C’est très précisément en 1409 que Christine compose, pour Charles III de Navarre, ses Sept psaumes allégorisés, clairement identifiés comme tels à l’incipit de deux manuscrits datant de l’année même de composition, le Barrois 203 (peut-être celui de Charles III ou du duc de Berry) et le Bruxelles KBR 10987 composé pour le duc de Bourgogne Jean sans Peur. Que l’œuvre fût commanditée, puis copiée très rapidement pour des grands du royaume, est une preuve d’une demande réelle pour ce type d’ouvrage destiné à la dévotion privée. En composant ses Sept psaumes, Christine s’inscrit donc dans un courant qui se creuse fortement après le xiiie siècle, celui de la pénitence privée et de l’établissement d’un rapport plus étroit et personnel entre le chrétien et son Seigneur. Mais cette inscription se fait à la manière de Christine qui, en 1409 est une femme reconnue pour son œuvre d’écrivain, tout particulièrement didactique et politique. Dans cette communication, je proposerai donc deux volets : le premier sera consacré à une mise en perspective du texte de Christine dans la tradition des psaumes de pénitence. Dans le second, je m’interrogerai sur l’écriture de Christine, pour analyser comment une œuvre a priori de dévotion, peut aussi être portée par la tentation du didactique de son auteur.
Les Psaumes de pénitence
L’origine du choix et de la classification des sept psaumes pénitentiaux est incertaine. Dans la Vita sancti Augustini de Possidius, on trouve une allusion, qui sera à l’origine de la légende faisant remonter l’élaboration de la liste des psaumes pénitentiels à l’évêque d’Hippone. Proche de sa mort, Augustin aurait ordonné que l’on écrive les psaumes de David qui, réduits en nombre, concernaient le repentir : nam sibi jusserat Psalmos Davidicos, qui sunt paucissimi de poenitentia, scribi1. C’est Cassiodore qui, dans son Expositio psalmorum, offre la définition précise de la série, qu’il énonce dans son commentaire sur le psaume six, le premier de cette série. Il justifie le nombre sept, car il est en correspondance avec les péchés et leur rémission2. Le haut Moyen Âge fournit un certain nombre d’attestations de cette reconnaissance particulière de sept psaumes, comme chez Bède le Vénérable par exemple dans son In primam partem Samuhelis libri qui, lui, établit une correspondance avec les sept dons du Saint-Esprit3. Au début du ixe siècle, dans le Pénitentiel de Florence, il est recommandé de réciter le soir les sept psaumes à qui ne veut avoir de pollution dans son sommeil4. Il semble donc bien que, dès le ixe siècle au moins, la liste des sept psaumes pénitentiels soit déjà bien connue, sans qu’il soit nécessaire de la repréciser lorsque est seulement mentionné le nombre sept. Ces sept psaumes vont donc être le support de pratiques pénitentielles et d’exercices spirituels, et c’est ainsi que leur récitation s’établit en tradition, pour arriver à la fin du Moyen Âge – souvent avec les litanies – dans les Livres d’heures, et comme support à des interprétations à caractère allégorique comme celle de Christine de Pizan.
On peut, dans ce parcours, tracer deux voies principales de transmission et de pratique de la récitation des sept psaumes. La première concerne d’abord le monde des hommes de religion, les moines en premier lieu, les chanoines et plus largement les clercs à partir du xiie siècle. Au Mont-Cassin, dans la seconde moitié du viiie siècle, les psaumes sont récités le soir de l’inhumation d’un moine, usage qui se répand dans la plupart des monastères de l’empire carolingien5. Saint Bernard prône la récitation quotidienne des sept psaumes6 et Konrad von Eberbach, dans son Exordium magnum Cisterciense sive Narratio de initio Cisterciensis ordinis, donne justement aux novices l’exemple du jeune Bernard, retiré seul et récitant ces sept psaumes (dont il ne donne pas la liste)7. Dans les constitutions des chanoines réguliers d’Arrouaise, il est bien stipulé que les sept psaumes doivent être chantés lors ou après le chapitre de prime8. Le Livre de l’ordre de Saint-Victor de Paris, un coutumier, mentionne également les frères chantant debout les sept psaumes de pénitence, après le Confiteor et le Misereatur tui : Tunc fratres stantes cantant septem psalmos poenitenciales9.
