« Sens faire rien, pou vaut li sens » : mise en œuvre et réception de l’ambition didactique de Guillaume de Digulleville en son Pèlerinage de l’âme (ca 1355)

DOI : 10.54563/bdba.829

p. 151-180

Plan

Notes de l’auteur

Guillaume de Digulleville, Le Pèlerinage de l’âme, J. J. Stürzinger (éd.), Londres, 1895 [désormais PA], v. 1804. Lorsque nous citons cette édition, nous sommes souvent amenées à en revoir la ponctuation ou la toilette.

Texte

Dans les années 1330 le cistercien Guillaume de Digulleville a écrit un Pèlerinage de vie humaine dont il a donné vers 1355 une seconde version. Plus riche en morceaux latins et en personnages figurant les périls de l’erreur, ce remaniement suggère que, les années passant, le moine de Chaalis n’avait nullement renoncé à instruire ses lecteurs. Il leur soumettait au contraire un texte plus exigeant2, juste avant de composer le Pèlerinage de l’âme3 dont nous allons ici analyser l’ambition didactique – dans sa mise en œuvre et dans sa réception.

Au plan narratif, la voie de l’au-delà que constitue le Pèlerinage de l’âme prolonge idéalement le Pèlerinage de vie humaine qui montrait les errements puis la mort du pèlerin devenu par la suite narrateur de son rêve allégorique. Or si l’on perçoit dès Vie humaine la volonté didactique qui anime le moine normand, L’Âme présente à cet égard un cas plus remarquable encore. C’est d’ailleurs dans cet opus que Guillaume emblématise le désir qu’il a d’instruire et la foi qu’il a dans les vertus de l’enseignement. Il ajoute en effet au personnel allégorique le plus commun la figure de Doctrine, qui sous les yeux du pèlerin ébahi lèche d’affreuses créatures comme une ourse lécherait ses petits mort-nés, et leur donne ainsi forme humaine4. Guillaume exprime ici l’idée qu’il se fait de notre condition : corrompu par le péché, l’homme tend nécessairement à retrouver l’empreinte de Dieu en lui et il lui faut pour cela prendre conscience de son état, alors que souvent il se connaît fort mal5.

Le récit qui contient ces images de « déformation » et d’aspiration à une « reformation »6 témoigne d’une ambition didactique débordant largement la sotériologie attendue en un tel récit – et encore dominante dans le Pèlerinage de vie humaine en ses deux versions. Fabienne Pomel l’a signalé, on assiste avec le Pèlerinage de l’âme à un « élargissement du champ des préoccupations au politique et au cosmologique7 ». Ce spectre est plus large encore : la fiction d’une condamnation de l’âme de Guillaume à mille ans de purgatoire génère des exposés moraux, doctrinaux, politiques et cosmologiques, mais aussi juridiques, scientifiques et techno­logiques.

De surcroît, la posture didactique du narrateur est ici d’emblée soulignée. Le Pèlerinage de l’âme s’ouvre en effet sur un procès à la cour céleste à l’issue duquel Jésus sauve Guillaume de l’enfer. Le pèlerin est donc rapidement fixé sur son sort, si bien que quand il est ensuite témoin de scènes littéralement improbables dont il demande la glose, cette glose n’a plus aucune incidence sur son propre salut. Dès lors, il ne s’agit plus de s’identifier au pèlerin comme quand celui-ci trébuchait sur le chemin « de vie humaine » ; désormais, le lecteur peut apprendre des révélations que le pèlerin a eues en rêve et dont il souligne régulièrement le caractère extraordinaire. Dans la mesure où il convoque par deux fois le mauvais riche de la parabole, quant à lui empêché de faire prévenir ses frères pour leur éviter la damnation8, on peut penser que Guillaume cherchait à présenter son narrateur comme un prophète. Revenu de son voyage onirique dans l’au-delà, celui-ci répète qu’il n’aurait jamais pu croire ce qu’il relate s’il ne l’avait pas vu lui-même9 ; de surcroît son ange gardien le range manifestement parmi les rares fidèles autorisés par Dieu à révéler ses secrets10. Ainsi donc, s’il n’est plus censé tirer personnellement profit de ce qui l’étonne et l’amène à interroger les allégories de son rêve, le pèlerin de cet opus peut bel et bien instruire les destinataires de son récit rétrospectif.

Une fois posé ce cadre onirique propice au surgissement de l’allégorie et au déploiement des leçons, Guillaume de Digulleville donne libre cours à son ambition didactique. Pour ce faire, quel que soit le champ disciplinaire abordé, il s’inspire volontiers de la rhétorique des catéchismes ou des sermons, et notamment de leur alternance de questions et de réponses, de leurs subdivisions annoncées puis traitées dans l’ordre, de leur recours aux autorités, aux anecdotes, aux analogies, aux proverbes et autres formes mnémoniques. Edmond Faral et surtout Fabienne Pomel ont déjà étudié ces faits11. Il reste toutefois à mesurer jusqu’à quel point Guillaume de Digulleville s’est efforcé d’être lui-même un guide lors de la « promenade culturelle » à laquelle il conviait ici ses lecteurs12. De fait, il se pourrait qu’il ait conçu son ouvrage selon un mode ascensionnel – mode ascensionnel qui correspondrait évidemment à l’argument traité, le pèlerin passant ici du purgatoire aux sphères célestes, mais qui ferait surtout pendant à l’image, souvent relevée mais rarement commentée, de la progressive amélioration de l’acuité visuelle du pèlerin appelé à contempler Dieu face à face13. Au fil de son récit, Guillaume semble avoir exigé de ses lecteurs un effort intellectuel de plus en plus considérable – ou, pour reprendre son image, une vue de plus en plus perçante14 –, mais il semble aussi avoir accompagné ses lecteurs dans cet effort pour mieux voir ce qu’il leur exposait. On observe en effet qu’il dispense d’abord un enseignement des plus simple sur un mode des plus simple, et qu’il n’en vient que progressivement à aborder des questions plus ardues en usant d’une rhétorique plus complexe.

La composition ascensionnelle du Pèlerinage de l’âme

Une première partie fort accessible (vers 1 à 3592)

En ses vers 1 à 3592, le Pèlerinage de l’âme relate le jugement du pèlerin mort à la fin du Pèlerinage de vie humaine, puis son arrivée au purgatoire. À propos de ce premier tiers du récit, Edmond Faral notait déjà en 1952 : « dans l’ensemble, l’auteur ne s’inspire […] là que des croyances les plus communément admises15 ». Force est même de constater qu’au plan formel non plus, cette première partie du récit ne risque guère d’embarrasser le lecteur.

Ici en effet, Guillaume s’inspire des livres bibliques les plus connus, auxquels il n’hésite pas à renvoyer explicitement16. Il reprend aussi volontiers les topoï les plus éculés de la théologie et de l’hagiographie17, ou bien encore se réfère aux textes antiques ou médiévaux ayant le plus de chances d’être connus de ses lecteurs. Ce sont ainsi « [les] Éthiques » que mentionnent les accusatrices du pèlerin estimant qu’il disposait là d’un bon moyen de résister aux tentations qui l’ont perdu (v. 1793-1803)18. Si, dans les vers suivants, Guillaume ne renvoie à aucun texte en particulier pour évoquer les persécutions romaines qui, selon les mêmes accusatrices, auraient eu raison de la foi du pèlerin s’il avait dû les subir (v. 1805-1816), les Vers de la Mort du cistercien Hélinand de Froidmont avaient déjà familiarisé une masse de lecteurs avec la figure de Néron ici mentionnée en première position par Guillaume19 ; et plus tôt encore, la première vie de sainte en langue vulgaire connue, la Cantilène de sainte Eulalie, célébrait un martyre advenu sous le règne de Maximien, l’empereur figurant en deuxième position dans la liste ici dressée par Guillaume20. À supposer que ces textes en langue vulgaire ne soient pas ceux qui pouvaient inspirer au moine cistercien l’idée de mentionner ces Romains hostiles aux premiers chrétiens21, la Legenda aurea, très largement diffusée en ces années 1355, constituait quant à elle un réservoir autorisé de personnages aisément reconnaissables par un public de culture modeste22.

Les images et les analogies dont Guillaume a parsemé le premier tiers de son texte sont elles aussi parfaitement limpides ; elles constituent de ce fait des appuis solides au projet didactique de Guillaume. Qu’elles proviennent ou non de la Bible, plusieurs de ces analogies sont franchement topiques. D’autres images sont plus pittoresques, mais elles ne présentent aucune difficulté elles non plus. De surcroît, au sein de cette partie du récit, chacune de ces images reste isolée, aucune ne se mêlant à d’autres pour former un réseau allégorique complexe qui nécessiterait une attention soutenue du lecteur.

Dernier point, en ces 3592 premiers vers du Pèlerinage de l’âme, les fameux régionalismes et emplois lexicaux rares de Guillaume de Digulleville sont systématiquement et soigneusement éclairés23. Quant à la longue lettre bilingue prêtée à Grâce de Dieu, elle fait parfaitement sens si l’on n’en lit que les vers romans, tandis qu’il est tout à fait impossible de la comprendre si l’on tente de se limiter à ses portions latines24. Dans ce premier tiers du Pèlerinage de l’âme où elles sont pourtant plus nombreuses qu’ailleurs, les farcissures latines ne font donc nullement obstacle à la compréhension du texte par un lectorat moyennement cultivé25.

Au total, après que le narrateur a avoué « ma veüe obumbree / fu d’une tresgrant courtine / qui sembloit noire voirrine, / si ques ne peu appertement / rien plus veoir ne clerement » (v. 302-306), et avant qu’il n’affirme au sujet des intentions de prières parvenues au purgatoire « moult en fu enluminee / nostre veüe troublee » (v. 3393-94), Guillaume de Digulleville semble bien s’être donné pour lecteurs des hommes et des femmes qui n’avaient pas plus avancé que son pèlerin dans leur cheminement, des lecteurs qui possédaient peut-être un bagage culturel modeste et fort traditionnel, des lecteurs à qui Guillaume préférait en tout cas commencer par présenter des idées consensuelles, formulées de manière simple.

Un premier pas vers une rhétorique plus exigeante (vers 3593 à 5584)

Dans un deuxième temps, aux vers 3593 à 5584, lorsque le pèlerin observe le purgatoire, l’enfer et les peines qu’on y inflige aux pécheurs, l’effort didactique de Guillaume se déploie avec un souci de clarté certes comparable, mais non point égal à celui qui transparaissait à la lecture des vers précédents.

Le propos reste ici purement sotériologique. Témoin des peines imposées aux pécheurs qui doivent encore se purifier, mais aussi des tortures infligées aux damnés, le pèlerin reçoit de son ange gardien des enseignements qui concernent toujours très directement le salut. Par conséquent les autorités convoquées restent, dans leur écrasante majorité, fort communes. Avec plusieurs topoï de la théologie, les textes bibliques et apocryphes constituent le réservoir auquel Guillaume puise le plus volontiers26. Mais outre qu’il ne signale presque plus jamais ces emprunts-là, Guillaume puise aussi à des sources profanes qui, pour certaines, sortent du répertoire auquel le moine de Chaalis avait habitué ses lecteurs. Assurément l’on ne s’étonne guère de voir Guillaume reprendre à la physique d’Aristote l’idée selon laquelle le corps, corruptible comme toute matière, souffre lui aussi son purgatoire (v. 4163-4346). L’auteur ne surprend pas davantage quand il reprend à Hérodote une anecdote qu’il estime « exemplaire » (v. 5095) : selon l’auteur des Histoires, le roi Cambyse fit dépecer un juge vénal et tapisser de sa peau l’un des sièges du tribunal pour inciter les successeurs de ce Sisamnès à exercer honnêtement leur fonction (v. 5083-96)27. La référence à « Harsant » et « Alison » comme exemples de femmes dont on peut acheter le faux témoignage (v. 4773-76) est plus problématique28. Elle contraint à admettre que le moine cistercien avait une connaissance plus ou moins directe de quelques œuvres divertissantes, des textes en langue vulgaire que les lecteurs visés par lui29 possédaient certainement, mais que les inventaires de la bibliothèque de Chaalis ne font en revanche pas apparaître et que le moine a dû connaître par d’autres biais.

