Présentation et mort d’un personnage : Chernubles de Muneigre dans la Chanson de Roland (laisses LXXVIII et CIV)

DOI : 10.54563/bdba.899

p. 23-38

Plan

Texte

Bien veez que nos summes Mors
Et lait et dedans et defors1.

Chernuble est, sur le sol où il se trouve, un étranger, au demeurant par là même étrange : en lui se vérifie (comme en quelques autres spécimens de Sarrasins à cette époque et dans la Chanson) la gémellité des notions d’extranéité et d’étrangeté2. Si le personnage est conçu pour déconcerter notre perception commune, et si, de ce fait, il étonne, et inquiète, il est aussi condamné pour ne pas appartenir vraiment à l’humanité : bien plus que sa démesure, sa nature l’en exclut. Aussi l’exotisme, ici, si exotisme il y a, n’est pas un trait caractéristique du récit viatique, ou l’aperçu plus ou moins biaisé d’un ailleurs ou de l’autre ; il n’est en rien l’attribut du voyage ; il consiste avant tout dans l’annonce d’une incongruité qui menace l’intégrité d’un continent. L’annonce de cette incongruité dénonce. Et voilà pourquoi, sans doute, l’Ailleurs paraît à ce point monstrueux ou déformé.

« D’altre part est Chernubles de Muneigre… » : présentation d’un spécimen sarrasin

Chernuble est le dernier, parmi les douze pairs sarrasins, à se vanter devant Marsile de sa volonté bien arrêtée de vaincre. Un peu plus que ses prédécesseurs, et surtout en opposition à Margarit, qui vient de parler et dont la beauté fascine les dames, il est individualisé de manière assez fruste d’emblée, par deux caractéristiques physiques :

D’altre part est Chernubles de Muneigre,
Josqu’a la tere si chevoel li baleient.
Greignor fais portet, par giu, quant il s’enveiseit,
Que .VII. mulez ne funt, quant il sumeient. (vv. 975-978)

« C’est jusqu’au sol que flottent ses cheveux ». Un tel excès capillaire est, on s’en doute, incongru. Si l’on va consulter, dans l’ébrasement du portail d’entrée du Dôme de Vérone, les célèbres statues de Roland et d’Olivier, intéressantes pour la représentation contemporaine des héros principaux de l’œuvre, étant donné que le monument date de 1139, on n’est pas surpris de constater que les deux compagnons portent les cheveux mi-longs, couvrant la nuque et descendant aux épaules, celui-là rejetés en arrière, sous le casque, et en mèches, Olivier en franges bouclées et plaquées sur le front3. Quant à l’archevêque Turpin, si l’iconographie contemporaine permet peu de surprendre son crâne à nu, pour cause de casque ou de mitre, il est qualifié dans le texte même, et par métonymie, de « coronét » , à savoir de « tonsuré » (v. 1563). De ce côté-ci, du côté chrétien, la norme sociale s’ajuste à l’obéissance religieuse : en bon service de la loi, on surveille, on coupe, on soigne et sacrifie ses cheveux.

Incompatible avec la norme chevaleresque, sans parler évidemment de l’humilité religieuse, une telle crinière n’est donc pas une manifestation d’anticonformisme (ce qui ramènerait aux usages sociaux, et par conséquent à la civilisation), mais un élément de nature. On parle avec naturel, à propos de Chernuble, de « chevoel » puis de « cheveleüre » lorsque Roland porte le coup fatal à cet ennemi : dans l’ordre de la description humaine, ou, si l’on préfère, dans le genre du portrait, il s’agit, par exemple à côté de « crine », qui puise dans un registre plus élevé et sert une intention laudative, de la dénomination la plus neutre qui soit4: élémentaire, le portrait de Chernuble le reste jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Cependant « chevoel » et « cheveleüre » évoquent un attribut proprement humain. Le personnage n’est en rien animalisé, pas plus qu’il n’est qualifié de monstre, alors qu’il était pourtant facile de l’assimiler par exemple à un géant, type redouté de l’exotisme insulaire et figure de la menace vivante. Mais la surabondance de cette pilosité capitale, si l’on ose dire, est bien une marque d’altérité, d’extranéité, d’étrangeté. Si l’on songe à la station debout de l’homme, à la position supérieure, aérienne, de la tête, l’image du flottement des cheveux jusqu’à terre marque bien dans la personne de Chernuble une dégradation, plus précisément une rétrogradation de la nature humaine. Une telle anomalie capillaire est à la fois archaïque, barbare et même sauvage.

Et comment interpréter, s’il se peut, Chernuble, l’anthroponyme ? Au dernier quart du xiie siècle, le Ruolantes Liet, comme pour nous guider, nomme « Cernubile » ce spécimen, qui, gonfalonier de Marsile, est ainsi promu pour mieux faire pendant à Roland5. On parvient d’ailleurs à conjecturer comment Chernuble est un beau jour investi, par erreur, d’une telle dignité. D’une part, dans cette laisse LXXVIII de la Chanson, c’est après qu’il a parlé – le dernier – que les douze pairs sarrasins se rassemblent et que leurs troupes s’équipent6. Il est d’autre part probable que l’invention par le Ruolantes Liet de cet attribut, un symbole de ralliement, sera venue d’une mauvaise lecture d’image, ainsi qu’on en connaît d’autres cas, par exemple dans la légende de saint Nicolas7 : on aura pris la chevelure flottant jusqu’au sol pour un gonfalon dont le personnage est désormais pourvu. Voilà d’ailleurs pourquoi l’enlumineur présente alors sous des traits normaux, classiques et quasi quelconques le Sarrasin Chernuble, alias Cernubile. Or « -nubile », « -nuble », ressemblent fort au nubilus latin, « couvert de nuages », « sombre, obscur, noir », « triste, funeste »8. Une figure sombre, aux cheveux noirs, à ce qu’on présume, un air taciturne : ainsi doit s’imposer Chernuble à notre imagination.

