Bien veez que nos summes Mors
Et lait et dedans et defors1.
Chernuble est, sur le sol où il se trouve, un étranger, au demeurant par là même étrange : en lui se vérifie (comme en quelques autres spécimens de Sarrasins à cette époque et dans la Chanson) la gémellité des notions d’extranéité et d’étrangeté2. Si le personnage est conçu pour déconcerter notre perception commune, et si, de ce fait, il étonne, et inquiète, il est aussi condamné pour ne pas appartenir vraiment à l’humanité : bien plus que sa démesure, sa nature l’en exclut. Aussi l’exotisme, ici, si exotisme il y a, n’est pas un trait caractéristique du récit viatique, ou l’aperçu plus ou moins biaisé d’un ailleurs ou de l’autre ; il n’est en rien l’attribut du voyage ; il consiste avant tout dans l’annonce d’une incongruité qui menace l’intégrité d’un continent. L’annonce de cette incongruité dénonce. Et voilà pourquoi, sans doute, l’Ailleurs paraît à ce point monstrueux ou déformé.
« D’altre part est Chernubles de Muneigre… » : présentation d’un spécimen sarrasin
Chernuble est le dernier, parmi les douze pairs sarrasins, à se vanter devant Marsile de sa volonté bien arrêtée de vaincre. Un peu plus que ses prédécesseurs, et surtout en opposition à Margarit, qui vient de parler et dont la beauté fascine les dames, il est individualisé de manière assez fruste d’emblée, par deux caractéristiques physiques :
D’altre part est Chernubles de Muneigre,
Josqu’a la tere si chevoel li baleient.
Greignor fais portet, par giu, quant il s’enveiseit,
Que .VII. mulez ne funt, quant il sumeient. (vv. 975-978)
« C’est jusqu’au sol que flottent ses cheveux ». Un tel excès capillaire est, on s’en doute, incongru. Si l’on va consulter, dans l’ébrasement du portail d’entrée du Dôme de Vérone, les célèbres statues de Roland et d’Olivier, intéressantes pour la représentation contemporaine des héros principaux de l’œuvre, étant donné que le monument date de 1139, on n’est pas surpris de constater que les deux compagnons portent les cheveux mi-longs, couvrant la nuque et descendant aux épaules, celui-là rejetés en arrière, sous le casque, et en mèches, Olivier en franges bouclées et plaquées sur le front3. Quant à l’archevêque Turpin, si l’iconographie contemporaine permet peu de surprendre son crâne à nu, pour cause de casque ou de mitre, il est qualifié dans le texte même, et par métonymie, de « coronét » , à savoir de « tonsuré » (v. 1563). De ce côté-ci, du côté chrétien, la norme sociale s’ajuste à l’obéissance religieuse : en bon service de la loi, on surveille, on coupe, on soigne et sacrifie ses cheveux.
Incompatible avec la norme chevaleresque, sans parler évidemment de l’humilité religieuse, une telle crinière n’est donc pas une manifestation d’anticonformisme (ce qui ramènerait aux usages sociaux, et par conséquent à la civilisation), mais un élément de nature. On parle avec naturel, à propos de Chernuble, de « chevoel » puis de « cheveleüre » lorsque Roland porte le coup fatal à cet ennemi : dans l’ordre de la description humaine, ou, si l’on préfère, dans le genre du portrait, il s’agit, par exemple à côté de « crine », qui puise dans un registre plus élevé et sert une intention laudative, de la dénomination la plus neutre qui soit4: élémentaire, le portrait de Chernuble le reste jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Cependant « chevoel » et « cheveleüre » évoquent un attribut proprement humain. Le personnage n’est en rien animalisé, pas plus qu’il n’est qualifié de monstre, alors qu’il était pourtant facile de l’assimiler par exemple à un géant, type redouté de l’exotisme insulaire et figure de la menace vivante. Mais la surabondance de cette pilosité capitale, si l’on ose dire, est bien une marque d’altérité, d’extranéité, d’étrangeté. Si l’on songe à la station debout de l’homme, à la position supérieure, aérienne, de la tête, l’image du flottement des cheveux jusqu’à terre marque bien dans la personne de Chernuble une dégradation, plus précisément une rétrogradation de la nature humaine. Une telle anomalie capillaire est à la fois archaïque, barbare et même sauvage.
