Un vecteur formel du discours didactique : l’octosyllabe dans le Roman de Rou de Wace

DOI : 10.54563/bdba.818

p. 19-30

Plan

Notes de l’auteur

Les citations renvoient à Wace, Roman de Rou, Anthony J. Holden (éd.), Paris, « S.A.T.F. », t. 1, 1970, t. 2, 1971, t. 3, 1973. Réédition avec introduction et traduction anglaise par Glyn S. Burgess et Elisabeth M. C. van Houts, Wooddbridge, Boydell, 2004. Cet article reprend partiellement et développe une analyse intitulée « Style et arithmétique du vers dans le Roman de Rou de Wace », présentée dans le cadre du colloque La Théorie des trois styles et les littératures européennes au Moyen Âge. Les arts poétiques et la pratique littéraire, Colloque international organisé par Ludmila Evdokimova, Moscou, 1-3 septembre 2008. Publication dans Centaurus. Studia classica et mediaevalia, 7, Moscou, Presses de l’Université des Sciences humaines, 2010, p. 60-73.

Texte

Dans le premier chapitre de La Didactique de la chair, Karin Ueltschi rappelle combien les médiévistes sont divisés sur la notion de didactique. Les différents titres exogènes attribués à une même œuvre le montrent, comme la difficulté, précise-t-elle, de circonscrire un champ propre au didactisme :

Tout est didactisme, constate Pierre-Yves Badel à la suite de Robert Bossuat qui écrit : « il est assez malaisé de délimiter le domaine de la littérature morale au Moyen Âge, car l’intention morale est partout »2.

D’autre part, les critères définitoires varient. Pour Paul Zumthor, encore cité par Karin Ueltschi, cinq catégories de textes présentent un didactisme diffus : les textes scientifiques, historiques, la littérature pieuse, les dits et fabliaux, la littérature lyrique, alors que le champ couvert par Robert Bossuat est plus restreint, puisqu’il ne comprend que les œuvres morales, allégoriques et scientifiques. Or, s’il est vrai que le dessein instructif, pédagogique et moral caractérise une large part de la production médiévale, il est notable qu’il s’inscrit quasiment à l’origine de la production vernaculaire, avec les premières « mises en roman » du xiie siècle, dont la composition répond exactement à la nécessité de porter à la connaissance d’un public illettré un savoir réservé jusque-là aux clercs. Le discours des prologues, qu’il s’agisse des vies de saints, des romans antiques ou des historiographies, ne cesse en effet de rappeler l’intention didactique qui préside aux réécritures vernaculaires dont l’émergence coïncide très exactement avec l’utilisation d’un moule formel, celui de l’octosyllabe à rimes plates. Ce vers qui devient, on le sait, le marqueur de la translatio, par opposition au décasyllabe de la chanson de geste – seul genre à ne pas entrer dans les catégories du didactique – engage par conséquent à dépasser l’aporie devant laquelle on se trouve en posant la question du didactisme non exclusivement en termes de genre et de contenu, mais en termes de forme et de style, et en analysant en particulier le rôle joué par les choix métriques dans les procédés et les stratégies propres à ce type de discours.

Le Roman de Rou, dernière œuvre connue de Wace, constitue à cet égard, et à plusieurs titres, un très bon exemple. Écrite dans les années 1170, sans doute, à la demande d’Henri II Plantagenêt, cette « mise en roman » qui retrace les hauts faits des ducs de Normandie depuis Rollon, l’ancêtre du lignage normand, jusqu’au roi Henri Ier, sur le règne duquel elle s’achève, relève de l’historiographie3, genre qui, depuis l’Antiquité, répond au souci didactique de donner à voir des exemples de vertus ou de bassesses, et présente, d’autre part, une originalité formelle en raison de la coïncidence de deux moules métriques. En effet, alors que la première partie du Roman de Rou, correspondant aux « vies » de Rollon, de Guillaume Longue Épée et Richard Ier, est écrite en laisses d’alexandrins monorimes, la seconde, où sont retracées les vies des quatre derniers membres de la lignée normande, l’est en octosyllabes à rimes plates. Ces deux parties dont chacune est introduite par un prologue sont bien de la main de Wace, et Antony Holden a pu reconstituer, grâce à un fragment conservé, la genèse de sa composition en dégageant des strates successives. Vers 1160, Wace aurait commencé à écrire en octosyllabes, mais il aurait vite abandonné ce mètre pour la laisse d’alexandrins, puis l’aurait réemployé, sans doute vers 1170, pour compléter et achever un récit qui offre, à ma connaissance, le second exemple, à cette date, d’un texte juxtaposant deux formules métriques distinctes4. Les « essais » auxquels il s’est livré prouvent que les formes métriques ne sont pas équivalentes et que leur sélection n’est, sans doute, pas indifférente. Dans leur distribution qui obéit, pour reprendre une expression de Daniel Poirion, à une véritable « arithmétique »5, s’illustrent deux genera dicendi dont il convient de décrire la nature et les enjeux. Dans le cadre forcément limité de cette communication, seule l’étude comparée des prologues, seuils de chacune des deux parties, sera menée. Étayée sur leur fonction commune d’informer le public sur les circonstances présidant à l’écriture du texte, leur comparaison permet d’analyser les effets produits par la « conversion »6 d’une forme métrique à une autre et de voir comment elle affecte la nature de la matière traitée.