La succession des vers, en parataxe, indique un lien direct entre la chevelure du personnage et sa vigueur. Il existe évidemment un illustre modèle, biblique : il n’a pas échappé que Chernuble emprunte à Samson (Livre des Juges, 13, 2-5, et 16, 16-21). L’auteur de la Chanson connaissait bien sa Bible. On comprend même pourquoi cette force de la nature – à présent, une menace propre à susciter le suspens –, n’est pas explicitement assimilée par le texte à Samson : c’est que, par ignorance ou obstination, Chernuble embrasse le mauvais terme de l’alternative. En effet, l’époque n’ignore pas le cliché psychomachique de Samson (Livre des Juges, 14, 5-11) démantibulant, au sens propre, le lion, comme figure du Bien terrassant le Mal, de la force vertueuse abattant la puissance brutale9. Roland agonisant va bien user, dans sa prière à Dieu, d’un pareil cliché10, lorsqu’il va citer des exemples bibliques de la protection du Père à ses enfants militants11, et de même un peu plus tard Charlemagne de retour à Roncevaux12 : mais, pour caution vétérotestamentaire, c’est Daniel dans la fosse aux lions (Daniel, 6, 17-25) que l’un et l’autre évoquent13, et non Samson, peut-être parce que ce nom symbolique est déjà porté par l’un des plus valeureux chevaliers de Roncevaux, le duc Sansun (vv. 105, 1275, 1531, 1537, 2188 et 2408), compagnon d’Anseïs. Ainsi, Chernuble pourrait être un Samson, s’il n’était sarrasin : tel quel, il est, pour le meilleur et surtout le pire, un Samson perverti.

Or, pour confirmer d’un exemple à quel point le personnage est démesurément doué, ce n’est pas en termes de puissance guerrière, comme il siérait au chevalier, que s’exprime sa force ; elle est illustrée par une comparaison relevant du registre animal : Chernuble porte, pour s’amuser, la charge de quatre, ou, c’est selon – selon les versions, s’entend –, sept mulets de bât. Ses divertissements sont donc d’un portefaix. Ce n’est pas souvent qu’il doit rire. Il se distrait dans l’accablement. Le mulet comme animal de charge apparaît plutôt du côté sarrasin14. Discret effet de couleur locale, à côté duquel importe plus la nature du mulet : un hybride mâle de l’âne et de la jument (« grand mulet ») ou du cheval et de l’ânesse (« petit mulet » ou « bardot ») ; il est toujours infécond. La définition de cet équidé que le texte associe à Chernuble mérite à présent d’être réservée, compte tenu de l’humanisation du personnage : en d’autres termes, si l’on doit regarder celui-ci comme un palimpseste, c’est au nom de l’imaginaire mythologique et de sa résurgence.

« Icele tere, ço dit, dunt il se seivret… » : identification toponymique et représentation topographique

Après ce portrait en quatre vers, et à travers les propos du personnage même, en quelques traits, voici, tout aussi singulier, le territoire qu’il vient de quitter et qui paraît si loin :

Icele tere, ço dit, dunt il se seivret,
Soleill n’i luist ne blet n’i poet pas creistre,
Pluie n’i chet, rusee n’i adeiset,
Pierre n’i ad que tute ne seit neire :
Dient alquanz que dïables i meignent. (vv. 979-983)

Ici commence, au style indirect, la vanterie du pair sarrasin15. Paul Aebischer a magistralement confirmé, par l’examen du toponyme et le commentaire du paysage, l’identification de cette terre avec la région des Monegros, « qui s’étend, calcinée et déserte, aux alentours de Bujaraloz, entre Lérida à l’est et Saragosse à l’ouest »16, les Monegros, « véritable pan de terre africaine tombé entre la Sierra d’Alcubierre et l’Ebre »17, en somme un empan de « l’Afrique bruslee », comme disait Aubigné au septième Livre des Tragiques18. Entre Saragosse et Huesca, les Monegros appartiennent à la province d’Aragon. Louis Bunuel, natif de Calanda, dans le bas Aragon, province de Teruel, a bien évoqué, dans ses souvenirs, l’angoisse que suscitait la sécheresse du temps sur la région19. Rien, au demeurant, qu’on traduise en noir autant que la canicule sur une terre aride ou sévère : ainsi chez l’écrivain d’un pays lumineux, qui détestait la tyrannie du soleil d’été : Giono20.

Va pour Los Monegros. Mais si « Muneigre » en est l’altération, c’est pour imposer une altérité. Le toponyme dispense en effet de la contorsion météorologique. On sait bien que le nom fictif vaut moins par sa signification que par sa suggestion : trouvé suivant les lois de l’imaginaire, il est reçu de même ; en l’occurrence, l’impression qu’il produit est accrue par le mode de récitation de l’œuvre, la modulation. Muneigre à lui seul, sans l’appoint de l’allusion, fait voir une couleur, inspire une ambiance, à la faveur d’un latinisme (niger, nigrum) plus ou moins repeint d’hispanisme (« negro »). L’onomastique fictive, en l’occurrence, a cette vertu : le nom noircit un paysage et dénigre un pays.

À s’en tenir au seul imaginaire chromatique, on croirait que sur le territoire dont Chernuble s’est éloigné, l’obscurité, faute de soleil, a déteint sur les pierres mêmes. Ce site, il faut l’imaginer « d’une nudité d’épouvante », ainsi qu’A. t’Stertevens dépeignait l’abord des îles Marquises21. Minérale en est la topographie. Pays perdu, au sens moral du terme : alors que la présence divine est lumière, et tout ce qui la sert ou la restitue, comme l’épée Halteclere22 d’Olivier, cette ambiance de ténèbres accuse la séparation définitive avec Dieu. Chernuble vient proprement d’une « terre ombrage »23, où le soleil ne luit pas.

Certes, on ne parlerait qu’à peine ici d’esthétique du paysage ; mais ce paysage est bel et bien l’objet d’une moralisation. Locus horribilis, et plutôt (ceci expliquant cela), locus sterilis. Terre inféconde, au même titre que l’animal avec lequel Chernuble, en veine d’amusement, rivalise. Du fait du dérèglement des quatre éléments, le pays est intempérant et le paysage inhospitalier : contrée morte, où le cycle du jour et de la nuit a cessé d’être, et, avec la désertion de ce temps cosmogonique, a fortiori le temps liturgique.

Ce retour au chaos partiel résulterait-il d’une malédiction tenue sous silence, implicite à la rigueur ? Il est dans notre littérature d’autres exemples de terres frappées de stérilité après un crime de sang24. Chernuble descendrait-il lointainement, jusqu’à l’avoir oublié, d’une race de Goliaths ?

