La pomme est-elle un fruit exotique ? Botanique et théologie dans le Bouquet sacré de Jean Boucher (1614)

DOI : 10.54563/bdba.916

p. 183-195

Plan

Texte

En marge des multiples inventions verbales qui restèrent confinées dans le seul lexique de Rabelais, le mot « exotique » entra dans la langue française par le génie de Maître Alcofribas et s’y installa, en pleine Renaissance, pour n’en plus déloger. Mot d’écumeur de grec ? Tant s’en faut. À relire l’entrée inaugurale de l’adjectif dans le corpus du français, force est de constater qu’il s’y coule sans peine. Dans le second chapitre du Quart livre publié en 1552, on voit Pantagruel contemplant, dans le port de Medamothi, « divers tableaux, diverses tapisseries, divers animaulx, poissons, oizeaulx et aultres marchandises exotiques et pérégrines1 ». Malgré cette entrée triomphante dans la langue, le terme restera longtemps peu employé2. Le dictionnaire de Cotgrave (1611), qui signale l’occurrence chez Rabelais, donne au terme le sens suivant : « strange, foreinne, outlandish ». Dès l’entrée du terme en français, se voit donc confirmée la notion d’étrangeté : est « exotique » ce qui vient d’ailleurs. Le doublet synonymique « pérégrines et exotiques » laissait d’ailleurs deviner une telle signification. La scène n’avait-elle pas pour théâtre un lieu d’échange par excellence, un port, où, au moment « des grandes et solennes foires du lieu », viennent et vont les nefs pour le plus grand plaisir de Pantagruel ? On notera encore que peu importe la nature de l’objet : la liste juxtapose animaux, œuvres faites de main d’homme, ou encore marchandises – peut-être des épices3.

Une telle mise en scène vaut mieux qu’une définition. Elle suscite la réflexion sur la notion d’« exotique », à un moment où la prose des pèlerins – et des voyageurs en général – ne recourt pas à ce terme. On lui préfère celui d’« étrange » (au sens d’« étranger »), et si l’on vient à qualifier ces realia venues de par-delà, c’est le plus souvent de « merveilleuses », de « rares » ou de « singulières4 ». Ce que nous appelons « exotique » se trouverait donc du côté de l’extraordinaire, de l’inédit, voire de l’inclassable5.

À un moment où les savants font l’inventaire des créations de Nature et partent herboriser au loin, les pèlerins continuent à s’émerveiller devant les richesses du monde, intériorisées comme le reflet évident de la Sagesse divine. Il n’est pas question ici d’opposer indûment un regard qui chercherait à décrire, à définir et à classifier (il s’agirait du regard du savant) et une posture qui consisterait à interpréter le réel pour y chercher un sens, dans une perception continuée de l’enchantement du monde. Jean Céard a naguère montré comment pour l’homme de la Renaissance et suivant une tradition bien établie depuis saint Augustin, le monde était signe jusque dans la monstruosité6, cette exception aux lois de nature qu’il faut apprendre à interpréter pour s’élever à la contemplation de l’action divine ici-bas.

L’exemple aujourd’hui tiré de la littérature de pèlerinage, à une époque bien tardive pour les médiévistes, voudrait plutôt susciter la réflexion sur la notion de « l’exotique » et sur les moyens de construire un objet comme « exotique ». Aux marges temporelles du colloque, le Bouquet sacré des fleurs de la Terre sainte, ouvrage publié au Mans en 1614 et rédigé par le cordelier Jean Boucher, pèlerin des Lieux saints en 1611-1612, permettra peut-être de mettre en évidence continuités et ruptures dans l’appréhension de la notion d’exotisme, quand elle s’applique aux régions d’un Orient habité par la mémoire du texte biblique.

Décrire la flore exotique : principes

L’on a souvent écrit, avec raison, que la Renaissance coïncide avec le développement des sciences. Qu’il s’agisse des domaines de la minéralogie, de la zoologie ou de la botanique, l’inventaire des richesses de la Création prend un élan nouveau, à partir du moment où les savants courent le vaste monde pour collectionner et étudier des échantillons de toutes sortes. Pierre Belon du Mans, Leonhart Rauwolff ou encore Prosper Alpin7 recensent et décrivent les espèces en indiquant leur nom, leur forme, le lieu où elles croissent, leurs vertus, l’usage qu’on en fait et en confrontant leurs observations avec les textes canoniques de Pline, Théophraste ou Dioscoride8. Les principes descriptifs retenus engagent aussi la comparaison entre les espèces, quitte à ce que le savant conclue parfois à la singularité de l’espèce envisagée, contre l’avis de ses prédécesseurs, aussi prestigieux soient-ils. Dans cet effort du savant, ce qui importe, c’est l’inventaire des espèces. La plante « exotique » ne vaut que si elle entre dans le museum du savoir, aux côtés d’autres espèces en voie de recensement. C’est l’inconnu qui importe, plus que le lointain.

