L’Orient monstrueux dans le premier Cycle de la croisade

DOI : 10.54563/bdba.903

p. 55-68

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Sa proximité avec l’Histoire contemporaine fait du premier Cycle de la croisade une œuvre tout à fait remarquable. La Chanson d’Antioche aurait été commencée lors de l’expédition elle-même et son remaniement daterait des années 1180-90, soit moins d’un siècle après les événements qu’elle relate. Cette situation spécifique dans le domaine de la chanson de geste permet au premier Cycle de la croisade de se référer assez directement à une réalité palpable dont on retrouve très aisément la trace dans les récits historiques.

Pourtant, certains textes du Cycle, tout en offrant des éléments qui orientent le lecteur vers un Orient réaliste, l’entraînent aussi vers un Orient fabuleux. Dans la Chanson de Jérusalem, les merveilles prennent en effet une importance démesurée ; à travers des objets merveilleux, l’Orient musulman devient le lieu d’une rêverie artistique, et, comme souvent au Moyen Âge, cette rêverie tourne aisément au cauchemar : une avalanche de peuplades monstrueuses vient s’abattre sur les Francs placés par ailleurs dans des lieux tout à fait réalistes et décrivant la géographie de la Terre sainte. Quel peut être le sens de cette représentation paradoxale, de ce double exotisme, illustrant d’un côté un certain souci de réalisme, de l’autre, une complète métamorphose par l’imaginaire ?

Un Orient historique ?

Une série d’éléments vient accréditer l’idée de la représentation d’un Orient véridique. Dans le premier Cycle de la croisade, notamment dans la Chanson d’Antioche et la Chanson de Jérusalem, les principaux peuples du Proche-Orient sont tous cités, les « Arrabiz » (Arabes), c’est-à-dire ici la population arabe de Syrie-Palestine, les « Turcs », en l’occurrence les Turcs seldjoukides (nommés aussi « Persant », le Turkestan étant appelé « Perse ») et les « Nubians » ou Égyptiens. Enfin, le terme spécialisé de « Beduïn » (Bédouins) est bien présent dans la Chanson de Jérusalem1, comme dans la Prise d’Acre2 ou la Mort Godefroi3. Venu directement de l’arabe « badawî », qui signifie « habitant du désert », il sert à désigner les nomades, par opposition aux populations sédentaires des villes4. Ce mot a un intérêt documentaire et correspond à une réalité juste, même s’il se trouve employé de manière assez imprécise dans les œuvres occidentales.

Toujours dans une veine réaliste, l’évocation de la présence de traducteurs constitue un détail peu souvent présent dans le domaine épique et très bien attesté dans nos textes5. Nommés « drogomanz » (var. « drugement »6) ou « latimier » (var. « latinier »), ces interprètes sont souvent des chrétiens orientaux, des Syriens (« Surïans »), des Grecs (« Grius ») ou des Arméniens (« Hermins »), qui ont traditionnellement un contact facile avec leurs compatriotes orientaux comme avec les pèlerins occidentaux7.

Troisième indice de réalisme, l’emploi de camélidés comme bêtes de somme ou montures de voyage apparaît aussi. Dans la Chanson d’Antioche, Corbaran envoie un messager à dromadaire annoncer à Garsion l’arrivée de renforts :

Li messagiers s’en torne, n’i quist cemin ferré,
Tant a son dromadaire point et esperoné
K’il vint a Anthioce, droit a un avespré ;
Par devant le palais descendi al degré. (vv. 5835-38)

Un Turc d’Antioche, Datien (pas encore nommé à ce stade de la chanson), expédie aux Francs un dromadaire chargé de soie, en leur promettant de l’argent pour payer la rançon de son fils qu’ils détiennent :

Il prist un dromadaire tot cargié de samis,
Si l’envoie a l’ost Deu, a nos barons eslis. (vv. 5510-11)

Enfin, des détails climatiques contribuent à ancrer le récit de l’expédition dans la réalité de la Terre sainte. Tandis que la chanson des Chétifs8 mentionne la présence de figues et de dattes, la Chanson d’Antioche évoque une tempête de sable au lendemain de la bataille de Dorylée : « Que leva li pouriere et vola li sablon » (v. 2202). Dans la Mort Godefroi, c’est l’extrême intensité du soleil qui affaiblit les combattants9 :

Li solaus est levés et le caurre leva
Et François et paiens mout durement greva. (vv. 3045-46)

Tous ces points de détail convergent vers un Orient réel que viennent pourtant hanter des phénomènes merveilleux.