Et comment interpréter, s’il se peut, Chernuble, l’anthroponyme ? Au dernier quart du xiie siècle, le Ruolantes Liet, comme pour nous guider, nomme « Cernubile » ce spécimen, qui, gonfalonier de Marsile, est ainsi promu pour mieux faire pendant à Roland5. On parvient d’ailleurs à conjecturer comment Chernuble est un beau jour investi, par erreur, d’une telle dignité. D’une part, dans cette laisse LXXVIII de la Chanson, c’est après qu’il a parlé – le dernier – que les douze pairs sarrasins se rassemblent et que leurs troupes s’équipent6. Il est d’autre part probable que l’invention par le Ruolantes Liet de cet attribut, un symbole de ralliement, sera venue d’une mauvaise lecture d’image, ainsi qu’on en connaît d’autres cas, par exemple dans la légende de saint Nicolas7 : on aura pris la chevelure flottant jusqu’au sol pour un gonfalon dont le personnage est désormais pourvu. Voilà d’ailleurs pourquoi l’enlumineur présente alors sous des traits normaux, classiques et quasi quelconques le Sarrasin Chernuble, alias Cernubile. Or « -nubile », « -nuble », ressemblent fort au nubilus latin, « couvert de nuages », « sombre, obscur, noir », « triste, funeste »8. Une figure sombre, aux cheveux noirs, à ce qu’on présume, un air taciturne : ainsi doit s’imposer Chernuble à notre imagination.
La succession des vers, en parataxe, indique un lien direct entre la chevelure du personnage et sa vigueur. Il existe évidemment un illustre modèle, biblique : il n’a pas échappé que Chernuble emprunte à Samson (Livre des Juges, 13, 2-5, et 16, 16-21). L’auteur de la Chanson connaissait bien sa Bible. On comprend même pourquoi cette force de la nature – à présent, une menace propre à susciter le suspens –, n’est pas explicitement assimilée par le texte à Samson : c’est que, par ignorance ou obstination, Chernuble embrasse le mauvais terme de l’alternative. En effet, l’époque n’ignore pas le cliché psychomachique de Samson (Livre des Juges, 14, 5-11) démantibulant, au sens propre, le lion, comme figure du Bien terrassant le Mal, de la force vertueuse abattant la puissance brutale9. Roland agonisant va bien user, dans sa prière à Dieu, d’un pareil cliché10, lorsqu’il va citer des exemples bibliques de la protection du Père à ses enfants militants11, et de même un peu plus tard Charlemagne de retour à Roncevaux12 : mais, pour caution vétérotestamentaire, c’est Daniel dans la fosse aux lions (Daniel, 6, 17-25) que l’un et l’autre évoquent13, et non Samson, peut-être parce que ce nom symbolique est déjà porté par l’un des plus valeureux chevaliers de Roncevaux, le duc Sansun (vv. 105, 1275, 1531, 1537, 2188 et 2408), compagnon d’Anseïs. Ainsi, Chernuble pourrait être un Samson, s’il n’était sarrasin : tel quel, il est, pour le meilleur et surtout le pire, un Samson perverti.