Emploi et valeur des mètres

Les choix métriques et strophiques circonscrivent, on le sait, des champs textuels et des types génériques distincts ; ils engagent la répartition des sujets dont on parle et déterminent une manière de s’exprimer, qui inclut un ton, une syntaxe, un lexique et des figures. Cette distribution s’établit globalement suivant un système binaire : la strophe d’octosyllabes à rimes suivies est propre aux « mises en roman » ; la laisse monorime de décasyllabes à la chanson de geste, l’alexandrin qui se généralisera au xiiie siècle ne faisant que des apparitions limitées au xiie, comme par exemple dans le Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople. Dans la seconde moitié du xiie siècle, pour s’en tenir à la production contemporaine de la composition du Rou, peu de textes font exception à la règle. Gormont et Isembart est la seule chanson de geste écrite en octosyllabes monorimes ; et cinq adaptations en roman de textes latins emploient l’alexandrin, mais elles sont pour la plupart postérieures au Roman de Rou7. Wace est dès lors parmi les premiers à utiliser l’alexandrin et la laisse monorime pour mettre « en roman » des textes latins bien identifiés : le De moribus de Dudon de Saint-Quentin et les Gesta Normannorum de Guillaume de Jumièges et de ses interpolateurs8.

À la conscience du genre à l’œuvre dans le choix d’un mètre, vient aussi s’ajouter ce que Jacqueline Cerquiglini-Toulet nomme « la conscience d’auteur » qui, elle, tient aux desseins de l’écriture et aux caractéristiques internes des vers. À propos de l’alexandrin dont elle a analysé l’usage dans des textes de genres variés, Jacqueline Cerquiglini-Toulet relève que :

deux emplois se distinguent, un emploi que l’on peut dire tonal autour de l’idée de gravité, emploi qui peut être retourné en jeu parodique, un emploi structurel dans la construction de formes plus amples où le quatrain d’alexandrins fonctionne comme un rêve architectural de poésie, pierre de construction ou fronton d’une construction autre, inscription ou tombeau9.

Cet emploi tonal explique, selon elle, son utilisation pour les œuvres dévolues à l’enseignement, à condition, toutefois, que ce vers apparaisse dans des quatrains monorimes. En revanche, dans le Partonopeus de Blois, roman syncrétique qui mêle divers mètres, l’abandon de l’octosyllabe pour l’alexandrin, écrit J. Cerquiglini-Toulet, « est pensé aussi en termes de plus-value esthétique ». Cette amplification, ressentie comme une sorte de valeur ajoutée, peut expliquer que Wace y ait recouru dans la première partie de son Roman de Rou, en raison du dessein apologétique qui sous-tend son écriture : la célébration et la commémoration du lignage ducal et royal, conformément au modèle antique de l’écriture de l’histoire, opus oratorium maxime (De Leg. I, 5). Recoupant les vertus de cette copia, qui est le marqueur le plus révélateur de la qualité stylistique élaborée par le discours rhétorique, l’alexandrin « au caractère monumental et structuré », pour reprendre des qualificatifs de J. Cerquiglini-Toulet, contribue à donner au texte produit un statut littéraire et poétique, dont la charge est soutenue par l’utilisation de la laisse assonancée, rappel de la technique des chansons de geste qui, tout en appartenant au régime narratif de la chronique, sont aussi des panégyriques. Aussi l’inscription dans le genre épique entoure-t-elle de solennité le récit et concourt-elle à accroître sur le mode héroïque la geste des membres du lignage normand et anglo-normand, faisant attendre un portrait magnifié des ancêtres d’Henri II, sur le modèle carolingien ou, peut-être aussi, sur celui que pouvait offrir le Roman d’Alexandre.