On a vu que dans le premier tiers du récit, Guillaume prenait soin de seconder voire de rendre superflus les efforts de ses lecteurs les moins à l’aise avec la langue savante. Dans la partie suivante de son texte, il n’accorde plus la moindre place au latin. En revanche, si dans leur majorité les vocables techniques, rares ou régionaux, sont ici encore soigneusement éclairés, ils ne le sont plus dans leur totalité30.

D’autre part, si Guillaume continue ici généralement de recourir à des analogies topiques ou du moins faciles à comprendre, en une occurrence son propos imagé a une portée qui nous échappe en partie. À Trahison qu’ils viennent de fustiger, deux anciens traîtres châtiés en enfer déclarent : « Qui l’aguillon de quoi tu poins / ceux que as oins, tendroit aus poins, / faire t’en devroit frison [“fourrure d’agneau crépu”] / et qu’en fusses escourtee [“vêtue de court”] » (v. 4829-32). S’il n’est pas difficile de reconnaître ici le schéma ordinaire du retournement contre le méchant de ses propres armes, la valeur exacte du court vêtement de fourrure peut laisser perplexe.

Surtout, à force de filer la métaphore, Guillaume risque ici à deux reprises de dérouter son lecteur. Aux vers 4673-90, la double langue attribuée à Judas, qui se trouve pendu en enfer par cet appendice, s’accorde certes avec la traîtrise du personnage. Cependant elle fait aussi concurrence au motif encore plus usuel de l’éventrement du pendu, éventrement censé constituer le seul moyen pour le diable d’attraper l’âme du traître. Or aux vers 4683-4686 Guillaume a justement réactivé le souvenir de ce motif légendaire31, risquant ainsi de désorienter son lecteur. Un peu plus loin, aux vers 4989-5014, s’il n’est guère surprenant que la roue qui escamote les cupides fonctionne comme l’engin dont ceux-ci usaient pour spolier leur maître, il est plus difficile de concevoir que cette même roue ait aussi servi à divulguer les affaires secrètes et les écrits personnels du roi abusé. On peine ici à suivre Guillaume, qui commence à exiger de son lecteur davantage d’agilité intellectuelle.

C’est en effet dans cette même deuxième partie du Pèlerinage de l’âme que l’on trouve le premier des montages complexes qui abonderont ensuite dans la troisième partie. Aux vers 4703-4836, d’anciens suppôts de Trahison et d’Envie chantent leur déconvenue et produisent à charge contre ces viles maîtresses un texte qui les accuse, et qui à son tour les cite littéralement. Cette relative complexité de l’énonciation conduit l’ange gardien de Guillaume à interroger les suppôts déçus, afin qu’ils exposent plus clairement leur grief :

« Bien vousisse, dist il, savoir
de ce qu’avés chanté le voir.
Que vous a meffait Trahison,
que li avés dit tel liçon ? » (PA, v. 4845-48).

En l’occurrence, il se peut que le montage énonciatif inusuel ait servi à signaler l’actualité du propos attribué aux victimes de Trahison. Avec quelques autres, la réplique de ces amis d’antan déchirés par la trahison pourrait en effet renvoyer à des faits précis, et notamment aux menées de Charles de Navarre contre Jean II le Bon32.

En tout cas, après que le pèlerin bénéficiaire d’intentions de prières a déclaré « moult en fu enluminee / nostre veüe troublee » (v. 3393-94), Guillaume a manifestement jugé que le moment était venu pour ses lecteurs aussi de faire davantage confiance à leurs perceptions, de ne plus attendre constamment confirmation de leurs intuitions. Qu’en est-il, dès lors, après que le pèlerin a affirmé « En parlant ainsi me sembloit / que enfer de moi s’esloignoit / et qu’aussi m’en eslongnoie, / mes tous jours bien le veoie », et surtout « Lors me sembloit que voloie / et que le ciel haut veoie / qui estoit desclos et ouvert, / et que je veoie en appert / ce qui me fu encourtiné / par devant33 » ?

Une troisième partie sensiblement plus difficile que les précédentes (vers 5585 à 11 149)

Aux vers 5585 à 11 149, lorsque le pèlerin retourne sur les lieux où il a péché puis s’élève dans le ciel à la suite de son ange, le récit devient sensiblement plus complexe, tant dans sa forme que dans son fond. Purement sotériologique aux vers 1 à 5584, le propos touche à des matières plus diverses dans la seconde moitié du texte. Ici apparaissent notamment des développements politiques (v. 7205-8708) et cosmologiques (v. 8863-10 730), qui drainent leur lot d’autorités profanes34 et de vocables techniques35. En outre, même les questions morales déjà traitées dans l’amont textuel sont ici abordées d’une manière plus exigeante. Ainsi les propriétés de l’âme, dont il avait d’abord été question à la cour céleste et dont le pèlerin avait ensuite disputé avec son corps (v. 1406-1850 et 4063-4352), font-elles ici l’objet de développements plus techniques (v. 6914-7200) que Guillaume, significativement, confie à Doctrine, usant d’un lexique alors très neuf. Mêlant aux arguments d’Augustin (qu’elle cite nommément) ceux d’Aristote (qu’elle ne mentionne pas), Doctrine dépasse en ces moments la logique purement morale qui sous-tendait les deux précédents développements consacrés au même sujet. D’ailleurs, au terme du dialogue qui lui a appris que l’âme gouverne le corps bien qu’elle n’ait ni quantité ni matérialité, qu’elle est une trinité réunissant « memoire », « entendement » et « vouloir », etc., le pèlerin devenu narrateur avoue :

Tex paroles assés me dist
et longuement penser m’i fist (PA, v. 7201-02).

Puis c’est bientôt de politique que traite Guillaume, non sans exprimer la difficulté qu’il y a à intégrer une telle séquence dans sa trame narrative. Alors qu’il vient déjà de consacrer près de deux cents vers à l’évocation de l’allure générale de la statue rappelant celle du songe de Nabuchodonosor, Guillaume prête à l’ange gardien du pèlerin cette intention a priori mal adaptée au statut de son interlocuteur :

« De l’estatue en general
me tais, mes en especial
je la te vueil si distinguer
que tu saches distribuer
par rayson le gouvernement
d’un regne et l’establissement
des ordenances qui y sont
et de ceulx qui en bail les ont,
mesmement selon que comprent
l’estatue en figurement » (PA, v. 7385-94).

Mort dès le début du récit, le pèlerin du rêve n’est pas censé avoir à se soucier de telles questions. C’est donc en considérant Guillaume auteur – précédemment rangé parmi les prophètes par son ange36 –, que l’on parvient à s’expliquer le souhait ici exprimé par son guide. Le Pèlerinage de l’âme est en passe de se distinguer des autres voies de l’au-delà en langue française par sa propension à l’encyclopédisme, et Guillaume assume ici pleinement cette ambition qui le singularise. « L’analogie entre la res publica et l’organisme humain », certes déjà fameuse à pareille époque37, génère ici une ekphrasis de près de mille vers (v. 7395-8330), que vient clore une reconnaissance de dette soulignant le travail d’amplification auquel s’est effectivement livré l’auteur38.

Cette statue a une voisine, qui suscite une seconde ekphrasis prétexte à un nouvel enseignement politique, cette fois centré sur la libéralité exigée des grands. Guillaume surprend alors à double titre. Non content de délaisser une nouvelle fois la sotériologie qui constituait naguère encore l’essentiel de son propos, il adopte ici un schéma narratif typique des romans arthuriens. D’après ce que l’on a raconté à l’ange du pèlerin, le fier chevalier figuré par la seconde statue s’était rendu à la célèbre cour du roi Poeticus pour s’y illustrer. À son arrivée il avait découvert un endroit menacé d’effondrement par la faute de mauvais conseillers hostiles à Libéralité. Scandalisé, il s’était fait le champion de la demoiselle injustement méprisée, et il avait rétabli l’ordre à la cour (v. 8348-8688).

C’est après ce récit que le narrateur signale une nette amélioration de ses facultés visuelles (v. 8725-30), et c’est alors aussi que commence l’évocation du paradis. Dans un premier temps, le propos reste fort accessible. Suivant son ange heureux de regagner sa demeure, le pèlerin purifié l’interroge sur l’harmonie des sphères, sur les différents ciels et leurs habitants, ou encore sur le sens du mot « siecle », avant de découvrir un cercle à douze compartiments subdivisés en trente cases chacun (v. 8775-9838). Apparaît alors un exposé sur les fêtes, celles de la Vierge d’abord (v. 9839-10 162), celles de Dieu ensuite (v. 10 163 sqq). L’évocation du second groupe de fêtes chrétiennes, qui pourrait simplement se conformer au calendrier liturgique, se trouve enchâssée dans un parcours du zodiaque qui lui-même n’est pas linéaire mais gouverné par une logique allégorique certes transparente mais en l’occurrence génératrice de difficultés39. Les signes zodiacaux sont répartis en deux catégories selon que Dieu les aime ou non ; d’autre part ils sont mis en relation avec des scènes bien connues de l’Histoire sainte. Assurément Guillaume pouvait escompter que ses lecteurs le suivraient sans trop de peine, lui qui avait conçu tout son texte selon de tels principes analogiques et structurels. Toutefois, ne pas perdre le fil suppose ici une attention soutenue, dans la mesure où chaque élément de l’évocation doublement articulée est longuement traité40 et où Guillaume fait alors appel à des autorités qui ne sont pas nécessairement celles dont ses lecteurs ont le plus l’habitude. Pour s’en tenir à cet emprunt avoué, il sollicite maintenant Ptolémée (nommé au vers 8915). Enfin bien des termes de ce morceau de bravoure ne sont attestés que depuis une trentaine d’années au mieux lorsque Guillaume en use41.

