Je voudrais remercier Émilie Mineo pour tous ses précieux conseils.
Qu’en est-il de la représentation du peuple arabe et de la religion musulmane dans la culture pisane du xiie siècle ? Pourquoi la culture pisane est-elle digne d’être analysée attentivement de ce point de vue ? En premier lieu, je crois qu’il est possible de définir, au xiie siècle, un milieu culturel pisan qui émerge avec des caractères originaux dans le cadre de la culture latino-chrétienne, et de la culture de l’Italie communale en particulier. La vie culturelle pisane aux xie et xiie siècles manifeste une vive curiosité pour les domaines les plus variés de la connaissance : géographie, histoire, théologie, mathématiques… La ville accomplit un véritable effort pour fixer par écrit les événements de son passé, pour définir son identité culturelle et politique, sur laquelle le mythe de Rome a exercé une très durable influence.
Pendant les xie et xiie siècles, Pise est la ville italienne qui entretient les rapports les plus étroits, dans le domaine commercial et culturel, avec le monde arabo-musulman. Les armées pisanes doivent se battre maintes fois contre les Sarrasins, les adversaires les plus formidables de l’expansion maritime de la ville tyrrhénienne. Pise est la seule, parmi les villes italiennes, qui nous ait laissé une production littéraire épique pour célébrer ses exploits contre les « Infidèles »1. Les Génois, qui luttèrent maintes fois du côté des Pisans contre l’adversaire musulman, ne nous ont laissé aucun poème épique qui célèbre leurs entreprises. L’héritage de l’historiographie génoise au sujet de l’expansion méditerranéenne de la ville se borne au xiie siècle aux chroniques de Caffaro de Caschifellone, un historien très important mais qui ne trouve pas de personnages équivalents parmi les fils de la Superba2. Les relations entre Pise et les habitants des côtes méridionales de la Méditerranée ne se limitèrent pas aux combats et aux actes de course. Il y avait, entre le monde arabo-musulman et la puissante ville tyrrhénienne, beaucoup d’échanges commerciaux dès la fin du xe siècle, comme la découverte archéologique de l’emploi de la poterie islamique à Pise en témoigne3. La fascination que les richesses et l’art arabo-musulmans exerçaient sur les Pisans devait être très forte, puisque la poterie arabo-musulmane était souvent utilisée pour le décor des églises pisanes, de même que les chefs-d’œuvre de l’art musulman pillés au cours des expéditions militaires : par exemple, un griffon de fabrication islamique, peut-être persane, faisait partie des ornements de la cathédrale de Pise, bâtie en 10644. L’auteur du Carmen in victoriam Pisanorum, un poème qui célèbre la victoire des Pisans, des Génois et des Amalfitains, en 1087, sur la ville tunisienne de al-Mahdīya, définit la mosquée de cette ville pretiosa scemate, « de belle forme »5. L’enthousiasme pour les victoires militaires sur les musulmans exerça une durable influence sur la culture de la ville toscane, en déterminant la représentation de l’histoire de la ville dans les monuments épigraphiques, les chroniques et les poèmes que les savants pisans rédigèrent au xiie siècle. Pendant le xiie siècle, la connaissance que les Pisans avaient du monde arabo-musulman devient de plus en plus profonde et complexe.
Les premières entreprises des armées pisanes, c’est-à-dire les victoires emportées sur les musulmans de Sicile en 1005, sur les armées du roi de la ville ibérique de Denia al-Muğāhid en Sardaigne (1015-6), sur la ville africaine de Bona (1034) et sur les musulmans de Palerme en 1064 ont été célébrées par des épigraphes gravées sur les murs de la cathédrale6. Dans ces épigraphes, gravées à la fin du xie siècle, l’ennemi est représenté exclusivement par des critères d’ordre géographique et ethnographique : il n’y a aucune référence à la religion des musulmans. Dans l’épigraphe qui célèbre la victoire sur les musulmans de Sicile en 1005, sur les armées du roi de Denia al-Muğāhid et sur la ville de Bona en 1034, les Arabes sont appelés simplement gens Sicula, gens de Sicile ou gens Saracenorum, peuple des Sarrasins7. Dans le Chronicon pisanum, peut-être la plus ancienne des chroniques pisanes, on ne trouve pas d’éléments remarquables et originaux dans la représentation des Sarrasins. Le chroniqueur donne des détails sanglants sur la conquête de la Sardaigne par le roi ibérique al-Muğāhid, en écrivant que le souverain musulman ordonnait de murer les prisonniers chrétiens encore vivants, tout en soulignant l’aspect féroce et barbare de l’adversaire8.