Du côté du discours des pèlerins, le problème se pose en termes différents. Le voyageur parcourt le monde pour gagner les sanctuaires et non pour se livrer à l’herborisation sur le bord des chemins. Cependant, loin d’être indifférent aux beautés d’ici-bas – ce qui explique qu’on mit très tôt en garde les pèlerins contre les sirènes de la curiosité mondaine – il en évoque parfois les paysages. La traversée du Proche-Orient, et pas seulement de la Terre sainte au sens strict, suscite l’étonnement du voyageur devant la fertilité des territoires étrangers. Il y a bien sûr, derrière ces descriptions, toute une tradition textuelle héritée du Moyen Âge et s’appuyant sur le texte biblique. Au tout début du xvie siècle d’ailleurs, le franciscain Francesco Suriano célébrait, avec la sainteté de la Terre promise, sa fertilité. Mais non content de bibliques ruisseaux de lait et de miel, il dressait la liste des végétaux en ajoutant les épices venues d’Extrême-Orient, comme le poivre de Calicut, le gingembre, la muscade de Banda, le camphre de Bornéo et autre rhubarbe de Perse, dans des emprunts très larges au récit de voyage de Lodovico Varthema9. Contamination des bontés de la Terre sainte à l’Orient, ou projection des richesses de l’Orient sur la terre choisie par Dieu ? Souvenir implicite de la localisation du Paradis terrestre, lieu oriental par excellence ? Toujours est-il que se construit un espace lointain et indifférencié de la bonté naturelle qui excède les frontières de la terre donnée en héritage à Moïse et aux fils d’Israël. L’Orient est fertile : tout est dit.

Le superlatif est alors toujours de mise, même à la fin de la Renaissance. Que l’on parle de champs cultivés et s’égrène l’énumération extasiée des espèces : du Pelerin veritable (1615) au Bouquet sacré de Jean Boucher, la manière est la même. Au Liban, écrit l’auteur anonyme, « ces beaux vallons de toutes parts sont si abondants et fertiles en toutes sortes de fruits, blés, vins, oliviers, figuiers, pâturages que c’est chose incroyable10 ». Décrivant, dans la même région une zone de basse altitude, Jean Boucher la dépeint comme « très délicieuse, douce, délectable et du tout désirable comme étant émaillée de jardins, ornée de fontaines, couronnée de bocages composés d’oliviers, orangers, citronniers, limonniers, grenadiers, figuiers et pommiers, et copieuse en blés et en vins savoureux et délicats sur tous les vins d’Orient11 ». Abondance, excellence : telles sont les caractéristiques du paysage du Proche-Orient brossé par les pèlerins au xvie siècle. On remarque d’ailleurs que les éléments proprement exotiques sont presque inexistants ; ils se glissent discrètement dans la liste des arbres fruitiers pour dessiner un paysage du sud. La spécificité de ce paysage vient en fait de l’aspect pour ainsi dire « artificiel » dont le dote la description : on aura relevé les termes « émaillés », « ornés », « couronnée ». Le Liban de Boucher est un « jardin » plantureux dont on aurait oublié les vastes dimensions pour relever seulement la beauté picturale de son organisation.

Qu’on se transporte maintenant dans les régions de l’Égypte : l’enthousiasme est encore au rendez-vous. À Matarîyé, précise Jean Boucher, le jardin du baume « est perpétuellement émaillé d’une agréable diversité de belles et odoriférantes fleurs, savoir est de roses, d’œillets, de jasmins, muguets et enjonché d’une infinité de rares plantes, entre lesquelles le baume en est une, frondoyant d’une grande quantité d’orangers, citronniers, limonniers et palmiers12 ». Le plaisir naît des parfums et de la couleur, dans ses nuances variées ; il vient aussi de la fécondité d’une terre multipliant les plus rares créations de Nature. Toutefois, l’évocation reste discrète : seul est relevé le traditionnel baumier. Cette fois, l’émerveillement du rédacteur se voit peut-être justifié en profondeur par des souvenirs évangéliques. Si l’on en croit la tradition, Jésus, durant la fuite en Égypte, résida précisément à Matarîyé. La bonté du lieu, qui prodigue le bonheur des sens, serait implicitement intériorisée comme le signe du passage de Dieu sur ce territoire particulier. La nature serait du coup l’artisan de la mémoire biblique. Toutefois, dans ce cas comme dans d’autres, Jean Boucher n’attribue pas explicitement la magnificence de la nature à l’action divine. Que penser ainsi de cette page du Bouquet sacré évoquant l’odeur incomparable des anémones cueillies dans la campagne proche de Béthanie ?