En raison de sa brièveté, l’octosyllabe ne relève pas de la même esthétique. Contrairement au décasyllabe ou à l’alexandrin où deux ordres interfèrent et concordent : l’ordre métrique et l’ordre syntaxique, il ne possède pas de césure et, son organisation strophique ne connaissant pas de pause fixe et régulière, la phrase peut s’y déployer librement et avec souplesse suivant un continuum qui épouse les mouvements du discours. Face encore à l’alexandrin, musical et rythmé, il accuse un caractère prosaïque que Gaston Paris, qui ne voit pas en lui une forme poétiquement marquée, a explicitement signalé :

La littérature en langue vulgaire se présente à peu près exclusivement dans les premiers temps, sous la forme versifiée, mais c’est la prose qui dans d’autres conditions aurait été sa forme naturelle, car elle est essentiellement une littérature d’instruction à l’usage des laïcs. C’est là ce qui en fait le trait dominant, et ce trait caractérise le public pour lequel elle était faite, autant au moins que les auteurs qui travaillent pour lui10.

Enfin, sa concision, son uniformité et son absence d’éloquence permettent son adaptation à tous les sujets, et le placent, selon Erich Auerbach, dans la tradition du style moyen auquel « les mises en roman » ont emprunté notamment, dit-il, « l’amplification moralisatrice ». La comparaison, que Erich Auerbach mène de l’Énéide et du Roman d’Énéas dans un des chapitres de son Haut Langage, en est une illustration : « Le poète de l’Énéas », écrit-il, « aime le glacis moraliste-didactique […] et il adore représenter vêtements et chevaux avec un extraordinaire luxe exotique, ce qui lui permet d’étaler une érudition obscure »11.

Le traitement moralisant et pédant de l’hypotexte virgilien n’est évidemment pas une conséquence des caractères propres de l’octosyllabe, mais ce mètre bref, « pratique et confortable » se prête particulièrement bien au discours didactique, comme le prouve, on va le voir, le second prologue du Roman de Rou. En effet, alors que le sujet traité ne change pas, alors que la narration épouse la chronologie des « vies » des ducs normands, le recours à l’octosyllabe marque un changement de registre et de ton ; le vers se fait le vecteur d’une intention didactique jusqu’alors inédite qui en gouverne totalement l’écriture et le discours.

Une volonté didactique affichée

Sans doute ce dessein est-il concerté si l’on en juge par la façon dont Wace a su unir les deux prologues de son Roman suivant un système spéculaire procédant à la fois de jeux de dissemblances et de similitudes. Bien qu’ils se distinguent par leur longueur : le premier qui compte seize alexandrins assonancés se caractérise par sa brièveté et sa densité, le second se déploie sur deux cent quatorze octosyllabes, ils ont en effet la même fonction informative et exploitent des motifs communs, ce principe d’échos et de résonances rendant patentes les variations de style et de registre dues au changement de mètre12.

La référence à « l’estoire avant menee », ainsi que le résumé en quelques vers des « vies » des ducs normands dont a déjà été contée l’histoire, ne masquent pas en effet les phénomènes de répétitions entre les prologues. De fait, dans le second, Wace procède comme s’il offrait à son auditoire un nouveau récit, comme s’il ne s’était jamais encore présenté à lui et comme s’il n’avait pas encore annoncé son sujet, autant d’informations données pourtant au seuil du prologue en alexandrins :

Mil chent et soisante anz out de temps et d’espace
puiz que Dex en la Virge descendi par sa grace,
quant un clerc de Caen, qui out non Mestre Vace,
s’entremist de l’estoire de Rou et de s’estrace,
qui conquist Normendie, qui qu’en poist ne qui place,
contre l’orgueil de France qui encor les menasce,
que nostre roi Henri la congnoissë et sace. (v. 1-7)

