapporte à l’aventure immédiate, à savoir le défi en cours.

Bien sûr, une lecture en parallèle des textes en vers et des mises en prose tardives qui en sont dérivées est un exercice souvent ennuyeux, qui ne peut intéresser que quelques philologues maniaques à la chasse des traces des anciens textes ou des leçons spéciales pouvant révéler une parenté voire une dérivation directe. Mais elle peut aussi offrir des éléments utiles pour reconnaître une réception dans une perspective plus spécialement littéraire. Dans notre cas, seule une collation systématique des deux Livres de Caradoc permet de comprendre dans quelle mesure l’histoire d’un couple exemplaire a été transformée en une véritable « école des femmes » avant la lettre.

Illustrations

References

Bibliographical reference

Maria Colombo-Timelli, « Le Livre de Caradoc dans la version en prose de 1530 : une « école des femmes » ? », Bien Dire et Bien Aprandre, 30 | 2014, 165-178.

Electronic reference

Maria Colombo-Timelli, « Le Livre de Caradoc dans la version en prose de 1530 : une « école des femmes » ? », Bien Dire et Bien Aprandre [Online], 30 | 2014, Online since 01 mars 2022, connection on 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/816

Author

Maria Colombo-Timelli

Università degli Studi di Milano

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CC-BY-NC-ND