On peut trouver beaucoup de détails plus intéressants sur le monde arabo-musulman dans le Carmen in victoriam Pisanorum et le Liber Maiorichinus, les deux poèmes qui célèbrent, respectivement, la victoire contre les Arabes de al-Mahdīya (1087) et la conquête des Baléares, en 1113-1115, par une coalition des Catalans, des Provençaux, de Pisans et d’autres Italiens. Ces deux poèmes accordent beaucoup d’attention à cette réalité si différente de l’Occident latin. Cependant, l’image du monde arabo-musulman dans la culture pisane est encadrée par les catégories géographiques et théologiques de la culture romano-chrétienne. Par ailleurs, les poètes pisans ont aussi une connaissance approfondie de leurs voisins nord-africains. On peut remarquer, par exemple, que les auteurs pisans utilisent beaucoup d’arabismes dans leurs ouvrages. Dans le Carmen in victoriam Pisanorum, on peut trouver les mots darsena, darse, ou casserum, château ou palais, et meschita, mosquée, qui apparaissent pour la première fois dans un texte d’origine italienne9.
Ce poème a été rédigé, très probablement, quelques années après la victoire des armées pisane, amalfitaine et génoise, en 1087, sur la ville tunisienne de al-Mahdīya, où demeurait l’émir Ziride de l’Ifrīqiya. La narration des événements de l’expédition est très riche en détails : c’est pourquoi il est raisonnable que cet ouvrage ait été achevé quand les souvenirs du raid étaient encore fort présents dans la conscience des participants. L’auteur du Carmen rapproche l’Islam de l’hérésie arienne, parce qu’elle nie la divinité du Christ. Ce n’est pas la première fois que des théologiens chrétiens attaquent la christologie musulmane en la rapprochant des hérésies de l’Antiquité, et de l’arianisme en particulier. Jean Damascène, un théologien syrien qui a vécu entre le viie et le viiie siècle, affirme, dans son traité sur les hérésies, que Mahomet a été aidé dans la formation de ses dogmes par un moine arien10. Jean Damascène, qui avait une bonne connaissance du Coran, défend le principe de la divinité du Christ aussi dans la Controverse entre un Sarrasin et un chrétien, une œuvre polémique écrite en forme de dialogue11. Il est possible que ces traités aient eu aussi un écho à Pise. L’œuvre du théologien syrien n’était pas complètement inconnue des savants pisans au xiie siècle. Pendant la deuxième moitié du xiie siècle, les théologiens pisans Hugues Éthérien et Léon Toscan vécurent à Byzance, où ils étudièrent les doctrines des pères de l’Église d’Orient12. Le juriste Burgundion traduisit le De fide orthodoxa de Jean Damascène13. Cependant, le traité sur les hérésies de Jean Damascène et son dialogue entre le Sarrasin et le chrétien n’ont été traduits en latin que par Robert Grossetête14.
À l’autre extrémité du monde méditerranéen, dans la péninsule ibérique gouvernée par les musulmans, Euloge et son disciple Alvar achevèrent beaucoup de traités polémiques contre l’Islam, parmi lesquels il faut mentionner le Liber apologeticus martyrum d’Euloge et l’Indiculus luminosus d’Alvare, dans le but de soutenir la lutte anti-islamique des martyrs volontaires de Cordoue. Ils tracèrent un portrait très négatif de Mahomet, en l’appelant Heresiarches et Pseudopropheta15. Ces auteurs l’accusèrent d’avoir nié la divinité du Christ. Les théologiens espagnols s’appuyèrent sur des sources latines, comme une biographie anonyme de Mahomet, qu’Euloge affirme avoir lue dans le monastère de Leyre, près de Pamplona16. Les ouvrages d’Euloge et Alvare n’auront pas beaucoup de diffusion. Les écrits d’Euloge nous ont été transmis par un seul manuscrit17. Cependant, les polémiques islamo-chrétiennes étaient très vivaces en Espagne pendant le Haut Moyen Âge et les Pisans eurent beaucoup de relations avec l’Espagne au moins dès la fin du xie siècle18 ; des manuscrits mozarabes avaient atteint Pise à partir des années 73019.