La beauté admirable dont ces fleurs étaient décorées, me porta à les porter à la bouche, afin de les baiser pour le respect du lieu d’où elles sortaient, ce que faisant, je sentis une odeur si douce et si agréable que tous les parfums que j’ai jamais flairés, ne me semblent rien au prix de l’odeur souëflairante qu’évaporaient ces belles fleurs, dont j’en portai deux en Hierusalem, que je gardai en ma chambre jusqu’au commencement du Carême13.

Qu’est-ce au juste qui importe aux yeux du cordelier ? La beauté des fleurs ou le lieu qui les a vu naître ? Sont-elles le signe sensible de la sainteté du lieu, auquel cas le ravissement produit par les œuvres de la Nature serait associé à l’idée de l’action salvifique du Christ qui épanouit toutes créatures sur son passage ? Le geste de piété qui tend à traiter la fleur comme une sorte de relique, baisée et conservée, le donne à croire. Mais la discrétion du cordelier mérite d’être relevée, alors même que de nombreux pèlerins mettent en valeur des aspects merveilleux de la Terre sainte.

Si la procédure hyperbolique n’est pas nécessairement l’une des modalités descriptives du lointain (et elle ne l’est peut-être pas dans le cas précédent), elle constitue néanmoins un procédé de choix pour brosser les paysages « exotiques » à l’époque. C’est à nouveau à coups de superlatifs et d’énumérations que se voit évoquée la richesse de toute la terre d’Égypte. Le discours, topique il est vrai, sur l’excellence de ce pays, célèbre la profusion des espèces végétales, susceptibles de procurer le bien-être :

Ses vergers sont pompeusement enrichis d’une agréable diversité d’arbres fruitiers ordonnés tant pour nourrir que pour médicamenter les corps humains, tels que sont les limonniers, citronniers, orangers, grenadiers, palmiers, oliviers, figuiers de Pharaon, figuiers d’Inde qui ont les feuilles entassées les unes sur les autres en forme de croix et épaisses de trois doigts, nabiers, akakiers (semblables au noyer), cassiers (d’où sort la casse médicinale)14.

Organisée suivant un principe qui distingue la diversité des bienfaits du jardin d’Égypte, la liste joue sur des effets sonores et sur l’étrangeté (on note la périphrase commune des « figuiers de Pharaon » pour désigner le sycomore). Pour autant, il est difficile de décider si l’énumération comporte aussi l’indice d’un regard qui tend à spiritualiser la nature, quand Boucher décrit le figuier d’Inde, dont les feuilles sont disposées en forme de croix.

Leçon de botanique ou leçon de théologie ?

La terre égyptienne invite-t-elle à contempler plus que des espèces botaniques ? Pour l’instant, force est de relever la discrétion du Père Boucher. Grand amateur d’allégories, il ne tire pourtant aucune conséquence de cette remarque ; il n’échafaude à son sujet aucune rêverie dévote. Peut-être est-ce parce que l’éloge du jardin d’Égypte culmine avec la peinture d’un arbre devenu si banal pour l’amateur de récits de voyage que Pierre Belon n’en fait même pas mention dans ses Observations de 1553, et que Prosper Alpin, à la fin du xvie siècle, dans son Histoire naturelle de l’Égypte, se borne à signaler « le vert très doux de [ses] feuilles, [qui] offrent aux regards un spectacle des plus gais15 ». L’arbre avait fait l’objet de descriptions plus longues dans des textes plus anciens comme l’Evagatorium du dominicain Felix Fabri, qui donnait des détails sur sa forme, sur l’apparence de ses branches et de ses fruits, avant de décrire l’intérieur du fruit et ses merveilles16. Immédiatement après l’énumération commentée plus haut, Boucher livre l’évocation du fruit désiré :