Les merveilles

Le Cycle est en effet imprégné par une évocation des merveilles de l’Orient qui s’appuie sur l’héritage des romans antiques, et notamment du Roman d’Alexandre. Outre le fait que le cycle est écrit en dodécasyllabes, c’est-à-dire en alexandrins, et que le cheval d’un certain Cornicas est représenté comme possédant, tel Bucéphale, deux cornes, le parallèle précis avec le Roman d’Alexandre d’Alexandre de Paris s’impose avec la description de la tente du Sultan de Perse dans la Chanson de Jérusalem10. Non seulement, on a là une ecphrasis à la manière des romans antiques, mais Alexandre est explicitement cité comme possesseur primitif de la tente.

Une première description dans la Chanson d’Antioche insistait sur la polychromie de la tente du Sultan, qualité commune à la plupart des objets ou des lieux merveilleux (vv. 4866-74), mais c’est dans la Chanson de Jérusalem que le remanieur développe pleinement le motif (vv. 6088-6121). Issu de l’Antiquité, cet objet précieux est créé par l’intervention magique d’un dieu (Mahom Gomelin puis Pallas) et orné d’une représentation du monde et du savoir de l’époque (les sept arts) ; il constitue ainsi un microcosme à l’image du macrocosme. Hérité du roman antique médiéval, ce motif n’a pas grand-chose à voir avec les tentes réelles des campements musulmans ; il illustre en revanche l’interpénétration de la chanson de geste et du roman. On peut cependant remarquer que, pour stéréotypée qu’elle soit, la description est néanmoins mise au goût du jour : dans un ensemble antiquisant, la présence du dieu sarrasin Mahom Gomelin crée un effet orientalisant et « moderne ».

Les automates, qui font partie du cliché exotique concernant l’Orient, sont aussi présents. Située au sommet du char-tour du Sultan de Perse, l’idole mobile d’Apollin domine tout le campement (vv. 8177-88). Ressemblant à une girouette (elle tourne avec le vent), cette idole est douée de parole grâce à la « ningremance » ou magie noire. Si fréquemment, par son mouvement cyclique, l’automate crée un temps suspendu qui rompt avec le temps chronique et nourrit un rêve d’éternité, il n’en est rien ici. L’idole possède avant tout une fonction religieuse : l’automate mime en effet le prêche ; tel Salomon enseignant la sagesse, Apollin tient un « sautier » (ou psautier) contenant « la loi […] dés Adan le premier » (v. 8180) et il fait de l’index un signe qui engage ses auditeurs à l’écouter. Mais l’enseignement que délivre l’idole n’est qu’un simulacre : reliée à la Bible par une allusion à la Genèse, cette loi sarrasine est une copie hérétique de l’enseignement chrétien. Le mécanisme de l’automate androïde, le tournoiement, l’imitation de l’enseignement chrétien, autant d’éléments qui rapprochent très clairement Apollin du Diable. Il en est de même pour le tombeau tournoyant de Mahomet, fixé sur des aimants (le corps embaumé et statufié tournoie dans les airs et semble parler, vv. 6156-63)11. Du fait de la présence de la religion sarrasine, le merveilleux s’infléchit nettement vers le maléfique. Héritée de la tradition épique (que l’on songe aux gens de Micène dans la Chanson de Roland ou à Tabur de Canaloine dans la Chanson de Guillaume), cette tendance à représenter des monstres va trouver une extension extrême dans la Chanson de Jérusalem.

Les monstres d’Orient

En effet, malgré son ancrage historique, le premier Cycle de la croisade préfère à bien des égards développer une vision littéraire d’un Orient fabuleux. C’est notamment le cas dans la Chanson de Jérusalem où un déferlement apocalyptique de créatures difformes s’abat sur les armées franques. Héritière des êtres hybrides présents dans la tradition épique, cette représentation emprunte là encore au Roman d’Alexandre – le parallèle est assez net avec le passage sur les merveilles de l’Inde dans la version écrite par Thomas de Kent, le Roman d’Alexandre ou le Roman de toute chevalerie – et, par-delà lui, à la tradition des monstres d’Orient établie par Pline et Solin12. Il semble que l’auteur de la Chanson de Jérusalem ait voulu puiser à toutes les sources disponibles. Outre ce désir d’offrir une représentation foisonnante de l’Orient, on peut aussi supposer que l’insistance sur l’aspect monstrueux permet de contrer la fascination liée aux merveilles. Alors que la plupart des chansons de geste se contentent de mentionner en passant quelques êtres ou peuples hybrides, la Chanson de Jérusalem les multiplie de manière frappante.