Benjamin Kedar a remarqué que beaucoup d’informations sur l’Islam ont rejoint l’Europe entre le milieu du viie et le début du xie siècle20. Cependant, c’est à partir du xiie siècle (en excluant l’Espagne) que l’image de l’Islam en tant qu’hérésie s’est développée dans l’Occident Latin. Dans la Summa totius haeresis ac diabolicae sectae Sarracenorum sive Hismahelitarum, achevée vers la moitié du siècle, Pierre le Vénérable affirme qu’Arius et Mahomet ont propagé la même hérésie, qui sera enfin parachevée par l’Antéchrist21. Cependant, l’auteur du Carmen in victoriam Pisanorum a écrit son poème bien avant que ces stéréotypes ne s’affirment dans la culture européenne. Pour cette raison, il est tout à fait intéressant de connaître en détail l’image qu’il donne de la religion islamique.
Le poète affirme que les guerriers chrétiens ont été conduits par le Christ, que l’Afrique refusait : « Le Christ, que l’Afrique niait, les a conduits22 ». Le poète est conscient que les musulmans nient la divinité du Christ. Il écrit que l’émir Tamim était :
Un ennemi de la Trinité et de la sainte foi,
Il nie que le Verbe de Dieu s’est incarné en Jésus de Nazareth23.
Mahomet était un hérésiarque, qui menaçait donc la foi chrétienne. Les Pisans se vengent de cet ennemi de la vraie religion :
Ils massacrent mille prêtres de Mahomet,
Qui a été un hérésiarque plus puissant qu’Arius,
Dont l’erreur s’est établie dans une vaste partie du monde24.
L’enseignement de Mahomet est un danger qui menace l’écoumène : « Il trouble le monde entier par sa perfidie25. » Pour le poète, Mahomet est un ennemi de la foi chrétienne parce qu’il a créé une nouvelle hérésie. Il connaît des éléments de la religion de ses adversaires, mais il doit les contraindre dans les schémas qu’il a hérités des Pères de l’Église. De cette façon, il les rend en même temps compréhensibles et haïssables, parce qu’il rappelle aux chrétiens cultivés que les musulmans renouvellent la menace jadis représentée par Arius et les autres hérésiarques. Naturellement, dans ces schémas traditionnels, l’ennemi de la foi ne pouvait qu’être rapproché de l’Antéchrist. Dans les Étymologies, Isidore de Séville a écrit : « L’Antéchrist est aussi celui qui nie que le Christ est Dieu. Il est donc le contraire du Christ. En conséquence, tous ceux qui se séparent de l’Église et qui se retranchent de l’unité de la foi sont des Antéchrists26. » C’est pour cette raison que le poète du Carmen peut affirmer que le souverain de al-Mahdīya est « un Sarrasin impie, semblable à l’Antéchrist27 ».
Analysons donc le deuxième poème épique qui célèbre une victoire pisane face au danger islamique : Le Liber Maiorichinus, un poème en hexamètres virgiliens qui a été rédigé vers la moitié du xiie siècle par le prêtre pisan Enrico pour célébrer, comme nous avons déjà dit, la conquête des Baléares en 1113-1115. Comme nous l’avons vu, l’intensité des relations entre le monde arabo-musulman et Pise est montrée aussi par la fréquence des mots d’origine arabe dans les textes pisans. Le Liber Maiorichinus témoigne d’une connaissance directe d’un mot présent dans la profession de foi des musulmans, la « šahada », qui est rappelée aussi dans l’« adhān » des muezzins. L’auteur de ce poème affirme que les Arabes suivent les precepta Rasulle, les préceptes du Rasūl, l’Envoyé d’Allah28. Si pour le mot meschita – « masgid » – « mosquée », utilisé dans le Carmen, on pouvait supposer encore la médiation d’une source latine inconnue, c’est difficile de penser la même chose du mot Rasulla – Rasūl. À notre connaissance, il n’y a pas d’attestations semblables dans la littérature latine ou grecque des siècles précédents. Il faut penser que le mot était entré dans le vocabulaire de l’écrivain (très probablement un clerc de la cathédrale de Pise) parce qu’il (ou bien ses concitoyens) l’avait entendu chez les Arabes eux-mêmes. La guerre de Majorque dura deux ans, pendant lesquels les Pisans et leurs alliés assiégèrent les villes musulmanes des Baléares et ils échangèrent messages et ambassades avec leurs ennemis. Comme nous l’avons dit, les Pisans avaient depuis très longtemps des relations commerciales avec les musulmans. Ces rapports commerciaux conduisaient les Italiens dans les ports de l’Afrique, mais aussi les musulmans dans la ville tyrrhénienne. Le poète italien Donizon, dans sa Vita Mathildis, écrite au début du xiie siècle, apostrophe avec mépris la ville toscane, fréquentée par plusieurs peuples orientaux, désignés par des noms qui remontent à l’Antiquité : « cette ville crasseuse de païens, de Turcs, de Libyens et de Parthes, les sombres Chaldéens visitent ses plages29. » Il est aussi possible que les musulmans convertis au christianisme aient joué un rôle très important dans la diffusion de la connaissance de l’Islam à Pise. Parmi eux, il faut rappeler une reine de Majorque, à laquelle a été consacrée une épitaphe sur la façade de la cathédrale de Pise : il s’agit, très probablement, de la femme du roi AbÙ’n RabÔÄ, Burabe dans les sources latines30, le souverain qui avait combattu les Pisans dans la guerre de Majorque.