La deuxième voie ressortit à des pratiques qui touchent les laïcs, à travers la pénitence publique tout d’abord ; c’est ainsi qu’au xiie siècle, Raimbaud de Liège témoigne de l’utilisation des sept psaumes dans le cadre de celle-ci, dont il détaille le déroulement :
Post haec in aecclesiam eos episcopus introducat et cum omni clero septem paenitentiales psalmos in terram prostratus cum lacrimis pro eorum absolutione decantet10.
Toujours au xiie siècle, l’usage des psaumes de pénitence s’étend pour faire partie de l’office, sauf pendant le temps de Pâques et durant les octaves majeures11 ; on les récite ensuite seulement pendant le Carême après les Laudes, puis seulement les vendredis du Carême. On les trouve régulièrement dans les Bréviaires où ils sont souvent suivis des litanies des saints12. On les trouve ensuite, très régulièrement, dans les livres d’heures ; un des premiers témoignages de ce phénomène se trouve, au xiiie siècle, dans les Heures de Passau13, mais c’est surtout au xive siècle, avec le développement particulièrement élevé de la dévotion personnelle, que la présence des psaumes de pénitence se fait quasi systématique dans les livres d’heures14 ; et, une fois encore, le plus souvent, ces psaumes sont immédiatement suivis par les litanies des saints.
À la fin du Moyen Âge, il semble que les recueils de psaumes de pénitence aient aussi un usage pédagogique, si l’on en juge par leur association à des « a.b.c. » ; Jean sans Peur qui, rappelons-le, avait un manuscrit du texte de Christine, avait ainsi commandé « deux .ABC. et deux Septseaulmes » pour ses deux filles Jeanne et Catherine, pour « elles aprendre »15. On trouve également dans les comptes royaux pour la bibliothèque de la reine Isabeau de Bavière 12 sous parisis pour une « chemise d’un A,b,c,d des pseaulmes »16. Il existe donc bien une « tentation du didactique » qui se fait jour dans l’utilisation de manuels de psaumes pénitenciels.
Psaumes pénitentiaux et allégorie
En proposant un commentaire des sept psaumes, Christine de Pizan s’inscrit dans une longue tradition de « travail » sur les psaumes, dont l’orientation didactique est évidente. En effet, depuis les premiers Pères, tout texte biblique appelle commentaire, et les pratiques de l’école médiévale, lectura de la sacra pagina, gloses et commentaires s’inscrivent bien dans un projet didactique de connaissance et de compréhension des textes sacrés. Or quasiment tous les Pères de l’Église commentèrent ces psaumes, tradition qui se perpétue chez les théologiens et les écrivains du Moyen Âge tardif et de la Renaissance, tels Clément Marot, Maurice Scève ou Théodore de Bèze17. Plus particulièrement, en tant que « sous-genre », s’établit également une tradition d’écriture portant sur les psaumes pénitentiaux, en latin, puis en langue vernaculaire, elle aussi s’inscrivant dans la durée, comme en témoigne la paraphrase de Pierre Gringore18. Dès le haut Moyen Âge, on enregistre par exemple un commentaire d’Alcuin d’York19. Un In septem psalmos poenitentiales expositio fut longtemps attribué à Grégoire le Grand20, mais il est l’œuvre d’un moine du xie siècle, Héribert de Reggio d’Émilie21. Cette tradition se prolonge fort tard et en divers pays22, et ne concerne pas uniquement des théologiens, comme peut en témoigner la paraphrase en latin que laissa au xviie siècle l’avocat Louis Ferrant23.