La mention de la date de composition du texte alliée à la référence à l’Incarnation, la présentation de l’auteur à la personne trois, la citation du roi Henri, dont le nom est déterminé par le possessif « nostre », tout concourt à la solennité et à la neutralité du discours avec lequel contraste le prologue en octosyllabes, marqué, lui, par la familiarité et la subjectivité. En matière d’énonciation, la troisième personne y cède la place en effet à la première, et la prise de parole est radicalement individualisée. Le « je » envahit tout l’espace du texte pour élaborer un « discours », terme à entendre « non seulement – je reprends ici les termes de Karin Ueltschi – dans son sens large (tout ensemble syntagmatique cohérent), mais également en tant qu’acte d’un locuteur, ou encore en tant que parole en ‘action’ comportant une finalité précise et surtout parfaitement décelable formellement »13. Si « le didactique est fondamentalement parole », si « une œuvre didactique pourrait être qualifiée comme un discours direct du début à la fin », cette définition convient parfaitement au prologue en octosyllabes où Wace prend la parole pour se livrer à des confidences. Son expérience personnelle prend le pas sur son entreprise historiographique, quand il rappelle le statut de clerc lisant qui fut le sien sous Henri Ier puis sous ses descendants :

treis reis Henriz vi e cunui
e clerc lisant en lur tens fui ; (v. 179-180)

Et il se met en scène dans la posture flatteuse d’un créateur fécond et célèbre, un « maistre » dont les qualités littéraires sont louées, mais insuffisamment rémunérées :

Mais or[e] puis jeo lunges penser,
livres escrire e translater,
faire rumanz e serventeis,
tart truverai tant seit curteis
ki tant me duinst e mette en mein
dunt jeo aie un meis un escrivein,
ne ki nul autre bien me face
fors tant : « Mult dit bien Maistre Wace ;
vus devriez tuz tens escrire,
ki tant savez bel e bien dire ». (v. 151-160)

Le motif de la générosité des grands envers ceux qui sont à leur service est déjà abordé dans le premier prologue, mais il y était traité sous une forme condensée, allusive et imagée :

Qui gaires n’a de rentes ne gaires n’en porcache ;
mez avarice a frait a largesce sa grace,
ne peut lez mainz ouvrir, plus sont gelez que glace,
ne sai ou est reposte, ne truiz traïn ne trace ;
qui ne soit losengier ne encort liu ne place,
a plusors i[l] fait on la cue lovinace.
Ce ne fu mie el temps Virgile ne Orace,
ne el temps Alixandre ne Cesar ne Estace,
lores avoit largesce vertu et efficace. (v. 8-16)

La nature de la formulation qui rappelle par sa généralité les expressions gnomiques et le recours à l’allégorie pour traduire et rehausser la question de l’avarice des grands tranchent avec l’expression entièrement subjective et émotive du second prologue, dominé par le registre de la conversation, de l’échange et de l’immédiateté du contact humain que l’auteur établit avec son public à qui il s’adresse avec un langage accessible.

Le « je » se raconte et, tout à la fois, l’exhibition de ses liens avec le pouvoir royal comme de son statut clérical lui confère l’ascendant d’un « maistre » et l’autorise à dispenser à son auditoire de véritables leçons. Car le dessein qui est le sien n’est pas d’emblée de « s’entremestre » « de l’estoire de Rou et de s’estrace », comme il l’annonçait dès le quatrième vers du prologue en alexandrins, mais de rendre hommage d’abord à ceux qui savent et dont il va « étaler », pour reprendre le terme employé par Erich Auerbach, le savoir. En une démonstration rigoureusement construite sont mis en valeur le rôle des livres et celui de ces hommes du livre que sont les clercs, seuls capables de garder la mémoire des êtres et des choses et de lutter contre l’oubli. D’entrée, le thème est donné et sera rappelé tout au long du prologue :

Pur remembrer des ancesurs
les feiz e les diz e les murs […]
deit l’um les livres e les gestes
e les estoires lire a festes. (v. 1-6)