Le Liber Maiorichinus nous montre les chefs musulmans soucieux de garder leurs traditions religieuses face à la menace chrétienne. Le poème rapporte le texte d’une lettre (imaginaire) envoyée au gouverneur almoravide de Denia, en Espagne, par AbÙ’n-RabÔÄ, le souverain des Baléares : « Ils – les chrétiens – nous défendent de garder les lois et les mœurs paternelles, ils nous ordonnent d’observer ce qui s’oppose à nos dogmes, et d’abandonner les préceptes de notre RasÙl 31. » Le gouverneur de Denia concorde avec le roi de Majorque : « Ils veulent nous soustraire à notre loi, et nous soumettre à leurs tributs. Ils veulent asservir les gentils32. » Dans ce texte, on retrouve des expressions qui semblent faire allusion à une idolâtrie arabe : « Cet ennemi est un adversaire de tous ceux qui adorent la déité de Mahomet », écrit encore le roi des Baléares33. Il faut remarquer que nous analysons un texte dans lequel beaucoup d’expressions sont empruntées aux auteurs classiques, en particulier à Virgile. Le modèle classique a peut-être joué un rôle dans la représentation de l’ennemi infidèle. Cependant, l’auteur du Liber Maiorichinus n’attribue pas à ses ennemis la croyance en un panthéon de divinités hétérogènes, comme Apollon ou Jupiter, de la façon qu’on peut trouver dans certaines chansons de geste et dans les premières chroniques des croisades « qui, – écrit Jean Flori – les nomment pagani ou gentiles, alors même que certains d’entre eux ont vécu à leur contact et ne pouvaient ignorer l’inadéquation du terme…34 ». L’image du Sarrasin en tant que païen a été si répandue pendant le Moyen Âge que le mot Paganus et le mot Sarracenus devinrent parfois interchangeables, comme dans le glossaire latin-français de Firmin le Ver (xve siècle) ou dans la chanson de geste Gormont et Isembart (xiie siècle)35. Cependant, les mots pagani – « païens » et gentiles – « gentils » indiquent assez souvent simplement les non-chrétiens (on appelait « païens » aussi les enfants qui n’avaient pas été encore baptisés) et le mot « paganisme » les fausses religions, les superstitions36. Dans ce sens-là, le grammairien pisan Uguccione (1130 ca-1210) expliquait dans ses Derivationes : « Les gentiles sont ceux qui n’ont été ni circoncis comme les Juifs, ni baptisés comme les chrétiens, ils sont appelés gentiles car ils sont encore dans l’état dans lequel ils étaient quand ils ont été générés37. » Je ne crois pas que le poète attribue des croyances païennes aux Arabes seulement parce qu’il les appelle gentiles ou fait mention d’un machamaticum numen. L’auteur du Carmen in Victoriam Pisanorum les appelle aussi Pagani, mais, comme l’on a vu, il conçoit l’Islam comme une hérésie christologique38.