De surcroît, en cette dernière partie du Pèlerinage de l’âme, les sources exploitées, même quand elles sont notoires (scripturaires notamment), sont moins aisément reconnaissables que ne l’étaient ce genre de références au sein des 5584 premiers vers du récit. Guillaume, qui semblait précédemment attaché à la teneur de ses sources, en vient ici régulièrement à les détourner, comme si lui importait désormais surtout l’image ou la formule qui allait sécréter son propre texte. C’est ainsi qu’aux vers 6507-18, le lecteur doit se souvenir conjointement des récits évangéliques de la Passion et du geste prêté aux deux bons fils de Noé en Genèse IX 23, s’il veut comprendre le cri de la Vierge enjoignant au soleil d’imiter Sem, c’est-à-dire de s’éclipser afin que soit voilée la nudité infamante de Jésus crucifié. Plus loin, obligation est faite au lecteur de se souvenir d’un détail du livre des Juges pour comprendre le motif des deux mains droites d’« Ahoth » proposé en modèle aux proches du roi (v. 7757-64) : ce que dit effectivement le texte biblique, c’est qu’Ehud, gaucher, ceignait sur sa hanche droite son poignard à double tranchant et qu’avec cette arme il parvint un jour à tuer un ennemi bien gardé (Jg III 15-23). Peut-être Guillaume a-t-il en l’occurrence précisé sa source pour permettre à son lecteur de s’y reporter au besoin (v. 7761-62, il signale que son propos est « figuré / en Iudicum et recité »). Un peu plus loin, aux vers 7858-66, Guillaume n’a repris à l’Apocalypse que le motif des ceintures d’or (Ap XV 6) ; sous sa plume, cet élément de parure devient le symbole de la discrétion attendue des dépositaires des secrets royaux : la ceinture prêtée aux conseillers (d’argent) rappelle la hiérarchie des matériaux qui sous-tend la description de la statue à tête d’or, et invite les conseillers à s’élever au niveau de celui qu’ils servent. Une centaine de vers plus loin, lorsque le pectoral d’Aaron est doté par Guillaume d’agrafes porteuses d’inscriptions recommandant la discrétion, c’est au prix d’un détournement notable du texte vétérotestamentaire. Celui-ci décrivait les vêtements réalisés pour Aaron du fait de son sacerdoce, et le pectoral y portait le nom des douze tribus d’Israël (Ex XXVIII 15-30) – et non la devise que prétend y trouver l’ange du pèlerin soucieux de la moralité des conseillers royaux, à savoir : « discretion et jugement, / verité et doctrinement » (v. 7893-94).

Plusieurs exemples ont commencé de le montrer, la diversification des champs disciplinaires traités et des sources exploitées, ainsi que le détournement de quelques références scripturaires, se produisent dans un pan du texte également marqué par une pratique jusque-là inégalée de l’amplification. De fait, même quand il se cantonne à la sotériologie, Guillaume édifie ici des montages allégoriques tellement longs et denses que le lecteur doit faire effort pour garder à l’esprit l’architecture d’ensemble et ainsi percevoir le sens des images qui désormais pullulent et ne sont que rarement, et tardivement, glosées. C’est spécialement le cas lorsque le pèlerin entend parler de la Passion rédemptrice en termes botaniques (v. 5591-6702). Chaque pièce de l’édifice allégorique est tellement ouvragée que le lecteur pourrait manquer des détails ou au contraire se perdre à force de les contempler. Voici en effet, à très grands traits, comment Guillaume a conçu cette séquence invitant les lecteurs à méditer le sacrifice consenti par Dieu pour racheter le péché originel. Dans une plaine où se trouvent un arbre vert et un arbre sec, des hommes jouent avec une pomme ; si le pèlerin en avait fait autant de son vivant, il irait mieux, car ce fruit peut aider le pèlerin de vie humaine quand il désespère. Il s’agit de la pomme qui après être venue dans l’arbre vert pendit à l’arbre sec à cause d’Adam, dont le geste avait fait dégénérer les pommiers suivants, les condamnant au feu, jusqu’au jour où Dieu décida de greffer un de ces pommiers sauvages avec un greffon pris à la racine de Jessé, un greffon sauvage lui aussi, mais « predestiné / […] / de recevoir exempcion / de Dieu par sa beneïçon » (v. 5681-84 ; au v. 5687 la mention de sainte Anne conforte le lecteur actif dans son interprétation). Ce nouveau pommier se trouve au centre de la terre afin que personne ne puisse prétendre qu’il ne l’a pas vu. En lui chacun peut trouver un appui, et des oiseaux célestes, « gens esperiteux » (v. 5760), y font leur nid. Pour expliquer l’apparition de cet arbre, Guillaume puise à la légende de Seth, et l’on finit par découvrir un élément de glose, au vers 5808 : « c’est la doulce pomme Jhesus ». L’ange balaie alors d’éventuelles objections, en insistant sur la nécessité d’un rapport étroit entre l’arbre de la faute et l’arbre du rachat – faute et rachat toujours désignés par métaphore. Justice, qui désirait pendre à l’arbre desséché le fruit de l’arbre vert, a été sommée par Virginité (qui avait constamment veillé sur l’arbre vert) de laisser s’exprimer les deux parties, au motif que les arbres d’Alexandre étaient doués de parole. La dispute entre les deux végétaux censée avoir eu lieu à ce moment constitue une version botanique du Procès de paradis rendu fameux par les Meditationes vitae Christi quasi contemporaines du Pèlerinage de l’âme42. Au sein de ce long échange de vues, virginité de Marie, divinité et innocence de Jésus, etc., sont exprimées métaphoriquement ; de temps à autre un élément de glose vient conforter le lecteur de bonne volonté43. Mais bientôt ce montage allégorique s’orne – et aussi se complique – d’une plainte de la pomme elle-même, rendue au style direct et anticipant en plein Procès de paradis l’Agonie au Mont des oliviers (v. 6259 sqq). Puis la plainte de l’arbre vert voyant les sévices infligés à la pomme (v. 6353 sqq) n’est que partiellement adaptée au réseau métaphorique fondant tout le reste de la séquence. Outre que sa complainte a tendance à promouvoir des figures humaines plutôt que des images végétales, la mère aux douleurs revenant sur les promesses de joie qui lui avaient été faites ne se contente pas de broder sur Luc I-II, mais fait aussi à Sem la subtile allusion que nous venons d’analyser, puis convoque, d’abord très discrètement, la deuxième parole du Christ en croix44.

Enfin, ces massifs allégoriques se rencontrent dans la partie du Pèlerinage de l’âme où les termes difficiles sont, dans l’absolu et proportionnellement, les plus nombreux45. C’est là aussi que les mots latins se trouvent pour la première fois pris dans des jeux de lettres relativement subtils. Lorsque la Vierge refuse que l’on continue de l’appeler Maria et exige qu’on la nomme Mara puisqu’on l’a privée de son I Ihesus (v. 6551-60), le lecteur doit réfléchir tout à la fois à la langue et à l’arrière-plan scripturaire. Car si l’adverbe roman « mar » peut suffire à comprendre le regret de la Vierge, le latin « mara » éclaire mieux ses dispositions, qui se trouvent être celles de Noémi rentrant de Moab où sont morts son mari et ses deux fils46. C’est ensuite à un petit cours de grammaire comparée que Guillaume invite son lecteur, il est vrai sans doute féru d’explications étymologiques s’il est bien un homme de son temps : le mot roman « estatue » est apparenté à « estoc » et au latin « statuo » qui lui-même dérive de « sto », ce qui explique l’impression de solidité donnée par la statue-société et motive aussi l’obligation de fermeté faite à tout souverain (vers 7265-7345)47. Le cas de « Gemini » est encore différent. Au mépris du calendrier liturgique, Guillaume situe la Nativité sous le signe des gémeaux ; en énonçant cette proposition en latin (« il descendi / de celle Vierge en Gemini », v. 10041-42), Guillaume tend à cautionner le parti qu’il a pris de faire des gémeaux un signe zodiacal positif alors que le contraire était au moins aussi attendu. C’est qu’il importe ici de présenter une gémellité bénéfique, la conjonction en Jésus « de mortel humanité » et « divinité » (v. 10 039-10 040). Enfin, quand il revient, à la demande du pèlerin, sur la malignité du signe du bélier, l’ange gardien mentionne comme un chant liturgique le « ploremus » du Psaume XCIV 6 (« ploremus ante Dominum qui fecit nos » ; v. 10324). Présenté comme le moment où Satan vint tenter Jésus au désert (v. 10201-210), le temps du bélier fait ici partie des signes zodiacaux négativement connotés. Il se trouve qu’il est assimilé à une période de contrition, qui peut bien entendu être celle du Carême. Encore faut-il, pour le comprendre, ne pas avoir oublié que « le deuxième des sept mauvais signes » distingués par l’ange et sur lequel le pèlerin vient de lui réclamer des précisions, est celui du bélier, dont l’ange n’a plus parlé depuis les vers 10201-10…

On le voit, c’est en raison de leur concentration en quelques zones, sans doute plutôt que de leur niveau, que les difficultés recelées par les 5500 derniers vers du Pèlerinage de l’âme obligent les lecteurs à une attention soutenue, ne les autorisant plus comme les 5600 vers précédents à se laisser porter par la petite musique des catéchismes ou des sermons.

Dans la mesure où ces paliers épistémologiques apparaissent toujours peu après que le pèlerin a signalé une amélioration de son acuité visuelle, il ne paraît pas impossible de supposer que Guillaume, qui avait scrupuleusement guidé son lecteur pendant près de 5600 vers, lui laissait finalement un peu plus la bride sur le cou… sans pour autant le laisser errer. La gradation ménagée par Guillaume de Digulleville a-t-elle été perçue par les artisans et usagers des copies médiévales du texte ?

La progression didactique du Pèlerinage de l’âme au regard de ses lecteurs médiévaux

La tradition manuscrite du second Pèlerinage de Guillaume est conséquente, avec 50 témoins recensés à ce jour48. Ce chiffre reste en-deçà du seuil de 80 manuscrits subsistants qui singularise une poignée d’œuvres médiévales massivement diffusées en langue d’oïl49 ; mais il coïncide exactement avec le minimum qu’a retenu Frédéric Duval dans l’inventaire de ce qu’il considère comme des « succès littéraires » du Moyen Âge tardif50. Un tel chiffre atteste le succès qu’a connu le Pèlerinage de l’âme. En matière de tradition manuscrite, celui-ci fait presque jeu égal avec La Science de bien mourir de Jean Gerson51. Or on connaît le rayonnement de ce dernier en son temps52. Sans s’appuyer sur une stature publique comparable à celle du fameux chancelier, le moine de Chaalis est parvenu à atteindre des lecteurs nombreux avec le second volet de son triptyque, lui qui professa dès 1330 sa vocation à éduquer un public dépassant le cercle de ses pairs53.

Outre qu’elle constitue un indice de popularité, cette abondante tradition manuscrite fourmille de données factuelles qui éclairent notamment la réception de ce poème allégorique. Les copies survivantes permettent d’abord d’entrevoir le texte tel qu’il s’est effectivement diffusé, avec toute l’épaisseur de sa varia lectio. Leur origine, puis leurs différents possesseurs, pour peu qu’ils puissent être identifiés, fournissent en outre un panorama de la circulation du poème. Enfin les témoins du Pèlerinage de l’âme sont nombreux à avoir été annotés dès les deux derniers siècles du Moyen Âge par les possesseurs, lecteurs et usagers qui les ont eus entre les mains. Ce sont leurs marginalia que nous aimerions maintenant convoquer pour mesurer à quel point les lecteurs du Moyen Âge tardif ont été sensibles à la progression textuelle savamment ménagée par Guillaume de Digulleville. Il s’agira, après une approche quantitative globale de ces annotations, d’en étudier quelques manifestations singulières – notamment face à la dernière partie du poème, celle où le montage allégorique est si exigeant que des lecteurs même chevronnés pouvaient s’y voir déstabilisés.