La tradition française est également fort riche, en premier lieu grâce à la traduction des sept psaumes. Dans son ouvrage sur les traductions de la Bible en vers français, J. Bonnard signale deux manuscrits contenant une telle traduction, dont l’une – celle du BL add. 15606 – commence par ces mots : « Tornez ce foillot, si troverez les .vii. salmes an romant mot bien », suivis de la traduction du premier verset du psaume 6 : « Deus, an tun jugement ne m’arguer pas, sire »24. Paul Meyer, dans la notice qu’il consacre à ce manuscrit bourguignon, note que « cette version des psaumes de la Pénitence se rencontre dans une infinité de mss du xiiie au xvie siècle. Elle est particulièrement fréquente dans les livres d’heures »25.
Le succès croissant des livres d’heures à partir de la fin du xiiie siècle, en des temps où la dévotion personnelle, intime, se répand de plus en plus, encouragée par l’Église et les prédicateurs26, implique la plus grande familiarité avec les psaumes de pénitence et les litanies. Comme le note V. Leroquais à propos des Livres d’heures et de leurs prières, « c’est peut-être la partie la plus riche, la plus pittoresque et la plus variée »27. Ces prières, sont au demeurant souvent rattachées au psautier, en version française, preuve de l’expansion « populaire » de cette dévotion lue et privée28.
Il est donc normal que différents auteurs de la fin du Moyen Âge, surtout ceux dont l’œuvre didactique est d’importance – tel est le cas de Christine –, se soient intéressés à cette dévotion privée et y aient contribué par leurs écrits, sous une forme ou une autre. Comme le livre d’heures et le recueil de psaumes marquent un creusement de la pratique privée de la dévotion et de la pénitence, le commentaire allégorisé marque le passage d’une pratique scolaire à une lecture personnelle, d’autant plus soulignée lorsque le texte est écrit en langue vernaculaire. La double tradition, latine et vulgaire, est en outre révélatrice du spectre large de la réception de ce « genre », destiné à l’éducation, la réflexion et l’édification de clercs comme de laïcs mais, répétons-le, dans une dimension personnelle, en un espace de l’intimité. On mesure bien ce degré d’intimité chez Pétrarque29. C’est en 1343 qu’il composa son petit ouvrage, dans une crise d’introspection le conduisant à considérer ses péchés, sa vie trop mondaine, sans doute en regard de la décision radicale de son frère, qui lui était si cher, si proche, de quitter le monde pour s’enfermer chez les Chartreux. Cette œuvre est donc à situer dans une perspective de profonde pénitence privée, entre ce qui pourrait être une simple récitation pénitentielle, telle qu’envisagée par saint Bernard, et une écriture personnelle de la douleur, de l’incertitude et du désarroi. L’œuvre de Pétrarque30 se détache de la tradition, dans la mesure où le poète prend bien des libertés avec l’ensemble « canonique » des sept psaumes de pénitence et, finalement, retient avant tout la symbolique du septenaire. Ce qui importe pour Pétrarque est d’exprimer sa douleur et son repentir, parfois de manière assez violente même. Il retient un terme, une expression d’un verset de la Vulgate à partir duquel il va construire son poème. Ainsi, son premier psaume ne part pas du Domine ne in furore, mais débute plutôt sur le deuxième verset Miserere mei Domine quoniam infirmus sum pour exprimer la propre douleur du poète, en jouant sur miserere/misero : Heu mihi misero, quia iratum adversus me constitui redemptorem meum31. Il s’agit donc chez Pétrarque, non d’une paraphrase ou d’une allégorie, mais bien d’une création poétique au cœur de laquelle est inscrite une expérience personnelle du repentir. Si didactisme il y a, il repose sur un système réflexif appelant le lecteur à s’identifier à l’auteur et à se livrer à une introspection permettant de jauger l’étendue de sa faute. Le cri vers Dieu, constituant premier et essentiel du psaume, est amplifié par l’insertion de l’expérience psychologique personnelle qui trame le texte. C’est donc un appel à la méditation et, dans ce contexte, le didactisme porte essentiellement sur un appel et une méthode de méditation. Comme les manuels de confesseurs ou les recueils d’exempla pouvaient servir aux ecclésiastiques d’aide à la confession et à la prédication, les paraphrases, méditations ou allégories sur les psaumes pénitentiaux pouvaient servir aux clercs, soit à leur propre méditation, soit comme aide, modèle à l’édification de leur public. C’est dans cette perspective qu’il faut considérer, plus proches de Christine de Pizan, les Meditationes de Jean Gerson.