Or, pour confirmer d’un exemple à quel point le personnage est démesurément doué, ce n’est pas en termes de puissance guerrière, comme il siérait au chevalier, que s’exprime sa force ; elle est illustrée par une comparaison relevant du registre animal : Chernuble porte, pour s’amuser, la charge de quatre, ou, c’est selon – selon les versions, s’entend –, sept mulets de bât. Ses divertissements sont donc d’un portefaix. Ce n’est pas souvent qu’il doit rire. Il se distrait dans l’accablement. Le mulet comme animal de charge apparaît plutôt du côté sarrasin14. Discret effet de couleur locale, à côté duquel importe plus la nature du mulet : un hybride mâle de l’âne et de la jument (« grand mulet ») ou du cheval et de l’ânesse (« petit mulet » ou « bardot ») ; il est toujours infécond. La définition de cet équidé que le texte associe à Chernuble mérite à présent d’être réservée, compte tenu de l’humanisation du personnage : en d’autres termes, si l’on doit regarder celui-ci comme un palimpseste, c’est au nom de l’imaginaire mythologique et de sa résurgence.
« Icele tere, ço dit, dunt il se seivret… » : identification toponymique et représentation topographique
Après ce portrait en quatre vers, et à travers les propos du personnage même, en quelques traits, voici, tout aussi singulier, le territoire qu’il vient de quitter et qui paraît si loin :
Icele tere, ço dit, dunt il se seivret,
Soleill n’i luist ne blet n’i poet pas creistre,
Pluie n’i chet, rusee n’i adeiset,
Pierre n’i ad que tute ne seit neire :
Dient alquanz que dïables i meignent. (vv. 979-983)
Ici commence, au style indirect, la vanterie du pair sarrasin15. Paul Aebischer a magistralement confirmé, par l’examen du toponyme et le commentaire du paysage, l’identification de cette terre avec la région des Monegros, « qui s’étend, calcinée et déserte, aux alentours de Bujaraloz, entre Lérida à l’est et Saragosse à l’ouest »16, les Monegros, « véritable pan de terre africaine tombé entre la Sierra d’Alcubierre et l’Ebre »17, en somme un empan de « l’Afrique bruslee », comme disait Aubigné au septième Livre des Tragiques18. Entre Saragosse et Huesca, les Monegros appartiennent à la province d’Aragon. Louis Bunuel, natif de Calanda, dans le bas Aragon, province de Teruel, a bien évoqué, dans ses souvenirs, l’angoisse que suscitait la sécheresse du temps sur la région19. Rien, au demeurant, qu’on traduise en noir autant que la canicule sur une terre aride ou sévère : ainsi chez l’écrivain d’un pays lumineux, qui détestait la tyrannie du soleil d’été : Giono20.
Va pour Los Monegros. Mais si « Muneigre » en est l’altération, c’est pour imposer une altérité. Le toponyme dispense en effet de la contorsion météorologique. On sait bien que le nom fictif vaut moins par sa signification que par sa suggestion : trouvé suivant les lois de l’imaginaire, il est reçu de même ; en l’occurrence, l’impression qu’il produit est accrue par le mode de récitation de l’œuvre, la modulation. Muneigre à lui seul, sans l’appoint de l’allusion, fait voir une couleur, inspire une ambiance, à la faveur d’un latinisme (niger, nigrum) plus ou moins repeint d’hispanisme (« negro »). L’onomastique fictive, en l’occurrence, a cette vertu : le nom noircit un paysage et dénigre un pays.
À s’en tenir au seul imaginaire chromatique, on croirait que sur le territoire dont Chernuble s’est éloigné, l’obscurité, faute de soleil, a déteint sur les pierres mêmes. Ce site, il faut l’imaginer « d’une nudité d’épouvante », ainsi qu’A. t’Stertevens dépeignait l’abord des îles Marquises21. Minérale en est la topographie. Pays perdu, au sens moral du terme : alors que la présence divine est lumière, et tout ce qui la sert ou la restitue, comme l’épée Halteclere22 d’Olivier, cette ambiance de ténèbres accuse la séparation définitive avec Dieu. Chernuble vient proprement d’une « terre ombrage »23, où le soleil ne luit pas.
