Enseignement et littérature dans Les Miracles de Notre Dame de Gautier de Coinci et Le Gracial d’Adgar

DOI : 10.54563/bdba.826

p. 121-138

Texte

Au xiie siècle fleurissent dans la Romania d’innombrables recueils de miracles en latin qui racontent les miracles accomplis partout dans le monde par Marie. Il est à noter que ces recueils paraissent d’abord en Angleterre sous la plume de Dominique d’Evesham, d’Anselme le Jeune surtout et de Guillaume de Malmesbury. Ces auteurs n’innovent pas, en général, mais rassemblent des récits disséminés chez divers auteurs ecclésiastiques, parfois anciens (Grégoire le Grand, ou Grégoire de Tours, par exemple). Ces ouvrages se situent dans la lignée des Vitae, mais cette fois c’est exclusivement Marie qui intervient de diverses façons pour secourir et sauver ses dévots. Plusieurs collections sont locales, attachées à un sanctuaire, dont les miracles publient la renommée (Soissons, Laon, Montserrat, Rocamadour). L’Angleterre est en pointe dans le développement du culte marial. Dès avant la Conquête normande, la dévotion mariale y est plus intense qu’ailleurs. Différents auteurs monastiques y font la promotion de la Conception de Marie, une fête qui célèbre l’Immaculée Conception de la Vierge, croyance vivement combattue par ailleurs, notamment par celui que l’on présente comme un grand docteur marial : Bernard de Clairvaux. Citons parmi ces militants du culte marial : Anselme le Jeune (neveu d’Anselme de Cantorbéry) et Eadmer auteur d’un célèbre Tractatus de Conceptione Beatae Mariae, véritable pilier sur lequel se construira le futur dogme immaculiste. Il n’est pas étonnant que ce soit donc en Angleterre, berceau de la littérature française, ne l’oublions pas, qu’apparaissent, dans la lignée des grandes Vies de saints, les premiers miracles de Notre-Dame en français.

Adgar est un moine anglais de la région de Londres. Il translate vers 1165 un recueil de miracles latins qu’il a trouvé, nous dit-il, dans la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Paul de Londres, où sont rassemblés, selon lui, les moines les plus instruits de la chrétienté. Il cite l’auteur de cette compilation latine, qui est connu, mais dont on n’a pas retrouvé l’ouvrage. Il s’agit de maître Albri (Albericus) qui a, lui-même, rassemblé des miracles pris à diverses sources. Adgar intitule son livre Le Gracial1. Il veut en effet que son œuvre soit une source de grâces (Prologue, v. 35-40) pour ceux qui le liront et pour lui-même qui s’entremet de translater. On peut considérer qu’il est le premier auteur de miracles de Notre-Dame en français, même s’il nous apprend, dans le miracle de Théophile que ce célèbre miracle a déjà été traduit. Hélas, cette traduction nous est inconnue. On peut donc le tenir pour le premier créateur du genre. Certes, comme le constate Francis Gingras2, Adgar emploie le plus souvent le terme de « miracle » dans le sens de fait miraculeux, plutôt que dans le sens de récit de miracle. Cependant, quelques occurrences3 nous prouvent que l’auteur anglo-normand a bien conscience de pratiquer un genre littéraire nouveau, inspiré du genre médio-latin dont il a hérité. Il faudra attendre Gautier de Coinci, au xiiie siècle, pour que la réflexion méta-poétique sur le genre du miracle soit définitivement établie.

Déjà chez Adgar, on trouve les constantes du genre : une source latine autorisée qui raconte des faits avérés attribués à la Vierge, une traduction versifiée en octosyllabes4, un récit relativement bref formant avec d’autres une collection, un commentaire adjoint au récit, plus ou moins développé pour en tirer la leçon. Ce dernier trait est essentiel. Bernard Cerquiglini en fait un élément de définition du genre :

Il importe de donner un sens à l’aventure rapportée […]. Il n’y a de miracle que pour autant que la voix d’un clerc désigne une aventure comme telle […]. L’intervention cléricale rétablit le sens5 […].

L’œuvre de Gautier de Coinci, qui se situe de 1218 à 1233 environ, constitue le sommet de ce genre littéraire. Les Miracles de Nostre Dame6 comportent évidemment le récit de miracles encadrés par des introductions et surtout des conclusions didactiques qu’il appelle des queues et qui sont chez lui particulièrement développées. Ses deux livres de miracles présentent aussi, comme Le Gracial, un prologue et un épilogue. La particularité de l’œuvre de Gautier est de proposer des chansons pieuses et des poèmes qui sont intercalés entre les deux livres de miracles. Gautier les dispose comme des « fleurettes », entre les recueils de récits, dans une conception unitaire de l’œuvre. L’objectif est le même, les diverses parties, les divers genres utilisés sont complémentaires. Il adjoint également deux sermons : De la misere d’ome et de fame et de la dotance qu’on doit avoir de morir d’une part et De la chastee as nonains, d’autre part, adressé aux religieuses de Soissons.

On le voit à la simple description de ces œuvres, l’intention didactique est prépondérante. Il conviendra d’examiner les modalités de cet enseignement et son contenu.

Ces œuvres pieuses ont pour particularité d’entretenir un rapport paradoxal avec la littérature profane. Elles la condamnent, la combattent, mais lui reconnaissent certains mérites et, dans une certaine mesure, cherchent à l’imiter pour la concurrencer. Quelles en sont les conséquences sur l’œuvre elle-même, le projet littéraire et le message transmis ?