Mais entre tous les arbres de l’Égypte, celui qu’on appelle Moussé, ou pommier d’Adam, me semble admirable. Il porte le nom de Moussé qui est le nom de Moyse en langue égyptienne, d’autant que comme Moyse fut tiré de l’eau par la fille de Pharaon, et pour cette cause par elle-même appelé Moussé, cet arbre prend sa vie du bénéfice de l’eau, ne pouvant subsister ni porter aucun fruit, s’il n’est toujours dans les eaux. Cet arbre est merveilleux, car il meurt et renaît tous les ans, porte son tronc élevé de la hauteur d’une lance, de la cime duquel sortent des feuilles longues de deux aunes et larges de deux pieds17 ; son fruit serait quasi semblable aux concombres de ce pays, si sa couleur ne tirait point sur le rouge brun ; sa douceur est si grande qu’elle affadit le cœur de celui qui en mange, mais son odeur est fort agréable, semblable à celle de la perse violette18. Ceux qui en mangent le tranchent par rouelles, en chacune desquelles ils voient une croix formée par l’artifice de la nature, ce qui a occasionné les Orientaux de nommer ce fruit megadim le Adam, pommes d’Adam, estimant que c’est le fruit défendu, duquel Adam goûta contre le commandement de Dieu, pour la transgression duquel notre Seigneur a enduré le supplice de la Croix. Telle est l’opinion de tous les Orientaux, que je remets au jugement du lecteur, sans l’approuver ni la réprouver, non plus que plusieurs autres de pareille étoffe19.

Le paragraphe mérite analyse. D’une part, Boucher s’arrête sur le nom de l’arbre, nom mouvant s’il en est. Bien qu’entrant en français à la fin du xvie siècle20, le substantif « banane » ne fait pas partie du lexique de Jean Boucher qui, comme les autres voyageurs, préfère toujours la périphrase de « pomme d’Adam » ou de « pomme de paradis », plus immédiatement porteuse d’un sens théologique. La périphrase ne supplante pas cependant le vocable arabe : « Muz » désigne la banane. Enfin un peu plus loin dans le paragraphe, le fruit est appelé de son nom hébreu21 qui traduit la périphrase (« fruits d’Adam »). L’utilisation d’un double type de dénomination – mots issus de lexiques étrangers et périphrase – fait de ce fruit à la fois une réalité exotique et un signe théologique.

Le franciscain s’essaie ensuite à la description en relevant la forme de l’arbre, des feuilles et des fruits22, avant d’en commenter le parfum et le goût. Sur ce dernier point, on notera que la construction de l’exotique passe encore par le superlatif, ici mode d’expression de la nouveauté propre à susciter l’admiration – sinon le désir de manger ce fruit presque écœurant. Il faut aussi relever la mise en relation entre deux réalités (étrangère / commune) sur le mode de l’analogie (quasi semblable / semblable)23. Enfin, la référence à la « perse violette » comme comparant renforce encore la référence à l’étrangeté du fruit.

La dernière remarque concernera forcément le passage que Boucher opère discrètement entre la leçon de botanique et l’enseignement théologique. Les autres pèlerins, et ceci depuis le Moyen-Âge, se contentaient de désigner le bananier comme l’arbre qui avait porté sur ses rameaux le fruit défendu24. Les veines que l’on aperçoit à l’intérieur du fruit ressemblant fort au Tau de la Croix, on reconnaissait déjà inscrite dans la poma du péché, la promesse du salut. C’est ainsi toute la problématique de la felix culpa chantée par la liturgie pascale qui se lisait en filigrane, attestant un univers mental qui ne laissait nulle place au hasard et qui conférait aux choses créées le statut de signe plein.

Les pèlerins aiment à rappeler cette histoire, ici rapportée avec une certaine réserve. Le vent de la Contre-Réforme a soufflé : ennemi de la crédulité, le Concile de Trente avait été très ferme sur le crédit qu’il fallait donner aux légendes de tout poil, si vivement ridiculisées par les Réformés. On comprend dès lors la discrétion de Jean Boucher quand, décrivant les megadim le adam, il formule les opinions des Orientaux avec distance, en évitant de s’engager sur la question.

De même, certains des autres traits qu’il relève sont dépourvus de tout commentaire. Le bananier, explique-t-il, est tiré des eaux25 ; comme Moïse, serait-il tenté d’ajouter. « Il meurt et renaît », déclare le franciscain. Comme le Christ qui meurt et ressuscite, songera le lecteur. Si Jean Boucher aligne des éléments qui forcent à déclarer ce fruit « admirable » ou surtout « merveilleux », c’est-à-dire offrant à lire le reflet des desseins divins dans les œuvres de la nature, il se contente de suggérer les merveilles, tout en laissant au lecteur le soin de les méditer et d’en tirer les conclusions qu’il voudra.