D’un prologue à l’autre, il se produit un déplacement. Cette « geste » fameuse et glorieuse, évoquée dans le premier, est réduite dans le second à une matière à traiter, ce qui était de l’ordre de l’événement et du vivant, devient un produit déjà élaboré par les « bons clers ki escristrent / e les geste as livres mistrent » (v. 103-104). Le lexique technique lui-même atteste l’opposition radicale entre deux modes de pensées et deux styles : l’« estoire » fait pendant à la « geste », le verbe « remembrer » au verbe « recorder » que Wace va employer par la suite dans la partie en alexandrins : « la geste voil de Rou et dez Normanz conter, / lors faiz et lor proësce doi je bien recorder » (v. 43-44) ». Avec « recorder », peu employé dans les « mises en roman », le récit semble tirer son origine d’une mémoire vivante où ce qui est conté est présenté comme un pur présent. Il vient s’ancrer dans l’histoire contemporaine, sous le règne d’Henri II sur qui débute l’arbre généalogique que le prologue résume et va dérouler à rebours. C’est autour d’Henri II et de sa cour que le projet d’écrire l’histoire normande va et peut se réaliser, et la commémoration de la lignée se fait sacre de mémoire, fixation dans le présent de l’histoire d’une dynastie. « Du roi Henri voil faire ceste premiere page » (v. 17), tel est le vers sur lequel s’annonce ce que Holden a appelé « la Chronique ascendante ». Avec « remembrer », en revanche, on est exactement dans la pratique de la translatio, c’est-à-dire dans la mémoire et la diffusion d’un savoir livresque en latin que les clercs lettrés vont traduire pour un public d’illitterati, et dans une logique formatrice et didactique. Car le sujet ne s’imposant plus de lui-même, le discours n’étant plus tourné vers la cour et le roi, il est nécessaire pour l’historien d’avancer des preuves ou des explications, et de donner des arguments pour justifier l’intérêt d’acquérir un savoir. Aussi ne ménage-t-il pas ses efforts pour convaincre son auditoire et, passant de la théorie à la pratique, lui tient de véritables leçons. La première porte sur le « muement de languages » (v. 12). Dans un développement de plus de trente-deux vers, sont égrenés, suivant un patron syntaxique récurrent, les différents noms donnés au fil de l’histoire aux régions et aux villes. Ainsi, comme le montre cet extrait,

Engleterre Bretainne out nun
e primes out nun Albiun,
e Lundres out nun Trinovant
e Troie Nove out nun avant ;
Everwic out nun Eborac ;
Suth Guales fu Demetia, (v. 14-21)

aucun pays et aucune grande cité du monde connu n’échappent à l’érudition de Wace qui achève son très long catalogue sur le toponyme « Normandie », occasion d’une nouvelle leçon d’étymologie :

e Normendie out nun Neustrie,
Neüstrie perdi cest nun,
si vus dirrai par quel reisun. (v. 43-45)

« Dire par quel reisun », l’expression résume bien l’intention de l’auteur qui apporte de nouvelles preuves de sa science en remontant à l’origine de la langue pour expliquer l’histoire normande. Il glose le nom « Normand » en en donnant la composition et en le traduisant de l’anglais et du norrois en français :

Man en engleis e en norreis
hume signifie en franceis ;
justez ensemble north e man
e ensemble dites Northman ;
ceo est hume de north en rumanz,
de ceo vint li nuns as Normanz. (v. 59-65)

Et, en linguiste scrupuleux, il va jusqu’à reprendre, pour la contester, la fausse étymologie de « mendie » proposée par les Français, ennemis héréditaires de la Normandie :

Franceis dient que Normendie
ceo est la gent de north mendie ;
Normant, ceo dient en gabant,
sunt venu del north mendiant,
pur ceo que il vindrent d’autre terre. (v. 75-79)

Wace aime, il est vrai, les jeux étymologiques, et comme l’a bien montré Laurence Mathey-Maille à partir du Roman de Brut, la quête de l’étymologie s’associe pour lui à une quête des origines et à une philosophie du langage14. Mais la démarche étymologique à laquelle il se livre dans le second prologue du Rou fait davantage penser à un jeu, une fois de plus parfaitement conscient, comme si, en reprenant le moule octosyllabique, il portait un regard amusé sur l’intention qui sous-tend à l’époque son usage, exploitant résolument les topoi des prologues des premières « mises en roman » avec leur écriture volontiers moralisante et éminemment pédagogique qui est la leur et qu’Erich Auerbach a rapportée à la tradition d’un style moyen15. Comme en témoignent les passages cités, les figures employées par Wace n’ont rien de sublime ; reposant sur les répétitions et les parallélismes, ainsi que sur la reprise d’un schéma syntaxique uniforme, elles sont simples, et leur caractère systématique fait obstacle à l’expression ou au sentiment du sublime. Ce système met en péril l’immédiateté et la dynamique qui, dans le premier prologue, contribuent à emporter l’adhésion de l’auditoire et à faire naître en lui une forme supérieure d’exaltation qui le surprend et l’emporte.