On peut cependant expliquer la genèse de cette géographie fantastique en revenant à la morphologie de Muneigre. Il s’agit d’une terre calcinée, de l’intérieur : le caractère du paysage volcanique, avec basalte et terre de cendre, a pu, mieux encore que le site charbonnier, suggérer la singularité de l’évocation. Or, noire à la surface, cette terre est présumée rouge dans les profondeurs, rouge de braise et de combustion. Voilà pourquoi, d’après certains, les diables ont élu domicile, ou se sont vu reléguer, ici : dépendance ou colonie de l’enfer, enfer second, plutôt que portion de l’enfer originel. Par voie de conséquence, et dans ces conditions, le tempérament de l’enfer, si l’on ose dire, est chaud et sec. L’heure n’est pas encore venue de l’enfer palustre, et lacustre25, c’est-à-dire en quelque façon humide et hanté d’une animalité visqueuse et rampante de reptiles et de batraciens, mais c’est une terre asséchée par le feu, brûlée, noircie, calcinée, tristement stérilisée.

Il faut à présent réserver cette notion de sous-sol en feu, sans oublier que l’absolue minéralisation du territoire implique la dureté de l’être humain qui dit en venir.

La laisse LXXVIII enchaîne avec la « vantance » proprement dite de Chernuble, au style direct bien entendu26 : six vers, contre cinq consacrés au pays et quatre au portrait. Le propos échappe alors à la notion d’exotisme : il s’agit de persuader Marsile (et probablement le reste du groupe), en parlant avec une mâle assurance. On retiendra que, fort de son épée au côté (la gestuelle est envisageable), Chernuble cite dans l’ordre Roncevaux, puis Roland « li proz », enfin Durendal. On ressent quelque inquiétude en imaginant le capitaine français aux prises avec une telle force de la nature.

« Sun cheval brochet, si vait ferir Chernuble… » : éradication d’un symbole païen

Dès la fin du premier choc, aux derniers vers de la laisse CII, l’auteur, se préparant à clore une série énumérative de hauts faits que venait effleurer la monotonie, fait les comptes dans les rangs éclaircis des chefs sarrasins :

Des .XII. pers li .X. en sunt ocis ;
Ne mes que dous n’en i ad remés vifs :
Co est Chernubles e li quens Margariz. (vv. 1308-10)

Façon de relancer l’attention du lecteur-auditeur, et même, compte tenu de la suspension narrative de l’interlaisse, de susciter l’attente : pour ces deux prodiges, l’un de force, l’autre de charme, quel exitus rerum ? Comme il en est coutumier, le poète, aux deux laisses suivantes, accomplit en chiasme cette annonce de trois vers.

Roland, comme ivre de prouesse, aura fini par briser la hampe de sa lance. À lui, par conséquent, l’initiative de la deuxième phase de la bataille, le combat à l’épée, qui vérifie d’ailleurs une sorte d’ubiquité dramatique, puisque Chernuble, renouvelant à Marsile les promesses de son allégeance, avait imprudemment loué le mérite de sa propre épée, « bone », mais sans nom (v. 984), contre Durendal. L’élimination de Chernuble est ainsi le premier exploit de Durendal autrefois confiée à Roland par l’empereur27, sur l’injonction de Dieu même28.

Élimination décisive, radicale – véritable éradication du mal : Roland donne l’exemple d’un « coup de baron ». À ce propos, il n’est pas si ridiculement naïf de voir, sitôt le casque éclaté, la lame trancher cette chevelure qui cesse de signifier la force du dernier pair païen. L’action, rapide, se déroule impeccablement, déconstruisant en somme par étapes le portrait en pied du personnage. Aucun obstacle ne résiste à l’énergie du héros, y compris lorsque sa lame atteint la monture. Chernuble abattu, Roland l’accable d’une insulte posthume. Et pourtant, le païen n’avait pas eu l’audace, ni peut-être le temps, de le provoquer par un injurieux défi. Le preux chrétien, par son propos emporté, son arraisonnement funèbre, tue le pair sarrasin une seconde fois et le « despersune », pour employer un mot dont use la Chanson29. Il juge son âme, et plus précisément prononce son arrêt de mort :

Trait Durendal, sa bone espee, nue,
Sun cheval brochet, si vait ferir Chernuble.
L’elme li freint u li carbuncle luisent,
Trenchet le chef et la cheveleüre,
Si li trenchat les oilz e la faiture,
Le blanc osberc, dunt la maile est menue,
E tut le cors tresqu’en la furcheüre.
Enz en la sele, ki est a or batue,
El cheval est l’espee aresteüe :
Trenchet l’eschine, hunc n’i out quis jointure,
Tut abat mort el pred sur l’erbe drue.
Aprés li dist : « Culvert, mar i moüstes !
De Mahumet ja n’i avrez aiude.
Par tel glutun n’ert bataille oi vencue ». (vv. 1324-37)

Ainsi revient-il à Roland de tuer, en dernier durant ce premier assaut, le plus prodigieusement fort des pairs sarrasins. L’art chevaleresque l’emporte sur la brutalité sauvage, et les valeurs chrétiennes sur le matérialisme arrogant. L’immunité de la force ne donne pas la force de l’impunité.

Il apparaît qu’entre les Sarrasins fendus à l’épée du casque à l’échine du cheval, existe, à l’exception de Grandoine, un point commun, relevant d’une sorte d’ethnographie morale. On a vu Roland donner l’exemple de cette prouesse, après avoir brisé sa lance : aussi les motifs attendus de l’attaque à l’épée vont répéter un stéréotype, au plaisir supposé de l’auditoire. Il se trouve que les personnages ainsi tranchés monture y compris s’appellent Justin de Val Ferree (premier exploit d’Olivier armé de Hauteclaire, laisse CVII) et Valdabrun (tué derechef par Roland, laisse CXVII) ; lorsqu’on se souvient que, dans certaines versions de la Chanson, Chernuble est dit venir, au lieu de Muneigre, de « Valnigre »30, on se rend compte que le lieu d’origine évoqué, dans ces deux ou trois cas, suggère une vallée, sombre ou minérale (« ferré », par analogie, semble-t-il, avec « chemin ferré », signifie « pierreux »)31. Si les diables sont de près ou de loin supposés résider là, ce sont des figures de centaures que, fût-ce à notre insu, l’esquisse de ces cavaliers rejoint dans notre imaginaire profond. D’ailleurs la pose qu’adopte Roland, exaltant face au ciel sa puissance et sa volonté, brandissant sa lance32, n’est pas sans rappeler la figure d’un Héraclès prêt à affronter, des flèches à la main, les Centaures. De vieilles figures mythologiques survivraient ainsi, sur des territoires perdus qui sont à la surface de l’enfer, pour nous menacer encore et détruire la Nouvelle Loi.