Les miracles sont des œuvres d’édification. Leurs auteurs cherchent à transmettre au plus grand nombre, à ceux qui ne connaissent pas le latin, les vérités de la foi. Cette vulgarisation se fait par l’usage du français :

En latin est en mout de leuz.
Et en latin est bialz et genz,
Mais pour ce que toutes les genz
N’entendent pas tres bien la lettre,
Ici le veil en romans mettre.
(De l’ymage Nostre Dame de Sardanei, p. 378, t. 4, v. 10-14)

Metre en roman, comme l’écrit Paul Zumthor, c’est plus que traduire :

Sans doute vers 1180, certains avaient-ils oublié (ou feignaient-ils d’ignorer) le sens premier de mettre en roman, abusivement rendu chez beaucoup de médiévistes par “traduire”. L’expression me semble référer, plutôt qu’au seul transfert linguistique, au commentaire qu’un maître prononce sur un livre faisant autorité. Mettre en roman c’est proprement parler en langue vulgaire. Mettre, en clarifiant le contenu, à la portée des auditeurs, faire comprendre en adaptant aux circonstances7.

À plusieurs reprises, les auteurs désignent leurs lecteurs ou plutôt leurs auditeurs. Chacun pense à l’universalité du public auquel est destiné le message :

Biau signeur et vos, beles dames,
Qui lirez en cest livre ci…
(De la doutance, t. 4, p. 540, v. 2258-59)

Gautier s’adresse avec tendresse à son livre :

Salue moy roys et roÿnes,
Dus, duchoisez, contes, contessez,
Evesques, abbés, abbeessez,
Moinnes et clers, rendus, provoires,
Toutes nonains, blanches et noires,
Et trestoz cialz communement
Qui de cuer aimment doucement
La douce dame de pitié
Por cui amor je l’ai ditié.
(Épilogue, t. 4, p. 435, v. 112-120)

Il n’oublie pas, cependant, les pauvres qui bénéficieront de « l’orature » médiévale, faute de savoir lire :

Povres hom et tu, povre fame,
Qui ce myracle orras conter…
(Dou riche et de la veve fame, t. 3, p. 177, v. 498-499)

À tous donc, et cela suppose quelques aménagements pris avec la source latine, on va proposer une véritable catéchèse. Paule Bétérous voit dans les miracles le vecteur de cet enseignement :

Le miracle marial en langue vulgaire a pu jouer au xiie siècle un rôle de vulgarisation des vérités de la foi et des traditions pieuses à une époque où la catéchèse laisse à désirer. Il a contribué à répandre et à rendre compréhensibles, en les parant d’une forme accessible à la foule, des données doctrinales que les grands clercs de l’Église du temps étaient en train d’élaborer et de traiter au niveau de la théologie8.

Ce message sera transmis de deux façons. Il peut l’être de manière explicite par l’insertion de passages didactiques. La prédication est alors manifeste. Le message peut être aussi transmis de manière implicite par le récit lui-même qui a valeur d’exemplarité. D’ailleurs, le miracle s’apparente à l’exemplum, ce récit d’une anecdote ou d’une aventure prétendue vraie que les prédicateurs utilisent pour renforcer la portée de leur sermon. Cette seconde voie est évidemment essentielle, dans la mesure où les miracles sont avant tout narratifs. L’histoire racontée est édifiante en elle-même. Le sens devrait en être limpide. Il est d’ailleurs assez redondant dans les miracles : « Voyez les merveilles accomplies par la Vierge Marie. Il faut l’aimer et la servir ». Notons que cette dimension argumentative est, selon Jean-Michel Adam « une composante inhérente au type narratif en général9 ». De tout récit se dégage une leçon, fût-elle voilée. Tout romancier transmet un message, malgré qu’il en ait, même pour dire que la vie n’a pas de sens ou que seule importe la littérature. Une des questions à se poser est de savoir si la leçon du récit est la même que celle que s’efforce de dégager le narrateur.

L’enseignement explicite est donné par le narrateur lui-même dans les cadres de son récit. Les miracles comportent tous des prologues et des épilogues où l’auteur explique son projet et ses intentions. Celui qu’Adgar présente dans Le Gracial reprend d’abord des topoï sur la nécessité d’édifier ses frères quand on possède un savoir. Il faut montrer à tous ce trésor, cette lumière qui les conduira à Dieu10. Il explique ensuite son projet : raconter les miracles de Notre Dame qui sont doux à entendre afin d’apprendre à le servir et à l’aimer.

Enz el livre puet l’em oïr
Cume l’em deit la dame servir. (Prologue, p. 59, v. 33-34)

Ensuite il justifie son titre Le Gracial, évoque ses destinataires et sa dédicataire (Dame Maud), présentés comme une pieuse assemblée :

Escutez, bone gent senee
Ki en Deu estes asemblee… (Prologue, p. 60, v. 63-64)

Il affirme sa fidélité à son modèle et il termine en donnant l’exemple essentiel d’une prière personnelle à Marie pour que son cher Fils sauve son âme. Prologues et épilogues constituent une réflexion, d’ailleurs fort intéressante, sur le projet littéraire. Ils contiennent des confidences sur les commanditaires, les amitiés des écrivains, leurs espoirs et même leur fatigue. Outre ces prologues généraux, on trouve aussi des prologues particuliers, avant tel ou tel miracle. Certains sont particulièrement développés chez Adgar (XI, XVI, XXXIX). Il ne s’agit que d’une introduction qui présente le miracle en annonçant le message qu’il va illustrer, ou qui donne le cadre dans lequel il va se dérouler. Adgar va situer Constantinople au temps de l’empereur Justinien (XLVII), évoquer la barbarie des Normands au temps de Rollon avant de commencer le récit du miracle au vers 25 (XXIX), ou résumer avec enthousiasme l’histoire de Canterbury (XXVIII) avant de raconter le miracle dont a bénéficié Saint Dunstan. Souvent la leçon est affirmée dans l’introduction qui prépare la lecture. Dans le miracle VI, Adgar nous annonce les merveilles dont bénéficient les dévots de Notre-Dame. Il affirme que chacun sera récompensé de son amour pour Dieu, même s’il est, par ailleurs un grand pécheur : « Deu l’amera mult pur sa mere » (VI, v. 17).