Certes, on ne parlerait qu’à peine ici d’esthétique du paysage ; mais ce paysage est bel et bien l’objet d’une moralisation. Locus horribilis, et plutôt (ceci expliquant cela), locus sterilis. Terre inféconde, au même titre que l’animal avec lequel Chernuble, en veine d’amusement, rivalise. Du fait du dérèglement des quatre éléments, le pays est intempérant et le paysage inhospitalier : contrée morte, où le cycle du jour et de la nuit a cessé d’être, et, avec la désertion de ce temps cosmogonique, a fortiori le temps liturgique.
Ce retour au chaos partiel résulterait-il d’une malédiction tenue sous silence, implicite à la rigueur ? Il est dans notre littérature d’autres exemples de terres frappées de stérilité après un crime de sang24. Chernuble descendrait-il lointainement, jusqu’à l’avoir oublié, d’une race de Goliaths ?
On peut cependant expliquer la genèse de cette géographie fantastique en revenant à la morphologie de Muneigre. Il s’agit d’une terre calcinée, de l’intérieur : le caractère du paysage volcanique, avec basalte et terre de cendre, a pu, mieux encore que le site charbonnier, suggérer la singularité de l’évocation. Or, noire à la surface, cette terre est présumée rouge dans les profondeurs, rouge de braise et de combustion. Voilà pourquoi, d’après certains, les diables ont élu domicile, ou se sont vu reléguer, ici : dépendance ou colonie de l’enfer, enfer second, plutôt que portion de l’enfer originel. Par voie de conséquence, et dans ces conditions, le tempérament de l’enfer, si l’on ose dire, est chaud et sec. L’heure n’est pas encore venue de l’enfer palustre, et lacustre25, c’est-à-dire en quelque façon humide et hanté d’une animalité visqueuse et rampante de reptiles et de batraciens, mais c’est une terre asséchée par le feu, brûlée, noircie, calcinée, tristement stérilisée.
Il faut à présent réserver cette notion de sous-sol en feu, sans oublier que l’absolue minéralisation du territoire implique la dureté de l’être humain qui dit en venir.
La laisse LXXVIII enchaîne avec la « vantance » proprement dite de Chernuble, au style direct bien entendu26 : six vers, contre cinq consacrés au pays et quatre au portrait. Le propos échappe alors à la notion d’exotisme : il s’agit de persuader Marsile (et probablement le reste du groupe), en parlant avec une mâle assurance. On retiendra que, fort de son épée au côté (la gestuelle est envisageable), Chernuble cite dans l’ordre Roncevaux, puis Roland « li proz », enfin Durendal. On ressent quelque inquiétude en imaginant le capitaine français aux prises avec une telle force de la nature.
« Sun cheval brochet, si vait ferir Chernuble… » : éradication d’un symbole païen
Dès la fin du premier choc, aux derniers vers de la laisse CII, l’auteur, se préparant à clore une série énumérative de hauts faits que venait effleurer la monotonie, fait les comptes dans les rangs éclaircis des chefs sarrasins :
Des .XII. pers li .X. en sunt ocis ;
Ne mes que dous n’en i ad remés vifs :
Co est Chernubles e li quens Margariz. (vv. 1308-10)
Façon de relancer l’attention du lecteur-auditeur, et même, compte tenu de la suspension narrative de l’interlaisse, de susciter l’attente : pour ces deux prodiges, l’un de force, l’autre de charme, quel exitus rerum ? Comme il en est coutumier, le poète, aux deux laisses suivantes, accomplit en chiasme cette annonce de trois vers.
Roland, comme ivre de prouesse, aura fini par briser la hampe de sa lance. À lui, par conséquent, l’initiative de la deuxième phase de la bataille, le combat à l’épée, qui vérifie d’ailleurs une sorte d’ubiquité dramatique, puisque Chernuble, renouvelant à Marsile les promesses de son allégeance, avait imprudemment loué le mérite de sa propre épée, « bone », mais sans nom (v. 984), contre Durendal. L’élimination de Chernuble est ainsi le premier exploit de Durendal autrefois confiée à Roland par l’empereur27, sur l’injonction de Dieu même28.