Passons rapidement sur les très communs peuples qui n’ont pour attribut que des mœurs étranges, comme le fait de n’avoir pas de chaussures, de ne pas boire de vin, de consommer des épices (« Et mangüent le graine del poivre et del comin ») ou de vivre nu (« Ainc ne vestirent drap de laine ne de lin »), transposition possible de réalités exotiques :

Li amirals a fait ses escieles joster. […]
En la quinte Indois, en la siste Bomer –
C’est une gens averse d’oltre la Rouge Mer,
Il n’est hom se il non qui i puist abiter.
La sieme fu d’Aufars, l’uime de cels d’Oper,
La nueme des Tabais qui ont dens con sengler,
Et la disime fu de cels devers yver –
C’est une gens averse, ainc ne calça soller. […]

.X. escieles devise de le gent Apollin.
L’une est des Sucomals, l’autre de cels d’Arbrin,
La tierce est des Majols, la quarte d’Alfaïn –
C’est une gens averse qui ne gostent de vin.
Les roces i sont hautes et li perron marbrin,
Tot mainent desos terre parfont en sousterin
Et mangüent le graine del poivre et del comin.
Plus trençoient lor dent que rasoir acerin
Et si corent plus tost que cevroel en gaudin.
Ainc ne vestirent drap de laine ne de lin,
Velu sont conme viautre, s’ont abai de mastin13.

Passons aussi sur ceux, habituels dans les chansons de geste, qui ont une allure de chien14, une simple hypertrophie des dents (« dens con sengler »; « Plus trençoient lor dent que rasoir acerin ») ou de la pilosité (« Velu sont conme viautre »); passons encore sur les géants15 ou sur la troupe, toute de braiments, du roi des ânes16. Plus intéressants s’avèrent en revanche certains cannibales ainsi décrits :

Ce sont et Gaufre et Bogre, Keneliu li pullent :
Quant li hom est porris si le manjüe et vent.
As poitrines lor tienent li menton et li dent. (vv. 8871-74)

Ces êtres acéphales ayant le menton, le nez et les yeux (ces deux derniers non mentionnés) plantés sur le torse sont en fait des Blemmyes, hérités de la tradition latine17. Leur régime alimentaire est de surcroît particulier, puisqu’ils se repaissent ici de chair humaine avariée.

À ce type de monstres la Chanson de Jérusalem adjoint des êtres hybrides, connus de la tradition des chansons de geste, mais dont la présence est ici démultipliée. Ces anthropoïdes possèdent des parties du corps empruntées aux bêtes :

Avoec cels sont venu tot cil de Bocident –
Cil mainent .X. jornees dela l’arbre qui fent
Une fois ens en l’an por renovelement.
Onques cil ne mangierent de pain ne de forment,
Ainc parler nen oïrent ne n’en sevent noient.
Tot vivoient d’espeses, n’ont nul habitement
Et sont tos tans al halle, al solel et au vent.
Plus ont noires les cars que pois ne arement
Et si corent plus tost que quarels qui destent.
Les cors ont conme singes et testes de serpent
Et muient conme tor, n’ont autre parlement.
N’i a cel qui ne port u mace u ferrement.
Molt sont lait et hisdeus, de combatre ont talent. (vv. 8875-87)

Cette description des gens de Bocident leur octroie, outre des caractéristiques de peuple exotique (teint sombre, nudité, nourriture épicée), des attributs animaux : ils n’ont pas de langage (« ainc parler nen oïrent ne n’en sevent noient »), possèdent des saisons de reproduction (« une fois ens en l’an por renovelement ») ainsi qu’un corps de singe et une tête de serpent18. Le narrateur s’amuse à nous présenter des êtres, mi-hommes, mi-bêtes, qu’il décrit lui-même comme une galerie des horreurs (« molt sont lait et hisdeus »). Imitant à un degré inférieur le monde des humains, ils ne peuvent qu’avoir une nature diabolique19.