Des notes marginales hétérogènes, mais unanimement révérencieuses

Sur les 46 copies du Pèlerinage de l’âme que nous ayons pu consulter à ce jour, 29 portent dans leurs marges des réactions de lecteurs médiévaux54. La forme comme le contenu de ces annotations marginales varient : certaines sont si peu soignées dans leur présentation qu’il faut imaginer qu’elles ont été apposées par un utilisateur du manuscrit qui n’a travaillé que pour son propre usage. D’autres, presque ornementales, remontent de toute évidence à la réalisation du manuscrit : un copiste ou un rubricateur désireux de guider les destinataires de son travail les y aura tracées. Dans ce cas, ces annotations doivent être considérées comme un véritable apparat qui, au même titre que les rubriques intermédiaires ou les enluminures, a été réalisé par des professionnels de l’écriture pour valoriser le texte consigné. Quoique de telles annotations, parfois apposées ou décorées à l’encre de couleur, se situent en amont de la circulation effective du manuscrit, du côté de la production du livre plutôt que de son utilisation, elles n’en sont pas moins pertinentes pour envisager la réception du texte. En effet les artisans du livre, et en particulier les copistes et les rubricateurs, dont on reconnaît parfois la main experte dans les marges, sont les premiers lecteurs de l’œuvre dont ils produisent de nouveaux exemplaires. Ils incarnent un usage particulier du livre, en ce qu’ils en sont les fabricants en même temps que les utilisateurs ; en ce que leur lecture, souvent partielle ou fragmentaire, participe d’une organisation matérielle régie par les conditions de production – par contraste avec une lecture que l’on devine moins contrainte par les circonstances, sans doute aussi plus désintéressée, du côté de leurs destinataires. Le terme forgé par Kathryn Kerby-Fulton pour désigner ces annotateurs, celui de professional reader, les situe parmi d’autres artisans du livre tout en éclairant opportunément leur rôle fonctionnel d’intermédiaires entre le texte et ses ultimes destinataires – commanditaires et lecteurs55.

Autre variation formelle : les marges des témoins du Pèlerinage de l’âme recèlent tantôt des annotations strictement graphiques – trèfles ou manicules, par exemple –, tantôt des commentaires sous forme verbale, qui peuvent être plus ou moins développés56 : leur amplitude oscille entre le simple « nota » et la glose de plusieurs dizaines de mots. Quelle que soit leur prolixité, la langue des commentaires apposés par les annotateurs fluctue elle aussi : y sont employés à la fois la langue d’oïl et le latin. Il faut croire que les lecteurs de Guillaume, au même titre que lui, œuvraient sous le double ascendant du latin, demeuré langue de référence et sous-bassement culturel, et de leur langue maternelle, devenue légitime au xive siècle tant comme langue littéraire que comme langue technique57. On se rappelle en effet que Guillaume, qui manie les deux idiomes, confesse dans l’épilogue de son second Pèlerinage que le latin eût été sa langue d’élection s’il n’eût fait si grand cas de sa mission de pédagogue58.

Sur le fond, les marginalia qui accompagnent le Pèlerinage de l’âme en ses copies manuscrites offrent à l’observateur des contrastes tout aussi saillants que leur mise en forme. L’ambition qui s’y manifeste est, dans chaque cas, directement corrélée à leur fréquence et à leur amplitude. Ainsi les manuscrits où l’effort de l’annotateur ne l’a pas conduit à intervenir plus de cinq fois sont plus proches des manuscrits vierges de toute réaction que de la copie confectionnée pour Charles V par un copiste-glossateur au fait des compétences et des appétences du fondateur de la librairie du Louvre. Dans ce codex, ce sont plus de 150 gloses marginales qui viennent encadrer le second poème de la trilogie composée par Guillaume59.

Toutes sortes de divergences se manifestent d’emblée au sein des copies annotées du Pèlerinage de l’âme. Non seulement elles ne constituent pas une série cohérente, au sein de laquelle on verrait les annotateurs prendre le relais les uns des autres pour construire progressivement un apparat se cristallisant sous la forme d’une « glose ordinaire » du Pèlerinage de l’âme60 ; mais il est même impossible de repérer deux manuscrits dotés du même apparat, ou même d’apparats sensiblement affiliés61. Les « lecteurs professionnels » tout comme leurs destinataires semblent avoir fait œuvre neuve à chaque fois qu’ils se sont avisés de signaler, au sein du poème de Guillaume, les lieux qui méritaient d’y être mis en exergue ou glosés. Chaque série d’annotations mérite à ce titre d’être considérée comme un édifice singulier, a priori indépendant de tout modèle antérieur. Dans une telle configuration, les annotations qui se font écho d’un manuscrit à l’autre signalent de véritables convergences de vue de la part de leurs auteurs.

Derrière cette diversité, frappante lors d’un premier parcours de l’ensemble des marginalia contenus dans les manuscrits du Pèlerinage de l’âme, plusieurs caractéristiques cohérentes peuvent être discernées. La plus manifeste se dessine en creux : le corpus de manuscrits examinés est totalement exempt de toute réfutation, même feutrée, ou de tout débat, même policé, sur la teneur de l’ouvrage. Le Pèlerinage de l’âme, on l’a vu, est fondé sur un sous-bassement doctrinal précis et vraisemblablement cohérent, qui trouve ses racines dans la théologie du xiiie siècle62. Or cette armature, sans aucun doute discernable aux yeux des lecteurs les plus instruits, n’a suscité aucune polémique, ni même aucune mise à jour : les marges des manuscrits du Pèlerinage de l’âme ne laissent percevoir aucun recul critique. Les commentaires qu’elles comportent montrent au contraire que l’autorité du texte y est acceptée comme allant de soi : les lecteurs expriment au fil de leurs interventions la déférence attendue par l’auteur face à un narrateur qu’il a soigneusement placé dans une position d’initié. Conformément au dispositif mis en œuvre dans le poème, ses destinataires réagissent en élèves tâchant d’entendre la leçon que leur délivre un maître, si ce n’est en disciples recevant les révélations d’un prophète63.

Ce lectorat déférent a en outre été assidu, du moins si on le considère collectivement. Alors que le Pèlerinage de l’âme, on l’a vu, exige une attention de plus en plus soutenue, et même des progrès constants de la part de ses lecteurs, il ne semble pas avoir découragé ceux d’entre eux qui ont officié en tant qu’annotateurs. C’est ainsi qu’outre leur tonalité approbatrice, la continuité des annotations apposées tout au long du Pèlerinage de l’âme constitue un deuxième trait particulièrement saillant – qui était déjà observable dans les marges du Pèlerinage de vie humaine64. Une telle constance de la part des annotateurs suggère que chacun des deux opus fut envisagé comme un ensemble : les lecteurs, une fois engagés sur le chemin de l’une comme de l’autre « voie », ne laissent pas paraître qu’ils se soient découragés en route – sauf exceptions65. Ainsi, d’une manière générale, la fin du Pèlerinage de l’âme a-t-elle été aussi souvent commentée que son début. En effet la quantité d’annotations que l’on peut récolter au sein de chacune des trois étapes de sa construction didactique est proportionnelle, ou presque, à leur calibre : dans l’ensemble des 29 manuscrits annotés, les vers 1 à 3592, qui représentent 32% du volume textuel du poème, ont reçu 34% des annotations marginales ; les v. 3593 à 5587, qui représentent 18% du volume textuel, en ont reçu 14% ; enfin les v. 5588 à 11 149, qui représentent 50% du volume textuel, en ont reçu 52%66. Si, parmi ces trois ensembles, il est une partie légèrement déshéritée, c’est le segment médian. Mais le décalage entre le volume textuel qu’il représente et la part d’annotations qu’il a reçue est si minime qu’il faut bien le considérer comme négligeable. Quoi qu’il en soit, loin que la seconde moitié du texte (v. 5588 à 11 149) ait vu se tarir progressivement les annotations, elle a suscité proportionnellement un peu plus d’annotations que les deux segments précédents.

Étude de cas : quelques parcours d’annotateurs

Force est de constater que les marginalia qui accompagnent le Pèlerinage de l’âme ne tranchent pas d’emblée sur le corpus encore plus abondant des manuscrits annotés du Pèlerinage de vie humaine. Alors même, on l’a vu, que les enseignements de Guillaume se sont élargis et complexifiés depuis ce premier opus, les lecteurs qui ont réagi dans les marges du Pèlerinage de l’âme montrent qu’ils continuent de voir d’abord dans l’allégorie chrétienne mise en œuvre un guide de bon comportement. Le narrateur dont on a vu les prétentions prophétiques a suscité chez les lecteurs des réactions de fidèles recevant les conseils d’un directeur spirituel.

C’est ainsi, semble-t-il, qu’il faut interpréter leur propension fréquente à mettre en valeur les exempla. On a vu que, par rapport au Pèlerinage de vie humaine, les propos exemplaires, toujours fort nombreux dans le Pèlerinage de l’âme, y étaient complétés par des développements plus ambitieux, voire encyclopédiques. Or les notes marginales qui attirent l’attention sur les digressions instructives sous forme d’exempla continuent à être fréquentes dans les marges des manuscrits du second Pèlerinage. En témoigne notamment le manuscrit Paris, Bibliothèque de l’Arsenal [désormais Ars.], 1647. Parmi les vingt-trois notes marginales qui y ont été apposées, cinq prennent la forme d’une mention « exemplum »67. Celles-ci correspondent pour la plupart à des récits édifiants, souvent digressifs, qui correspondent en tous points à la définition de l’exemplum homilétique : « un récit bref donné comme véridique et destiné à être inséré dans un discours (en général un sermon) pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire68 ». Tel est par exemple le cas de celui qu’utilise l’ange, citant les enseignements qu’aurait délivrés saint Bernard à « un clerc, fil d’un riche bourgois », pour rendre compte au pèlerin du fait, surprenant à ses yeux, que l’âne soit apte à incarner le parangon des vertus monastiques69. Le statut exemplaire des vers 3923-76, suggéré par la note marginale du f. 112r, est moins conforme à la définition historiographique de l’exemplum70. Certes le pèlerin y raconte comment il a rencontré au purgatoire l’un de ses voisins terrestres qui, en dépit d’une mauvaise vie et d’une mauvaise fin, a été admis à y racheter ses péchés au lieu d’être damné. Mais loin d’être inséré dans un discours assimilable à un sermon, l’épisode ouvre un développement purement narratif qui se prolongera ensuite au-delà de la rencontre du pèlerin avec son corps trépassé (v. 4053-4352). Alors que la rencontre du mauvais voisin sauvé in extremis pour avoir eu l’intention de se confesser, récit bref et édifiant, pouvait aisément être inséré dans un sermon ou dans toute argumentation de ce genre, ni l’ange en tant qu’instructeur du pèlerin, ni le pèlerin en tant qu’instructeur de ses narrataires, n’en ont tiré un enseignement explicite et immédiat71. Tel qu’il est mis en œuvre au sein du Pèlerinage de l’âme, il ne s’agit donc pas stricto sensu d’un exemplum. Pourquoi est-il ainsi identifié dans les marges du manuscrit Ars., 1647 ? D’abord parce que la définition de l’exemplum ici retenue est proprement moderne. Et surtout, l’annotation « exemplum » qu’on peut lire dans cette marge se justifie dès lors qu’on envisage la réception du poème allégorique. Elle révèle alors sans ambiguïté possible l’usage que l’annotateur lui-même prétendait faire de ce récit bref : soit le verser au moulin d’un sermon en gestation, soit tout au moins en tirer une leçon morale à son propre usage en reconstituant mentalement le commentaire argumentatif qu’appelait pour lui l’anecdote.

Parmi les lecteurs ayant annoté le Pèlerinage de l’âme, beaucoup montrent qu’ils ont prisé les enseignements moraux qui pouvaient être tirés du poème en signalant, à côté des exempla, les formules prescriptives que Guillaume a volontiers placées dans la bouche de l’ange gardien qui accompagne le pèlerin. Les copies relativement pauvres en annotations en sont les illustrations les plus manifestes, tel le manuscrit Londres, bl, Add. 38 120, au sein duquel le Pèlerinage de l’âme n’a suscité que deux réactions sous forme de commentaires marginaux. Le second, sous la forme d’un « nota », pointe au f. 183ra les vers 9173 à 9176 du poème :

Les secréz du Seigneur garder
doit chascuns sans eulx reveler
se congié ou commandement
n’en a eü expressement (PA, v. 9173-76).

