Lorsqu’il rédige La Manekine1, Philippe de Remi se présente comme un auteur débutant qui s’inscrit, sans le nommer, dans le sillage de Chrétien de Troyes, qu’il cite abondamment2. Mais nous verrons qu’il s’éloigne assez nettement du Champenois tant par les sujets qu’il choisit que par une utilisation personnelle de certains des procédés d’écriture qu’il lui emprunte, en particulier les proverbes et cela dans une visée didactique énoncée dès le prologue, dans la demande d’un public attentif aux leçons qu’il va lui transmettre, que dans sa conclusion (v. 8529-90) où il pose son héroïne en modèle et dont le ton est nettement celui du sermon : il s’agit d’une quête du sens (« Vous ki le sens devés avoir », La Manekine, v. 8530) et le vocabulaire employé : carnalité, tentation, desperer, l’évocation des engins de l’Ennemi, le nom de Dieu qui apparaît dix fois, la mention de la Vierge, le mot Amen, qui conclut le passage, donnent à ce romancier une attitude et un langage proches de celui d’un prédicateur. Nous verrons donc comment Philippe utilise et transforme des sources qui viennent d’une autre origine que celles de ses prédécesseurs romanciers et sous-tend par des proverbes, parfois réinterprétés, la leçon qu’il veut faire passer à ses lecteurs, et dont nous chercherons à définir le contenu.
Nouveau domaine d’inspiration tout d’abord. En effet, si l’œuvre de Philippe conserve une forme versifiée3, elle se distingue de celle du Champenois, se mettant à distance tout autant du roman antique4 que du roman arthurien5, par des sujets empruntés au folklore, des récits construits à partir de motifs de conte, où dominent les histoires de femmes persécutées. C’est ainsi que sont combinés dans La Manekine deux schémas bien connus de conte, « la fille aux mains coupées » et « le père incestueux »6, qui permettent l’utilisation de situations limites7, dont l’excès même8 permet et justifie la lecture moralisante du roman, le faisant basculer vers une veine nettement didactique, voire hagiographique. Cette conjointure donne naissance à un véritable roman d’aventure et d’amour aux multiples événements (désir d’inceste, mutilation, condamnation au bûcher, mariage d’amour, agissement d’un traître, navigations à l’aventure, miracles) propres à attirer l’attention du public. Mais, comme l’indiquent clairement le prologue et l’épilogue, le lecteur-auditeur attentif9 saura y trouver un message édifiant qui passe par l’exemple : celui du comportement des personnages vis-à-vis des tentations et des souffrances. Qu’il s’agisse de l’héroïne principale qui10, face aux épreuves multiples permises par la combinaison des deux contes, reste fidèle à son Espérance en Dieu et en la Vierge11 ou d’autres personnages, comme le père incestueux : souvent éliminé dans d’autres versions, il est ici sauvé par un repentir où l’on reconnaît, à travers la prise de conscience de la faute et les larmes de la contrition, les étapes d’une évolution dont témoignent également le Perceval du Conte du Graal12 ou le Chevalier au barisel. En modifiant le sort du père incestueux, Philippe de Remi exprime l’idée que nul péché, si terrible soit-il, n’est irrémissible, à condition que le pécheur veuille bien s’engager dans une démarche pénitentielle. Le personnage permet ainsi la mise en œuvre d’une réflexion sur le péché et le salut. On peut faire une lecture analogue de la marâtre agressive, qui fonctionne, elle, comme une sorte de contre-exemple puisqu’elle s’entête dans sa faute13 et meurt dans sa tour sans s’être repentie. On constate donc que les personnages topiques des contes14 (l’héroïne, princesse, persécutée mais valeureuse, la marâtre agressive, le jeune prince, le père incestueux, les adjuvants comme le serviteur dévoué, etc.) sont réutilisés dans une perspective nettement religieuse.