Il enchaîne alors avec le miracle proprement dit, la fameuse histoire du larron Ebbo que la Vierge a soutenu pendant trois jours. Curieusement, il appelle d’ailleurs ce récit « un sermon » (v. 49).

Le plus souvent, cependant, la leçon du miracle est tirée par le narrateur dans la conclusion du récit. Elle peut être très brève, ou largement développée. Gautier de Coinci a donné à ces conclusions une dimension particulièrement importante. Il en fait la théorie à la fin du miracle Comment Nostre Dame sauva un home ou fons de la mer (t. 4, p. 329-330). Il explique qu’il a besoin de faire une « queue » au miracle. Il se sent prisonnier de son récit et de sa source, mais dès qu’il a fini le récit, il se sent libre de dire ce qu’il veut :

Sovent m’est vis, par saint Romacle,
Queque je sui en plain miracle,
Qu’en prison soie en une barge ;
Mais quant sui hors, lors sui au large,
Lors pens et di quanque je vuel. (t. 4, p. 330, v. 227-231)

Gautier va jusqu’à expliquer qu’il a conçu ses miracles de façon à ce qu’on puisse lire son texte « à la carte », soit le récit, soit la queue, soit les deux :

Por ce les queues i ai mises
Et si ai faites tex devises
Que cui la queue ne plaira
Au polagrefe la laira
Et qui la queue veut eslire
Sans le miracle la puet lire. (t. 4, p. 330, v. 237-242)

Il y a là une conception très moderne du texte qui suppose une lecture plurielle où le lecteur a des choix à assumer. La queue est parfois fort réduite, surtout dans les récits courts. Elle se résume alors à quelques vers sur la nécessité de servir Notre-Dame. Ainsi, dans le miracle Dou clerc en cui boche on trova la flor (111 vers, t. 2, p. 109), on trouve une queue de 13 vers sur le motif habituel (t. 2, p. 113, v. 112-124).

À l’inverse, parfois, l’enseignement occupe une place prépondérante par rapport à un récit somme toute minime. L’exemple le plus flagrant, à cet égard, est D’un archevesque qui fu a Tholete (t. 2, p. 5). Le récit occupe les 103 premiers vers (la brève résurrection de sainte Léocadie). Ensuite Gautier se livre à une satire sociale très variée, notamment des corruptions ecclésiastiques. Cette satire est interrompue par de brefs retours à la vie d’Hildefonse. Au vers 1740 commence un récit très détaillé de l’histoire de la relique de Sainte Léocadie où le prieur de Vic règle ses comptes avec ceux qui veulent posséder cette précieuse relique.

Cinq cents vers plus tard, au vers 2173, commence une longue conclusion (le miracle fait au total 2356 vers), reliant l’amour de sainte Léocadie à celui de Notre-Dame. L’auteur livre aussi ses réflexions sur le miracle qu’il vient de raconter. Il se reproche notamment d’avoir été trop long. Il sait bien que :

Sermon ou trop a de delai
Heent sovent et clerc et lai. (t. 2, p. 91, v. 2267-68)

Il s’est laissé emporter dans sa diatribe contre les uns et les autres : « Seur prelas ai trop delaié. » (v. 2269).

Ce seul exemple suffit à prouver que la prédication et la narration s’entrecoupent parfois de manière complexe. L’enseignement n’est pas limité à l’introduction et à la conclusion. Le narrateur intervient par ses commentaires qui interrompent le récit. Les parenthèses didactiques sont plus ou moins longues. Dans le miracle que nous venons de citer on a parfois le sentiment qu’elles sont plaquées et que le lien avec le récit est fort ténu. Gautier se livre à ses humeurs et compose « à sauts et à gambades ». Les digressions sont quelquefois liées au commentaire que fait le narrateur sur son personnage. Il suffit qu’il fasse l’éloge de l’impératrice pour qu’il ajoute une méditation sur une de ses qualités, le biau parler. Citation biblique à l’appui, il justifiera cette pondération dans les propos et condamnera les médisances et les paroles imprudentes (De l’empereis, t. 3, p. 347, v. 1143-1154).

La voix du narrateur n’est pas la seule à se faire entendre. Pour assurer la parénèse, il la délègue souvent à ses personnages. L’enseignement est ainsi inséré plus directement au sein de la narration. Les dialogues à visée didactique sont nombreux. Le principal vecteur de cet enseignement est évidemment la Vierge elle-même. Il lui arrive de transmettre sa leçon sans parler. Dans le miracle Dou soucretain que Nostre Dame viseta, Gautier nous raconte l’apparition de la Vierge à un sacristain méritant. La description de la belle dame est exceptionnellement riche, mais le plus important est le livre qu’elle tient dans les mains :

Le saint livre tot maintenant,
Qu’eut en sa sainte main tenant,
La mere Dieu li a ouviert
Et se li mostre a descouvert
A sun doit l’entiteleüre.
Ou livre n’eut nule escriture
Del premier chief dusqu’en la fin
Fors de vermillon et d’or fin. (t. 3, p. 16, v. 127-134)