Élimination décisive, radicale – véritable éradication du mal : Roland donne l’exemple d’un « coup de baron ». À ce propos, il n’est pas si ridiculement naïf de voir, sitôt le casque éclaté, la lame trancher cette chevelure qui cesse de signifier la force du dernier pair païen. L’action, rapide, se déroule impeccablement, déconstruisant en somme par étapes le portrait en pied du personnage. Aucun obstacle ne résiste à l’énergie du héros, y compris lorsque sa lame atteint la monture. Chernuble abattu, Roland l’accable d’une insulte posthume. Et pourtant, le païen n’avait pas eu l’audace, ni peut-être le temps, de le provoquer par un injurieux défi. Le preux chrétien, par son propos emporté, son arraisonnement funèbre, tue le pair sarrasin une seconde fois et le « despersune », pour employer un mot dont use la Chanson29. Il juge son âme, et plus précisément prononce son arrêt de mort :
Trait Durendal, sa bone espee, nue,
Sun cheval brochet, si vait ferir Chernuble.
L’elme li freint u li carbuncle luisent,
Trenchet le chef et la cheveleüre,
Si li trenchat les oilz e la faiture,
Le blanc osberc, dunt la maile est menue,
E tut le cors tresqu’en la furcheüre.
Enz en la sele, ki est a or batue,
El cheval est l’espee aresteüe :
Trenchet l’eschine, hunc n’i out quis jointure,
Tut abat mort el pred sur l’erbe drue.
Aprés li dist : « Culvert, mar i moüstes !
De Mahumet ja n’i avrez aiude.
Par tel glutun n’ert bataille oi vencue ». (vv. 1324-37)
Ainsi revient-il à Roland de tuer, en dernier durant ce premier assaut, le plus prodigieusement fort des pairs sarrasins. L’art chevaleresque l’emporte sur la brutalité sauvage, et les valeurs chrétiennes sur le matérialisme arrogant. L’immunité de la force ne donne pas la force de l’impunité.
Il apparaît qu’entre les Sarrasins fendus à l’épée du casque à l’échine du cheval, existe, à l’exception de Grandoine, un point commun, relevant d’une sorte d’ethnographie morale. On a vu Roland donner l’exemple de cette prouesse, après avoir brisé sa lance : aussi les motifs attendus de l’attaque à l’épée vont répéter un stéréotype, au plaisir supposé de l’auditoire. Il se trouve que les personnages ainsi tranchés monture y compris s’appellent Justin de Val Ferree (premier exploit d’Olivier armé de Hauteclaire, laisse CVII) et Valdabrun (tué derechef par Roland, laisse CXVII) ; lorsqu’on se souvient que, dans certaines versions de la Chanson, Chernuble est dit venir, au lieu de Muneigre, de « Valnigre »30, on se rend compte que le lieu d’origine évoqué, dans ces deux ou trois cas, suggère une vallée, sombre ou minérale (« ferré », par analogie, semble-t-il, avec « chemin ferré », signifie « pierreux »)31. Si les diables sont de près ou de loin supposés résider là, ce sont des figures de centaures que, fût-ce à notre insu, l’esquisse de ces cavaliers rejoint dans notre imaginaire profond. D’ailleurs la pose qu’adopte Roland, exaltant face au ciel sa puissance et sa volonté, brandissant sa lance32, n’est pas sans rappeler la figure d’un Héraclès prêt à affronter, des flèches à la main, les Centaures. De vieilles figures mythologiques survivraient ainsi, sur des territoires perdus qui sont à la surface de l’enfer, pour nous menacer encore et détruire la Nouvelle Loi.