Cependant, il est un autre adversaire inquiétant, qui ressemble à Chernuble et dont la ressemblance n’est pas ici mentionnée par hasard. Ledit Sarrasin rappelle Chernuble non seulement par son nom, son pays d’origine et quelque peu son allure, avec son teint noir de poix, sa taciturnité, mais encore par le sort qu’il subit à Roncevaux : c’est le porte-étendard de Marsile, Abisme33. Il est, comme tout ennemi qui croit mal, par exemple Malquiant, ou qui déteste Dieu (c’est son cas), victime de la furia de Turpin, qui ne s’en prend pas à tous les mécréants (il serait surmené), mais choisit tel d’entre eux qu’il juge le plus « herite »34.

L’archevêque, « a miracle », frappe l’écu précieux d’Abisme de sa lance et « tranche » l’infortuné : « Le cors li trenchet tres l’un costét qu’a l’altre, / Que mort l’abat en une voide place » (vv. 1667-68). La performance enchante Roland qui interpelle Olivier : « Sire cumpaing, se.l volez otrïer, / Li arcevesque est mult bon chevaler, / N’en ad meillor en tere ne suz cel : / Ben set ferir e de lance e d’espiét » (vv. 1672-75). On a donc bien entendu35; c’est en quoi consiste précisément l’exploit miraculeux36 : aux mains de Turpin, contre cet ennemi, l’arme de hast ou d’estoc, l’épieu, a la vertu d’une arme de taille, l’épée.

Abisme, son nom le dit, vient des profondeurs infernales, alors que, venu de Muneigre, Chernuble s’en tient si l’on peut dire à la surface : Abisme par conséquent explique en partie Chernuble dont il accomplit en quelque façon le côté obscur.

« L’elme li freint u li carbuncle luisent… » :
prédilection pour l’escarboucle

Chernuble est le seul des pairs sarrasins dont, pendant la bataille, on cite les gemmes qui rehaussent son équipement37. Quant à celles qui ornent l’écu d’Abisme, elles font l’objet d’une énumération.

Pourtant, lorsque l’armée païenne avance dans les ténébreuses vallées, le texte dit : « Clers fut li jurz e bels fut li soleilz : / N’unt guarnement que tut ne reflambeit » (vv. 1002-03). Et dès la laisse suivante, Olivier le lucide, examinant la situation du haut d’un tertre, s’inquiète auprès de son compagnon : « Devers Espaigne vei venir tel bruur, / Tanz blancs osbercs, tant elmes flambïus ! » (vv. 1021-22). Ainsi l’auteur, multipliant les allusions au scintillant éclat des armures sarrasines, éveille un funeste pressentiment : l’armée païenne avance au rythme d’une fanfare lumineuse.

Puis l’énumération détaillée vient traduire une perception plus précise (l’ennemi s’est rapproché) : « Luisent cil elme, ki ad or sunt gemmez… » (v. 1031). De même, peu avant la mêlée générale : « Luisent cil elme as perres d’or gemmees... »38. Roland, dans cette mêlée, va frapper Valdabrun : « Desur sun elme, ki gemmét fut ad or… » (v. 1542). Le Sarrasin qui, sur le champ de bataille silencieux et désert, entreprend de voler Durendal, c’est Roland agonisant qui, de l’olifant : « Si.l fiert en l’elme, ki gemmét fut a or… » (v. 2288). Quant à l’émir Baligant, voici l’empereur qui, exhorté par l’ange à se ressaisir, le tue d’un coup de son épée Joyeuse : « L’elme li freint o les gemmes reflambent… » (v. 3616). Enfin, « cez helmes, ki sunt a or gemez » (v. 3911) étincellent encore pendant le duel de Pinabel et de Tierri. Partout, du côté sarrasin, sont ainsi dépeints ces casques embellis de gemmes serties dans l’or39: image à coup sûr de richesse ; évocation, sans doute aussi, d’un artisanat étonnamment raffiné chez les orfèvres d’Orient.

Mais Roland, Durendal au poing, lancé contre Chernuble, le frappant avec la vitesse et l’éclat de l’éclair : « L’elme li freint u li carbuncle luisent… » (v. 1326). Et d’un coup, cette magie fascinante de l’Orient de voler en éclats. Du point de vue de la performance, un tel exploit anticipe celui de Charlemagne sur l’émir (v. 3616). Ici, cependant, la référence exclusive aux escarboucles (il n’y en a pas qu’une) invite à se demander si le païen de Muneigre n’éprouve pas pour cette gemme une prédilection40. Escarboucle pierre de lumière… Un peu plus loin, la mort imminente d’Abisme prête à l’évocation superbe de son écu, par l’énumération des gemmes qui l’embellissent : « Pierres i ad, matistes e topazes, / Esterminals e carbuncles ki ardent… » (vv. 1661-62). Escarboucle ici lueur de braise… « Carbuncle », en lui-même, est fait d’une étymologie non linguistique, mais explicative et symbolique : un nom qui fait image. Aussi la suggestion de feu, de lumière est-elle des plus fortes entre « ardent » et « carbuncles », puisqu’ainsi graphié, ce mot confirme sa fidélité à l’étymologie : carbunculus, qui signifie « petit charbon » (de carbo) et déjà, par métaphore à partir de l’embrasement, « escarboucle ».

Une escarboucle enjolive l’effigie de Tervagan : on l’apprend lorsqu’aux yeux des païens, cette idole de superstition mérite d’en être dépouillée : « E Tervagan tolent sun escarbuncle… » (v. 2589). Certes, rien n’est assez beau pour un dieu, et son image est ornée d’une gemme, en témoignage d’adoration : ces Sarrasins auront peut-être mimé l’alliance typiquement chrétienne de la splendeur et du sacré. Mais l’escarboucle est encore, au sens figuré, pierre de lumière : ce Tervagan, par imposture, ne veut-il pas être la voie, à défaut de représenter la vérité et la vie ?