Le but des poètes qui ont rédigé ces deux petits chefs-d’œuvre de la littérature latine du Moyen Âge n’était pas de fonder l’islamologie moderne. L’image qu’ils donnent du musulman a, dans leurs poèmes, une fonction de propagande. Même si l’auteur du Carmen nous donne peut-être une image plus complexe de l’Islam, les deux poètes inscrivent la religion de l’ennemi dans les schémas hérités de la tradition latino-chrétienne, tout en la peignant avec les couleurs qui dénotent dans cette tradition les ennemis de la foi chrétienne. Ni l’approfondissement des relations culturelles et commerciales entre les chrétiens et les musulmans, ni la conversion même de certains « Infidèles » ne conduisent à manifester une curiosité plus profonde à l’égard de leur religion ou à faire de celle-ci l’objet d’une polémique théologique. Dans les Gesta Triumphalia per Pisanos facta, une chronique qui, rédigée peu après la consécration de la cathédrale de Pise (1118), nous narre les événements de la guerre des Baléares, l’auteur, tout en célébrant la conversion de la reine de Majorque au christianisme, souligne qu’elle a refusé le paganisme : « elle renonce au paganisme, et elle prend le nom chrétien avec son jeune fils39. » L’auteur de cette chronique, qui rapporte minutieusement les événements militaires de la guerre, ne nous donne aucun détail sur la religion de ses ennemis, et il les appelle, indifféremment, Pagani et Saraceni40.
Jusqu’ici et à propos de la connaissance de la religion islamique, sur le plan d’une représentation que l’on pourrait qualifier, avec un anachronisme, d’ethnologique, les poètes et les chroniqueurs pisans suivent la même méthode : intégrer les peuples ennemis dans le cadre d’une culture biblique et classique. Il faut analyser, encore une fois, leur vocabulaire. En dehors du mot Saraceni, qui avait été déjà considéré par plusieurs théologiens chrétiens (par saint Jérôme, par exemple) comme dérivé du prénom Sarah, la femme d’Abraham, dans les sources pisanes on retrouve le mot Agareni41. Ce nom tire son origine d’Agar, la servante d’Abraham qui engendra Ismaël, duquel les Arabes descendent. Isidore de Séville écrit dans les Étymologies : « Les Saracènes ainsi nommés soit parce qu’ils se prétendent descendants de Sarah, soit, au dire des païens, parce qu’ils sont d’origine syrienne, comme Syrigènes. Ils habitent un très vaste désert. On les appelle aussi Ismaélites, selon l’enseignement du Livre de la Genèse, parce qu’ils sont issus d’Ismaël. Ou encore Cedar du nom d’un fils d’Ismaël. Ou encore Agaréniens d’après Agar42. » Le poète du Carmen pour la victoire de al-Mahdīya appelle les habitants de la ville africaine « Madianites », en faisant allusion au peuple palestinien idolâtre que Dieu ordonne à Moïse d’exterminer dans le Pentateuque43. Leur nom représente un funeste présage pour leur avenir :
Ces Madianites sont signés déjà par le nom,
al-Mahdīya les élevait dans un funeste présage44.
Par ailleurs, cette identification trouvait sa justification dans la tradition patristique. Les Madianites avaient été identifiés aux Ismaélites aussi dans les commentaires à Ézéchiel de saint Jérôme, qui écrit : « Madianites, Ismaélites et Agaréniens, qui sont maintenant appelés Sarrasins45. »
De la même façon, l’auteur du Liber Maiorichinus appelle les habitants des Baléares aussi « Moabites », comme le peuple palestinien qui a été maudit par Dieu46. Cela est évident à l’analyse attentive de nombreux passages, où le poète désigne avec le mot « Moabites », en particulier, les populations arabo-berbères soumises au joug des Almoravides. Pourtant le poète a joué sur l’analogie entre le mot « Moabite » (moabita en latin) et le mot « Almoravide ». Par exemple, dans la lettre que le gouverneur almoravide de Denia envoie au roi des Baléares, le souverain al-Murabid est appelé dominus noster Mohabita47.
Il y a, cependant, des données de l’expérience qui forcent, on pourrait dire, les limites du paradigme romano-chrétien des savants pisans. Dans la bataille pour la conquête de al-Mahdīya, l’émir Tamim demande l’aide des nomades Banu Hilal, des Bédouins qui avaient envahi l’IfrÔqiya à la moitié du xie siècle. La description de ces Bédouins est très vivante et proche de la réalité :
Voici les gens arabes qui pénètrent dans Zawila : leurs fantassins marchent, très rapides,
Mais ils sont plus véloces que le vent Eure quand ils combattent à cheval.
Ils sont accoutumés à protéger leur arrière-garde quand ils sont en fuite,
Ils sont plus capables lorsqu’ils massacrent des ennemis en fuite.