Il s’agit du livre d’Isaïe qui, on le sait, contient des prophéties que l’Église considère comme celles annonçant le Christ et la Vierge. Elle les donne à lire au sacristain. Le plus souvent, la divine éducatrice transmet son message par un discours direct. L’exemple le plus probant raconté par nos deux auteurs est celui du miracle de Théophile. Face au pécheur repenti qui fait appel à elle pour le sauver, la Vierge lui demande de réciter son credo. Le dialogue entre les deux personnages est une véritable catéchèse où, dans un jeu de questions-réponses, les principaux points du dogme sont rappelés :

Jo crei, jo aür, jo honur
En treis persones un seignur :
C’est Jhesux Crist, nostre avöé ;
Ainz le mund del pere engendré,
Es derains jorz deignat hoem estre.
(Adgar, Gracial, XXVI, p. 184, v. 713-717)

La Vierge vient enseigner la liturgie des complies avec force détails et citations latines (XIX). Elle aborde aussi des points délicats de la théologie, notamment le rapport entre la justice et la miséricorde divines, lors des procès de l’âme (XVII, v. 151-158). Théophile, comme d’autres personnages humains, nous livre également, dans sa longue prière, un véritable sermon sur la Miséricorde, fondé sur l’Écriture Sainte, où tous les pécheurs repentis de l’Ancien et du Nouveau Testament sont évoqués (XXVI, v. 575-656).

Les anges, à l’occasion, sont de bons prédicateurs. Dans le miracle XV, chez Adgar, un ange emporte un clerc gravement malade dans un autre monde merveilleux. Il lui fait visiter un champ de fleurs en lui expliquant la correspondance entre ces belles fleurs et les versets des psaumes. C’est encore un ange qui vient proposer une longue satire des « états du monde » (XXXII, v. 76-180), ou qui vient demander que l’on chante sur terre comme on le fait au ciel, en l’honneur de la Nativité de Marie (XVI).

Curieusement les diables aussi se font prédicateurs. L’exemple le plus frappant est encore le miracle de Théophile où Satan fait signer un pacte à Théophile dans lequel celui-ci s’engage à ne respecter aucune des lois de Dieu et de l’Église, pour retrouver richesses et pouvoir. Il s’agit alors d’un décalogue inversé qu’il suffit de remettre à l’endroit pour savoir ce que doit faire un bon chrétien. En dénigrant la Vierge Marie et son pouvoir excessif auprès de Dieu, quand elle leur arrache des âmes des pécheurs auxquelles ils prétendent, ils se font a contrario les meilleurs propagandistes de la dévotion mariale, puisqu’elle suscite une telle haine de la part des ennemis de Dieu (D’un vilain, t. 4, p. 159, v. 144-145, D’un moigne qui fu ou fleuve, t. 3, p. 172-173, v. 200-201).

Quelles que soient les voix qui se font entendre dans cette polyphonie narrative, les miracles présentent un enseignement complet et cohérent des vérités de la foi. Il serait fastidieux d’en faire un relevé exhaustif et de citer toutes les occurrences correspondantes. Cependant, pour en montrer le caractère systématique, il convient d’indiquer quels sont les principaux points de cet enseignement.

Nous avons dit que dans le grand miracle de Théophile, central dans toutes les collections, tous les articles du credo sont méthodiquement rappelés dans un dialogue avec la Vierge, qui a une justification dramatique (il s’agit de vérifier l’engagement de Théophile repenti, qui demande l’aide de Marie). D’autres points fondamentaux sont abordés. Les fins dernières constituent le grand enjeu des miracles. La question du salut éternel est cruciale. À la fin de la vie terrestre, l’âme est jugée. Ce jugement particulier de l’âme est mis en scène dans plusieurs miracles. Les diables viennent réclamer les âmes des pécheurs. La Vierge intervient comme une avocate pour sauver celles qui ont eu recours à elle. L’enfer existe. Dans la tradition des catabases de saint Paul, plusieurs personnages ont l’occasion de le voir (XXXVIII, v. 135-142). Les pires supplices y sont réservés aux pécheurs impénitents. Le purgatoire y est souvent décrit également. Le mot est employé (X, v. 25). C’est un lieu de purification et de souffrance qui ressemble à l’enfer, mais on peut en sortir une fois sa peine purgée (XLI, v. 191-198). Les messes dites pour les âmes du purgatoire sont particulièrement précieuses (X, v.151-154), ainsi que les prières. Le paradis est la récompense absolue. Il s’entrouvre parfois pour les voyants, qui, dès cette terre, ont le privilège de voir la Vierge, les saints et le bonheur qui les attend : « Goie e leesse od Jesu Crist » (IV, v. 31-34).

Le culte marial est, évidemment, l’objet central de la prédication, directe ou indirecte contenue dans les miracles. Toutes les invocations, tous les discours, tous les récits concourent à faire d’elle l’avocate irrésistible contre le Mal, la médiatrice des grâces, la reine du Ciel et de la Terre. Aussi bien Gautier qu’Adgar la célèbrent plaisamment comme la mère, la fille et l’épouse de Dieu (XXVI, v. 1089-194, Salus, t. 4, p. 549, v. 91). Les deux poètes utilisent l’image de la belle verrière qui laisse passer le soleil sans se briser, pour évoquer la virginité perpétuelle de Marie, avant, pendant et après la naissance de Jésus (XLVII, v. 33-42). Adgar nous expose dans quelles circonstances les habitants de Chartres ont popularisé l’appellation Notre-Dame, au détriment de Sainte Marie (XXX, v. 129-142), renforçant ainsi la communauté fraternelle de ses enfants et Adgar énumère ses titres : fontaine de grâces (XXVI, v. 966), porte du paradis (v. 973), secours des chrétiens (v. 520), étoile désirée, mère de Dieu couronnée au ciel (v. 528), reine de la miséricorde (XXIV, v. 34). Gautier de Coinci fait d’elle explicitement la médiatrice entre Dieu et les hommes : « Entre Dieu et homme est moianne » (Item dou soller, t. 4, p. 210).