L’éclat rutilant de l’escarboucle est tenu, comme on sait, par une sorte de prodige minéralogique, pour luminescent41. C’est ainsi qu’au commencement de l’épisode de Baligant, où l’élargissement du conflit suscite l’amplification hyperbolique des notions de puissance, de richesse et de célérité, on voit, depuis Alexandrie, la flotte de l’émir cingler sans ralentir nuitamment son allure : « En sum ces maz e en cez haltes vernes / Asez i ad carbuncles e lanternes : / La sus amunt pargetent tel luiserne, / Par la noit la mer en est plus bele » (vv. 2632-35). Puis, laisse suivante : « Asez i ad lanternes e carbuncles : / Tute la noit mult grant clartét lur donent » (vv. 2643-44). Fanaux rouges réverbérés dont le prodige terrestre conduit l’émir vers les rivages occidentaux… Le premier effet de cet éclairage dont la profusion des escarboucles (aussi des lanternes) suscite la magie, est l’embellissement de la mer par une sorte de merveille artificielle, puis, dès l’embouchure de l’Èbre, l’éclairement de la terre d’Espagne. La commodité, la sécurité d’une navigation rapide, maritime et fluviale, ne sont considérées qu’après, implicitement présumées plutôt qu’expliquées. L’escarboucle a permis à la flotte de suivre sans inconvénient son erre dans la nuit depuis un Orient plus ou moins fabuleux jusqu’à Saragosse42.

Emblématique, ainsi que les autres gemmes, d’une richesse orientale qui vient fasciner l’imagination de l’Occident, associée à la nuit qu’elle allume, et en tout cas plus lumineuse que tout durant le jour, l’escarboucle paraît porter la trace de l’accointance païenne avec le « surnaturel inférieur ». L’écu d’Abisme est d’origine (et sans doute de fabrication) infernale, ainsi que le précise le texte : « En Val Metas li dunat uns diables, / Si li tramist li amiralz Galafres » (vv. 1663-64). Quant au pays de Muneigre, il est, pour plus d’un, une résidence des diables. Au demeurant, pour les scientifiques, l’escarboucle est originaire de Libye, précisément du pays des Troglodytes : Nascitur in Libia Tragoditarum regione, dit Marbode43 en son De Lapidibus44 ; et la plus ancienne adaptation de cet ouvrage (Paris, BNF fr. 14470) confirme, sans erreur possible, cette localisation : « Naist en la tere as Troglodites »45. Parmi les Anciens, il semble que Strabon soit le plus précis sur la localisation libyenne des Troglodytes46: il en signale à l’est des Garamantes47; gîtant dans les anfractuosités des rochers, ce peuple est de tradition pastorale et de mœurs sauvages. La réputation de sauvagerie du territoire libyen est soulignée dans le Roman d’Énéas48, quelque deux tiers de siècle après la Chanson. Qui d’autre part dit « troglodyte » évoque l’habitation souterraine, occupée telle quelle, ou creusée, mais non bâtie. C’est si vrai qu’à la fin du xixe siècle encore, en bonne lexicographie, le mot (assorti d’une majuscule) désignait celui que nous nommons par périphrase l’homme des cavernes, et tenons pour notre ancêtre en toute humilité49. Or l’habitation souterraine suppose la proximité du feu souterrain. Cacus est fils de Vulcain.

Chez les Grecs, l’escarboucle est l’anthrax. Il lui faut toujours être la braise de charbon. Dans la Chanson de Roland, en plein jour elle « ard », comme par exemple sur l’écu d’Abisme : il lui faut rappeler toujours sa nature de charbon ardent.

Venue à la surface, l’escarboucle est certainement une pétrification de ce feu souterrain. Si la présente hypothèse devait être exacte, elle attesterait d’ailleurs (conformément à l’assertion de Marbode) la provenance terrestre de la gemme, laquelle nous préserve au demeurant de confondre l’escarboucle avec la « dracontite », à quoi l’assimile Philippe de Thaon50 dès la première moitié du xiie siècle, et dont la légende assure qu’on l’extrait du crâne du dragon (vivant).

Peut-être Chernuble a-t-il pour cette gemme une prédilection parce qu’elle luit dans l’obscurité ; dans sa province noire, son désert de cendre au paysage spectral, une telle gemme procurerait un substitut de lumière. C’est ainsi qu’au-delà du prodige oriental de pays prodigues en minéraux de prix, le rougeoiement de l’escarboucle fait peut-être allusion à la braise qui a consumé le sol de Muneigre : en apparence éteint, le charbon (ou la lave) semble s’être changé en rubis, comme si la fine couleur de cette pierre devait à jamais rappeler que la ressource précieuse extraite de ces terres se paie de leur fécondité perdue.

 

« Exotique » (au moins en botanique) a pour antonyme « indigène ». Arrivé à Saragosse, avec l’intention de prêter main forte à Marsile, Chernuble est d’une origine exotique, en dépit du rapprochement de « Muneigre » avec Monegros, – contrée que d’ailleurs Paul Aebischer était obligé de tenir, en plein Aragon, pour exotique. Son pays n’est pas un pays de chrétien, son allure non plus (si dissemblable de celle de son prédécesseur Margariz, dans la théorie des pairs sarrasins). Chernuble, en tant que tel, est un intrus, sur un continent où Charlemagne entend étendre la loi de Dieu. Cette intrusion rime à l’exclusion. Si, suivant le mot de Gide51, la clé de l’exotisme est la nouveauté, si l’apparence, aux yeux de qui découvre, en est une sorte de virginité, ici l’auteur ne livre pas un portrait loyal de l’Autre, une relation naïve ou impartiale de l’Ailleurs. C’est qu’il cherche à surprendre et, sciemment, inquiète, en une situation d’affrontement imminent, où la menace vient, avec ce spécimen au moins, d’une démesure inhumaine.

Notes

1 La Bible anonyme du Ms. Paris B.N.F., fr. 763, éd. J. C. Szirmai. Amsterdam, 1985, vv. 7389-90. Retour au texte

2 La Chanson de Roland, éd. C. Segre, trad. M. Tyssens, glossaire B. Guidot, Genève, Droz, 2003. Retour au texte

3 Voir R. Lejeune et J. Stiennon, La Légende de Roland dans l’art du Moyen Âge, Arcade, Bruxelles, 1966, 2 vol., planches 43 et 44, et p. 68a (sur la représentation d’Olivier) : « Des traits physiques du chevalier, seule l’encolure, puissante, trahit la force. La face est fière, mais non dépourvue d’une certaine coquetterie qui se marque par la frisure de la moustache. Et que dire des longs cheveux, artistement soignés, “menus recercelés” comme il se doit, et que l’absence de heaume permet de laisser flotter sur les épaules? » Retour au texte