Le projet de Dante32 était quelque peu différent ; en écrivant en italien, Dante choisit de traduire en adaptant et en « entourant » le texte de quelques propos qui restent très près du contenu des psaumes et visent essentiellement à renforcer l’idée de pénitence et de pardon. On ne saurait donc parler ici d’allégorie, de commentaire, mais tout au plus de paraphrase, dont le but premier est de rendre le texte latin accessible par la langue et par le style ; si didactisme il y a, il passe par une forme de ‘séduction poétique’ : alors que Christine, en introduction de chaque verset, traduit le texte de la Vulgate, décalquant parfois le latin mot à mot, Dante quant à lui travaille davantage sur la traduction, plus exactement la mise en italien, linguistiquement et stylistiquement parlant – la terza rima –, de chaque verset latin qu’il « orne » :33
Le didactisme de Christine
On pourra remarquer que, dans les manuscrits les plus anciens, qui datent de 1409 et sont donc les plus proches de l’original, seuls figurent les premiers mots du verset latin. On peut donner trois explications – au demeurant non contradictoires – à cette présence abréviée, en gardant en mémoire que le texte de Christine s’adresse à des laïcs. Ou bien les versets de la Vulgate correspondant aux psaumes pénitentiaux sont si communs qu’il a paru inutile à Christine et au scribe de les rappeler ; ou bien l’abréviation sert de guide et le lecteur est appelé implicitement à se référer à sa Bible ; ou bien enfin le latin est secondaire, seul point de repère presque ‘graphique’, comme dans le manuscrit de Jean sans Peur où les premiers mots des versets sont dans les marges, et seule compte la traduction qu’offre Christine en préambule de son commentaire. Dans tous les cas, cette approche du verset biblique est révélatrice de l’importance accordée à la langue vernaculaire et, en conséquence, de la valeur pédagogique d’un texte destiné à un public qui n’est pas nécessairement familier du latin et qui est appelé à une lecture quotidienne.
Le didactisme des Sept psaumes de Christine est marqué par la construction du commentaire, qui obéit à une véritable progression, pensée par l’auteur et mise en œuvre avec rigueur. Les trois premiers psaumes (vi, xxxi, xxxvii) ont une structure assez simple qui correspond à ce qu’évoque chaque verset : pour le psaume vi, par exemple, on a une première partie qui alterne aveu et appel à la miséricorde divine, puis la fin est une sorte de profession de foi exclamative.
Verset 1
Sire, ne m’argues en ta fureur et ne me corriges en ton yre !
Comme je congnoisce que la multitude de mes tres orri (fol. 1v)bles pechez a desservi la punicion de ta justice ! Mais tu, Sire, qui ne veulx la mort du pecheur – ains te plaist que il se convertisse et vive –, regardes de l’ueil de ta pitié ma miserable fragilité, et me rejoings a toy par l’integrité de ta sainte misericorde. Si ne me seuffres perir, mon doulx Redempteur en qui est m’esperance.
Verset 4
Convertis, et deffens mon ame ! Par ta misericorde, fay moy sauf !
Ne refuses pas ce que je te requier, mon Dieu juste ; soies favorable a ton sergent qui t’appelle, car les peines que tu as appareillees aux mauvais ne sont pas deues aux repentans ; les felons ne te con (fol. 3)gnoiscent ne leur voix ne fait clameur a toy, mais les vrais deprians desservent, par les saintes merites de toy mesmes, que ilz treuvent grace devant ta face ; si ne me soit refusee, car j’ay en toy fiance, tres doulx Dieu.
Verset 10
Soient escalourgiez et conturbez vehementement tous mes ennemis ! Ilz soient convertis et escalourgiez moult isnellement !