La mise en valeur de ce développement prescriptif soulignant le péril qu’il peut y avoir à trop sonder les voies du Seigneur serait plus difficile à interpréter si, dans ce manuscrit, le seul Pèlerinage de l’âme était annoté. En effet, au sein de la copie de ce poème, cette intervention fait pendant à la mise en exergue d’un autre enseignement théologique des plus banal portant sur l’irrémédiable perdition de Satan72. De fait, le goût de l’annotateur pour la dimension normative du texte et sa quête de conseils de bon comportement ne devient manifeste qu’à l’échelle de la trilogie des Pèlerinages qui est consignée dans ce volume : au sein du Pèlerinage de Jésus-Christ, support de quatre notes marginales seulement, mais surtout du Pèlerinage de vie humaine, qui y supporte 35 interventions du même lecteur, toutes sous forme de « nota », la mise en exergue des énoncés parémiologiques est constante, au point d’atteindre presque l’exclusivité des interventions de l’annotateur. Or, au sein des nombreux emprunts faits par Guillaume à la tradition proverbiale, ce sont les énoncés prescriptifs, consistant éventuellement dans des interdictions, qui sont privilégiés par l’annotateur : « Car gens yréz a deporter / sont, pour ce que voir discerner / ne peuent pas bien clerement / pour leur trouble entendement », par exemple, au sein du Pèlerinage de vie humaine73, puis « Le ventre plain bien n’apprendra / ne sa leçon ne retendra » au sein du Pèlerinage de Jésus-Christ74. Ce goût persistant explique la répartition des annotations entre les trois membres du triptyque : si c’est le Pèlerinage de l’âme qui a suscité le moins de réactions, c’est parce que les énoncés prescriptifs, notamment sous forme de proverbes, y sont moins fréquents que dans le premier opus de Guillaume. La substance de l’allégorie s’est infléchie entre Vie humaine et Âme, mais les aspirations du lecteur qui est intervenu dans les marges du manuscrit Londres, bl, 38 120, n’ont pas suivi la progression ménagée par le moine de Chaalis. L’annotateur n’a pas pour autant jeté l’éponge, puisque ses interventions se prolongent au fil des deux derniers maillons de la trilogie, et ce jusqu’au feuillet 247v75 ; mais il ne semble pas être parvenu à quitter le chemin bien balisé qui avait d’abord guidé sa lecture. Les annotations contenues dans ce manuscrit constituent donc la manifestation tangible d’un décalage entre volonté d’auteur et réception médiévale du Pèlerinage de l’âme.

Ce manuscrit n’est pas le seul dans lequel l’injonction contenue dans les vers 9173 à 9176 du Pèlerinage de l’âme ait fait l’objet d’une « mention signalétique » attirant sur elle l’attention des lecteurs76. Dans trois autres copies au moins, cette incitation à respecter les mystères divins a appelé un « nota » marginal : les manuscrits Paris, Ars., 3331 (f. 61r) ; Ars., 3520 (f. 127v, « nota » accompagné d’une légère accolade) ; enfin Paris, BnF, fr. 829 (f. 206v, où l’appel marginal, un « nota » noir et abrégé, est consigné d’une écriture particulièrement proche de celle de la copie, voire sans doute de la main du copiste lui-même). Le contenu général de ces manuscrits, tout comme celui de leurs marginalia, diverge, si bien qu’il faut d’emblée exclure toute filiation directe entre eux, de même qu’avec le manuscrit Londres, bl, Add. 38 120. Pourtant, de manière très nette, au moins dans le plus abondamment annoté des trois (Ars., 3520), on retrouve le même goût du lecteur pour les formules gnomiques, et tout particulièrement pour les proverbes à teneur prescriptive ou prohibitive77. Là non plus, l’exigence croissante du texte n’a pas fait baisser les bras à un annotateur dont l’effort se prolonge jusqu’à la condamnation publique méritée par les mauvais juges et exprimée aux vers 10 232-23878. Toutefois, les massifs allégoriques les plus complexes et les enseignements les plus ambitieux semblent avoir été laissés de côté par le lecteur qui est intervenu dans cette copie. Apparemment insensible à la logique ascensionnelle du poème, il a continué à faire son miel des éléments les plus frustes d’une allégorie qu’il veut lire comme chrétienne, et plus encore comme édifiante.

Par contraste, une poignée de lecteurs annotateurs semble avoir réagi positivement à la progression ménagée au sein du Pèlerinage de l’âme. Tel est notamment le cas du lecteur qui est intervenu dans les marges du manuscrit Lyon, bm, 768 (686). Dans cette copie du poème allégorique ont été apposées 18 annotations verbales et non verbales, toutes signalétiques : les manicules y cohabitent avec des « nota » ou des « nota bene », parfois accompagnés d’accolades79. Parmi ces marginalia, quatre seulement se trouvent en amont du vers 5587. Parmi les quatorze annotations restantes, douze réagissent à deux des développements qui comptent parmi les plus complexes et les plus ambitieux du Pèlerinage de l’âme : le débat de l’arbre vert et de l’arbre sec, et surtout les vers afférents à la statue de Nabuchodonosor qui permettent à Guillaume de faire une incursion d’une certaine amplitude sur le terrain politique80. C’est ce dernier développement surtout qui a intéressé l’annotateur : après être intervenu deux fois au cours du débat de l’arbre vert et de l’arbre sec – certes plus circonscrit que l’épisode de la statue –, il a mis en valeur dix segments textuels au sein des vers qui décrivent et commentent la statue81. Ni la forme ni la teneur de ses réactions ne se sont modifiées en profondeur au fil de sa lecture, mais sa plume s’est plus volontiers déliée face à des développements que Guillaume avait emplis de science plutôt que de sagesse. A-t-il pour autant accepté de lire le Pèlerinage de l’âme comme un traité à vocation encyclopédique plutôt que comme un manuel sotériologique ? Pas vraiment, car parmi les différentes matières que le moine de Chaalis a tenté d’embrasser dans le second poème de la trilogie, ce lecteur donne la préférence, presque l’exclusivité, à la chose politique. Les enseignements théologiques notamment, sans doute ceux qui tiennent le plus à cœur à l’auteur, ne semblent pas avoir retenu son attention. Il cesse d’ailleurs d’intervenir au-delà du feuillet 162ra, qui marque la fin, dans le manuscrit concerné, du développement lié à la statue incarnant le corps politique.

Un autre témoin du Pèlerinage de l’âme porte trace de réactions positives à la progression qui sous-tend le poème : le manuscrit Paris, Ars., 3170. Dans ce cas, ce sont la nature et le contenu des notes plutôt que leur répartition qui témoignent d’une inflexion de la réception, en réponse aux exigences croissantes du poème. En effet, sur les 42 annotations que comporte cette copie, 24 ont été apposées en amont du vers 3592 ; mais alors que cette première section du poème n’a suscité que des notes signalétiques, parmi lesquelles « nota » jouit presque de l’exclusivité, on voit ensuite apparaître, à côté de cette mention qui reste en usage, plusieurs réactions sous forme de commentaires développés en latin. Il s’agit pourtant d’interventions émanant du même lecteur que les précédentes, puisqu’on ne décèle aucun changement de main au fil des annotations : celles-ci ont été apposées d’une écriture distincte de celle de la copie, chacune de ces deux strates successives apparaissant comme homogènes. Ainsi le débat de l’arbre vert et de l’arbre sec suscite-t-il une glose interprétative : la mention « Jhesus Christus scilicet » (f. 107v), qui invite à identifier au Christ la « pomme qui pour li [i.e. l’homme] / en ce haut arbre sec pendi » – conformément à la logique du Pèlerinage lui-même82. La mention « id est carnem » du feuillet 114r est sous-tendue par le même dessein interprétatif, elle qui vient éclairer le vers 6611 : « et son escorce trespercier ». Il s’agit cette fois de rappeler le consentement du Christ à se laisser transpercer le corps pour venir abreuver les hommes de son sang, perçu comme source de vie83. Lorsque les annotations en latin qui glosent ponctuellement la seconde moitié du poème ne consistent pas à en expliciter la lettre, elles en éclairent le sous-bassement. Ainsi de la citation du Psaume XXI 22, « de ore le[onis] libera me » qui, au feuillet 139r, vient faire le lien entre les vers 10285-296 du Pèlerinage de l’âme et l’Ancien Testament. Il serait sans doute excessif de lire cette intervention comme une recherche érudite des sources du poème ; mais l’extension du procédé dans les marges d’une copie beaucoup plus précoce du Pèlerinage de l’âme, le manuscrit Paris, BnF, fr. 1648, réalisé pour le roi Charles V et comptant 156 renvois et citations analogues à celle qui nous occupe, autorise à affirmer qu’il s’agissait bien, dans le manuscrit Ars. 3170, d’adosser le Pèlerinage de l’âme à la Vulgate, sans doute pour en souligner l’autorité84.

Le profil intellectuel du lecteur annotateur qui est intervenu dans le manuscrit Paris, Ars., 3170 se dérobe cependant à notre appréhension. Tout au plus peut-on deviner, d’après les quelques notes marginales qu’il a laissées, qu’il savait assez de latin pour employer ex ingenio la langue savante ; et qu’il connaissait assez bien certaines parties de la Vulgate pour qu’elles puissent surgir, de sa mémoire vers sa plume, à la lecture du Pèlerinage de l’âme. Si les fondements de sa culture et l’étendue de ses connaissances nous échappent irrémédiablement, ce lecteur laisse en revanche paraître un esprit disponible aux exigences croissantes du narrateur et bien disposé à progresser sous sa conduite sur le chemin de la connaissance, fût-il ardu. L’évolution de ses notes marginales, depuis de simples mentions signalétiques jusqu’à des commentaires informés, suggère en effet que l’annotateur a déployé d’abord un effort de mémoire, les mentions signalétiques qui scandent la première partie pouvant lui servir à retrouver plus facilement les passages dignes d’être retenus. Ensuite, lorsque l’allégorie s’est complexifiée, il semble avoir surmonté la difficulté en redoublant d’agilité intellectuelle : en attachant non plus seulement sa mémoire, mais ses capacités déductives, aux deux dimensions de l’allégorèse – construction du texte allégorique par cryptage et dépliage permettant d’accéder à son sens véritable –, il parvient à la fois à discerner au sein du poème les échos autorisés et familiers sur lesquels il repose, et à atteindre les signifiés que Guillaume y a encodés de plus en plus savamment au fil du parcours. Le fait que ce lecteur actif a souhaité garder une trace écrite de certaines des interprétations auxquelles il avait abouti est peut-être l’indice des efforts qu’elles lui avaient coûtés. Alors que la première moitié du texte a sollicité surtout sa mémoire, la seconde semble avoir réclamé de sa part une tension intellectuelle qui l’a amené à infléchir sa pratique de l’annotation. Ainsi en serait-il venu à consigner le fruit d’une quête active du sens, appuyée sur des souvenirs de lecture et sur une attention soutenue au poème.

Reste que, tout comme l’annotateur du Pèlerinage de l’âme aujourd’hui conservé à Lyon, celui qui a œuvré dans le manuscrit Ars., 3170 semble avoir renoncé à embrasser toutes les matières incluses par Guillaume dans son poème le plus encyclopédique : s’il montre un intérêt particulier pour le débat de l’arbre vert et de l’arbre sec, il n’a pas manié aussi assidûment la plume dans les marges d’autres développements au moins aussi ambitieux85. Ainsi n’est-il intervenu que deux fois entre le vers 6700 et la fin du texte86.