Tout se passe comme si les realia exotica ne pouvaient plus être traitées comme des mirabilia à part entière. Le Bouquet sacré offre, en deux autres occasions, la description de curiosités botaniques susceptibles de mettre en branle l’imaginaire. Et pourtant, nulle réflexion attendue ne vient parachever la description. S’il relève pour leur rareté les megadim ha-zahaf, souvenir d’une des singularités de Jéricho, Jean Boucher ne laisse percer aucune expression d’étonnement devant l’arbre aux pommes d’or, défendu de la convoitise par ses épines :

Nous remarquâmes plusieurs arbres fruitiers rares en tous lieux fors que dans ce pourpris, entre autres un petit arbre armé d’épines longues, dures et pointues, portant des petites pommes qui ont plutôt la forme de boules d’or que des fruits d’arbres, aussi sont-elles appelées megadim hazahaf, pommes d’or26.

Ces pommes d’or convoquent-elles seulement des réminiscences païennes ? Peut-être. Mais comment expliquer alors le silence observé par le prédicateur, lorsqu’il s’agit d’évoquer les fruits qui poussent auprès de la mer Morte :

Sur le bord de cette mer, naissent certains pommiers portant des fruits semblables presque à de petites oranges bien dorées, belles à merveille par le dehors, mais mauvaises par le dedans au possible ; car ce n’est autre chose que cendre puante et infecte27.

Dans le De Civitate Dei (XXI, V, 1), saint Augustin faisait de ce fruit trompeur une allégorie du péché. Mais le cordelier ne décrypte pas le symbole des « pommes de Sodome », curiosité déjà notée dans la Guerre des Juifs de Flavius Josèphe (IV, 8, 4), et objet d’allusions fréquentes chez les auteurs médiévaux28 et les pèlerins. C’est à peine s’il suggère le souvenir de Sodome et Gomorrhe, en citant Dt 32,32. Jean Boucher se bornerait donc à noter les singularités exotiques, sans chercher à leur donner un sens immédiatement décryptable. Il est toutefois difficile d’imaginer que ce « best-seller » de la littérature de pèlerinage en français avant la Révolution soit en train de regarder le monde avec l’œil froid du botaniste. Force est donc d’admettre que si l’Orient reste ce territoire où Nature se livre à des créations insoupçonnées et qui semblent défier l’ordre habituel, quelque chose a changé dans la perception de la Terre sainte : il faut lire à nouveaux frais le grand livre des merveilles divines.

La clef allégorique

Ce sont d’autres plantes, inscrites au traditionnel catalogue des merveilles qui permettent de comprendre le cheminement accompli par Jean Boucher. La description des cèdres du Liban, d’une part, l’évocation de la fertilité de ce pays évoqué à plusieurs reprises dans la Bible d’autre part, livrent la clef d’une nouvelle appréhension des realia exotiques. Devant les cèdres, le religieux pense au palmier, autre plante exotique fréquemment sollicitée dans le texte biblique, comme image de paix et de fertilité :

Les feuilles et les fruits du cèdre regardent toujours vers le ciel, en quoi il est différent de la palme, laquelle porte ses rameaux feuillus et ses fleurs jaunes et blanches vers le ciel, mais elle fait pencher ses fruits vers la terre. C’est pourquoi le chantre royal dit que Justus ut palma florebit ; sicut Cedrus Libani multiplicabitur29; Le juste fleurira tout ainsi que la palme et fructifiera comme le cèdre libanais. Il ne dit pas que le juste fructifiera tout ainsi que la palme, bien qu’il eût plus d’apparence de le dire ainsi, puisque la palme porte des fruits si savoureux, savoir est, des dattes, et le cèdre n’en porte que d’inutiles pour la nourriture, car ils sont incomestibles, mais il a dit que le juste fleurira comme la palme, pour nous montrer que les affections, pensées et désirs du juste, qui sont figurées par les rameaux et les fleurs de la palme, et toutes ses bonnes œuvres, représentées par les pommes du cèdre, doivent toujours regarder le ciel, tout ainsi que les fleurs de la palme et les fruits du cèdre, c’est-à-dire en un mot que l’homme doit travailler pour le ciel et non pour la terre.

Et faut bien noter qu’il dit que le juste multipliera tout ainsi que le cèdre. Car sous l’ombre et tout autour d’un grand cèdre naissent plusieurs petits cedreaux sans aucun artifice. Ainsi le juste d’une grande, excellente et héroïque vertu, en fait pulluler une infinité d’autres. Car tout ainsi qu’un grand péché en traîne à sa suite plusieurs autres, ainsi une vertu parfaite n’est jamais sans compagnie, mais comme une grande reine, elle est toujours suivie de plusieurs nobles et vertueuses damoiselles30.