On voit à l’inverse se dessiner une autre tendance de cette écriture, où ces personnages pourraient devenir d’autres types, porteurs d’une valeur allégorique ; beaucoup d’entre eux peuvent être en effet considérés comme des représentations romanesques des péchés : ainsi en est-il du serviteur glouton et ivrogne, qui cause le malheur de l’héroïne, en permettant l’échange des lettres par la belle-mère. Il apparaît comme une figure de la gula et une formulation d’allure proverbiale vient souligner la faute : « Par yvrece sont maint mal fait/Pour c’est cil mout fol qui s’i met15 ;/Maint homme en ont été tué/Et maint grant bienfait delüé » (v. 3399-402)16. D’autres péchés sont représentés par le roi de Hongrie, luxurieux et plein de colère, et par la vieille reine, pleine d’envie : on voit bien ici comment la reprise d’un motif originel de conte, où c’est souvent une « envieuse », sœur, mère, belle-mère, qui cause le malheur de l’héroïne, permet de dénoncer les conséquences tragiques du péché capital d’envie. Les personnages positifs eux-mêmes peuvent être lus dans cette perspective : ainsi le roi d’Écosse apparaît comme l’image des méfaits de l’amour propre ; là encore Philippe modifie la signification du personnage en transformant le schéma du conte. Dans La Manekine seule en effet, la raison qui éloigne le jeune roi de son épouse n’est pas une guerre mais un tournoi où le nouvel époux, quoique bientôt père, se comporte en jeune chevalier désireux de prouver sa valeur, de querre son prix. En s’éloignant, il laisse le champ-libre au second agresseur, en l’occurrence sa propre mère. Il n’est pas jusqu’à l’héroïne elle-même qui ne soit menacée par la tentation de l’orgueil, dans la mesure où celui-ci signifie la trop grande confiance de l’homme dans ses capacités, et non dans la grâce d’un « Diex qui en peu d’eure labeure ». Les péripéties du roman d’aventure confrontent l’héroïne à des événements qui brisent la sécurité qu’elle croyait acquise, comme princesse de Hongrie, puis comme reine d’Écosse : lors de sa seconde navigation aventureuse d’Écosse à Rome, elle reconnaît la vanité des amours humaines et la stabilité de l’amour de Dieu, ce qui fait d’elle une allégorie de Foi et surtout d’Espérance.
Ainsi, la construction des personnages s’inscrit dans la recherche d’un équilibre entre leur caractère typologique issu du conte et une allégorisation vers laquelle ils tendent progressivement ; elle passe aussi par une utilisation particulière des proverbes.
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On a pu voir par les exemples précédents que Philippe recourait volontiers à des proverbes pour transmettre son message. Certes ceux-ci expriment une sagesse populaire qui forme un fond de référence utilisé par bien des auteurs, dont Chrétien de Troyes lui-même, mais on est frappé par leur nombre important dans La Manekine, où ils scandent toutes les étapes du récit et sont mis en œuvre de plusieurs manières. Comme l’indique Élisabeth Schulze-Busacker, ils sont parfois simplement cités, ou bien paraphrasés, ils peuvent quelquefois être la source d’un développement narratif17 ou le support d’une leçon morale : au v. 177, « Toutes mors oublier convient » permet de relancer le récit, par une ellipse temporelle entre la mort de la reine et l’intervention des barons, jouant le rôle de cheville entre les épisodes ; cependant, si on le rapproche comme le fait B. Sargent-Baur18 de la parole de Perceval, « les morts aux morts, les vifs aux vifs19 », disant la nécessité d’avancer en rejetant le poids du passé, il peut apparaître comme paradoxal dans ce royaume que la volonté de la reine morte de voir son époux ne se remarier qu’avec une femme semblable à elle (nouveau motif de conte) va précisément figer dans la solution répétitive et destructrice de l’inceste, qui ne sera évité que par la réponse tragique de l’auto-mutilation de Joie. Un autre proverbe, également utilisé par Chrétien de Troyes dans Érec et Énide20, « tant grate chievre que mal gist21 », où il précède les lamentations d’Énide sur sa folie, est situé dans La Manekine avant le départ au tournoi du jeune roi d’Écosse : bien repérable, puisque concluant un passage de récit, cette intervention du narrateur souligne le danger que constitue le désir du roi de partir et la leçon morale à tirer de la situation, la dénonciation des dangers de l’amour-propre.