Qui sont mes ennemis ? A droitement considerer, certes (fol. 6) ce sont pechez, et pour ce, tout ainsi que cellui qui a passé perilleux pas s’esjouist d’en estre yssu a sauveté et het la voye perilleuse, suis je reconforté avec l’esperance susdicte quant je me treuve hors des las de pechié, non par ma puissance, mais en ta vertu, Dieu Sire, et sicomme cellui qui est eschappé des mains de ses adversaires les maudit et het, est de moy haÿ pechié et iniquité34.
Pour les psaumes xxxi et xxxvii, l’alternance est moins régulière, mais les principes restent les mêmes que pour le psaume vi. En revanche, la structure se complique à partir du psaume l, et le commentaire s’ouvre vers des espaces de connaissances plus larges. On peut donc considérer que les premiers psaumes ont une fonction propédeutique, en s’inscrivant pleinement dans une tradition de méditation et de pénitence : le commentaire, bref, est là pour souligner et expliciter la pénitence ; il fonctionne surtout comme une amplificatio du verset. Par la suite, le commentaire s’étoffe et se charpente grâce à l’insertion de divers éléments tirés de l’histoire de la vie de Jésus, de morale et de pratique chrétiennes, de données liées à la société contemporaine, voire à la politique. Ce qui est remarquable est la façon dont travaille Christine, qui procède à la fois de l’insertion, à la manière d’exempla, et de la logique de l’organisation du texte, dont la structure repose sur les éléments insérés. Ainsi, va se développer un commentaire à plusieurs dimensions dont l’axe temporel est arc-bouté sur la chronologie de la vie du Christ, axe auquel viennent se superposer des données organisées selon une symbolique numérique relevant de l’Écriture sainte, du dogme ou de la pratique. S’y ajoutent encore des typologies relevant de l’organisation de la société. Voici l’exemple du psaume ci, selon un tableau montrant bien comment se développe la méthode de Christine :
Il paraît légitime de considérer que la sélection opérée dans l’ensemble des psaumes a été conditionnée par ce nombre hautement symbolique dans la tradition judéo-chrétienne qu’est le nombre sept. L’organisation numérique à caractère symbolique, moyen didactique et mnémotechnique par excellence, est donc « naturelle » dans le cadre d’un commentaire sur les psaumes pénitentiaux. La méthode de notre femme-auteur consiste en ce domaine à choisir des données religieuses, bibliques et liturgiques, qui puissent s’adapter à son « allégorie », avec une prépondérance des « classiques » sept, dix et douze. L’influence de son ami Gerson est ici probable, en particulier celle de son A.B.C. des simples gens35, même si Christine ne suit pas exactement le chancelier et même s’il est raisonnable de penser qu’elle réutilise des données bien connues. Dans son A.B.C., Gerson annonce en premier lieu le Credo des douze apôtres, les dix commandements, les vertus et les dons du Saint-Esprit. Viennent ensuite les cinq sens, les sept péchés mortels (orgueil, envie, paresse, colère, avarice, gloutonnerie, luxure) et les sept vertus contraires. Il précise ensuite, indiquant que le Pater noster comporte sept « petitions », le Credo en douze articles de foi. Il énonce à la suite les dix commandements, les sept vertus « Foy, esperance, charité, prudence, attemprance, force, justice », les sept dons du Saint-Esprit, « le don de paour, le don de pitié, le don de science, le don de force, le don de conseil, le don d’entendement, le don de sapience »36 ; viennent ensuite les sept béatitudes, les sept œuvres de miséricorde spirituelles, « les ignorans enseignier, les defailhans corrigier, les errans adreissier, les maulx d’aultruy celler, les injures supporter, les temptés consoler, pour les pecheurs prier » ; les sept œuvres de miséricorde corporelles, « repaistre ceulx qui ont fain, abrever ceulx qui ont soif, hebergier les pouvres, vestir les nudz, visiter les malades, conforter les prisonniers, ensevelir les mors ». Il y a encore les sept ordres, les sept sacrements de l’Église, les sept branches de la pénitence, les sept douaires du Paradis, les sept béatitudes des justes, les quatre conseils de Jésus pour les parfaits, les principales joies du Paradis et, enfin, les peines de l’Enfer.