Que les realia étrangères soient l’objet d’une mise en relation avec la Bible, voilà qui n’est guère nouveau : les récits de pèlerinage utilisaient le grand code des Écritures pour interpréter les mirabilia de la Terre sainte31, en vertu d’un principe d’analogie. Ces merveilles fonctionnaient comme des objets de mémoire célébrant le salut en annulant les sanctions formulées par le Créateur à l’encontre d’Adam et d’Ève en Genèse 3. Ainsi la rose de Jéricho aidait-elle les femmes en mal d’enfant, en souvenir de la maternité virginale de Marie ; la terre de la fosse d’Hébron, d’où l’on disait qu’Adam avait été tiré, était réputée guérir des morsures des serpents et préserver des chutes.

Rien de tel dans les constructions allégoriques d’un Jean Boucher. C’en est fini d’un monde habité par les miracles ou les prodiges, ces signes pleins qui s’offraient à lire en toute évidence, pour stimuler la foi. Le monde serait-il plus opaque à l’interprétation ? Ici domine maintenant un double souci d’observation : observation rigoureuse des espèces naturelles, observation littérale des versets de l’Écriture. Le nouveau processus herméneutique se construit sur une justification réaliste des textes bibliques – un peu à la manière de certaines lectures patristiques. Interroger la métaphore (ut palma ; sicut Cedrus) en observant les realia étrangères suppose finalement un regard réaliste sur le monde. La description du Père Boucher, qu’on pourrait d’ailleurs, à certains égards, comparer aux observations morales de saint François de Sales, lecteur passionné de Pline l’Ancien, offre moins à lire les desseins divins dans les créations de Nature qu’elle ne suscite la méditation morale. Écriture sainte et nature restent ainsi un « miroir moral » efficace. Dans cette entreprise, le regard du botaniste est plus précieux que l’œil aisément fasciné du chercheur de ces merveilles, logées à l’Orient.

Que reste-t-il de la notion d’« exotique » dans le Bouquet sacré de Jean Boucher ? Sans doute une rhétorique de l’altérité fondée sur l’expression hyperbolique et la surenchère préside-t-elle toujours à la construction du lieu autre. Sans doute subsiste-t-il, dans le récit du franciscain, un imaginaire du lieu étranger fondé sur la merveille : pommes d’Adam, pommes d’or et pommes de Sodome réactivent la force imaginaire d’un Orient doté de richesses, mais toujours senti comme ambigu et lié au tragique de la condition humaine pécheresse. En ces débuts de l’âge moderne, la peinture des realia venues d’ailleurs garde une fonction spirituelle. Toutefois, Dieu cesse de s’adresser à l’homme comme à un illettré, censé reconnaître immédiatement les desseins du Ciel dans les prodiges de la terre. Chez Jean Boucher, les réalités exotiques ne livrent leurs secrets qu’au terme d’une patiente lecture des mots et des choses.

Retenir l’attention du lecteur, en stimuler l’activité : telle est sans doute l’utilité de la leçon de botanique exotique délivrée par le cordelier. Fruits désirés, fruits défendus, fruits inconnus et étranges, fruits « incomestibles », écœurants ou dangereux : les pommes des jardins de l’Orient offrent plus que des nourritures terrestres. Elles donnent à penser. Mais n’est-ce pas ce que l’on attend de tout voyage, de toute excursion exotique ?