Dans son Pèlerinage de l’âme, Guillaume a travaillé à munir ses lecteurs de savoirs variés. Il a aussi entrepris de développer leurs facultés intellectuelles, et notamment leur agilité interprétative, afin qu’ils puissent s’émanciper par la suite du relais focal que constituait jusqu’alors le pèlerin. D’abord double nice de ses lecteurs dans le Pèlerinage de vie humaine, puis maître aux exigences croissantes, et prophète de surcroît, dans le Pèlerinage de l’âme, ce pèlerin est prêt à s’effacer lorsque le narrateur s’éveille pour la seconde fois à l’issue de ce poème, qui constitue aussi l’orée du Pèlerinage de Jésus-Christ87.

Est-il parvenu à ses fins ? Il est difficile d’apporter une réponse définitive à une telle question en mettant à profit la seule source dont nous disposions ou presque : les réactions des lecteurs du Pèlerinage telles qu’elles apparaissent dans les copies qui nous en sont conservées. Ces marginalia, d’autant plus représentatives qu’elles sont variées et indépendantes les unes des autres, permettent de mettre en évidence un profond décalage entre la volonté de l’auteur et la réception du lectorat médiéval : Guillaume n’est guère parvenu à infléchir dans son second opus le mode de lecture qu’il avait lui-même travaillé à instaurer dans son Pèlerinage de vie humaine. À quelques exceptions près, qui sont notables – le manuscrit Paris, BnF, fr. 1138, et surtout la copie de Charles V, ms. Paris, BnF, fr. 164888 –, ses lecteurs continuent de rechercher en priorité dans la suite de ce poème les leçons morales et sotériologiques qu’ils avaient trouvées dans l’ouvrage précédent. Ainsi n’est-ce pas la dimension encyclopédique du Pèlerinage de l’âme, la plus novatrice sans doute, qui lui aurait valu leurs suffrages.

Annexe

Annexe

Les manuscrits Pèlerinage de l’âme portant des annotations médiévalesa

Au sein de la liste suivante, chaque cote de manuscrit est suivie, après deux points, du nombre de notes marginales qui y ont été adjointes à la copie du Pèlerinage de l’âme. Les notes marginales qui sont parfois présentes dans les marges d’autres œuvres consignées à ses côtés n’ont pas été prises en compte.

Arras, bm, 532 (845) : 10 annotations marginalesb

Bruxelles, br, 10 197-10 198 : 8

Bruxelles, br, 11 065-11 073 : 1

Gênes, Raccolta Durazzo, ms. 1 (A I 1) : 11

Gênes, Raccolta Durazzo, ms. 12 : 3

Leyde, Bibliotheek der Rijksuniversiteit, BPL 74 : 3

Londres, bl, Add. 25 594 : 2

Londres, bl, Add. 38 120 : 2

Lyon, bm, 768 (686) : 18c

Paris, Ars., 3170 : 41

Paris, Ars., 3331 : 4

Paris, Ars., 3520 : 14

Paris, Ars., 3646 : 3

Paris, Ars., 3647 : 23

Paris, Bibliothèque de l’Institut de France, 9 : 1

Paris, BnF, fr. 824 : 10

Paris, BnF, fr. 828 : 9

Paris, BnF, fr. 829 : 3

Paris, BnF, fr. 1138 : 14

Paris, BnF, fr. 1139 : 2

Paris, BnF, fr. 1647 : 13

Paris, BnF, fr. 1648 : 156

Paris, BnF, fr. 1650 : 1

Paris, BnF, fr. 12 463 : 6

Paris, BnF, fr. 12 464 : 12

Paris, BnF, fr. 12 465 : 1

Paris, BnF, fr. 12 466 : 1

Paris, BnF, fr. 19 186 : 1

Paris, BnF, fr. 24 302 : 29

Notes

2 Pour une première approche des spécificités de la seconde version du Pèlerinage de l’âme, voir E. Faral, « Guillaume de Digulleville, moine de Chaalis », Histoire littéraire de la France, 39, 1952, p. 1-132, part. p. 29-47 ; et P. Maupeu, Pèlerins de vie humaine. Autobiographie et allégorie narrative, de Guillaume de Digulleville à Octovien de Saint-Gelais, Paris, 2009, p. 47-96. Retour au texte

3 Sur la base des indications fournies par Guillaume lui-même, on situe la composition du Pèlerinage de l’âme dans les années 1355-1358. Retour au texte

4 PA, v. 6841 sqq ; l’importance de cette figure a été signalée par F. Pomel, Les Voies de l’au-delà et l’essor de l’allégorie au Moyen Âge, Paris, 2001, p. 163-167. Retour au texte

5 PA, v. 6893-6904 et 6914-32 (propos de l’ange gardien du pèlerin et de Doctrine). Retour au texte

6 Le traitement de cette question théologique par Guillaume est étudié dans B. Sère, « Forme, déformation, reformation : les corps difformes et la théologie de l’image de Dieu en l’homme dans le Pèlerinage de l’âme », « Je ne sui prevost ne maire, / gardian sui du pelerin ». Regards croisés sur le Pèlerinage de l’âme de Guillaume de Digulleville (1355-1358). [Actes du Colloque de Paris Descartes – Paris-Ouest-Nanterre-La Défense, 29-30 mars 2012], Turnhout (Répertoire iconographique de la littérature du Moyen Âge), à paraître en 2014. Retour au texte

7 F. Pomel, Les Voies de l’au-delà…, op. cit., p. 514. Retour au texte

8 Lc XVI 19-31 ; PA, v. 3615-18 et 5403-10. Retour au texte

9 Même en laissant de côté les simples mentions de l’étonnement du rêveur, on trouve dans le PA de nombreux passages tendant à faire de lui le témoin de révélations qui pourraient susciter l’incrédulité des mortels, mais qu’il aura pour mission de diffuser : v. 41-44 (« ne vi onques fumier plus vil : / pas ne cuidasse que fust il [i.e. mon corps], / se si nouvellement issus / n’en fusse, et n’en creüsse nuls »), 3071-79 (« […] qui penseroit / et qui est cil qui me croiroit / des grans paines que y souffri / et qu’a autres souffrir y vi ? / Il n’est langue qui le deïst / ne escrivain qui l’escrisist, / et nul ouir ne le pourroit / qui le creüst, se ne l’avoit / esprouvé ainsi com je fis »), 3794-96 (« li anges me dist : “Il est temps / que autres choses tu voies / dont aprés recordans soies” »), 4015-18 (« Moult estoit le lieu des penans / de grant longueur, larges et grans : / point ne cuidasse que fust tel / moi estant en vie mortel »), 5267-70 (« Puis mains autres lais tourmens vi, / dont grandement fu esbahi, / mes de chascun m’endoctrina / mon gardian et enseigna »), 9137-52 (« Lors de saint Pol entalenté / fu savoir ou avoit esté. / “En escript, dis, pieça je vi / que Pol l’appostre fu ravi / jucques au tiers ciel et vit la / les secrés dont point ne parla, / disant qu’a homme ne loisoit / a parler en, ne en duisoit. / Si saroie tres voulentiers / le quel ciel appeloit le tiers. / J’en ay veü et en voy tant / que la merveille en ay moult grant, / mesmement que rien ne scet on / en terrienne region / que il ait tant de ciex ça sus / ou qu’il i soient mis si drus / […]” ». Retour au texte

10 Au vu des affirmations recensées à la note précédente, il semble bien que le pèlerin soit à ranger parmi « ceux qui sont miex amés » et qui ont « congié ou commandement » des « secrés du Seigneur […] reveler » (PA, v. 9162 et 9173-75, propos de l’ange évoquant le troisième ciel où fut ravi Paul). Sous l’influence de l’Apocalypse de Paul alors très largement diffusée, Guillaume projette ici de mettre ses pas dans ceux de l’apôtre. Aux vers 9139-46, il suggère même qu’il ira plus loin dans ses révélations. En réalité, le motif inaugural de l’Apocalypse de Paul, celui « des paroles ineffables, qu’il n’est pas permis à l’homme de redire », n’y empêchait nullement l’exposé des visions et enseignements reçus par le saint « ravi jusqu’au paradis » (voir Apocalypse de Paul, trad. C.-C. et R. Kappler, Écrits apocryphes chrétiens, t. 1, F. Bovon et P. Geoltrain (dir.), Paris, 1997, p. 775-826). Cet ensemble de répliques invite à nuancer l’affirmation suivante : « le Moyen Âge, sauf pour saint Paul et saint Brendan, ne retient pas ce qui fait l’essence du texte apocalyptique, la révélation à un élu. Le voyageur […] tend à devenir emblématique, et n’est plus un être d’exception, un élu, mais tout un chacun » (F. Pomel, Les Voies de l’au-delà…, op. cit., p. 30). Retour au texte

11 E. Faral, « Guillaume de Digulleville… », éd. cit., p. 48-72 ; F. Pomel, Les Voies de l’au-delà…, op. cit., p. 163-189. Retour au texte

12 Ibid., p. 180. Retour au texte

13 PA, v. 302-306, 3393-94, 5577-80 et 8725-30, que nous citerons au fil de nos analyses. Retour au texte

14 Plusieurs Moralités exploitent ce type de schéma métaphorique structurant (W. Helmich, Die Allegorie im französischen Theater des 15. und 16. Jahrhunderts. I. Das religiöse Theater, Tübingen, 1976, p. 197-200). Il n’est pas surprenant que Guillaume y ait recours dans la mesure où il reste attaché au principe d’une similitude de forme entre Dieu et l’homme et à l’idée d’une corrélation entre complexion corporelle et état de l’âme (voir supra note 6 et PA, v. 2997-3012 et 7039-66). Retour au texte

15 E. Faral, « Guillaume de Digulleville… », éd. cit., p. 52 (sur les vers 3024 à 3592 du PA). Son jugement sur les vers 1 à 2635 n’était pas différent : « quant au fond, [il] n’est fait […] que de lieux communs de la casuistique chrétienne » (Ibid., p. 51). Précisons qu’avec leurs chants entonnés par des âmes purifiées ou par une âme élue, avec leur rappel du rôle de la conscience dans le cheminement vers le salut, les vers 2636 à 3023 ne sont pas moins conformes à l’enseignement moral chrétien. Enfin, s’ils témoignent d’une bonne connaissance des instances juridiques, les vers 1 à 3592 ne mettent jamais celles-ci en question ; tout juste observe-t-on que Guillaume entremêle des procédures que la pratique tendait à dissocier, sa visée restant essentiellement morale (voir dans « Je ne sui prevost ne maire, / gardian sui du pelerin »…, op. cit., les contributions de Claude Gauvard, Delphine Connes, Raphaël Eckert et Esther Dehoux). Retour au texte

16 La liste de ces emprunts serait trop longue pour trouver place ici. Le lecteur la lira dans notre future édition du PA. Retour au texte

17 Voir la note précédente. Retour au texte

18 Sur la fortune de ce traité, voir par exemple F. Van Steenberghen, « Aristotélisme au Moyen Âge », Dictionnaire des lettres françaises, t. 1. Le Moyen Âge, G. Hasenohr et M. Zink (dir.), Paris, 1992, p. 82b-84a, part. p. 83a. Retour au texte

19 Ses éditeurs ont recensé 24 copies du poème d’Hélinant, dont la quasi-totalité semblent avoir été réalisées avant 1350 (Les Vers de la Mort, par Hélinant, moine de Froidmont, F. Wulff et E. Walberg (éds), Paris, 1905, p. xxxiv-lv). Retour au texte