Christine en fait utilise les mêmes catégories que Gerson, mais pas toutes, avec des différences dans l’ordre des éléments : pour les péchés, elle inverse colère et envie, elle ne donne pas les sept dons du Saint-Esprit dans le même ordre, ni les œuvres de miséricorde. On ne saurait donc parler d’une compilation faite à partir de Gerson, mais plutôt d’une influence diffuse, Christine reprenant à son compte un certain nombre de listes, sans pour autant suivre une organisation stricte ou même canonique. En fait, ce type de liste est particulièrement répandu et participe, dans le domaine d’une didactique du religieux et du liturgique, à une esthétique de la liste37, bien connue pour le Moyen Âge. S’il convient de citer Gerson, c’est plutôt parce que bien connues sont les relations unissant Christine au chancelier, l’influence spirituelle de ce dernier sur la poétesse étant bien attestée38.
Le psaume l, qui marque le changement dans le commentaire, est introduit par un discours qui rappelle les éléments essentiels du dogme, avec en particulier l’évocation de la Trinité, suivie d’une liste présentant la méthode qui va se développer tout au long des versets et psaumes suivants :
O tres doulx Dieu, ayes mercy de moy selon ta grant misericorde. (fol. 26v)
Je ne te reclame pas de pou de chose, Sire, se je invoque pour ma medicine celle inextimable misericorde, de laquelle la grant plenitude te fist envoyer mesmement ton propre Filz en terre souffrir mort pour les pecheurs. O un seul Dieu en Trinité et Trinité en unité tres honoree, sanz sepparacion de substance, quoy que autre soit la personne du Pere, autre du Filz et autre du Saint Esperit, je te requier remission de mes pechez. A toy, increé Pere, increé Filz, increé Saint Esperit, je viens deman (fol. 27)der pardon ; si me soit ottroyé, et me donnes grace que je puisse eschever les .vii. pechez mortieulx, bien gouverner mes .v. sens corporeus, obeïr aux .x. commandemens de ta sainte loy, croire fermement les .xii. articles de la foy ; mets en moy les .vii. dons de ton Saint Esperit et me confermes en estat de grace.
On assiste ensuite à un martèlement d’orthodoxie reposant sur le Credo et qui concerne les personnes de la Trinité. On trouve également un exposé des propriétés des saintes hypostases avec au demeurant un jeu sur les différents nombres tel qu’on peut le trouver dans la Somme le roi de frère Laurent39 ; l’on pensera aussi à l’influence possible de la Brève introduction à la foi chrétienne de Gerson40.
Ainsi, le début du verset 2 de ce même psaume l :
O tres parfonde deité, pardurable Pere tout puissant, pardurable Filz, pardurable Saint (fol. 27v) Esperit, non mie .iii. pardurables Tous Puissans, mais .i. seul pardurable tout puissant, Dieu Pere, Dieu Filz, Dieu Saint Esperit, non mie .iii. Dieux, mais un seul Dieu, de qui inextimables sont les remissions et graces que tu fais aux pecheurs […]
verset 3
Tu Seigneur Pere, tu Seigneur Filz, tu Seigneur Saint Esperit, et toutefoix non mie .iii. Seigneurs, mais un seul Seigneur, comme par crestienne foy fermement nous croyons et confessons […]
verset 4
Pere qui de nul es faict, ne creé, ne engendré, tu Filz de Dieu non mie fait, ne creé, mais engendré, benoit Saint Esperit non mie fait, ne creé, n’engendré du Pere ne du Filz, mais procedent, […]
verset 5
Mais, benoite Trinité, ou riens n’est premier ne derrenier, greigneur ou mendre, mais toutes les .iii. personnes sont a eulx coëternes et coëquales […]
etc.