Cette peuplade est accompagnée par une autre troupe, celle des « Espies » (ou « piverts ») :

La neuvime d’Espies qui sont [de] tel façon –
Biés ont conme biecaces et testes de gaignon
Et es piés et en mains ont ongles de lion.
Quant il crïent ensanble si font tel glatison
Que la terre en tentist .II. liues environ :
Por le taisir les fiert l’amustans d’un baston. (vv. 8319-24)

Bec de bécasse, tête de mâtin, pattes et griffes de lion, ces créatures hybrides à la manière des chimères antiques n’ont plus du tout forme humaine et sont d’ailleurs dirigées avec une houlette20. Jouant un rôle important, ces bécus sont l’objet de plusieurs descriptions. Plus besoin d’armes : comme les animaux, ils ont leurs défenses naturelles, becs, dents et griffes. Ils peuvent donc s’attaquer aux humains sans aucun préliminaire (nulle nécessité pour eux d’endosser haubert et heaume). Bouleversant l’ordre du règne animal (un bec avec des dents !), ces hybrides sont forcément d’origine diabolique et font un carnage parmi les Tafurs (une troupe de croisés miséreux menés par un roi et appelés ici « ribalt », vv. 8780-87). La Chanson de Jérusalem mêle sans aucun complexe cette bataille fabuleuse aux combats réalistes des croisés en Terre sainte.

Enfin, aux bécus s’ajoute une espèce de même calibre, celle des cornus qui possèdent là explicitement un attribut diabolique et rappellent les « Vachiers » d’Aliscans21. Venus des « puis de Lucion » (puits de Lucifer), ils sortent directement de l’Enfer :

La disime esciele est des puis de Lucions –
C’est une gens averse, cornu sont con molton. (vv. 8325-26)

La chanson de geste leur prête aussi des montures à leur image :

L’uns cevalce .I. serpent et l’autres .I. lion,
Li tiers .I. deutuant et li quars .I. grifon
Et Canabels seoit sor le fil d’un dragon –
Cil conduist l’olifant que cevalçoit Mahon. (vv. 6257-60)

Lion, éléphant, « deutuant »22, mais surtout griffon23 et dragon, tous les animaux sauvages ou cauchemardesques du bestiaire sont mentionnés : une armée de créatures hybrides ne pouvait évidemment se contenter de simples destriers.

Bec, griffes, cornes, autant d’éléments qui parachèvent l’animalisation du Sarrasin et sa diabolisation. Cette représentation est là pour faire frémir l’auditeur et, par une déshumanisation de l’ennemi, susciter un désir d’extermination. À travers cette représentation d’un Orient fantasmé, la polémique religieuse connaît donc une amplification totalement onirique.

Le combat contre le dragon

Dans la chanson des Chétifs, un autre procédé est mis en œuvre pour accréditer l’idée d’un Orient monstrueux. Alors que les Sarrasins y bénéficient d’une image relativement positive avec, d’une part l’amitié entre Corbaran et ses captifs francs, d’autre part un banquet irénique qui réunit les captifs, Corbaran et le Sultan de Perse, c’est à un animal fabuleux unique que revient l’honneur de représenter la monstruosité sarrasine. L’inspiration est là à la fois folklorique et hagiographique et met en scène le motif du combat contre le dragon.

Rappelons les faits : un grand cri a été entendu par les captifs, désormais libres, qui cheminent en compagnie de Corbaran. Baudouin de Beauvais pense reconnaître la voix de son frère Ernoul qu’il sait seul dans la montagne. Il a raison : ce dernier vient d’être dévoré par un dragon, nommé Sathenas. Ne le sachant pas en si mauvaise posture, Baudouin décide de partir à sa recherche. Il parcourt toute la montagne sans rien trouver, puis, brusquement, l’animal apparaît ; avec ses poils tranchants dressés, ses oreilles basses et ses griffes qui grattent la pierre à en faire jaillir le feu, il semble bien effrayant (vv. 2513-24). Terrible s’avère par ailleurs la vision des restes d’Ernoul : le frère de Baudouin est réduit à un crâne que l’animal n’a pas daigné avaler.

Après quelques tentatives infructueuses pour blesser une bête que sa carapace rend de toute façon invulnérable, Baudouin opte pour un autre angle d’attaque. Il désenvoûte le dragon (vv. 2698-2705) : la vertu d’un talisman, la récitation des noms de Dieu et la récitation des noms des saints sont les armes par lesquelles il parvient à éliminer le diable qui animait la créature ; celui-ci s’enfuit alors sous forme de corbeau. Motif répertorié de l’hagiographie médiévale, la lutte contre le dragon symbolise la lutte du Bien – ici le chevalier représentant de l’Église – contre le Mal. Planant continûment sur la scène, l’esprit de saint Michel permet à Baudouin d’anéantir l’animal. Il lui plante miraculeusement son épée en plein cœur, non sans avoir lui-même perdu beaucoup de sang. Baudouin fait ainsi figure de héros civilisateur : il débarrasse la région du dragon qui, s’attaquant à tous, y compris aux Sarrasins, l’infestait24.