20 Dans ce cas précis, la diffusion manuscrite semble avoir été très limitée ; aujourd’hui on ne possède qu’un unicum, le ms. Valenciennes, bm, 150 (f. 141v). Toutefois le corpus hagiographique roman, exhaustivement dépouillé par A.-F. Leurquin et M.-L. Savoye (section romane de l’Institut de recherche et d’histoire des textes), comporte au moins trois Vies de sainte Eulalie anonymes en prose – une en langue d’oïl (entre 1268 et 1325), une en franco-provençal (xiiie siècle) et une en langue d’oc (2e moitié du xive siècle) –, chacune conservée par un ou deux manuscrits. Voir la base de données « Jonas » (http://jonas.irht.cnrs.fr/oeuvre/3774 ; http://jonas.irht.cnrs.fr/oeuvre/6454 ; http://jonas.irht.cnrs.fr/oeuvre/6678). Retour au texte

21 Les inventaires conservés de la bibliothèque de l’abbaye de Chaalis laissent à penser que, là au moins, Guillaume n’avait accès qu’à des textes composés ou traduits en latin. Voir A. Bondéelle-Souchier et P. Stirnemann, « Vers une reconstitution de la bibliothèque ancienne de l’abbaye de Chaalis : inventaires et manuscrits retrouvés », « Parva pro magnis munera ». Études de littérature tardo-antique et médiévale offertes à François Dolbeau par ses anciens élèves, M. Goullet (éd.), Turnhout, 2009, p. 9-73. Retour au texte

22 Dans la somme de Jacques de Voragine, les empereurs cités par Guillaume sont pour la plupart bien représentés. C’est le cas de Néron et de Maximien, mais aussi de Dioclétien, et dans une moindre mesure de Domitien ; Antonin y apparaît aussi quoiqu’une seule fois (Jacques de Voragine, La Légende dorée, A. Boureau (dir.), Paris, 2004, p. 1497-1517 (Index des noms)). Retour au texte

23 Pour cette partie de notre démonstration, nous nous permettons de renvoyer à S. Le Briz et G. Veysseyre, « “[…] qui impression / veult faire de bonne façon / en or, sens martel n’est mie” : les créations lexicales de Guillaume de Digulleville dans le Pèlerinage de l’âme (ca 1355) et leur transmission manuscrite », en préparation. Retour au texte

24 S. Le Briz et G. Veysseyre, « Composition et réception médiévale de la lettre bilingue de Grâce de Dieu au Pèlerin (Guillaume de Digulleville, Le Pèlerinage de l’âme, vers 1593-1784) », Approches du bilinguisme latin-français au Moyen Âge : linguistique, codicologie, esthétique, S. Le Briz et G. Veysseyre (dir.), Turnhout, 2010, p. 283-356. Retour au texte

25 Outre les 96 vers latins de la lettre bilingue de Grâce de Dieu, on trouve ici quelques mots en langue savante, dont certains peuvent être considérés comme des spécimens de l’inter-langue propre aux latinistes patentés de la période. Ces termes ne devaient guère arrêter le lecteur médiéval : « placebo » (v. 976, référence au Ps CXIV 9 chanté notamment pendant l’office des morts, et ici clairement opposé au cri de désespoir « heü » que le pèlerin estime devoir proférer avant de pouvoir entonner « placebo [Domino in regione vivorum] ») ; « Genesis » (v. 1422) ; « ave gracia plena » (v. 2022) ; « memento » (v. 3327, traité comme un nom commun). Retour au texte

26 Voir supra note 16. Retour au texte

27 La diffusion de ce récit exemplaire reste à mesurer ; il est en tout cas absent des exempla répertoriés dans la base de données du gahom (http://gahom.ehess.fr/thema/) et n’apparaît pas non plus dans le Livre des bonnes mœurs (édité dans Jacques Legrand, Archiloge Sophie, B. Evencio (éd.), Paris, 1986). Retour au texte

28 Hersent est l’épouse d’Isengrin d’après le Roman de Renart ; Alison figure parmi les personnages féminins rusés de farces, et spécialement de farces où les femmes ont des prétentions intellectuelles hors du commun (H. Lewicka, La Langue et le style du théâtre comique français des xve et xvie siècles, 2 t., Varsovie-Paris, 1963 et 1968, t. 1, p. 310-311). Retour au texte

29 S’il faut bien entendu faire la part du topos dans cette déclaration d’intention, à l’ouverture du PVH auquel il relie ensuite étroitement le PA, Guillaume affirme vouloir toucher les laïcs : « En françois toute mise l’ai [i.e. ma vision] / a ce que l’entendent li lai » (Pèlerinage de vie humaine, J. J. Stürzinger (éd.), Londres, 1893 [désormais PVH], v. 23-24). Retour au texte

30 Voir supra note 23. Retour au texte

31 Les diables auraient éventré Judas pendu, car son âme vile ne pouvait franchir ses lèvres entrées en contact avec le saint visage du Christ – légende notamment relatée dans la Vie de saint Mathias (Jacques de Voragine, La Légende dorée, trad. cit., p. 225). Aux vers 4683-87 du PA, Guillaume rappelle ce motif en faisant dire au diable bourreau de Judas : « Et pour ce que ne puis toucher / a la bouche, de qui baisier / vousis le Roy, qui luist toute / et qu’en tous temps je redoubte, / pour ce […] ». Retour au texte

32 Voir G. Lecuppre, « La société statufiée. L’idéal politique de Guillaume de Digulleville », « Je ne sui prevost ne maire, / gardian sui du pelerin »…, op. cit. Retour au texte

33 PA, v. 5577-80 et v. 8725-30 (nous soulignons). Retour au texte

34 Le lecteur trouvera la liste de ces références dans notre future édition du PA (voir supra note 16). Retour au texte

35 Voir supra note 23. Retour au texte

36 Voir supra note 10. Retour au texte

37 Voir F. Lachaud, « L’idée de noblesse dans le Policraticus de Jean de Salisbury (1159) », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 13, 2006, p. 3-19, part. n. 10. Sur l’exploitation de ces données par Guillaume, voir G. Lecuppre, « La société statufiée… », op. cit. Ici et ailleurs nous devons renoncer à faire état de ce qui distingue Guillaume de Dante : le lecteur trouvera ces comparaisons dans notre future édition du PA (voir supra note 16). Retour au texte

38 « De pluseurs membres rien n’en dist [Daniel, cité au vers précédent], / car aventure rien n’en fu / de Nabugodonasor veü » (PA, v. 8334-36). Retour au texte

39 Pour une analyse de cet exposé, voir E. Faral, « Guillaume de Digulleville… », op. cit., p. 69-70. Retour au texte

40 Au total cette évocation des fêtes du Christ occupe 568 vers (PA, v. 10 163-10 730). Retour au texte

41 Voir supra note 23. Retour au texte

42 Leur composition se situe entre 1346 et 1364 (Iohannis de Caulibus, Meditaciones vite Christi olim S. Bonaventuro attributae, M. Stallings-Taney (éd.), Turnhout, 1997, p. ix-x). Retour au texte

43 Au vers 6121 par exemple, après qu’il a été question des coups portés à la pomme dont le jus guérira toutes les racines, on lit après « racines » : « c’est […] tout le lignage humain ». Retour au texte

44 PA, v. 6533-74 : le nom de Jean n’est prononcé qu’à partir du vers 6561. Retour au texte

45 Voir supra note 23. Retour au texte

46 Rt I 20 : « ne vocetis me Noemi, id est pulchram, sed vocate me Mara, hoc est amaram, quia valde me amaritudine replevit Omnipotens ». Retour au texte

47 On trouvera une étude serrée de ce passage dans M. Bassano, « “Aussi tousjours est cremue / l’ordenance que fait le roy”. Pouvoir législatif et autorité royale dans le Pèlerinage de l’âme », « Je ne sui prevost ne maire, / gardian sui du pelerin »…, op. cit. Retour au texte

48 Pour un inventaire des témoins du Pèlerinage de l’âme, voir G. Veysseyre avec l’assistance de J. Drobinsky et d’É. Fréger, « Liste des manuscrits des trois Pèlerinages », Guillaume de Digulleville. Les Pèlerinages allégoriques. Actes du colloque de Cerisy, octobre 2006, F. Duval et F. Pomel (éds), Rennes, 2008, p. 425-453 ; liste complétée depuis et régulièrement mise à jour dans la base de données « Jonas » (http://jonas.irht.cnrs.fr/œuvre/3961). Retour au texte

49 Les textes vernaculaires français dont les manuscrits subsistants dépassent un tel chiffre sont peu nombreux. Parmi eux figurent notamment le Roman de la Rose, dont on conserve près de trois cents manuscrits (F. Duval, Lectures françaises de la fin du Moyen Âge. Petite anthologie commentée de succès littéraires, Genève, 2007, p. 139) ; les Miracles de la Vierge de Gautier de Coinci, dont 114 copies – complètes ou partielles – ont été récemment recensées (Gautier de Coinci. Miracles, Music, and Manuscripts, K. M. Krause et A. Stones (eds), Turnhout, 2006, p. 345-368) ; ou encore les traductions de la Légende dorée, conservées par quelque 80 manuscrits (répertoriés dans O. Collet et S. Messerli, Vies médiévales de Marie-Madeleine, Turnhout, 2008, p. 41-44). Retour au texte

50 F. Duval, Lectures françaises de la fin du Moyen Âge…, op. cit., p. 20 : « Un seuil de diffusion s’est vite imposé : ont été retenus les textes conservés dans plus de cinquante manuscrits ». Retour au texte

51 On conserve une cinquantaine de manuscrits de ce traité composé dans les premières années du xve siècle. Il ne s’agit cependant pas de l’ouvrage le plus diffusé de Gerson, dont plusieurs titres latins ont circulé encore plus largement (D. Hobbins, « The schoolman as public intellectual : Jean Gerson and the late medieval tract », The American Historical Review, 108, 2003, p. 1308-37, à la p. 1311). Retour au texte

52 Sur l’influence de Jean Gerson à la fin du Moyen Âge, voir notamment D. Hobbins, Authorship and Publicity Before Print : Jean Gerson and the Transformation of Late Medieval Learning, Philadelphie, 2009, particulièrement p. 183-216. Retour au texte

53 Voir PVH, v. 15-30. Retour au texte

54 On trouvera en annexe une liste des copies concernées ainsi qu’une quantification de leurs marginalia. Retour au texte

55 Sa définition du « lecteur professionnel » est la suivante : « someone whose job is the preparation of a text for the reading public, whether as a supervisory scribe, corrector, annotator, editor or illustrator. Such readers usually felt it was incumbent upon them not only to prepare, but also to adapt the text for presentation to the patron or reading community. Their impact was enormous, and this is why understanding their habits of reading is important for cultural history » (K. Kerby-Fulton, « Introduction », The Medieval Reader : Reception and Cultural History in the Late Medieval Manuscript, New York, 2001, p. ix-xviii, à la p. xi). Les principales investigations de Kathryn Kerby-Fulton ont porté sur des manuscrits en moyen anglais, et notamment sur la tradition manuscrite de Piers Plowman. Retour au texte

56 Ces deux types de réactions marginales, qu’il est nécessaire de distinguer ici pour la clarté de l’exposé, cohabitent parfois dans les marges d’un unique manuscrit ; et dans ce cas ils peuvent y avoir été tracés par un seul annotateur, qui a pu apposer alternativement des signes graphiques et des commentaires plus développés. Le manuscrit Lyon, bm, 768, offre un bon exemple de cette juxtaposition (voir infra, p. 169-70). Retour au texte