Les proverbes peuvent aussi être utilisés a contrario et leur sagesse mise en doute pour porter le message véritable du texte. Ainsi, lorsqu’est décrite la naissance de l’amour chez le roi de Hongrie, les proverbes semblent d’abord venir conforter une vision misogyne. Les vers 400-405 mentionnent la beauté destructrice d’Hélène de Troie et développent l’idée que « li plus sage et li miex estruit ont été par feme […] destruit » (v. 401-02). Mais en réalité tout le passage critique ce jugement, puisque, rejoignant ici le motif fondateur des femmes persécutées, il montre même que, finalement, ce sont elles les véritables victimes : « s’en tournoit sur euls li damages/et sur eles tout ensement » (v. 406-07) ; il va jusqu’à affirmer in fine, par le moyen d’un autre proverbe énoncé par le narrateur, que la véritable responsabilité incombe à la folie des hommes : « Souvent compere autrui pecié/Teuls qui n’i a de riens pecié. » (v. 409-1022) ; le destin de Joie-Manekine en constitue l’illustration et le développement narratif, puisqu’elle subira les conséquences du péché de son père et des barons. De même, on reconnaît sous les paroles des barons de Hongrie : « On doit bien faire un meschief/Petit pour plus grant remanoir », le proverbe « Len fet sovent mal por plus mal lesser »23 ; ceux-ci justifient ainsi devant leur roi le mariage avec sa fille. Évidemment, toute la question est de savoir si, pour un royaume, perdre un héritier est plus grave qu’avoir un roi pécheur et incestueux (et que cet héritier potentiel naisse d’un inceste…). Cette sagesse proverbiale qui justifie un péché sera dénoncée comme une folie par la jeune fille et la mutilation à laquelle elle recourt donne une lecture nouvelle du même proverbe : il vaut mieux un petit malheur (se couper la main) qu’un plus terrible (perdre son âme), lecture confortée par un autre proverbe édicté par Joie : « Qui s’ame pert trop compere ». On voit ici s’opposer deux conceptions, l’une féodale, celle des barons pour qui la transmission du pouvoir et le maintien de leur propre puissance sont essentiels, l’autre religieuse exprimée par Joie.
L’utilisation de proverbes ou des descriptions topiques préparent l’une des leçons du roman, la prise de conscience de la faiblesse humaine, ou plus exactement de la présence dans le destin de tout homme de forces qui renversent les certitudes. C’est à cela que renvoie la description de la mort présentée, à travers une comparaison météorologique, comme une force de renversement, s’exerçant indifféremment sur tous les hommes et touchant également les puissants (princes et princesses, sujets du conte, en l’occurrence), dans une action analogue à celle de Fortune :
Dont vint la mors, qui ja n’iert lasse
De müer haute cose en basse
Ne n’espargne roi ne roïne
Ançois fait de biau tans bruïne
– Bruïne fait bien de biau tans
Quant elle fait de liés dolans –
Ne ja ne prendra raenchon
De nului qu’ele ait en prison
Fors que le cors nu, pale et taint,
Jone [ou viel], dont cascuns se plaint. (v. 79-88)
Cette fragilité des humains se manifeste par la mort de la reine de Hongrie, décrite dans un passage qu’on peut considérer comme le développement du proverbe : « La mort n’espairgne nulluy »24 ; le somptueux tombeau où elle est enfoïe […] noblement (v. 161) ne peut effacer l’image du cors nu, pale et taint. Cette présence obsédante de la mort trouve d’autres mises en œuvre dans les « morts » de l’héroïne à ses deux royaumes successifs et apparaît comme la source de ses méditations dans la barque aventureuse où elle se double, lors du second voyage en mer, d’une autre prise de conscience, celle de la fragilité de tout amour humain, née de l’expérience douloureuse de la jeune femme qui se croit abandonnée par son époux : « Mout est vaine l’amour du monde/Nus biens n’est se Dix ne l’abonde » (v. 4723-24). Tous ces exemples montrent que le rôle affecté aux proverbes est bien d’être les instruments de la volonté didactique, faisant avancer la réflexion, frappant le lecteur par un discours imagé pour le convaincre. Mais ce basculement de l’amour humain à la grâce divine témoigne bien du passage du roman d’amour à la leçon religieuse, à travers une redéfinition de l’amour véritable et constant, non celui des hommes, mais celui de Dieu.
S’appuyant sur une construction exemplaire de ses personnages et sur une sagesse populaire qu’il faut parfois réinterpréter et dépasser, Philippe de Remi se montre donc dans La Manekine tenté par le sermon ; il fait de son héroïne persécutée une figure proche de celle de Job25 et mène une réflexion sur l’existence du mal dans le monde, sur le triomphe des méchants : « Lonc tans en puet on bien autrui/Grever et faire mout d’anui » (4537-38). Il développe l’idée que Dieu consent à laisser éprouver les siens, en laissant agir Fortune qui détruit l’aise, le bonheur matériel, pour plonger les hommes dans un malheur difficile à supporter :
Car quant on a esté en aise
Plus anuie aprés li meschiés
Et mout plus est a souffrir griés.