Mais ce motif du combat contre le dragon a surtout l’intérêt d’être directement mis en lien avec la représentation fictive de l’Islam. En effet, comme nous l’explique la chanson de geste, la bête était initialement la propriété d’un roi sarrasin :

Un roi de Sarrasins de le gent mescreüe
Sor le mont de Tygris, dont la roce est ague,
Conversoit une beste, grant ert et parcreüe.
Trente piés ot de lonc, tant par estoit corsue ;
La coue ot grosse et longe plus d’une grant macue ;
Qui ele en consiut bien, a .I. seul colp le tue.
Les ongles et les dens, nel tenés a falue,
Avoit lons et trencans plus que guivre esmolue ;
Le quir avoit tant dur que nule espee nue
Ne pooit entamer le beste malfeüe ;
Le poil lonc et trencant plus que glaive esmolue.
Diable avoit el cors qui sovent le remue.
Les homes et les femes et les bestes manjue ;
La terre a si gastee que n’i ere karue. (vv. 1565-80)

La présence de cette créature induisait donc une désertification, et l’on retrouve ici le motif romanesque de la « terre gaste »25. L’originalité de cette bête réside dans le lieu particulier où elle vit. Le dragon est décrit en focalisation interne, à travers les yeux de Baudouin de Beauvais lui-même :

Et regarde sor destre, vit le mahomerie
Ki de viés estoit faite, de grant ancisserie,
Que fist uns Sarrasins, Gorans d’Esclavonie –
Uns des plus felons rois qui onques fust en vie –
Au tans le roi Herode qui tant ot felonie ;
La faisoit ses prisons tenir en fremerie.
Et quant cil rois fu mort si remest agastie ;
Tres dont i maint li beste qui le terre gerrie.
De .II. cens ans et plus, que que nus vos en die,
Ne fist mal a nul home, ne ne toli le vie,
Desci qu’a icele hore que Dex ot establie,
Qu’en li vint li Deables qui tant le fist hardie. (vv. 2415-26)

La « mahomerie » (mosquée) date de l’époque du roi Hérode : plus précisément, elle aurait appartenu à son frère, Gorans d’Esclavonie26. D’après le texte, cette « mahomerie » aurait originellement servi de geôle. Laissée ensuite à l’abandon, elle aurait alors été pacifiquement investie par un dragon, et c’est seulement après un certain temps que le diable serait venu posséder l’animal et le rendre dangereux.

On a là comme une allégorie de l’Islam vu par des yeux occidentaux : après les temps bibliques et dans les mêmes lieux, en Orient, naît une religion inspirée par le diable et dévastatrice, puisqu’elle se propage sur des terres immenses qu’elle conquiert sur le christianisme. L’image du dragon sur les bannières sarrasines est ici supplantée par la présence réelle de l’animal fabuleux27. Or c’est ce symbole de la religion adverse qu’abat Baudouin de Beauvais dans un combat sacré où il fait revivre au lecteur la lutte de saint Michel ou de saint Georges contre le Mal. La sacralisation de la guerre et de la cause chrétienne aboutit à une représentation quasi hagiographique de la croisade. Mais, aux Sarrasins réels, devenus plus ou moins amis et frappés eux aussi par le fléau de la Bête, se substitue l’emblème de la « paienie », le dragon. La religion sarrasine nourrit en son sein (dans une « mahomerie ») un monstre qui se retourne contre tous. Seule la véritable foi, le christianisme, va parvenir à mettre un terme aux dévastations suscitées par la mauvaise religion qui avait ouvert la porte du Mal28.