4 Voir S. Leturcq, « Les Dénominations de la chevelure dans les chansons de geste (xie-xiiie siècles) », La Chevelure dans la littérature et l’art du Moyen Âge, Senefiance, 50, 2004, pp. 255-277. Retour au texte

5 Au manuscrit de Heidelberg, Universitätsbibliothek, Pal. germ. 112 (vers 1180-1190), une enluminure (fol. 52 r°) présente cette scène d’investiture, où le personnage de Chernuble est hélas parfaitement classique (R. Lejeune et J. Stiennon, op. cit., planche 100 et p.128a ; ajouter planche 224 et p. 242a, pour le combat, au cimeterre et à pied, de Roland contre Chernuble, ici « Gernolt » : il s’agit d’une enluminure du Kaiser Carl’s Buch, puisée dans le manuscrit de Bonn, Universitätsbibliothek, Ms. Germ. fol. S. 500, autour de 1450. Là non plus, le dessinateur n’a pas donné au personnage une individualité marquante.) Retour au texte

6 Vv. 990-993 : « A icez moz li .XII. per s’aleient. / Itels .C. milie Sarrazins od els meinent / Ki de bataille s’argüent e hasteient. / Vunt s’aduber desuz une sapeie. » Retour au texte

7 Le miracle des Trois enfants ressuscités serait la déformation de l’histoire de trois officiers sauvés de la peine capitale par Nicolas apparu en songe à l’empereur Constantin. « Cette légende, qui prit naissance en France (Lorraine ou Normandie) au xiie siècle, s’explique par la fausse interprétation d’une image. Dans l’art du Moyen Âge, les captifs sont toujours représentés dans une tour coupée par le milieu. Les trois officiers en prison dont la tête émergeait d’une petite tour furent pris pour trois enfants, plongés dans un baquet que l’imagination populaire transforma en saloir » (L. Réau, Iconographie de l’art chrétien, III, Iconographie des saints, Paris, PUF, 1958, p. 977). Retour au texte

8 « Nuble » est attesté, bien entendu, dans l’ancienne langue, avec cette série de sens fidèles à l’étymon ; mais les lexicographes en associent la première attestation explicite à l’Escouffle, en 1204, soit un bon siècle après la Chanson. Retour au texte

9 À Jaca (une centaine de kilomètres au sud-est de Pampelune, environ 90 au nord de Huesca), au Couvent des Bénédictines, on voit, sur la face du sarcophage de Doña Sancha, l’image du jeune Samson, chevauchant un lion et lui forçant la mâchoire, associée à la représentation de deux chevaliers s’affrontant à l’épieu ; la sculpture date de la fin du xie siècle. Voir R. Lejeune et J. Stiennon, op. cit., figure 9 et p. 26a. Voir, dans le même ouvrage, la figure 10 (une même association, datant des années 1160, sur « La Belle Pierre », conservée au Musée Ochier de Cluny). Dans les deux cas, les cheveux de Samson ne dépassent pas ses épaules. Ajouter ibidem, p. 38a (Samson représenté avec la même intention, sur la façade de la cathédrale Saint-Pierre d’Angoulême, vers 1120). Voir encore p. 104b et p. 385b. Retour au texte

10 Vv. 2384-88 (Roland prie Dieu) : « Veire Paterne, ki unkes ne mentis, / Seint Lazaron de mort resurrexis / E Danïel des leons guaresis, / Guaris de mei l’anme de tuz perilz / Pur les pecchez quë en me vie fis ! » Retour au texte

11 Admettons une différence entre l’exemple de Daniel et celui de Samson : Samson dompte la force agressive, alors que Daniel en est préservé. Retour au texte

12 Vv. 3100-09 : « Veire Paterne, hoi cest jor me defend, / Ki guaresis Jonas tut veirement / De la beleine ki en sun cors l’aveit, / E esparignas le rei de Niniven / E Danïel del merveillus turment / Enz en la fosse des leons o fut enz, / Les .III. enfanz tut en un fou ardant ; / La tue amurs me seit hoi en present : / Par ta mercit, se tei plaist, me cunsent / Que mun nevold poisse venger, Rollant! » Retour au texte

13 Pour une correspondance iconographique : Daniel entre les lions est représenté sur un chapiteau du cloître de Moissac (commencement du xiie siècle). Retour au texte

14 V. 32 : « D’or et d’argent .IIII.C. muls cargez... » Retour au texte

15 J. Bédier, La Chanson de Roland. Commentaires, Paris, Piazza, 1927, p. 210. Retour au texte

16 « Sur le fief de Chernuble de Munigre (vv. 978-983 du Roland d’Oxford) », Des Annales carolingiennes à Doon de Mayence. Nouveau recueil d’études sur l’épique médiévale, Genève, 1975, pp. 258-260, ici p. 259. Retour au texte

17 P. Aebischer, « À propos de quelques noms de lieux de la Chanson de Roland », Rolandiana et Oliveriana, recueil d’études sur les chansons de geste, Genève, 1967, pp. 242-262, ici p. 247. Retour au texte

18 V. 680 : « De l’Afrique bruslee en Tylé froiduleuse… », Les Tragiques, éd. A. Garnier et J. Plattard, IV, Paris, Didier, 1965, p. 160. Retour au texte

19 « Souvenirs médiévaux du bas Aragon », Le Christ à cran d’arrêt, œuvres littéraires, préface de Jean-Claude Carrière, Plon, 1995, p. 263 : « Mon pays du bas Aragon est fertile, mais austère et extrêmement sec. Il pouvait se passer un an, et même deux, sans qu’on voie voguer les nuages dans ce ciel impassible. L’angoisse de la sécheresse était permanente. » Calanda se trouve sur la route de Saragosse à Valence. Retour au texte

20 Voir par exemple les premières pages du Hussard sur le toit, Œuvres romanesques complètes, IV, éd. R. Ricatte avec la collaboration de P. Citron et d’H. Godard, Paris, Gallimard, 1977, p. 250 : « Il n’y avait jamais eu un été semblable dans les collines. D’ailleurs, ce jour-là, cette même chaleur noire commença à déferler en vagues tout de suite très brutales sur les pays du sud : sur les solitudes du Var où les petits chênes se mirent à crépiter, sur les fermes perdues des plateaux où les citernes furent tout de suite assaillies de vols de pigeons, sur Marseille où les égouts commencèrent à fumer. » Retour au texte