F. Fabri, Evagatorium in Terræ sanctæ, éd. C. D. Hassler, Stuttgart, Literarischer Verein, 1843-1849, vol. III, pp. 5-6.

Inde progressi contra aliam nobis certe mirabilem arborem, sub qua stetimus et suspensi eam intuebamur. Hanc arborem, quia aliis dissimilis est et insoliti crementi et formæ, non bene possum describere. Excrescit enim de terra, sicut arundo, non quod sit arundo, nec genus arundinis, sed sicut arundo non habet ramos, sed folia in circumferentia stipitis, ex quibus resultat, sic et arbor hæc. Est autem grandis stipitis et folia habet ingentia, habentia XVI. pedes longitudinis et trium latitudinis, et in summitate habet magnam densitatem foliorum, inter quæ excrescunt virgulæ, quæ portant fructus arboris. Sunt autem fructus illi poma longa, paullo plus quam unius palmi, et rotunda, non multum spissa vel grossa, nisi quantum homo manu accipiens potest stringendo digitum digito tangere. Non crescit autem pomum quodlibet per se, sed XX et amplius crescunt in uno cumulo, sicut multæ uvæ in uno racemo. Sunt autem coloris aurei gilfi sicut cera et delectant multum videntem et appetitum alliciunt, quia sunt pulchra ad videndum, mollia ad frangendum, suavia ad gustandum, sana ad manducandum, rara ad inveniendum, pretiosa ad emendum, inutilia ad reservandum, quia non remanent post depositionem, cum sint pinguia et mollia, sed statim volunt ut manducentur. Nominat aute [m] meos vulgus in Ægypto Musi. Dum autem comeduntur, scinduntur cultris, sicut apud nos raphani, in particulas tenues et rotundas et sale condiuntur propter dulcedinem temperantam. Hoc autem insigne habent mala ista, quod in qualibet particula rotunda decisa est crux, quæ videtur obscure gerere Crucifixi imaginem: utique crucis stigma non est solum, sed aliquid superpositum apparet, quod nos Christiani putamus esse imaginem Crucifixi. Habet etiam quodlibet malum morsum, ut videtur ab utraque parte, ac si aliquis pomum integrum inter dentes conaretur permordere. De hac arbore dicunt omnes Orientales concorditer, Christiani scilicet, Sarracensi et Judæi, quod sit ill[i]us speciei, cujus erat arbor illa in paradiso, scientiæ boni et mali, de qua praecepit Dominus primis nostris parentibus, ne manducarent de fructu ejus, alias morte morirentur, Genes. II. Sed mulier videns, quod bonum esset lignum et ad vescendum suave et pulchrum ad videndum, tulit, comedit et viro præbuit, Genes. III. Et totum genus humanum in damnationem demersit, pro quo Christus sua cruce satisfacere de cœlo descendit, unde in signum prævaricationis retinuit nutu Dei pomum morsum dentium et in signum redemtionis repræsentat signum crucis.

De his arboribus plures in Aegypto vidi et de pomis ad saturitatem manducavi. Dicunt etiam aliqui, quod arbores illi sint papiri et quod antiquitus in desiccatis foliis ejus scribebantur epistolæ; habent enim folia cum rectis lineis, quasi ad superscribendum ordinatis.

Notes

1 Quart Livre, éd. G. Demerson, Paris, Seuil, 1973, p. 586. Retour au texte

2 Voir G. Mathoré, Le Vocabulaire et la société du xvie siècle, Paris, PUF, 1988, p. 105, note 7. Retour au texte

3 L’application de l’adjectif « exotique » en français courant peut être très large. Voir les associations fréquentes relevées par le Trésor de la langue française : « Architecture, cités, contrées, lieux, pays, ports, terres, villages exotique(s) ; arbustes, bois, faune, flore, forêt, herbes, jardin, nature, plante, sous-bois, végétation, verdure exotique(s) ; cuisine, denrées, fleurs, fruits, liqueurs, plats, productions, recettes exotique(s) ; articles, bibelots, bijoux, costumes, ornementation, parfums, parure, tissus, toilette exotique(s) ; arômes, couleurs, éléments, essences, formes, mots, musiques, noms, notes, odeurs, peintures, poèmes, senteurs, teintes exotiques ; apparence, aspect, beauté, élégance, finesse, gaieté, grâce, langueur, luxe, nonchalance, sensations, talents exotique(s) ». On notera bien sûr la place très forte des éléments de la nature dans cette liste. Retour au texte

4 Pour le vocabulaire de la merveille et les notions afférentes, voir J. Céard, La Nature et les prodiges. L’insolite au xvie siècle en France, Genève, Droz, 1977. Retour au texte

5 Sur la question de la description de l’inconnu, nous renvoyons à notre ouvrage : Écrire le voyage en France au xvie siècle, PUF, 2000, pp. 81-91, ainsi qu’à l’article de J.-Ph. Beaulieu, « La description de la nouveauté dans les récits de voyage de Cartier et de Rabelais », Renaissance et Réforme, IX, 2, 1985, pp. 104-110. Retour au texte

6 Sur cette question, voir J. Céard, op. cit., pp. 21-29. Retour au texte

7 P. Belon du Mans (1517-1565) voyagea en 1547-1549 dans les pays du Levant. Ses Observations de plusieurs singularitez (1553) connurent un vif succès. Le savant présente des planches gravées de certaines espèces. Le protestant Leonhart Rauwolff voyage en Italie (1573-1575) et au Levant (1573-1575). Le récit de ses voyages parut en allemand en 1582 et fut augmenté en 1583 de planches. Il fut traduit en diverses langues. Le médecin vénitien Prosper Alpin (1553-1617) se rend en Égypte en 1581-1584. Il étudie la médecine des Égyptiens et publie un ouvrage sur le sujet (1591). L’un de ses recueils botaniques parut sous le titre De plantis exoticis (Venise, Guerilius, 1627). Le livre intitulé Rerum Ægyptiarum libri IV parut tardivement à Leyde (1735). Retour au texte