Cependant, il est un autre adversaire inquiétant, qui ressemble à Chernuble et dont la ressemblance n’est pas ici mentionnée par hasard. Ledit Sarrasin rappelle Chernuble non seulement par son nom, son pays d’origine et quelque peu son allure, avec son teint noir de poix, sa taciturnité, mais encore par le sort qu’il subit à Roncevaux : c’est le porte-étendard de Marsile, Abisme33. Il est, comme tout ennemi qui croit mal, par exemple Malquiant, ou qui déteste Dieu (c’est son cas), victime de la furia de Turpin, qui ne s’en prend pas à tous les mécréants (il serait surmené), mais choisit tel d’entre eux qu’il juge le plus « herite »34.
L’archevêque, « a miracle », frappe l’écu précieux d’Abisme de sa lance et « tranche » l’infortuné : « Le cors li trenchet tres l’un costét qu’a l’altre, / Que mort l’abat en une voide place » (vv. 1667-68). La performance enchante Roland qui interpelle Olivier : « Sire cumpaing, se.l volez otrïer, / Li arcevesque est mult bon chevaler, / N’en ad meillor en tere ne suz cel : / Ben set ferir e de lance e d’espiét » (vv. 1672-75). On a donc bien entendu35; c’est en quoi consiste précisément l’exploit miraculeux36 : aux mains de Turpin, contre cet ennemi, l’arme de hast ou d’estoc, l’épieu, a la vertu d’une arme de taille, l’épée.
Abisme, son nom le dit, vient des profondeurs infernales, alors que, venu de Muneigre, Chernuble s’en tient si l’on peut dire à la surface : Abisme par conséquent explique en partie Chernuble dont il accomplit en quelque façon le côté obscur.
« L’elme li freint u li carbuncle luisent… » :
prédilection pour l’escarboucle
Chernuble est le seul des pairs sarrasins dont, pendant la bataille, on cite les gemmes qui rehaussent son équipement37. Quant à celles qui ornent l’écu d’Abisme, elles font l’objet d’une énumération.
Pourtant, lorsque l’armée païenne avance dans les ténébreuses vallées, le texte dit : « Clers fut li jurz e bels fut li soleilz : / N’unt guarnement que tut ne reflambeit » (vv. 1002-03). Et dès la laisse suivante, Olivier le lucide, examinant la situation du haut d’un tertre, s’inquiète auprès de son compagnon : « Devers Espaigne vei venir tel bruur, / Tanz blancs osbercs, tant elmes flambïus ! » (vv. 1021-22). Ainsi l’auteur, multipliant les allusions au scintillant éclat des armures sarrasines, éveille un funeste pressentiment : l’armée païenne avance au rythme d’une fanfare lumineuse.
Puis l’énumération détaillée vient traduire une perception plus précise (l’ennemi s’est rapproché) : « Luisent cil elme, ki ad or sunt gemmez… » (v. 1031). De même, peu avant la mêlée générale : « Luisent cil elme as perres d’or gemmees... »38. Roland, dans cette mêlée, va frapper Valdabrun : « Desur sun elme, ki gemmét fut ad or… » (v. 1542). Le Sarrasin qui, sur le champ de bataille silencieux et désert, entreprend de voler Durendal, c’est Roland agonisant qui, de l’olifant : « Si.l fiert en l’elme, ki gemmét fut a or… » (v. 2288). Quant à l’émir Baligant, voici l’empereur qui, exhorté par l’ange à se ressaisir, le tue d’un coup de son épée Joyeuse : « L’elme li freint o les gemmes reflambent… » (v. 3616). Enfin, « cez helmes, ki sunt a or gemez » (v. 3911) étincellent encore pendant le duel de Pinabel et de Tierri. Partout, du côté sarrasin, sont ainsi dépeints ces casques embellis de gemmes serties dans l’or39: image à coup sûr de richesse ; évocation, sans doute aussi, d’un artisanat étonnamment raffiné chez les orfèvres d’Orient.