21 Joies de plein air, Les Compagnons du Livre, 1946, p. 52 : « À l’arrivée (…) elles apparaissent d’une nudité d’épouvante, énormes pics de lave noire dressés sous un ciel presque toujours nuageux, car toutes les vapeurs du Pacifique semblent venir s’accrocher aux arêtes des mornes. » Retour au texte

22 Vv. 1363-64 (Roland à Olivier) : « U est vostre espee, ki Halteclere a num? / D’or est li helz e de cristal li punz » (la notion de lumière est relayée par l’excellence des matériaux). Durendal est aussi une épée de lumière ; voir v. 2316-17 (Roland, lorsqu’il tente en vain de briser son épée) : « E ! Durendal, cum es e clere e blanche ! / Cuntre soleill si luises et reflambes ! » Retour au texte

23 Sur ce motif épique de la « terre ombrage », tenu pour une réalité géographique et employé dans la description fantastique, voir Alexandre de Paris, Le Roman d’Alexandre, trad. L. Harf-Lancner (avec le texte édité par E. C. Armstrong et al.), Paris, Le Livre de Poche, 1994, pp. 828-829, et n. 30. Retour au texte

24 Voir La Queste del Saint Graal, éd. A. Pauphilet, Paris, Champion, 1923, p. 204 (après le meurtre du roi Lambar par le roi Varlan) : « Si en avint si grant pestilence et si grant persecucion es deus roiaumes, que onques puis les terres ne rendirent as laboureors lor travaus, car puis n’i crut ne blé ne autre chose, ne li arbre ne porterent fruit, ne en l’eve ne furent trové poisson, se petit non. » Inféconds dans ces deux territoires, les éléments ne sont pourtant pas déréglés. Retour au texte

25 Notons que ces deux représentations de l’enfer coexistent chez Rutebeuf (et avant lui, dans le Miserere du Reclus de Molliens). Rutebeuf parle de « flambe pardurable » ou de « pardurable flamme », ou encore de « la flame d’enfer le noir » (Miracle de Théophile, vv. 114 et 502 ; vv. 109-110), de « l’infernal flamme » (La Complainte du comte Eudes de Nevers, v. 17), de « la fournaise d’enfer » (Ave Maria, vv. 136-137) ; mais il évoque aussi « la palu d’enfer » (La Vie de sainte Marie l’Égyptienne, vv. 270-271, et Le Sacristain et la femme au chevalier, vv. 498-499), et « l’inferne palu » (Miracle de Théophile, v. 473). Retour au texte

26 Vv. 984-989 : « Ce dist Chernubles : « Ma bone espee ai ceinte : / En Rencesvals jo la teindrai vermeille. / Se trois Rollant, li proz, enmi ma veie, / Se ne l’asaill, dunc ne faz jo que creire : / Si cunquerrai Durendal od la meie. » Retour au texte

27 Vv. 1120-21 (Roland à Olivier) : « Fier de la lance, e jo de Durendal, / Ma bone espee que li reis me dunat ! » Retour au texte

28 Vv. 2318-21 (Roland agonisant, pour lui-même, à son épée) : « Carles esteit es vals de Moriane, / Quant Deus del cel li mandat par sun angle / Qu’il te dunast a un cunte cataignie : / Dunc la me ceinst li gentilz reis, li magnes. » Retour au texte

29 Vv. 2580-81 (les Sarrasins, par dépit, après que Marsile, en fuyard, a regagné Saragosse) : « Ad Apolin curent en une crute, /Tencent a lui, laidement le despersunent » (suit une bordée d’injures adressées au dieu). Nous proposerions, pour traduction de « despersuner », « agonir ». Retour au texte

30 Dans les manuscrits V4 (Venezia, Biblioteca Marciana, ms. 225) : Valnigre ; traduction norroise contenue dans la branche VIII de la Karlamagnus saga, la Saga af Runzivals bardaga : Gernublus de Valniger. Retour au texte

31 Par exemple, dans le Chevalier de la Charrette, il est un « chemin ferré » que suivent, au lendemain de l’épreuve de la lance enflammée et avant l’arrivée aux deux ponts, Gauvain et le chevalier inconnu : «Des prez antrent an un plessié / Et truevent un chemin ferré » (Chrétien de Troyes, Œuvres complètes, dir. D. Poirion, Paris, Gallimard, 1994, p. 522. D. Poirion traduit par « chemin empierré ». « Chemin ferré » suppose une voie entretenue, et se dit en effet pour un chemin empierré, consolidé par des scories de fer. Bien entendu, le terme peut s’entendre au sens figuré pour exprimer l’extrême résistance de la voie. Voir E. Thévenot, « La vie et les aspects d’un terroir bourguignon à la lumière de ses lieux-dits », Vie et langage, 5, fasc. 50, 1956, pp. 213-216 ; « L’appellation « chemin ferré », Vie et langage, 6, fasc. 64, 1957, pp. 327-330 ; « Encore un mot sur les « chemins ferrés », Vie et langage, 7, fasc. 73, 1957, pp. 209-211. Retour au texte

32 Vv. 1152-58 : « As porz d’Espaigne en est passét Rollant / Sur Veillantif, sun bon cheval curant. / Portet ses armes, mult li sunt avenanz ; / Mais sun espiét vait li bers palmeiant, / Cuntre le ciel vait la mure turnant, / Laciét en sum un gunfanun tut blanc ; / Les frenges d’or li batent josqu’as mains. » Retour au texte

33 V. 1635 : « Issi est neirs cume peiz ki est demise »; v. 1638 : « Unches nuls hom ne.l vit juer ne rire. » Or on se rappelle que « nubles » peut avoir un sens moral ; v. 1641 : « Sun dragun portet a qui sa gent s’alïent. » Le transfert à Chernuble de cette dignité, dans le Ruolantes Lied, confirme l’affinité qui existe entre ces deux Sarrasins. Retour au texte

34 Vv. 1645-46 (Turpin, à propos d’Abisme) : « Cel Sarrazins me semblet mult herite : / Mielz voeill murir que jo ne l’alge ocire. » Retour au texte

35 Voir d’ailleurs un peu plus loin, vv. 1680-82 : « Ki puis veïst Rollant e Oliver / De lur espees ferir e capleier ! / Li arcevesque i fiert de sun espiet. » Retour au texte