Ils sont les plus légers parmi tous les peuples, ils peuvent se tourner facilement,
Ils chevauchent des chevaux souples avec des corps agiles48.
Le poète n’appelle les Banu Hilal ni Saraceni ni Agareni, comme les habitants de al-Mahdīya, mais « Arrabites » ou « Arabes »49. Ce mot tire son origine de la racine arabe « araba », qui signifie « être arabe » mais aussi « être nomade ». Des auteurs arabes, Ibn Khaldun par exemple, utilisent aussi le mot « arab » à propos des Arabes nomades50. Le poète comprend la différence entre les habitants arabes de la ville tunisienne et les Arabes nomades. Il est aussi conscient de l’inimitié qui oppose les uns aux autres. Tamim, en effet, se réjouit de la bataille qui affaiblit tant les chrétiens que les Bédouins :
Le roi Tamim les regarde de ses hauts palais,
Il se réjouit des dangers des deux peuples51.
Il s’agit, cependant, d’un cas isolé. Le monde arabo-musulman devient l’objet d’une connaissance réelle, mais la représentation de l’Autre se nourrit essentiellement du patrimoine traditionnel de la culture latino-chrétienne pour deux raisons : les renvois à la culture chrétienne et romaine exercent d’un côté une fonction de propagande, puisque les musulmans sont comparés aux méchants vaincus par les Romains ou par le Peuple élu, de l’autre côté ils assument un rôle que l’on pourrait appeler « catégorial », car ils donnent aux savants pisans la possibilité d’inscrire leur connaissance des peuples musulmans dans les termes traditionnels de la culture biblique et classique.
Les relations scientifiques qui s’établirent entre Pise et le monde musulman ne contribuèrent pas à modifier ce cadre général. Pise a été un centre très important dans la diffusion de la culture scientifique arabe en Occident. L’intérêt pour la culture scientifique et philosophique du monde arabo-musulman s’est développé surtout après l’acquisition d’un quartier pisan à Antioche en 1108. Charles Burnett a démontré que Pise devient au cours du xiie siècle une route privilégiée pour la transmission des textes médicaux et astronomiques arabes en Occident, mais son rôle s’épuise dès la deuxième moitié du xiie siècle au profit de l’Espagne, et de Cordoue en particulier. Le copiste d’un manuscrit du xiie siècle, qui nous a transmis une traduction latine du Kitāb al-malakī du médecin arabe ‘Alī ibn al-‘Abbās al-Ma„ūsī (xe siècle), affirme dans le colophon qu’une partie de l’ouvrage de ‘Alī ibn al-‘Abbās (celle qui n’avait pas été traduite par Constantin l’Africain dans son traité de médecine Pantegni) avait été rendue en latin, pendant le siège de Majorque en 1115, par « Iohannes quidam agarenus » (« Jean, un certain Agarénien »), un Sarrasin qui avait été récemment converti au christianisme par le médecin pisan Rusticus52. Cette information témoigne d’une véritable collaboration intellectuelle entre des savants pisans et des savants arabes.
Le traducteur pisan le plus important est sans doute Stéphane (Stephanus), un savant à identifier, très probablement, au trésorier du Monastère de Saint Paul, au Nord du quartier pisan d’Antioche, dont l’activité se situe dans la ville syrienne au début du xiie siècle. Stéphane a retraduit le Kitāb al-malakī de ‘Alī ibn al-‘Abbās, puisque la traduction de Constantin ne le satisfaisait pas, car, écrit-il, « la dernière et plus grande partie manquait à la traduction, l’autre avait été corrompue par la ruse du traducteur53 ». Stéphane exprime la nécessité d’une traduction de l’arabe attentive et fidèle au texte original. Il affirme que la langue arabe cache aussi des secrets plus importants : « tous les secrets de la philosophie ». Stéphane est un traducteur expert et conscient de la richesse de la tradition culturelle arabe. Il est aussi le compilateur du Liber Mamonis, un traité d’astronomie. L’auteur de ce traité veut critiquer les doctrines des cosmographes latins et de Macrobe en particulier en s’appuyant sur une traduction arabe de l’Almageste et sur d’autres sources grecques et arabes. Les Tabulae pisanae (tables pisanes), un recueil d’instructions astronomiques rédigé à Pise, dont la rédaction la plus ancienne qui nous soit parvenue a été achevée en 1150 environ, sont aussi basées sur des sources arabes. Le Liber Mamonis et les Tabulae pisanae utilisent les chiffres arabes à l’orientale, comme ceux employés au Moyen-Orient pendant le Moyen Âge (et desquels les chiffres arabes modernes tirent leur origine)54. Ces échanges culturels devinrent de plus en plus approfondis au cours du xiie siècle grâce aux relations commerciales qui s’établirent entre Pise et le monde arabe. Pendant la deuxième moitié du xiie siècle, le mathématicien Leonardo Fibonacci, l’auteur du Liber Abbaci, étudie les mathématiques arabes dans la ville algérienne de Bougie, où son père travaillait comme publicus scriba (fonctionnaire de la douane). Son père, conscient de la supériorité des sciences arabes, avait jugé très utile pour le fils d’étudier à Bougie, où il pouvait apprendre les figure indorum, c’est-à-dire les chiffres indo-arabes. Fibonacci écrit qu’il aimait tellement cette discipline qu’il voyagea « en Égypte, en Syrie, en Grèce, en Sicile et en Province » pour en apprendre les secrets55. Il décida d’écrire son Liber Abbaci parce qu’il estimait que les peuples latins (la gens latina) manquaient d’une connaissance approfondie des mathématiques.