La méthode pédagogique repose donc ici sur la répétition ; celle-ci s’applique aux données liées au mystère de la Trinité qui, encore au xve siècle, semblent devoir être inlassablement redites, comme le montre entre autres l’exemple du livre I du Livre des proprietés des choses de Jean Corbechon, qui figure dans la librairie de Charles V41 et dont Christine a eu connaissance42.
Les Sept psaumes allégorisés servent également à enseigner bien des passages de l’histoire biblique, avec un déroulement complet de la vie de Jésus ; on assiste donc, dans une veine thomiste, à une véritable translation depuis l’Ancien Testament vers le Nouveau ; le pécheur ne s’adresse plus seulement à Dieu, mais à son Fils et l’appel déchirant et humilié des psaumes se transforme progressivement en une confession personnelle et une demande de pardon, dans un passage de Dieu le Père à Jésus le Fils, comme dans cet extrait significatif du psaume ci :
Et te requier, en vertu de tous les sains miracles que tu volz faire quant tu estoies en ce mortel monde, et par tes benois sermons et ta sainte parole, que je n’enchiee nulle foix, en fait ne pensee, ou pechié de convoiter autrui chose, soit maison, heritage ou quoy que ce soit je ne tire a avoir frauduleusement, par maistrise ou autre voie extorcionnaire. Et te plaise me pardonner se en aucun cas je ay mespris, et povoir avec voulenté me donnes de satisfaire. (fol. 49v)
Par ailleurs, si la vie du Christ fournit un axe chronologique pour le déroulement du commentaire, elle est aussi érigée en exemple ; dans cette dialectique aveu/confession/contrition/espoir de pardon, il y a également une forme embryonnaire d’imitatio Christi.
Enfin, et c’est sans doute la partie la plus originale de l’allégorie de Christine, vient se greffer sur le religieux une dimension politique. Celle-ci s’impose par des références aux événements du temps et par la présence de personnages, des grands du royaume, directement impliqués dans les événements douloureux que vit la France du xve siècle. On y ajoutera la mention de différents ordres de la société, auxquelles Christine est sensible, comme elle le montre fort bien dans différents ouvrages comme Le Livre des trois vertus, le Livre du corps de policie, le Livre de paix. La méthode de Christine repose ici sur l’analogie, plus exactement sur l’association et le rebond d’un événement biblique vers le présent. Dans le verset 18 du psaume ci par exemple, elle rappelle l’épisode dans lequel Jésus fut conduit devant Caïphe, d’où elle passe à la sainte Église pour prier en faveur du pape Alexandre, en faisant une allusion parfaitement claire au Grand Schisme et aux problèmes de l’Église :
je te requier et deprie pour ta sainte Eglise catholique, de laquelle par lonc temps il a semblé que tu eusses retrait ta sainte main, que, a ton pastour Alexandre, nouvel esleu ton vicaire, et a ceulx qui le succederont, vueilles donner sens, povoir, force et voulenté de telement gouverner le saint office papal, que ce soit au prouffit de leurs ames, a l’augmentacion et accroiscement de ta benoite foy, au salu de crestianté et a la reparacion de la ruine passee. Gardes les singulierement du mauvais esperit d’orgueil, de vaine gloire et convoitise. Pareillement te requier pour tous prelas, prestres et gens qui ont cure d’ames, pour tout le clergié. (fol. 54-54v)
Par un système d’enchaînement, l’actualité ayant fait son apparition, Christine poursuit en direction du roi, des princes des fleurs de lys, etc. :
pour lequel digne mistere, et en l’onneur de la pacience que tu eus quant tu receus la buffe devant Caÿphe, que tu vueilles regarder en pitié le coliege de purgatoire : les ames de mes parens, prochains, amis et bienfaicteurs, du roy Charles le Quint, du duc Philippe de Bourgongne et de tous leurs parens et affins, tu vueilles mettre a repos et allegier leurs peines et donner pardon. (fol. 55-55v)
C’est aussi l’occasion pour Christine, en approfondissant le détournement, de fournir quelque enseignement aux princes :
Sire, je te prie, en memoire et compassion des moqueries du mantel de pourpre et des bateures que on te faisoit, que tous les roys, princes crestiens, et par especial (fol. 58v) ceulx du sanc royal de France, et tous leurs parens et affins, vueilles avoir en ta sainte garde : c’est assavoir le roy Charles de France, – si que dit est –, le roy Loys de Cecile, le roy Charles de Navarre, – par lequel commandement et voulenté ceste present œuvre est faite, laquelle au prouffit de son ame et de moy soit –, le duc Jehan de Berry, le duc Jehan de Bourgongne, et leur enfans, leur freres et tous ceulx de leur lignage ; tu leur soies favorable et propice. Leur ottroyes gouverner eulx et leur subgez par bon sens en ta cremeur, bien conseiller cestui royaume. Gardes les de tous encombriers, et leur donnes a la fin Paradis ; et pareillement te prie pour tous empereurs et seigneurs crestiens. (fol. 58v-59)
La lecture politique du texte ne fait pas de doute si l’on en juge par une note marginale fort intéressante, dans laquelle la mention « Louis d’Orléans » est ajoutée dans la liste où figure le duc de Bourgogne.