Mais Roland, Durendal au poing, lancé contre Chernuble, le frappant avec la vitesse et l’éclat de l’éclair : « L’elme li freint u li carbuncle luisent… » (v. 1326). Et d’un coup, cette magie fascinante de l’Orient de voler en éclats. Du point de vue de la performance, un tel exploit anticipe celui de Charlemagne sur l’émir (v. 3616). Ici, cependant, la référence exclusive aux escarboucles (il n’y en a pas qu’une) invite à se demander si le païen de Muneigre n’éprouve pas pour cette gemme une prédilection40. Escarboucle pierre de lumière… Un peu plus loin, la mort imminente d’Abisme prête à l’évocation superbe de son écu, par l’énumération des gemmes qui l’embellissent : « Pierres i ad, matistes e topazes, / Esterminals e carbuncles ki ardent… » (vv. 1661-62). Escarboucle ici lueur de braise… « Carbuncle », en lui-même, est fait d’une étymologie non linguistique, mais explicative et symbolique : un nom qui fait image. Aussi la suggestion de feu, de lumière est-elle des plus fortes entre « ardent » et « carbuncles », puisqu’ainsi graphié, ce mot confirme sa fidélité à l’étymologie : carbunculus, qui signifie « petit charbon » (de carbo) et déjà, par métaphore à partir de l’embrasement, « escarboucle ».
Une escarboucle enjolive l’effigie de Tervagan : on l’apprend lorsqu’aux yeux des païens, cette idole de superstition mérite d’en être dépouillée : « E Tervagan tolent sun escarbuncle… » (v. 2589). Certes, rien n’est assez beau pour un dieu, et son image est ornée d’une gemme, en témoignage d’adoration : ces Sarrasins auront peut-être mimé l’alliance typiquement chrétienne de la splendeur et du sacré. Mais l’escarboucle est encore, au sens figuré, pierre de lumière : ce Tervagan, par imposture, ne veut-il pas être la voie, à défaut de représenter la vérité et la vie ?
L’éclat rutilant de l’escarboucle est tenu, comme on sait, par une sorte de prodige minéralogique, pour luminescent41. C’est ainsi qu’au commencement de l’épisode de Baligant, où l’élargissement du conflit suscite l’amplification hyperbolique des notions de puissance, de richesse et de célérité, on voit, depuis Alexandrie, la flotte de l’émir cingler sans ralentir nuitamment son allure : « En sum ces maz e en cez haltes vernes / Asez i ad carbuncles e lanternes : / La sus amunt pargetent tel luiserne, / Par la noit la mer en est plus bele » (vv. 2632-35). Puis, laisse suivante : « Asez i ad lanternes e carbuncles : / Tute la noit mult grant clartét lur donent » (vv. 2643-44). Fanaux rouges réverbérés dont le prodige terrestre conduit l’émir vers les rivages occidentaux… Le premier effet de cet éclairage dont la profusion des escarboucles (aussi des lanternes) suscite la magie, est l’embellissement de la mer par une sorte de merveille artificielle, puis, dès l’embouchure de l’Èbre, l’éclairement de la terre d’Espagne. La commodité, la sécurité d’une navigation rapide, maritime et fluviale, ne sont considérées qu’après, implicitement présumées plutôt qu’expliquées. L’escarboucle a permis à la flotte de suivre sans inconvénient son erre dans la nuit depuis un Orient plus ou moins fabuleux jusqu’à Saragosse42.