Les miracles font la promotion des fêtes mariales : la Nativité, la Conception. Le miracle d’Helsin est raconté par Adgar, mais non pas par Gautier de Coinci, qui, dans D’un abbé qui nageoit en mer, gomme la portée conceptionniste du sauvetage. On évoque aussi la Chandeleur (Purification, XLVII, v. 93-98) l’Annonciation (I, v. 27-42). La dévotion est encouragée à travers certaines prières, recommandées avec insistance : l’Ave Maria (XLI), les Heures de la Vierge (XXXVI), le Gaude Maria, la messe Salve sancta parens (IX), l’hymne de Sedulius (XXVIII). Les miracles contiennent un vaste catéchisme dans le domaine de la morale. Par la prédication, ou par les exemples proposés, à la manière des moralistes de leur temps, les auteurs de miracles proposent un tableau des vices et des vertus correspondantes. Quelques défauts sont particulièrement vilipendés. Le principal est l’orgueil. C’est le défaut de Théophile, qui se laisse piéger par une fausse humilité. Il refuse le poste d’évêque pour ne pas ternir sa vertu. Ensuite il regrettera vainement le pouvoir que lui conférait sa fonction de vidame et sera prêt au pire pour la récupérer. Son repentir le conduira à une vraie humilité.

Les trois vertus théologales : Foi, Espérance et Charité sont illustrées par des miracles. La principale est l’Espérance. La grande leçon des miracles, sans cesse répétée, est la suivante : « Nul ne doit se désespérer ». Marie vient au secours de tous les pécheurs et de tous les malheureux, pourvu qu’ils se tournent vers elle. Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais sa conversion (XLI, v. 1-16).

La piété y est méthodiquement enseignée. La prière est confiante, persévérante, sincère. Elle doit être dite lentement (De la nonain a qui Notre Dame abreja ses salus) et venir du cœur. Elle s’accompagne volontiers de jeûne (Théophile) et de pénitence (saint Basile). Elle est bien sûr liée aux sanctuaires et aux pèlerinages (Compostelle, Bury Saint Edmund, Jérusalem, Soissons, Canterbury). Les reliques y tiennent une place essentielle (soulier de la Vierge, voile de la Vierge, corps saint de Léocadie). Les fidèles sont invités à vénérer les statues et les images de Marie.

Tous les sacrements, y compris le mariage, sont défendus par Gautier de Coinci dans l’introduction au miracle de l’Impératrice. Le baptême est souvent évoqué. Des infidèles (juifs, musulmans) le demandent. L’eucharistie est au centre de divers miracles (Théophile, L’enfant juif qui communia, L’usurier et la vieille femme). On évoque le sacrement des malades (extrême-onction, XXIII, v. 31-36). La confession est défendue avec conviction : il faut un repentir, un aveu des péchés, une absolution et une pénitence. Une confession incomplète présente des risques (XXXVII et XLI). Le salut de l’âme est en jeu :

Malbailliz, ceo dit mis aucturs,
Ki aiment mielz sanz confessiun
Murir en grant perdiciun
Que estre cumfés e puis despit
D’icels a qui il eussent dit. (XXXVII, p. 251, v. 86-90)

Adgar, pourtant le plus sobre, d’habitude, dans ses commentaires didactiques, interrompt longuement le récit des aventures de la sacristine pour dégager le message moral essentiel des miracles. Dieu attend le repentir des pécheurs, qui doivent passer par la confession. Cependant, la confession n’est pas la condition sine qua non du salut de l’âme. La contrition, surtout si elle est larmoyante, suffit à laver les péchés. Gautier nous présente un impie, mort sans confession, qui est sauvé. Adgar nous présente des prêtres, morts de mort subite, qui sont sauvés eux aussi.

La satire sociale est aussi un topos de la littérature didactique. Elle est largement représentée dans les miracles chez Gautier de Coinci, mais aussi chez Adgar. Disséminée çà et là, assumée par la voix du narrateur, ou d’un personnage (un ange chez Adgar), elle présente un tableau sévère de la société critiquant tous les « états du siècle », ce qui signifie plus que des conditions sociales. On y trouve, rassemblés pêle-mêle, les paysans, les nobles, le clergé surtout, les médecins, les femmes légères. Nos auteurs ont des griefs nombreux contre l’orgueil des « riches qui boivent le sang des pauvres gens », nous dit Gautier, contre les moines corrompus, les évêques courtisans, les paysans blasphémateurs et les femmes trop coquettes. Le message politique est d’abord moral et religieux : que chacun fasse son devoir, que Dieu ne soit jamais oublié et le monde sera plus juste.