Tous les ordres de la société sont présentés et, sous prétexte de prière, Christine clame son espoir et, à lire entre les lignes, ses critiques, comme pour la chevalerie à qui, indirectement, elle rappelle ses devoirs :
Et pour le merite d’ycelles larmes, doulx Jhesucrist, derechief je te prye, pour tous les nobles du royaume de France, et semblablement d’ailleurs, que tu leur donnes force et povoir de batailler contre les assaulx de l’ennemi en ce monde cy, tant que a la chevalerie du ciel soient menez, et telement garder et deffendre le royaume ou pays dont ilz sont, et la crestianté, que nulz ennemis n’y nuisent. Et leur donnes honneur et chevance, sans eslevacion d’orgueil, et leurs corps et membres deffens de mal. (fol. 63-63v)
Il en va de même pour les clercs :
Et de ce te pry que me donnes grace en l’onneur de tes tres glorieux yeulx bandez et de ta sainte face, pour nous frappee et decrachee. Et que tous les clercs, maistres et estudians de la noble honoree Université de Paris, tes theologiens, ou de quelque faculté que ilz soient, et semblablement de tous les autres estudes de chrestianté, ayes en ta sainte garde : donne leur force d’endurer le labour d’estude, bien comprendre les sciences et prouffitablement en user, enseigner les ignorens et le peuple, faire leur sauvement. (fol. 59v-60)
On pourrait multiplier les exemples tirés de ce texte, qui se révèle bien plus complexe qu’il en a l’air en première lecture, qui tous sont révélateurs de ce que j’appellerais volontiers une « méthode de détournement » mise en œuvre par Christine. La poétesse part donc de la figure humble du pécheur qui implore le Dieu dont il craint le courroux, figure de l’Ancien Testament, pour progressivement passer au Christ et à une imploration qui combine confession, contrition et demande de pardon. Mais ce parcours, qui reste celui de la pénitence, sert aussi de prétexte et de support à un autre cheminement, pédagogique celui-là, qui expose des pages bibliques et, par des systèmes d’écho, fournit des enseignements moraux et théologiques, ainsi que des bribes de réflexions politiques, dont la portée est bien plus longue que le laisse paraître la prière. Cet ensemble, fort cohérent parce qu’arc-bouté sur une chronologie historique et sur des listes et typologies, est également construit sur une méthode de chevauchement et d’entrelacement qui confère au texte de Christine un véritable dynamisme, au demeurant surprenant dans le contexte de ce qui reste quand même un commentaire sur les psaumes.
Ces Sept psaumes allégorisés trouvent donc, peut-être de façon inattendue, leur pleine place dans l’ensemble de l’œuvre que Christine a composée après 1403, œuvre essentiellement marquée par le didactisme et le souci d’une parole en prise avec l’actualité du royaume. Même dans la prière et la pénitence, la tentation didactique de Christine ne saurait disparaître.