Bien voi qu’en cest mont n’a fors painne
Car Fortune a son voloir maine
Les gens, puis que Dix li consente. (v. 4700-05)
C’est bien aussi ce que comprend Joie et qui fait le fond même de la prière qu’elle prononce sur sa barque aventureuse : la Fortune qu’elle évoque, c’est celle qui par définition renverse les certitudes humaines, qui fait tomber « de haut si bas ». Le motif de l’épreuve imposée au juste pour éprouver sa constance et sa foi, du scandale des souffrances du prodome, de l’homme de bien confronté au bonheur des méchants resurgit plus loin dans les paroles à l’allure proverbiale que le sénateur romain adresse au roi d’Écosse qui cherche son épouse et son enfant perdus :
Avenu est a maint prodome
Que d’ire et d’anui ont grant somme ;
Ainsi esprueve Dix sa gent
Tant comme il li vient a talent. (v. 6033-36)
Le destin des héros victimes des persécutions des agresseurs est à l’image de celle des hommes en proie à l’action des méchants et le moyen pour eux de comprendre la fragilité des choses humaines : c’est ainsi que les deux navigations aventureuses permettent à Joie de prendre conscience du nécessaire abandon des certitudes, des habitudes et des grandeurs humaines, de tout ce qui fait l’identité ordinaire, et même ici la plus haute, celle d’une princesse de Hongrie, d’une reine d’Écosse, pour se mettre ou être mise26 au plaisir de Dieu, être livrée à la volonté divine. Joie apparaît dès lors comme une figure féminine dont le destin et le rôle exemplaire sont analogues à celui de Job.
De ce fait, la volonté de faire de l’héroïne une figure exemplaire s’accompagne d’une redéfinition de l’idéal de finesse, de perfection : comme le disent les derniers vers, Joie est fine, mais il ne s’agit plus de la perfection courtoise, même si les fêtes d’Écosse ont montré qu’elle en était une parfaite représentante, elle est désormais sainteté ; c’est à quoi s’emploie la dernière partie, les scènes qui solennisent le miracle qui n’a plus lieu sans témoin dans la forêt, avec la présence (ou non) d’un ermite, mais devant la foule des chrétiens rassemblés à Rome, dans la Basilique Saint-Pierre, en présence d’un pape qui devient l’agent du miracle. La structuration nouvelle du récit qui déplace le miracle à la fin comme le dernier des biens rendus à l’héroïne en souligne la portée. Joie retrouve successivement et en chiasme son époux, son père et sa main. On se rapproche ici de la définition de la prudhomie comme idéal non seulement social mais religieux, avec la particularité que celle qui la définit dans ce roman est une femme.
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Mais le roman va plus loin dans sa lecture édifiante du récit porté par le conte. Ce que veut transmettre la leçon finale, c’est que cette recherche de la sainteté est applicable à tout chrétien. Certes la nature humaine, depuis le péché originel, « li premiers peciés/C’Adans fist comme outrequidiés » (v. 1115-16) fait que l’homme peut toujours penser construire son bonheur seul, sans la grâce divine, et qu’il risque, lorsque ce bonheur lui est enlevé, de tomber dans le péché plus grave encore peut-être, du désespoir, de l’absence d’Espérance. Les derniers vers disent bien que la Manekine est l’exemple à suivre de cette foi inébranlable :
Prendés garde a la Manequine
Qui en tant d’anuis fu si fine
Que par deus fois fu si tentee
N’onques puis n’eut cuer ne pensee
De cheoir en nul desespoir
Ains ert tous jours en Dieu espoir
Et en Sa beneoite mere
Qui de pitié n’est mie avere. (v. 8545-52)
La tentation didactique devient ainsi tentation hagiographique. Mais elle prend un caractère tout à fait particulier, car il s’agit ici d’une sainteté laïque à laquelle peut tendre tout chrétien. Porté par le personnage de Joie, une femme, une reine parfaitement intégrée dans la société politique et courtoise de son temps, le discours hagiographique l’est aussi par d’autres personnages, masculins cette fois : le déplacement du récit à Rome permet de faire du pape l’instrument du miracle et met aussi au premier plan une autre figure romaine, celle du sénateur.