Emblématique, ainsi que les autres gemmes, d’une richesse orientale qui vient fasciner l’imagination de l’Occident, associée à la nuit qu’elle allume, et en tout cas plus lumineuse que tout durant le jour, l’escarboucle paraît porter la trace de l’accointance païenne avec le « surnaturel inférieur ». L’écu d’Abisme est d’origine (et sans doute de fabrication) infernale, ainsi que le précise le texte : « En Val Metas li dunat uns diables, / Si li tramist li amiralz Galafres » (vv. 1663-64). Quant au pays de Muneigre, il est, pour plus d’un, une résidence des diables. Au demeurant, pour les scientifiques, l’escarboucle est originaire de Libye, précisément du pays des Troglodytes : Nascitur in Libia Tragoditarum regione, dit Marbode43 en son De Lapidibus44 ; et la plus ancienne adaptation de cet ouvrage (Paris, BNF fr. 14470) confirme, sans erreur possible, cette localisation : « Naist en la tere as Troglodites »45. Parmi les Anciens, il semble que Strabon soit le plus précis sur la localisation libyenne des Troglodytes46: il en signale à l’est des Garamantes47; gîtant dans les anfractuosités des rochers, ce peuple est de tradition pastorale et de mœurs sauvages. La réputation de sauvagerie du territoire libyen est soulignée dans le Roman d’Énéas48, quelque deux tiers de siècle après la Chanson. Qui d’autre part dit « troglodyte » évoque l’habitation souterraine, occupée telle quelle, ou creusée, mais non bâtie. C’est si vrai qu’à la fin du xixe siècle encore, en bonne lexicographie, le mot (assorti d’une majuscule) désignait celui que nous nommons par périphrase l’homme des cavernes, et tenons pour notre ancêtre en toute humilité49. Or l’habitation souterraine suppose la proximité du feu souterrain. Cacus est fils de Vulcain.
Chez les Grecs, l’escarboucle est l’anthrax. Il lui faut toujours être la braise de charbon. Dans la Chanson de Roland, en plein jour elle « ard », comme par exemple sur l’écu d’Abisme : il lui faut rappeler toujours sa nature de charbon ardent.
Venue à la surface, l’escarboucle est certainement une pétrification de ce feu souterrain. Si la présente hypothèse devait être exacte, elle attesterait d’ailleurs (conformément à l’assertion de Marbode) la provenance terrestre de la gemme, laquelle nous préserve au demeurant de confondre l’escarboucle avec la « dracontite », à quoi l’assimile Philippe de Thaon50 dès la première moitié du xiie siècle, et dont la légende assure qu’on l’extrait du crâne du dragon (vivant).
Peut-être Chernuble a-t-il pour cette gemme une prédilection parce qu’elle luit dans l’obscurité ; dans sa province noire, son désert de cendre au paysage spectral, une telle gemme procurerait un substitut de lumière. C’est ainsi qu’au-delà du prodige oriental de pays prodigues en minéraux de prix, le rougeoiement de l’escarboucle fait peut-être allusion à la braise qui a consumé le sol de Muneigre : en apparence éteint, le charbon (ou la lave) semble s’être changé en rubis, comme si la fine couleur de cette pierre devait à jamais rappeler que la ressource précieuse extraite de ces terres se paie de leur fécondité perdue.
« Exotique » (au moins en botanique) a pour antonyme « indigène ». Arrivé à Saragosse, avec l’intention de prêter main forte à Marsile, Chernuble est d’une origine exotique, en dépit du rapprochement de « Muneigre » avec Monegros, – contrée que d’ailleurs Paul Aebischer était obligé de tenir, en plein Aragon, pour exotique. Son pays n’est pas un pays de chrétien, son allure non plus (si dissemblable de celle de son prédécesseur Margariz, dans la théorie des pairs sarrasins). Chernuble, en tant que tel, est un intrus, sur un continent où Charlemagne entend étendre la loi de Dieu. Cette intrusion rime à l’exclusion. Si, suivant le mot de Gide51, la clé de l’exotisme est la nouveauté, si l’apparence, aux yeux de qui découvre, en est une sorte de virginité, ici l’auteur ne livre pas un portrait loyal de l’Autre, une relation naïve ou impartiale de l’Ailleurs. C’est qu’il cherche à surprendre et, sciemment, inquiète, en une situation d’affrontement imminent, où la menace vient, avec ce spécimen au moins, d’une démesure inhumaine.