Un épisode supplémentaire, issu de l’appendice 12 des Chétifs, introduit un prolongement à l’histoire. Une seconde bête intervient en effet : la mère du dragon. À la mort de son petit, elle a la réaction suivante :

La serpente regarde, si voit mort son faon
Qui gisoit tous sanglens par dales .I. buison ; […]
Li Satanas gisoit par dejouste .I. perron,
Encore avoit l’espee parmi le pauperon,
Li sans parmi la gueule li cort a grant fuison.
Quant le voit la serpente, lors fait tel bondison,
Si grant dolor demaine et tele criison,
La valee entonbist entor et environ ;
Si se demort as dens qu’envolent li flocon.
A la mahomerie vint corant de randon,
Mahomet a brisiés les bras et le menton,
De sa ceue le fiert .IIII. cos a bandon,
Trestout le defroisa enfresi el talon,
Puis abat le palais dont bis sont li perron ;[…]
Trestoute la montagne vint corant de randon.
L’asne Ernoul a trové, sel gete en son guitron ;
Encore manjast ele .II. pors et .I. lïon.

(appendice 12, vv. 174-195)

Cette scène extraordinaire mêle description du dragon mort et douleur maternelle de la dragonne avant de revenir au motif de la destruction des idoles. Digne représentante de la religion sarrasine, la dragonne défaite brise l’idole de Mahom. Selon le principe d’amplification qui régit les scènes sauriennes, le motif est étendu au lieu de culte entier. Étant donné la puissance de la bête, c’est toute la « mahomerie » qui finit en morceaux. Sont ensuite avalés divers animaux : un âne, deux porcs et un lion29.

Confrontés à la dragonne qui vient de perdre sa progéniture, Jean d’Alis et Harpin de Bourges parviennent à la dominer et à la domestiquer. Après une lutte infructueuse, Jean d’Alis lui passe en effet une étole autour du cou30. La bête s’apaise aussitôt (vv. 850-855) : la dragonne diabolique se métamorphose soudain en agneau christique. Harpin de Bourges et Jean d’Alis peuvent alors rentrer auprès des leurs en chevauchant cette monture peu habituelle (appendice 12, vv. 900-923). L’attitude de la bête prouve que, par la vertu de l’Esprit saint, elle est totalement domestiquée31. Venus à bout de leurs épreuves, les captifs ont tué un dragon et maté sa génitrice. L’incroyable retour de Jean et Harpin sur le dos de la dragonne, l’étole servant de licou, fait d’eux de nouveaux saints. Les batailles réelles de la croisade sont donc ici remplacées par des combats symboliques contre un monstre. Les Francs en sortent grandis, véritables héros sacralisés du christianisme.

L’écriture épique prend ainsi l’étrangeté de l’Orient dans toute son extension possible et instille dans les œuvres un exotisme à dimensions multiples qui mêle altérité réaliste, altérité merveilleuse et altérité monstrueuse et maléfique. Influences épique, romanesque et hagiographique s’additionnent pour conférer au premier Cycle de la croisade sa nature particulière. La Chanson de Jérusalem est sans doute l’œuvre du Cycle qui cumule les représentations les plus variées. Cet exotisme permet de susciter fascination et dépaysement des lecteurs, tout en magnifiant la rhétorique de croisade qui a beau jeu de s’attaquer à des ennemis difformes, monstrueux et éminemment diaboliques.

Notes

1 La Chanson de Jérusalem (The Old French Crusade Cycle, t. VI, ed. N. R. Thorp, Tuscaloosa, University of Alabama Press, 1992), vv. 817 et 3556. Return to text

2 La Prise d’Acre (La Prise d’Acre, La Mort Godefroi and La Chanson des rois Baudouin, The Old French Crusade Cycle, t. VII-2, ed. P. R. Grillo, Tuscaloosa, University of Alabama Press, 1987), vv. 1115, 1116, 1680. Return to text

3 La Mort Godefroi, éd. cit., v. 3239. Return to text

4 Pour les Arabes, les Bédouins représentent la pureté de la civilisation, notamment à travers l’usage d’une langue peu influencée par des apports étrangers et donc plus proche de la langue coranique. Au xive siècle, dans sa Muqadimma, Ibn Khaldûn fait ainsi l’éloge des Bédouins par opposition aux Arabes des villes. En Occident, c’est Joinville qui vulgarise la connaissance des Bédouins par les pages qu’il consacre à la description de leurs mœurs. Voir Jean de Joinville, Vie de saint Louis, Paris, Garnier, 1995, rééd. Paris, Livre de poche, 2002, pp. 294-96. Return to text

5 Voir, par exemple, La Chanson d’Antioche (Richard le Pèlerin et Graindor de Douai, La Chanson d’Antioche, éd. S. Duparc-Quioc, Paris, Geuthner, 1977), v. 9422. Return to text