Le caractère le plus original des miracles est d’entretenir une relation ambiguë avec la littérature profane, de manière explicite et redondante. Adgar écrit à la fin du xiie siècle en Angleterre, alors que fleurit, dans la splendeur de sa nouveauté, la littérature française : chansons de geste, romans courtois. Il témoigne d’une ouverture intellectuelle fort louable. Il connaît les goûts de son public et semble les respecter en ménageant sa susceptibilité. Il écrit dans l’introduction de son miracle XVI :

Li home de jolifté,
Ki tant aiment lur volenté,
Amereient milz autre escrit
Ke cuntast amerus delit
U bataille u altre aventure ;
En tels escriz mettent lur cure.
Tes escriz ne sunt a defendre,
Kar grant sens i poet l’en aprendre
De curtesie e de saveir. (XVI, p. 123, v. 1-9)

Il pense donc que cette littérature où il est question de batailles, d’aventures et d’amour n’est pas à rejeter en bloc, mais qu’elle contient une leçon, un sens que l’on peut en retirer : curteisie e saveir. Ce n’est pas négligeable de reconnaître les valeurs de la courtoisie, à une époque et dans un milieu où elles vont devenir si prégnantes. Quant au public, li home de jolifté, il n’est pas à mépriser non plus. Ces hommes (et ces femmes) frivoles, ce sont, pour la plupart, des aristocrates, des courtisans, des bourgeois peut-être, qui constituent le lectorat de la littérature profane. C’est à eux aussi que s’adresse le clerc qui choisit d’écrire en français, de translater pour ceux qui ignorent le latin. Après cet hommage Adgar ajoute que l’on ne saurait comparer le bénéfice qu’on peut trouver à cette littérature avec celui qu’on peut retirer des miracles : « Les escriz de nostre reïne… » (XVI, v. 11).

Et il faudrait être insensé pour préférer les mensonges de la littérature profane :

Ki mielz amast de geste oïr
U d’amur lire u de el mentir
Ke d’icele dame honuree… (XVI, p. 123, v. 25-27)

Gautier de Coinci renchérit avec précision sur Adgar. Il multiplie les critiques contre la littérature profane. Il présente le personnage d’un jeune chevalier frivole qui n’aime que cette littérature :

Plus volentiers chant pastoreles
Et d’Olivier ou de Rollant.
(De cele meïsme orison, t. 3, p. 124, v. 90-91)

Les allusions ironiques aux chansons de geste et à la lyrique amoureuse sont nombreuses. Il met dans la bouche d’un personnage odieux, le beau-frère de la chaste impératrice, des références aux héros mythiques de l’amour courtois, pour justifier ses amours coupables :

Vostre amors me fait endurer
Tant tristre moys et tant tristre an
Que plus sui tristres de Tristran.
Plus vos aim, dame, et plus i be
Que Pyramus n’ama Tysbé
Ne que Tristrans Ysor la blonde.
(De l’empereeis, t. 3, p. 314-315, v. 298-303)

Il s’en prend aux chevaliers, aux princes, aux hommes de haut rang qui préfèrent :

Risees, gas et truferies,
Sons et sonnés, fables et faintes
Que vies de sains ne de saintes.
(Prologue de la seconde partie, t. 3, p. 270, v. 146-148)

Il conclut son prologue en écrivant sévèrement :

N’est pas de Dieu, mais de dyable
Qui heit sermon et aimme fable (Ibid., p. 271, v. 163-164)

Il n’épargne aucun genre de la littérature profane : les contes à rire, c’est-à-dire les fabliaux, ailleurs le Roman de Renart, la lyrique amoureuse, le roman courtois (les longues fables). Il reproche à tous ces textes de raconter des mensonges, donc de nuire à la vérité sous tous ses aspects, d’être immoraux en proposant des histoires d’amour et des batailles contraires à la morale chrétienne, le mariage étant particulièrement bafoué. La littérature comique de son côté présente souvent des grossièretés et des impiétés. Même les religieux sont sensibles à ces divertissements (Ibid, v. 350-362).

À la place de cette littérature nuisible les auteurs de miracles vont proposer une littérature édifiante qui présente contre le merveilleux factice et pernicieux des romans arthuriens, contre les aventures amoureuses des héros courtois, les miracles avérés qu’accomplit partout Notre-Dame et les leçons que l’on peut en tirer. Cependant, pour arriver à instruire un public fasciné par cette littérature et cette idéologie où tout n’est pas à rejeter, rappelons-le, il faut d’abord l’attirer et lui plaire. Nos auteurs ne sont pas des religieux intégristes pourfendant toute séduction littéraire. Il ne s’agit pas d’opposer à cela d’ennuyeux sermons, fussent-ils émaillés de quelques exemples. Ils savent que ce serait inopérant sur ce public de jolifté. Alors il faut bien composer avec le monde. Rien de très original dans ce désir de joindre l’utile à l’agréable, c’est déjà le principe des Anciens. Cependant, il s’agit d’adapter cette exigence de bon sens à une culture nouvelle, sur certains points compatible, sur d’autres, contraire à la doctrine et au message de l’Église.

La transposition souvent ne pose pas de problème. La courtoisie est une valeur revendiquée par les auteurs de miracles. La Vierge Marie est présentée comme l’idéal parfait de la dame courtoise11 :

Tu as biauté
Et loiauté
Valor et cortoisie. (t. 1, p. 34, v. 62-64)

Sa beauté est décrite avec la rhétorique des romans courtois :

Resplendissant avoit la face
Plus qu’esmeraude ne thopace.
Une couleur avoit rosine
Si tres esmeree et si fine,
Si deliteuse et si tres bele
Rien n’i fesist rose novele. (t. 3, p. 15, v. 95-100)

Elle va laisser le sacristain qui a tant rêvé d’elle embrasser son visage (t. 3, p. 17). Elle n’a pas le mépris hautain des grandes dames pour les misères physiques et morales des hommes. Elle se penche avec une tendresse féminine sur chacun.

Le merveilleux qui l’entoure est à la fois plus cohérent et plus varié que celui des Vies de saints. Il est d’une grande richesse et peut facilement rivaliser avec le merveilleux celtique ou antique si en vogue dans les romans.