Point d’orgue du didactisme, le discours moral vient prolonger le discours pédagogique dont il est le fondement et la finalité. Les réflexions sur l’instabilité humaine et les changements dus aux fluctuations de Fortune accompagnent les confidences de Wace et lui donnent une nouvelle occasion de montrer son savoir. La puissance d’Alexandre et de César, dont les noms sont juste cités dans le premier prologue, donnent lieu à de longs commentaires sur la nature éphémère des règnes. La peinture des malheurs qui suit offre alors l’image d’un monde agité et changeant dont les bouleversements affectent indifféremment tous les êtres vivants et toutes les créations humaines :

Tute rien turnë en declin,
tut chiet, tut moert, tut trait a fin ;
tur funt, mur chiet, rose flaistrist,
cheval trebuche, drap viescist,
huem moert, fer use, fust purrist,
tute rien faite od mein perist. (v. 131-136)

Les lieux communs rhétoriques et les emprunts aux énoncés proverbiaux qui tissent cet extrait sont absents du prologue en alexandrins où les maux, à peine évoqués, ne concernent, une fois encore, que les membres de la caste supérieure, ces ducs et princes d’origine normande dont l’inscription dans le déroulement de l’histoire assure l’élévation héroïque. La mention des menaces que font porter sur eux les Français, ennemis héréditaires des ducs normands, se fait elle-même rappel de l’immuabilité de l’état social et politique, suivant un imaginaire où les vicissitudes du sort ne résultent pas du mouvement du monde, des caprices de Fortune, mais d’une forme de déterminisme qui ne touche que des destins hors du commun, et qui s’apparente au fatum tragique.

C’est sur la vocation délibérément morale, pédagogique et didactique du discours que repose le contraste entre les deux prologues, et leur étude conjointe, dans le jeu spéculaire qui les gouverne, semble-t-il, délibérément, témoigne de l’existence de deux manières de dire, de deux styles. On voit bien comment l’octosyllabe se prête très aisément au développement d’un discours à la fois familier et sentencieux, qui intègre les bouffissures moralisatrices et didactiques, et sert les desseins démonstratifs et pédagogiques. Corseté par son rythme interne, l’alexandrin ne relève pas de ce discours-là. Son ampleur, le jeu des assonances, la justesse des images et leur capacité à faire voir bien plus qu’à expliquer concourent à conférer à l’expression une intensité poétique et une force qui n’a rien de laborieux ni de trop appuyé. Pas de dessein instructif, pas de blâme ni d’éloge qui participeraient eux-mêmes du discours didactique, le prologue en alexandrins confirme que le choix de ce vers est à la hauteur de l’élévation du sujet, et son éloquence à l’image de cette lignée anglo-normande avec ses princes puissants et ses aventures prodigieuses dont la brève évocation, voire la simple annonce, est apte à susciter l’admiration16. Or tel est l’objet du style élevé : « émouvoir et retourner les cœurs », suivant la formule de l’Orateur, par le tableau d’un univers sublime avec ses héros au destin exceptionnel.

Pourquoi l’octosyllabe ?

S’il existe bien une affinité entre le style qu’impriment à l’écriture le vers long et le sujet traité, on peut se demander quelles raisons ont poussé Wace à l’abandonner pour l’octosyllabe. Suivant Antony J. Holden, il se serait « impatient[é] devant le rythme ralenti imposé par l’emploi d’un vers ample » et l’aurait abandonné pour gagner du temps17. Toutefois, la seconde partie est beaucoup plus longue que la première et son contenu, plus fidèle que la précédente aux sources latines, procède d’amplifications qui freinent le déroulement narratif. Laurence Mathey-Maille, quant à elle, souligne l’importance du contenu du récit et de la modification de matière : « le passage du monde carolingien au monde capétien ayant pu entraîner l’abandon de la laisse »18. De fait, l’explication vaut surtout pour la fin de la « vie » de Richard Ier où sont retracées, suivant le modèle arthurien, des aventures merveilleuses dont le duc est le héros. Mais les « vies » suivantes étant dominées par les combats, notamment la conquête de l’Angleterre par Guillaume, la relation de ces grandes actions aurait justifié un traitement qu’on pourrait appeler « épique ». La conversation métrique peut se concevoir ainsi, toutefois, les hypothèses avancées ne mettent pas en valeur un élément, à mon sens, capital : la coïncidence exacte entre le changement de mètre et le changement de sources livresques. La première partie du Rou s’inspire en effet de Dudon de Saint-Quentin qui achève son œuvre sur la vie de Richard Ier, la seconde de Guillaume de Jumièges et de ses interpolateurs qui poursuivent et complètent l’œuvre de leur devancier. Or les sources ne sont pas de la même facture. Le De moribus de Dudon présente une grande originalité stylistique : il s’agit d’un prosimètre, l’un des premiers du genre, et les nombreuses pièces versifiées qui ponctuent la narration pour célébrer les princes normands présentent une métrique d’une extrême complexité. Occasions de manifester la très grande maîtrise de Dudon, elles sont aussi une illustration de ce style élevé médio-latin dont Erich Auerbach a dénoncé l’emphase19. Cette rhétorique ampoulée a peut-être exercé une influence sur l’écriture de Wace qui, sans jamais traduire explicitement son modèle, en a interprété la facture en recourant à la laisse d’alexandrins épiques qui lui permet de rendre en roman les recherches formelles de Dudon, dévolues à la commémoration et à la célébration des ducs de Normandie et de leur terre. Guillaume de Jumièges et ses interpolateurs, eux, usent d’une prose simple, sans fioriture ni recherche particulière, leur écriture principalement factuelle épouse les événements de l’histoire normande à la manière d’une chronique. Aussi la strophe d’octosyllabes à rimes plates satisfait-elle cette simple vocation par son caractère prosaïque.