6 Le terme latin interpres n’a donné le français « interprète » qu’au xive siècle ; c’est donc le mot arabe « tarjûmân » qui est utilisé ; en ancien français, il donne, par métathèse, « drugement » à partir du xiie siècle (qui deviendra « trucheman » au xive siècle, voir A. Rey (dir.), Le Robert, dictionnaire historique de la langue française, t. III, Paris, Le Robert, 2000, p. 3941, article « truchement »). « Translateor » ne surgit que fin xiie-début xiiie siècle et vient d’un verbe, « translater », existant au xiie siècle, mais plutôt réservé aux traductions écrites ; il n’est jamais employé dans notre corpus. Quant au moderne « traducteur », il date de la Renaissance. Return to text

7 Voir J.-C. Faucon, « Le truchement, soutien et oppresseur du pèlerin médiéval », Mélanges Ph. Ménard, Paris, Champion, 1998, pp. 493-512 et A. Leclercq, « Extranea lingua, l’enjeu des langues pendant la première Croisade », Langue de l’autre, langue de l’auteur, actes du colloque d’Amiens 2007 (à paraître). Return to text

8 Les Chétifs (The Old French Crusade Cycle, t. V, éd. G. Myers, Tuscaloosa, University of Alabama Press, 1981), v. 3936. Return to text

9 Sur le dépaysement des croisés en Orient, voir M. de Combarieu, « La Terre de repromission », Terres médiévales, Paris, Klincksieck, 1993, pp. 71-100. Return to text

10 Alexandre de Paris, Le Roman d’Alexandre, trad. L. Harf-Lancner, Paris, Le Livre de Poche, 1994, vv. 1948-2064. Return to text

11 Voir à ce sujet A. Leclercq, « La Mecque », Dictionnaire des lieux mythiques, Paris, Laffont (à paraître) ; C. Pellat, « Note sur la légende relative au cercueil de Mahomet », Bulletin des études arabes, 23, 1945, pp. 112-113 ; J. Tolan, « Un cadavre mutilé : le déchirement polémique de Mahomet », Le Moyen Âge, 104, 1998, pp. 53-72 ; B. Ziolecki, Ch. Pellat (trad.), « La légende de Mahomet au Moyen Âge », En Terre d’Islam, 23, 1945, pp. 123-44. Return to text

12 Voir Thomas de Kent, Le Roman d’Alexandre ou le Roman de toute chevalerie, éd. B. Foster et I. Short, trad. C. Gaullier-Bougassas et L. Harf-Lancner, Paris, Champion, 2003, vv. 4604-4751. Sur la représentation fabuleuse des peuples d’Orient au Moyen Âge, voir C. Kappler, Monstres, démons et merveilles à la fin du Moyen Âge, Paris, Payot, 1980. Return to text

13 La Chanson de Jérusalem, vv. 8258, 8262-68, 8279-89. Return to text

14 Ibid., vv. 8861-64 :

Estes vos apoignant les Mors de Moriaigne,
Mincomans et Aufins et cels de Buriaigne –
Velu sont con mastin, molt par ont laide çaigne :
Qui ciet entre lor mains fait a male bargaigne. Return to text

15 Ibid., v. 8253. Return to text

16 Ibid., vv. 8891-94 :

Es vos le roi des asnes a esperon broçant,
Toute se gent venoient con asne recanant :
Tele noise demainent et .I. tempest si grant
Que tot li plain de Rames en aloient crollant.

Le « roi des Asnes » apparaît dès La Chanson d’Antioche (v. 4004) dans une énumération des Sarrasins atteints par les coups de Renaud Porcet. Il résulte d’un héritage folklorique lié à la fête des fous qui donnait lieu à une parodie de la liturgie religieuse. Célébrée le 14 janvier, elle commémorait la fuite en Égypte. On amenait donc un âne chevauché par une jeune fille et un enfant ; on les dirigeait vers l’église où se déroulait une fausse messe, les « hi-han » remplaçant les amen. Cette célébration s’achevait par une hymne à la gloire du roi des ânes (asinorum dominus). On voit que les facéties de la fête populaire retentissent sur l’imaginaire épique qui prend l’expression au pied de la lettre. Sur la fête des fous, voir Jean Dufournet, Petite introduction aux branches I, Ia et Ib du Roman de Renart, Paris, CDU, 1971, pp. 91-92. Return to text

17 Voir Solin, Collectanea rerum memorabilium, 52, 32. Return to text

18 Ce type d’hybridation relève de la croyance mythique assez universelle en une fécondité des unions entre animaux de diverses espèces, ou entre hommes et animaux. Voir Pline, Histoire naturelle, VII, 2. Return to text