Les histoires d’amour ne manquent pas dans les miracles. Nos auteurs n’ignorent rien des procédés des romanciers. Ils décrivent avec précision les affres de la passion amoureuse (De l’Empereeis, XXXVI, v. 23-42, v. 71-82). Les aventures mouvementées entretiennent le suspens, par exemple dans l’histoire de la sacristine. On trouve aussi des motifs qui rappellent les romans d’aventures emplis de péripéties : promesse oubliée, voyage en mer, tempête, bouteille à la mer, trésor retrouvé, dans le miracle XXXVIII (Thierry et son créancier), ou l’extraordinaire roman d’aventures constitué par le miracle De l’Empereeis. La passion amoureuse y est dénoncée comme une passion dangereuse. Les personnages doivent y résister ou s’en repentir avec l’aide de Marie. Il n’empêche que ces sentiments sont décrits avec une complaisance ambiguë. Ainsi, Gautier de Coinci va évoquer les tourments du désir éprouvés par le clerc qui a accepté de rompre ses vœux et de se marier et qui contemple avec convoitise sa jeune épouse dans le lit de noces, tout en cherchant à y résister. Le risque de se compromettre un peu trop avec des délices de la fin’amor est grand, malgré la fin morale assignée à l’histoire.

Ceux qui préfèrent de geste oïr et entendre raconter les prouesses guerrières ne sont pas oubliés. Le chevalier saint Mercure, ressuscité un moment à l’appel de Marie, a accompli sa délicate mission : tuer le cruel empereur Julien (XXV). Sa lance ensanglantée atteste qu’il est bien l’auteur de la prouesse :

Troverent la dunc, a merveille,
De freis sanc trestute vermeille. (XXV, p. 165, v. 81-82)

Cette lance d’où s’écoule une goutte vermeille nous annonce bien des choses.

On trouve des combats dans le siège des villes de Chartres ou de Constantinople. Les méchants Normands ou Sarrasins y sont châtiés, grâce à l’aide de Marie. Cette victoire revient à Dieu, mais cette exaltation de la violence fort peu évangélique, constitue une entorse à la miséricorde souvent illustrée dans les miracles. Curieusement, le comique non plus n’est pas oublié. Certaines histoires sont racontées cum grano salis et l’auteur cherche à faire rire son lecteur. Le ton réaliste et comique des fabliaux est présent dans plusieurs miracles. Un des plus significatifs est un récit des miracles de Soissons (Adgar le situe à Viviers). Un homme, Robert de Jouy, a tellement souffert d’une maladie qu’il a amputé son pied. Notre-Dame de Soissons viendra le reconstituer pendant son sommeil, comme une divine chirurgienne. Les scènes pathétiques sont nombreuses, cependant la note comique est aussi marquée. Le pauvre homme malade est rejeté de partout, même de sa propre famille où règne une matrone acariâtre qui ne le ménage guère :

Quant vielt porree, lors a pois ;
Et quant vieut pois, lors a poree.
(t. IV, p. 253, v. 224-225)

L’esprit satirique et antiféministe des fabliaux n’est pas loin. Enfin guéri, le brave Robert va déjà laisser exploser sa joie en dansant autour de l’autel de l’église et en tapant du pied, aux cris de « voici le pied de la belle dame ». Cette exubérance incongrue est traitée aussi de manière assez drôle, cela sans dommage pour le message de confiance et de persévérance dans la prière.

Gautier de Coinci va développer une lyrique religieuse calquée sur la lyrique amoureuse profane, à la louange de Marie. Il invente la « contrafacture » : « Il s’agit de célébrer la Vierge en employant une mélodie de chanson profane. Ce qu’on voit naître est un cantique enjolivé de grâce courtoise12. » Jacques Chailley a montré qu’il puisait aussi à la lyrique religieuse latine :

Les chansons de Gautier de Coinci paraissent ainsi un élément de liaison précieux entre la lyrique latine et celle des trouvères. À la première, il emprunte les thèmes favoris de la louange mariale, avec plus de délicatesse que ses modèles […], mais, à cette source primitive, il mêle avec bonheur les images ou tournures gracieuses de modèles profanes, voire amoureux. Les incipits et refrains sont à peine travestis13.

On peut parler, en somme de « conversion14 » de la lyrique amoureuse profane. Le message religieux adoptant le langage d’une civilisation, en l’occurrence celui de la culture courtoise. Ce faisant, Gautier de Coinci ne se contente pas de pasticher des formes poétiques. Il crée un genre vraiment nouveau, la chanson mariale, où certaines imitations formelles n’altèrent en rien la ferveur et la dignité de sa louange. Bien au contraire, avant Dante, le poète se fait théologien et exprime avec une originalité profonde sa sensibilité personnelle et sa foi. D’ailleurs, sa poésie se détache souvent des formes profanes. Les salu Nostre Dame qui concluent en d’innombrables quatrains d’alexandrins le recueil des miracles constituent une forme nouvelle née de la fusion des saluts d’amour et de la paraphrase de l’Ave Maria. Le poète y donne libre cours à son amour fervent et transmet un enseignement doctrinal très théologique sur la place de Marie.

La littérature déborde sans cesse sur l’enseignement des miracles.