Se pose encore, pour conclure, une autre question. Pourquoi le mètre octosyllabique se développe-t-il d’abord dans ce qu’il est coutume d’appeler l’aire géographique, politique et culturelle anglo-normande, là où précisément les vies de saints, les romans antiques et l’historiographie ont très tôt vu le jour ? Et quels liens ces textes éminemment didactiques entretiennent-ils avec l’anglo-normand ? Gaston Paris qui s’est plu, on l’a vu, à souligner le prosaïsme de l’octosyllabe établit une relation entre le didactisme dont ils sont porteurs et le tempérament normand qui marqua la production littéraire en Angleterre après la conquête. Se fondant sur le fameux passage du Roman de Rou où Wace rappelle son passage à la fontaine de Barenton, il souligne le peu d’intérêt des Normands pour la poésie lyrique et les contes merveilleux :

L’esprit normand a pu un moment, comme Wace, prêter l’oreille aux contes prestigieux venus de Bretagne ; mais il n’a pas tardé à s’apercevoir que tout cela n’était que « folie », et ayant découvert que la vertu merveilleuse de la fontaine de Brocéliande était une pure fable, il a laissé d’autres s’y abreuver et s’y enivrer20.

Car, pour lui, les deux genres adaptés au génie normand qui, je cite, « n’a rien de langoureux, pas plus qu’il n’a rien de chimérique, rien de mystique ou de romanesque »21, sont les genres religieux et didactiques, en raison du goût qu’ils manifestent à s’instruire.

Si la question de l’efflorescence et de la précocité de la littérature didactique en territoire anglo-normand est trop complexe pour se réduire à cette seule hypothèse, la prise en compte par G. Paris du milieu où elle voit le jour a le mérite de replacer le choix du mètre en relation avec ce que la rhétorique antique désigne sous le terme de convenientia, c’est-à-dire la préservation du rapport entre les qualités stylistiques d’une œuvre et les particularités d’une époque et d’une culture. La rhétorique, qui est un des lieux privilégiés où s’expriment un système de valeur et des principes d’explication normatifs, « aide » en effet, pour reprendre l’analyse de François Rastier, « à produire les textes d’une société donnée », et comme telle, « offre à lire les normes de cette société et quelques-uns des schémas explicatifs »22. Née du latin, l’écriture romane est un moyen de dépasser les différences linguistiques et de conquérir un nouveau public avec une forme novatrice dans laquelle une communauté pouvait se reconnaître et s’auto-représenter. Les textes en octosyllabes répondent à cette vocation. Leur esthétique, comme l’a montré Reto R. Bezzola, est plus adaptée à la société du dernier tiers du xiie siècle que celle de l’épopée. Composés par des clercs pour une haute aristocratie, ils satisfont son goût de la nouveauté, ses propres normes d’élégance et de distinction, et ses plaisirs. Dans le même ordre d’idée, la cour d’Henri II n’a peut-être pas apprécié en matière d’historiographie la première partie du Roman de Rou qui ne répondait désormais ni à l’esthétique à laquelle elle était habituée et qu’elle avait contribué à développer dans les « mises en roman », ni, surtout, à son souci de s’instruire et à son intérêt pour les textes didactiques.