19 Aux xiie et xiiie siècles, tout ce qui ressemble à l’homme sans être homme est considéré par l’Église comme diabolique, qu’il s’agisse des ours, des singes ou des automates androïdes (dont la silhouette très proche de celle de l’être humain semble en être une copie maléfique). Voir M. Pastoureau, « Quel est le roi des animaux ? », Bestiaire du Moyen Âge, Paris, Somogy, 2004, pp. 33-43. Return to text

20 Précisément, les chimères ont un corps de lion et de chèvre et une queue de dragon. Return to text

21 Aliscans, éd. C. Régnier, Paris, Champion, 1990, vv. 78-80 et vv. 122-25 :

D’un val lor sort la mesniee Gorant,
C’est une gent de mout divers semblant,
Tuit sont cornu et derriere et devant.

Li quens Bertan vit venir maint Vachier
De la mesnie au riche roi Gaifier.
En .IIII. flotes furent bien .XX. millier,
Tuit sont cornu et noir com aversier. Return to text

22 Il s’agit sans doute du « dentirant » évoqué par le Roman d’Alexandre d’Alexandre de Paris (v. 1360) comme par celui de Thomas de Kent (vv. 5112-23), et qui pourrait correspondre au rhinocéros. Pour R. Goossens, ce serait plutôt un monstre indien (« Le roi des serpents : l’odontotyrannos animal de l’Inde », Byzantion, 4, 1927-28, pp. 29-52. Return to text

23 Le griffon est un animal fabuleux avec un corps de lion, une tête et des ailes d’aigle, des oreilles de cheval et une crête de nageoires de poisson. Return to text

24 Faut-il voir derrière ce motif une justification de l’installation des États Latins et du rôle civilisateur que s’attribueraient les Francs qui y vivent ? Return to text

25 Il est à noter que, dans La Légende dorée de Jacques de Voragine, le dragon combattu par saint Georges infecte l’air, ce qui fait mourir bêtes et hommes, entraînant aussi une désertification des lieux. Saint Georges cumule en fait les trois fonctions, combattre (c’est un militaire), prier (il est devenu martyr) et labourer (il permet la récupération de terres incultes). Voir G. Didi-Huberman, Saint Georges et le dragon, Paris, Adam Biro, 1994. Return to text

26 Ce renseignement sur le degré de parenté est donné un peu plus loin, v. 2452. Return to text

27 Motif épique traditionnel, les dragons sur les bannières sarrasines sont peu présents dans le Cycle ; on en trouve cependant un exemple dans la Chanson de Jérusalem, v. 8685. Return to text

28 Puisqu’il frappe aussi les Sarrasins, ce dragon destructeur peut de plus être interprété comme la punition de Dieu à l’égard des Infidèles. Return to text

29 La consommation de porcs par la dragonne constitue une infraction supplémentaire aux lois de la religion sarrasine. Cette dragonne avale aussi des Sarrasins de la troupe du Sultan dans les Chétifs, appendice 12, vv. 388-400. La religion sarrasine serait une religion dangereuse qui dévorerait – mènerait à leur perte – ses adeptes. Return to text

30 Cette mention de l’étole rappelle les saints évêques, notamment saint Marcel de Paris qui dompte ainsi un dragon, ennemi public terrorisant les alentours de Paris, selon le récit de Venance Fortunat, cité par Jacques Le Goff, « Culture ecclésiastique et culture populaire : saint Marcel de Paris et le dragon », Pour un Autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1999, pp. 229-268. Return to text

31 Cette scène rappelle la version de la vie de saint Georges relatée par la Légende dorée de Jacques de Voragine (xiiie siècle), où saint Georges domestique le dragon qui le suit alors comme un chien fidèle (il demande à une jeune fille de passer sa ceinture autour du cou de la bête et de la traîner comme un animal domestique). Return to text

References

Bibliographical reference

Armelle Leclercq, « L’Orient monstrueux dans le premier Cycle de la croisade », Bien Dire et Bien Aprandre, 26 | 2008, 55-68.

Electronic reference

Armelle Leclercq, « L’Orient monstrueux dans le premier Cycle de la croisade », Bien Dire et Bien Aprandre [Online], 26 | 2008, Online since 01 mars 2022, connection on 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/903

Author

Armelle Leclercq

Université de Paris III

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