Souvent elle le magnifie, par exemple dans la poésie de Gautier. Parfois elle l’agrémente simplement, parfois elle supplée à ses manques. Ainsi, nos deux auteurs, à la suite des Pères, font remarquer qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre certains faits racontés dans les miracles. En effet, ils nous expliquent :

Que ço que n’ad cors ne visage
Estre ne put mustré el munt
A ceus ki cors ne visage unt
Fors par cors de aperte semblance ;
Pur ço ne vei ge ci dutance. (VII, p. 82, v. 136-140)

Ainsi il faut considérer les « procès de Paradis », où saint Pierre apparaît avec ses clés symboliques à la main, comme des figures de ce qui doit se passer autrement dans l’au-delà.

L’allégorie même donne un sens second aux êtres et aux choses. Le personnage qui se promène sous la conduite d’un ange dans un champ de fleurs doit comprendre qu’il s’agit d’une représentation symbolique des psaumes qu’il avait l’habitude de dire. La vérité du récit est souvent donnée dans cette senefiance que seules la poésie, la littérature peuvent évoquer par image. C’est le cas ainsi dans le poème où l’image de la belle verrière permet de figurer la maternité de Marie et sa virginité perpétuelle.

L’intention didactique est prépondérante dans les miracles. Le message passe à travers diverses stratégies discursives. La principale modalité didactique est le commentaire auctorial, mais la délégation du propos aux personnages est aussi fréquente.

Les auteurs de miracles récusent la littérature de leur temps mais ils n’hésitent pas à user de ses procédés pour rendre leur message plus attrayant. Le récit du fait miraculeux fonctionne souvent comme un exemplum à valeur illustrative, mais parfois il entraîne le texte à une senefiance moins maîtrisée, avec quelques risques de distorsion par rapport à l’intention affichée. Il est d’ailleurs amusant de constater que pour un même récit de miracle (le miracle de saint Bon), Gautier et Adgar ne tirent pas du tout la même leçon. Élisabeth Pinto-Mathieu montre les différences entre les versions d’un même conte, « la sacristine », chez Adgar, Gautier de Coinci et l’auteur de La Vie des Pères15. Prendre le risque de la littérature, aussi bien sous la forme narrative que poétique, c’est échapper à une idéologie bien établie. C’est entrer dans le travail même du texte, en relation avec un public déterminé, texte qui dit toujours plus que ce que prévoyait le clerc, dans une polysémie incontrôlable, où le lecteur est appelé à jouer pleinement son rôle.

Notes

1 Adgar, Le Gracial, éd. Pierre Kunstmann, Université d’Ottawa, 1982. Retour au texte

2 F. Gingras, « Les Miracles de Notre-Dame dans la typologie des genres narratifs des xiie et xiiie siècles », Por s’onor croistre, Mélanges offerts à Pierre Kunstmann, Y. Lepage, Ch. Milat (dir.), Ottawa, éditions David, 2008, p. 47-61. Retour au texte

3 La juxtaposition des deux termes « miracle » / « traitié » atteste que le mot est pris dans son sens de « forme littéraire » : « D’un vilain truis en cet escrit / un bel miracle, un bel traitié » (XXXIX, v. 35-36). Adgar utilise aussi volontiers le terme « conte » (XXXIX, v. 3) ou « sermon » pour désigner son récit : « Meint bel sermun ai descrit » (XXVI, v. 1). Retour au texte

4 Il faut attendre le xve siècle pour trouver des miracles en prose sous la plume de Jean Miélot (éd. G. Warner, Westminster, 1885). Retour au texte

5 B. Cerquiglini, « Les énonciateurs Gautier », Médiévales, 2, 1982, p. 70-71. Retour au texte

6 Gautier de Coinci, Les Miracles de Nostre Dame, V. F. Koenig (éd.), Genève, Droz, « TLF », 1966-1970. Retour au texte

7 P. Zumthor, La Lettre et la voix. De la littérature médiévale, Paris, Seuil, 1987, p. 301. Retour au texte

8 P. Bétérous, Les Collections de miracles de la Vierge en gallo et ibéro-roman au xiiie siècle, Dayton, USA, Marian Library, 1983, p. 502. Retour au texte

9 J.-M. Adam, Le Texte narratif, Paris, Nathan, 1985, p. 168. Retour au texte

10 On retrouvera cette intention exprimée dans les prologues de beaucoup d’œuvres médiévales. Retour au texte

11 Elle n’est pas la seule dame courtoise des miracles. Adgar nous présente par exemple la noble dame de Glastonbury qui reçoit chez elle le roi Athelstan (XLII) et ses compagnons avec le faste que lui a permis Marie. Adgar et Gautier s’adressent avec un respect et une affection toutes courtoises à leurs dames dédicataires. Retour au texte

12 G. Gros, M.M. Fragonard, Les Formes poétiques du Moyen Âge à la Renaissance, Paris, 1995, p. 26. Retour au texte

13 J. Chailley, Les Chansons à la Vierge de Gautier de Coinci, thèse de doctorat, université de Paris IV, 1952, p. 65. Retour au texte

14 J. Frappier, La Poésie lyrique en France aux xiie et xiiie siècles, Paris, 1962, p. 77. Retour au texte

15 É. Pinto-Mathieu, La Vie des Pères, genèse de contes religieux du xiiie siècle, Paris, Honoré Champion, 2009, p. 622 sq. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Jean-Louis Benoit, « Enseignement et littérature dans Les Miracles de Notre Dame de Gautier de Coinci et Le Gracial d’Adgar », Bien Dire et Bien Aprandre, 29 | 2014, 121-138.

Référence électronique

Jean-Louis Benoit, « Enseignement et littérature dans Les Miracles de Notre Dame de Gautier de Coinci et Le Gracial d’Adgar », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 29 | 2014, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/826

Auteur

Jean-Louis Benoit

Université de Bretagne-Sud, Lorient, HCTI, EA 4249

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