Celui-ci est d’abord un modèle de paternité ; il est le plus représentatif de ces figures paternelles27 de substitution, qui s’opposent à celle, pleine de violence, du roi de Hongrie, père incestueux et meurtrier, comme le sont aussi les deux sénéchaux, le geôlier hongrois, voire les pêcheurs de Rome28. Ces hommes sont aussi les vecteurs d’une leçon à la fois religieuse et politique : présentés comme courtois et sages, tous sont, parfois malgré leur peur, soucieux de leur prochain ; confiants dans la volonté divine, ils apparaissent comme des exemples masculins et laïcs de charité. Face à eux, Joie, perpétuelle errante livrée aux flots, menacée de mort, ayant perdu son statut de princesse, devient une figure emblématique de la pauvreté, comme elle l’affirme au prévôt écossais qui la recueille :
« Sire, tout cil qui bien me font
I pueent grant aumosne avoir ;
Car povre sui, sans nul avoir,
Venue d’estrange contree […] » (v. 1292-95)
Son rôle, c’est de permettre aux riches de dépenser cet avoir qui les lie à la terre et de gagner ainsi leur salut. C’est ce que fait le sénateur qui, nous dit-on, est riche, mais « en boine vie us[e] son siecle » (v. 4974). Mais ce qui est particulièrement frappant, c’est qu’aucun de ces personnages n’exerce de fonction religieuse. Ainsi le sénéchal qui suggère au jeune couple réuni d’aller rencontrer le pape pour célébrer les fêtes pascales, qui leur conseille la continence, est un laïc, dont la vie est bien dans le siècle, où il exerce des fonctions administratives, comme le fait aussi le sénateur qui « grans sires ert en le cité » (v. 4970). Pourtant, c’est bien lui qui, par ses conseils avisés, qui prennent la forme d’un véritable sermon (v. 6621-6670), où il rappelle longuement le sacrifice du Christ et le sens du Jeudi saint, avant que le pape lui-même n’y revienne, beaucoup plus brièvement (v. 6955-58), devant tous les fidèles, permet tous les événements heureux qui vont suivre et qui trouveront leur sommet dans le miracle de la main restituée à Joie. On peut y voir une belle revanche pour la fonction de sénéchal que le souvenir de Chrétien tendrait plutôt à percevoir comme négative, dans le personnage de Keu à la parole querelleuse et enuieuse. Celle de notre sénéchal n’est que sagesse et bonté, vertu chrétienne et charité. Sans doute les fonctions administratives exercées par Philippe de Remi ont-elles pu jouer un rôle dans la réhabilitation de cette figure d’administrateur laïc mais aussi de sage chrétien, alors même qu’on soulignera l’absence totale dans le roman de la figure de l’ermite, pourtant présente dans certaines versions du conte, et surtout dans les récits en prose arthuriens29, où il est un modèle de sainteté. Là encore on voit que ce roman cherche de nouvelles perspectives, qui mettent à distance le domaine arthurien : dans notre texte30, ce n’est pas auprès d’intermédiaires mais dans leur propre conscience, par la prière et la conversion personnelles, que les personnages cherchent leur vérité, un appui en Dieu ou la rémission de leur péché et, lorsqu’ils demandent conseil, ils le trouvent dans les paroles avisées d’un sage laïc.
Certes le rôle donné à la Vierge dans le destin des personnages fait de ce texte une œuvre typique de ce treizième siècle qui a particulièrement développé la dévotion mariale ; mais le roman insiste sur le rôle actif des hommes dans leur salut. Dans une conception quasi féodale des liens entre la Divinité et l’humanité, la fin du texte, et en particulier les réflexions prêtées au pape, mettent en valeur le rôle d’un Dieu qui n’oublie pas ceux qui le servent : ainsi, le miracle qui rend à la fin du récit sa main à Joie est présenté comme le guerredon du service sincère (de cuer) que la jeune femme a toujours exercé envers Dieu et sa mère : là encore, en faisant du seigneur de ces formules le Seigneur par excellence, on assiste à la relecture de la leçon tout humaine de plusieurs proverbes (« qui bon seigneur sert bon loyer en atent31 » ou « En biau servir covient eür avoir32 »), comme voie ouverte au salut :
Dieus veut faire demostrance
Que cil qui de son cuer le sert
Que son service pas ne pert. (v. 7484-86)
Le miracle final, qui révèle aux yeux de tous la sainteté de la jeune femme et la puissance de Dieu s’appuie sur un proverbe que le public de ce temps, pris dans un réseau de services de don « et contre-don » pouvait parfaitement comprendre.
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Ainsi, les contes aux péripéties violentes dont il s’est inspiré donnaient la possibilité à Philippe de Remi de transmettre, à travers un roman aux multiples aventures, une leçon morale et chrétienne ; par une relecture des proverbes et une conjointure signifiante, il a construit des figures exemplaires qui prennent acte de la faiblesse des hommes et du monde et de la fragilité de la vie humaine dans toutes ses manifestations. La leçon qui en est tirée, selon laquelle le seul salut possible réside dans l’Espérance et le service sincère rendu à Dieu, passe à travers les péripéties du récit et le comportement de ses personnages, qui restent malgré tout de vrais personnages romanesques, et qu’il offre au public de son temps comme des modèles possibles de sainteté laïque.