36 Voir R. Lejeune et J. Stiennon, op. cit., pp. 32-33. Retour au texte

37 À propos du seigneur sarrasin Climborins, nous apprenons rétrospectivement que son heaume, dont il a fait présent à Ganelon, lors de l’ambassade du traître à Saragosse (laisse XLIX, v. 629), est (peut-être) orné d’une escarboucle : « Fïance prist de Guenelun le cunte, / Par amistiét l’en baisat en la buche, / Si l’en dunat sun helme e s’escarbuncle » (laisse CXIV, vv. 1486-88). Encore s’agit-il d’une allusion descriptive à une pièce d’armure fabuleusement riche, offerte symboliquement, qui n’est pas promise à étinceler sur le champ de bataille. Retour au texte

38 V. 1452. Ce vers est textuellement reproduit à la laisse CCXXXIX (v. 3306), dans l’évocation de l’armée (sarrasine, probablement), peu avant le duel de Charlemagne et de Baligant. Retour au texte

39 Une selle aussi peut être ornée de pierres précieuses serties dans l’or, telle celle de Justin de Val Ferree (qu’abat Olivier) : v. 1373. Retour au texte

40 Sur l’escarboucle ornant des heaumes de chevaliers dans la chanson de geste française, voir T. Miguet, « L’escarboucle médiévale, pierre de lumière », Marche Romane, XXXIX, 3-4, 1979, pp. 37-60, ici pp. 58-59. Retour au texte

41 Voir par exemple Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, éd. F. Lecoy, Paris, Champion, 1998, vol. II, p. 49, vv. 7450-53 (autour du Lit de la Merveille) : « a chascun des quepouz del lit / ot un escharbocle fermé, / qui gitoient mout grant clarté, / mout plus que .IIII. cierge espris. » Retour au texte

42 Pour l’escarboucle brillant au sommet de la tour d’Argos dans le Roman de Thèbes, voir V. Gontéro, « La clarté de l’escarboucle dans les romans antiques », PRIS-MA, XVII / 1, Essais sur la lumière, Poitiers, 2001, pp. 57-71, ici p. 63. Retour au texte

43 Marbode (1035?-1123) est tout à fait contemporain de la Chanson de Roland. Retour au texte

44 De Lapidibus, considered as a medical treatise, with text, commentary and C.W. King’s translation together with text and translation of Marbode’s minor works on stones by John M. Riddle, Wiesbaden, Franz Steiner Verlag GMBH, 1977, p. 62. Retour au texte

45 L. Pannier, Les Lapidaires français du Moyen Âge des xiie, xiiie et xive siècles, Paris, Vieweg, 1882, p. 52. Retour au texte

46 Au demeurant, voici l’essentiel de ce qu’écrit Strabon sur le caractère et les trois régions de la Libye, au Livre II de sa Géographie (Strabon, Géographie, t. I – 2e partie (Livre II), éd. et trad. G. Aujac. Paris, Les Belles Lettres, 1969, pp. 115-116) : « Après l’Asie, il y a la Libye, contiguë à l’Égypte et à l’Éthiopie. […] La Libye, de l’aveu général (et Gnaeus Pison qui fut gouverneur de ce pays nous l’a relaté aussi), ressemble à une peau de panthère, car elle est parsemée de points d’habitation qu’entoure une terre sans eau et déserte ; les Égyptiens donnent à ces points d’habitation le nom d’oasis. Avec ce caractère général, la Libye possède un certain nombre de traits particuliers qui la font diviser en trois. Le littoral méditerranéen en majeure partie est extrêmement prospère, surtout la Cyrénaïque et le territoire de Carthage jusqu’à la Maurusie et aux Colonnes d’Hercule. Le littoral océanique, lui, offre des conditions de vie médiocres. Quant à la région centrale qui produit le silphium, elle est misérable, déserte en grande partie, couverte de pierres et de sable ; ces mêmes caractères se retrouvent dans toute la bande de terrain qui est à l’alignement de celle-là et qui s’étend à travers l’Éthiopie, la Troglodytique, l’Arabie et la Gédrosie des Ichtyophages.» Pour préciser les localisations, ibidem, p. 168, n. 2 : « La Troglodytique occuperait toute la côte occidentale du golfe Arabique, adossée à l’Égypte et à l’Éthiopie […]. Bérénice en Troglodytique est sous le tropique. La Gédrosie est située entre le golfe Persique et l’Inde, en bordure de l’océan Indien ; son littoral, occupé par des Ichtyophages […], suit à peu près le trajet du parallèle 25° ». Retour au texte

47 L’ancien peuple africain des Garamantes habitait, dans la Libye intérieure, la région qui correspond à peu près au Fezzan actuel. On trouvait dans ce pays la gemme qu’on nommait la « garamantite », et qui paraît être le grenat. Retour au texte

48 Le Roman d’Énéas, éd. et trad. A. Petit, Paris, Le Livre de Poche, 1997, vv. 172-177 : « Quant remese fu la tempeste, / danz Eneas leva sa teste, / savoir se il verroit paÿs. / Il esgarde devant son vis, / si voit de Libe la rivaige : / c’est une terre moult savage ». Retour au texte

49 Grand Dictionnaire Universel du xixe siècle, P. Larousse, XV, 530a : « Aujourd’hui, on désigne sous le nom de Troglodytes les peuplades sauvages qui ont habité la terre pendant une longue période de l’époque quaternaire, à la fin de la période glaciaire, et dont on a trouvé des traces dans les pays les plus divers, au fond des cavernes, où l’on a recueilli des armes, des ossements, des débris de cuisine, etc. » Retour au texte

50 Voir à ce sujet V. Gontéro, art. cit., pp. 66-68. Retour au texte

51 Journal, 27 août 1935 : « Ce qui fait le charme et l’attrait de l’Ailleurs, de ce que nous appelons exotisme, ce n’est point tant que la nature y soit plus belle, mais que tout nous y paraît neuf, nous surprend et se présente à notre œil dans une sorte de virginité » (Journal, II, 1926-1950, éd. M. Sagaert, Paris, Gallimard, 1997, p. 504). Retour au texte

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Référence papier

Gérard Gros, « Présentation et mort d’un personnage : Chernubles de Muneigre dans la Chanson de Roland (laisses LXXVIII et CIV) », Bien Dire et Bien Aprandre, 26 | 2008, 23-38.

Référence électronique

Gérard Gros, « Présentation et mort d’un personnage : Chernubles de Muneigre dans la Chanson de Roland (laisses LXXVIII et CIV) », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 26 | 2008, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/899

Auteur

Gérard Gros

Université de Picardie

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