57 Voir notamment F. Duval, « Le Moyen Âge », Mille ans de langue française. Histoire d’une passion, A. Rey (dir.), Paris, 2007, p. 11-454, aux p. 314-330. Retour au texte

58 PA, v. 11 150-11 161 ; notamment analysés dans S. Le Briz et G. Veysseyre, « Composition et réception… », art. cit., p. 284-285. Retour au texte

59 « Encadrer » doit ici s’entendre aux sens matériel et intellectuel du terme, comme nous avons tenté de le montrer dans S. Le Briz et G. Veysseyre, « Les notes marginales du manuscrit Paris, BnF, fr. 1648 : quand un clerc glose le Pèlerinage de l’âme de Guillaume de Digulleville », « Je ne sui prevost ne maire, / gardian sui du pelerin »…, art. cit. Retour au texte

60 Sur la constitution de la glose ordinaire au xiiie siècle, voir notamment M. Zier, « The development of the Glossa Ordinaria to the Bible in the thirteenth century : the evidence from the Bibliothèque nationale, Paris », La Biblia del xiii secolo. Storia del testo, storia dell’esegesi. Convegno della Società internazionale per lo studio del medioevo latino (sismel), Firenze, 1-2 giugno 2001, G. Cremascoli et F. Santi (éds), Florence, 2004, p. 155-184. Retour au texte

61 Une seule exception, très singulière, mérite d’être signalée : une poignée des notes marginales présentes dans le manuscrit de Charles V (Paris, BnF, fr. 1648) ont été intégrées dans le ms. Bruxelles, br, 10 197-10 198, une copie de la trilogie de Guillaume qui a appartenu au frère de ce dernier, Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, (S. Le Briz et G. Veysseyre, « Les notes marginales du manuscrit Paris, BnF, fr. 1648… », art. cit.). Retour au texte

62 B. Sère, « Forme, déformation, reformation… », art. cit. Retour au texte

63 Sur le narrateur du Pèlerinage de l’âme et sa dimension prophétique, voir supra notes 9 et 10 et texte afférent. Retour au texte

64 G. Veysseyre, « Manuscrits à voir, manuscrits à lire, manuscrits lus : les marginalia du Pèlerinage de vie humaine comme indices de sa réception médiévale », The Pèlerinage Allegories of Guillaume de Deguileville : Tradition, Authority and Influence, M. Nievergelt et S. A. Viereck Gibbe Kamath (éds), Cambridge, 2013, p. 47-63. Retour au texte

65 Parmi ces exceptions, le manuscrit Paris, BnF, fr. 24 302 : ses marges consignent 29 annotations au total, dont 26 sont adossées à des segments du Pèlerinage de l’âme qui se trouvent en amont du vers 3592. Retour au texte

66 Le corpus étudié compte un total de 388 annotations qui se répartissent de la manière suivante : 132 au sein de la première partie, 55 au sein de la seconde, enfin 201 au sein de la dernière. De tels chiffres ont été obtenus en prenant en compte tous les manuscrits cités dans notre annexe, à l’exception des deux copies conservées à Gênes. Pour celles-ci, on connaît le nombre global de marginalia, mais non leur répartition précise. Retour au texte

67 On trouve ces mentions aux f. 111v, 112r, 158r, 170v et 185r ; respectivement en face des v. 3927-28, 3977, 6727 sqq, 7459 sqq et 8352. À côté de ces marques de lecture, c’est presque toujours le mot « nota », plus vague, qui est usité dans les marges de ce manuscrit : on en trouve 16 occurrences. Retour au texte

68 C. Bremond, J. Le Goff et J.-C. Schmitt, L’« exemplum », Turnhout, 1982, p. 37-38. Retour au texte

69 PA, v. 6727-36 pour ce bref exemplum ; v. 6728 pour la citation. Retour au texte

70 « Avoie eü .I. mien voisin / qui a mal faire estoit enclin… » (PA, v. 3927-28). Retour au texte

71 De fait, ce récit bref ne présente que sept des neuf traits définitoires de l’exemplum tels qu’ils ont été énoncés par Jacques Le Goff : manquent l’inscription dans un « diachronisme narratif » rattachant le récit au « temps à la fois rétrospectif et eschatologique des auctoritates » du passé, et surtout « l’existence d’un rapport entre un locuteur et un allocutaire » (Jacques Le Goff dans C. Bremond et al., L’« exemplum », op. cit., p. 36-37). Retour au texte

72 On ne compte que deux annotations dans ce témoin du Pèlerinage de l’âme ; la seconde met en évidence les v. 3536-37 du poème : « Par lui seul Sathan trebucha, / nullui ne le redressera. / Qui par autrui est deceü, / plus tost doit estre receü / a merci » (PA, vers copiés dans ce ms. au f. 138v ; nous soulignons les vers qui y sont mis en valeur). Retour au texte

73 PVH, v. 1679-82 ; mis en valeur par la mention « nota » au f. 15r du manuscrit. Retour au texte

74 Guillaume de Digulleville, Le Pèlerinage de Jésus-Christ, J. J. Stürzinger (éd.), Londres, 1897, v. 5051-52 ; mis en valeur par la mention « nota » au f. 235va du manuscrit. Retour au texte

75 Le Pèlerinage de vie humaine y est consigné aux f. 1ra-74vb ; celui de l’âme aux f. 111ra-197rb ; enfin celui de Jésus-Christ aux f. 199ra-279ra. Retour au texte

76 L’expression est empruntée à Regula Meyenberg et à Gilbert Ouy, dans leur étude du manuscrit Paris, BnF, lat. 8009, une copie des Métamorphoses d’Ovide qui a été annotée par Alain Chartier : ces annotations signalétiques « ont en commun d’attirer l’attention en faisant ressortir un passage ou un vers précis par un signal » qui peut prendre la forme d’un signe graphique non verbal, d’un sigle ou d’un mot (« Alain Chartier, lecteur d’Ovide », Scrittura e civiltà, 14, 1990, p. 75-103, à la p. 83 pour cette définition, suivie d’une étude de cas). Retour au texte

77 Sur les 14 annotations que recèle cette copie du seul Pèlerinage de l’âme, la mention « nota » signale plusieurs fois des généralités consistant en obligations à respecter pour se comporter en bon chrétien : des règles à suivre pour obtenir l’absolution — « Maiz aprés la confession / fault faire satisfaction », v. 3879-80, pointés au f. 54v — aux écueils à éviter : « Moult est tresmauvais instrument / langue qui scet repostement / bon nom embler a son voisin : / n’est mie si grant larecin / d’embler joyaux, argent ou or / ou d’effondrer un grant tresor / com est de fortraire bon nom » (PA, v. 4655-61, signalés au f. 65v) ; etc. Retour au texte

78 Vers pointés dans la marge du f. 142v. Retour au texte

79 Au-delà de ses marginalia, cette copie du diptyque Pèlerinage de vie humaine-Pèlerinage de l’âme mériterait une étude à part entière en raison des remaniements dont les deux textes y ont fait l’objet. En effet le copiste qui l’a réalisée, ou l’un de ses prédécesseurs, a pris de grandes libertés avec la lettre des deux Pèlerinages, surtout celui de l’âme. Retour au texte

80 Les deux segments correspondent respectivement aux v. 5577 à 6702 et 7205 à 8708 du PA. Sur la dimension politique du second passage, voir G. Lecuppre, « La société statufiée… », art. cit. Sur les difficultés que présente le premier, voir supra p. 160-161. Retour au texte

81 Réactions réparties entre les feuillets 154vb et 162ra, et qui mettent en valeur les passages suivants : v. 7285-86, 7353-54, 7395-96, 7485 sqq (qui font l’objet, dans ce manuscrit, d’une variante notable par rapport à PA), 7749 sqq, 7899-7900, 7915 sqq à deux reprises (segment de nouveau sujet à une varia lectio qui singularise cette copie), 8471-72 et 8537-38. Retour au texte

82 PA, v. 5623-24. Retour au texte

83 PA, v. 6597-6612. C’est peut-être parce qu’ils étaient à l’unisson d’un culte populaire à la fin du Moyen Âge, celui des cinq plaies du Christ, que ces vers ont tout particulièrement attiré l’attention de cet annotateur. Pour une première approche de la fervente dévotion suscitée par ce motif à partir du début du xiiie siècle, voir D. Rigaux, « Plaies du Christ », Dictionnaire encyclopédique du Moyen Âge, A. Vauchez (dir.), Paris, 2007, t. II, p. 1225-26. Retour au texte

84 Sur le manuscrit de Charles V et les annotations qu’il recèle, voir S. Le Briz et G. Veysseyre, « Les notes marginales du manuscrit Paris, BnF, fr. 1648… », art. cit. Retour au texte

85 Sur les 42 marques de lecture que comporte ce manuscrit, neuf — soit presque un quart du total — se rencontrent au sein du passage dont le motif central est celui de l’arbre vert et de l’arbre sec (v. 5577 à 6702, f. 107v-114v) ; parmi elles, quatre s’attachent à la déploration de la Vierge sur la Passion de son Fils (v. 6353-6644, f. 114r et 114v). Retour au texte

86 F. 132v, en face des v. 9290 et 9291 ; puis, comme on l’a vu, au f. 139r, en marge des v. 10285-286. Retour au texte

87 On ne connaît que deux copies indépendantes de ce troisième opus de Guillaume : les mss Ars., 3169 et Paris, BnF, fr. 14 976. La plupart du temps, ce récit est copié avec le Pèlerinage de l’âme. Retour au texte

88 Dans cette copie l’annotateur adosse le PA à des auctoritates scripturaires et patristiques, mais aussi scientifiques et politiques. Il convoque même Pythagore pour asseoir l’idée selon laquelle l’enseignement n’est fructueux que sous certaines conditions (voir S. Le Briz et G. Veysseyre, « Les notes marginales du manuscrit Paris, BnF, fr. 1648… », art. cit.). Retour au texte

a Les copies du Pèlerinage de l’âme dans lesquelles la présence éventuelle d’annotations n’a pu être vérifiée à ce jour sont au nombre de quatre : Oxford, Bodleian Library, Add. C 29 ; Philadelphie, Rosenbach Library, 241-2 ; Saint-Pétersbourg, Bibliothèque nationale de Russie, fr. XIV 4 et fr. XIV 11. Retour au texte

b Ce chiffre et un minimum qui devra sans doute être revu à la hausse une fois l’original consulté : la reliure du manuscrit est serrée et le microfilm de consultation fort pâle, si bien que certaines marges sont inaccessibles sur les clichés dont nous disposons. Retour au texte

c Voir la note précédente : les mêmes difficultés de lecture se sont posées à nous pour ce manuscrit. Retour au texte

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Référence papier

Stéphanie Le Briz et Géraldine Veysseyre, « « Sens faire rien, pou vaut li sens » : mise en œuvre et réception de l’ambition didactique de Guillaume de Digulleville en son Pèlerinage de l’âme (ca 1355) », Bien Dire et Bien Aprandre, 29 | 2014, 151-180.

Référence électronique

Stéphanie Le Briz et Géraldine Veysseyre, « « Sens faire rien, pou vaut li sens » : mise en œuvre et réception de l’ambition didactique de Guillaume de Digulleville en son Pèlerinage de l’âme (ca 1355) », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 29 | 2014, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/829

Auteurs

Stéphanie Le Briz

Université de Nice, CEPAM, UMR 7264

Géraldine Veysseyre

Paris IV, IRHT, UPR 841

Droits d'auteur

CC-BY-NC-ND