Notes

2 Karin Ueltschi, La Didactique de la chair. Approches et enjeux d’un discours en français au Moyen Âge, Genève, Droz, « Publications romanes et françaises », 1993, p. 15-16. Retour au texte

3 En France, l’histoire est jusqu’au xiiie siècle écrite en latin et elle reste étroitement liée aux monastères dynastiques de Saint-Germain-des-Prés et surtout de Saint-Denis ; en Flandre, la proto-histoire flamande ne se place qu’à la fin du xiie siècle au service de la légitimité des comtes de Flandre. Retour au texte

4 Le premier est le Bestiaire de Philippe de Thaün composé dans les années 1121-1135. Par la suite, les changements de mètre à l’intérieur d’un même ouvrage se rencontrent aussi dans Aiol et Fouque de Candie et chez Jordan Fantosme. Retour au texte

5 Daniel Poirion, « Théorie et pratique du style au Moyen Âge : le sublime et la merveille », Revue d’histoire de la langue française, 1986, 1, p. 15-32. Retour au texte

6 Le terme « conversion » est repris à l’article de Jacqueline Cerquiglini-Toulet qui l’emprunte elle-même à Jean Dupin, comme elle l’indique dans la note 11 de son article, « La question de l’alexandrin au Moyen Âge », Formes strophiques simples, Simple Strophic Patterns, Levente Seláf, Patrizia Noel, Aziz Hanna, Joost van Driel (eds), Budapest, Akadémiai Kiadó, 2010, p. 59-72, ici p. 62. Retour au texte

7 Les deux versions du Roman d’Alexandre en Orient, le Roman de Horn de Thomas, la Chronique de Jordan Fantosme (1174), et la Vie de saint Thomas Becket de Guernes de Pont Sainte-Maxence (1172-1174). Retour au texte

8 Dudon de Saint-Quentin, De moribus et actis primorum Normanniæ ducum auctore Dudone sancti Quintini decano, Jules Lair (éd.), Caen, 1865 (Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie) ; Guillaume de Jumièges, The Gesta Normannorum Ducum of William of Jumièges, Orderic Vitalis and Robert of Torigni, Elisabeth M. C. Van Houts (éd. et trad.), Oxford, Clarendon Press Oxford, 1998. Retour au texte

9 Voir Jacqueline Cerquiglini-Toulet, art. cit., p. 69. Retour au texte

10 Gaston Paris, La Littérature normande avant l’annexion (912-1204), Discours lu à la Séance publique de la Société des Antiquaires de Normandie le 1er décembre 1898, Paris, Librairie Émile Bouillon, Éditeur, 1899, p. 3-57, ici p. 22. Retour au texte

11 Erich Auerbach, Le Haut Langage. Langue littéraire et public dans l’Antiquité latine tardive et au Moyen Âge, traduit de l’allemand par Robert Kahn, Paris, Belin « l’extrême contemporain », 2004, p. 210. Retour au texte

12 Pour une première analyse du contenu des deux prologues, voir Françoise H. M. Le Saulx, A Companion to Wace, Cambridge, D. S. Brewwer, 2005, p. 184-185. Retour au texte

13 Karin Ueltschi, op. cit., p. 18-19. Retour au texte

14 Voir Laurence Mathey-Maille, « La pratique de l’étymologie dans le Roman de Brut de Wace », Plaist vos oïr bone cançon vallant, Mélanges offerts à François Suard, Textes réunis par D. Boutet, M.-M. Castellani, F. Ferrand, A. Petit, Université Charles-de-Gaulle, 1999, vol. II, p. 579-586. Retour au texte

15 Erich Auerbach, op. cit., p. 176. Retour au texte

16 Je remercie Claude Roussel de m’avoir signalé que Jean Malkaraume, dans sa traduction en octosyllabes à rimes plates, composée au tournant des xiiie et xive siècles, des livres historiques de l’Ancien Testament, change de mètre au moment de passer de l’histoire de Ruth à celle des rois. Retour au texte

17 Antony J. Holden, éd. cit., tome III, p. 77. Retour au texte

18 Laurence Mathey-Maille, Écritures du passé. Histoires des ducs de Normandie, Paris, Champion, 2007, p. 185. Retour au texte

19 Voir Jules Lair, De moribus et actis primorum Normanniæ ducum auctore Dudone sancti Quintini decano, éd. cit., p. 24. Retour au texte

20 Gaston Paris, La Littérature normande avant l’annexion, art. cit., p. 17. Retour au texte

21 Ibidem, p. 20. Retour au texte

22 François Rastier, Sens et textualité, Paris, Hachette, 1989, p. 36. Retour au texte

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Référence papier

Françoise Laurent, « Un vecteur formel du discours didactique : l’octosyllabe dans le Roman de Rou de Wace », Bien Dire et Bien Aprandre, 29 | 2014, 19-30.

Référence électronique

Françoise Laurent, « Un vecteur formel du discours didactique : l’octosyllabe dans le Roman de Rou de Wace », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 29 | 2014, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/818

Auteur

Françoise Laurent

Université Blaise-Pascal (Clermont II)

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