Les hommes les plus cultivés de la ville tyrrhénienne sont conscients de la supériorité de la culture arabo-musulmane dans les domaines des sciences mathématiques et naturelles, mais à Pise, comme partout en Europe, on peut remarquer une véritable dissociation entre l’intérêt pour la science et la philosophie arabes et la connaissance et la représentation de l’Islam. Les textes scientifiques arabes devinrent une partie de l’héritage culturel que les chrétiens avaient reçu des gentiles, des non-chrétiens, sans que les Latins développent un intérêt spécifique pour la réalité sociale, religieuse et culturelle qui les avait produits. Dante, par exemple, prononce dans la Comédie une très dure condamnation à l’égard de Mahomet et de l’Islam (le Rasūl apparaît dans les profondeurs de l’Enfer parmi les schismatiques), mais il situe les âmes des plus grands philosophes arabes, Ibn SÔnÎ et Ibn Rušd, dans les limbes, parmi les spiriti magni, les grands esprits, avec Aristote, Euclide, Ptolémée56.
John Tolan a écrit que l’influence culturelle que le monde musulman exerçait à travers le commerce et les traductions en latin d’œuvres scientifiques et philosophiques arabes a été l’une des raisons de l’intérêt polémique porté à l’Islam en Occident57. Mais, même si les contacts entre Pise et le monde arabo-musulman dataient de très longtemps, les savants pisans n’ont rédigé aucune œuvre polémique contre l’Islam. Pise nous a laissé des poèmes pour célébrer les héros qui ont combattu les effroyables Sarrasins, mais elle ne nous a pas donné un Pierre le Vénérable. Pour rédiger ses deux traités anti-islamiques, l’abbé de Cluny chargea Robert de Ketton de traduire le Coran en latin, et d’autres traducteurs de donner une version latine d’autres textes musulmans et de la risāla al-KindÔ 58. Rien de semblable à Pise : les savants pisans n’ont pas perçu l’exigence de mieux connaître la religion de leurs adversaires. Ils ont obtenu des données précieuses sur leur culture, mais ils les ont encadrées dans les limites de leur formation classique et patristique, dans le but de donner une image de l’Autre qui servît la célébration des exploits de leurs concitoyens. Pendant le xie siècle, Pise avait renforcé son autonomie politique : les consuls pisans sont attestés pour la première fois en 1080 environ59. Les savants pisans – des ecclésiastiques, mais aussi des juristes ou des magistrats – voulaient montrer aux papes et aux empereurs que la ville avait joué un rôle fondamental dans la lutte contre un abominable ennemi de la foi chrétienne. Dans ce but, ils ont comparé les héros pisans aux personnages de la Bible ou aux héros du monde gréco-romain : dans le Carmen sur la victoire de al-Mahdīya, par exemple, le triomphe des Pisans sur les Arabes est comparé à la victoire de Rome sur Carthage60. Par contre, il fallait représenter les ennemis avec des expressions négatives que tous les autres chrétiens pouvaient comprendre, qui faisaient partie d’un patrimoine culturel commun. C’est pourquoi il fallait désigner les musulmans par des termes qui indiquaient des menaces redoutables pour le monde chrétien (comme les hérésies) ou faisaient allusion à une altérité radicale face au monde romano-chrétien.