8 Prosper Alpin convoque parfois le savoir des Arabes. Voir sa description du lotus où il en appelle à Ibn el-Beïthar. Retour au texte

9 Voir l’édition anglaise réalisée par T. Bellorini, E. Hoade et B. Bagatti, Treatise on the Holy Land, Jerusalem, Franciscan Printing Press, 1949 [reprint 1983], pp. 219-231. Retour au texte

10 Le Pelerin veritable, Paris, Louis Febvrier, 1615, pp. 430. Retour au texte

11 Bouquet sacré, Paris, Denis Moreau, 1620, p. 394. Nous citons d’après l’édition que nous proposons du Bouquet sacré aux éditions Champion, coll. « Lumières classiques », 2008, et que nous appuyons sur l’édition de 1620. Retour au texte

12 Id., p. 125. Retour au texte

13 Id., p. 297. La scène prend place au mois de janvier. Retour au texte

14 Id., p. 91. Retour au texte

15 Prosper Alpin, Histoire naturelle de l’Égypte, éd. et trad. R. de Fenoyl et S. Sauneron, Le Caire, IFAO, 1979, vol. I, p. 55. Il déclare avoir amplement décrit les bananiers dans son livre sur les plantes de l’Égypte, mais s’il considérait cet arbre comme singulier, il y a fort à parier qu’il n’hésiterait pas à reprendre une description antérieure. Retour au texte

16 Voir le texte de cette description que nous reproduisons en annexe. Retour au texte

17 Soit à peu près longues de 2,50 m et larges de 0,60 m. Retour au texte

18 La violette de Perse, autre nom de la violette commune. Retour au texte

19 Id., pp. 91-92. Retour au texte

20 Le Trésor de la langue française atteste l’entrée du mot avec la graphie « bannana » en 1598 dans le récit du hollandais W. Lodewijcksz et signale que « Banane » apparaît dans l’Histoire des drogues de A. Colin. Le mot est un emprunt au portugais, qui le tire lui-même du bantou de Guinée. Voir sur le sujet G. Friederici, «Lehnwörter exotischer Herkunft in europäischen Sprachen », Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, 58, 1934, pp. 135-155. Retour au texte

21 L’hébreu megadîm, litt. : « les meilleures choses », peut avoir le sens de « fruits », ce qui explique ici l’interprétation de « pommes d’Adam ». Retour au texte

22 Nicolas-Christoph Radziwill (Hierosolymitana peregrinatio, Brunsberg, Schönfels, 1601), comme Jean Boucher, compare la forme de la banane et celle du concombre. F. Suriano avait déjà recouru à la même comparaison. Retour au texte

23 Même si ce n’est pas le cas ici, on pourrait admettre une relation d’opposition. Le « dissemblable » est une catégorie qui permet la construction de l’objet venu d’ailleurs. Retour au texte

24 Sur cette question, voir mon ouvrage, Le Crépuscule du Grand Voyage, Paris, Champion, 1999, pp. 616-618. La légende du Tau de la Croix inscrit au cœur du fruit ne figure pas dans les encyclopédies médiévales. À la fin du xve siècle, F. Fabri, Evagatorium in Terræ sanctæ, éd. C. D. Hassler, Stuttgart, Literarischer Verein, 1843-1849, vol. III, p. 6, mentionne le fait que tous les Orientaux s’accordent sur cette légende (musulmans, juifs et chrétiens). Voir annexe. Retour au texte

25 La relation de muz avec le nom de Moyse (mošêh en hébreu ; moussah en arabe) est de pur hasard. Dans l’Exode, le nom de Moyse (Exode 2,10) est mis en relation avec le verbe mâšâh (« tirer »). Les étymologies du mot muz dans les récits de pèlerins sont d’une certaine diversité (on trouve même une relation avec les Muses). Retour au texte

26 Bouquet sacré, pp. 363-364. Retour au texte

27 Bouquet sacré, p. 359. Retour au texte

28 Voir Isidore de Séville, Ætymologiarum sive originum libri XX (XIII, 19). Retour au texte

29 Citation du Ps 92,13. Retour au texte

30 Bouquet sacré, p. 397. Retour au texte

31 Voir notre article : « Salubrité, fécondité. Le sens du prodige naturel dans les récits de pèlerinage à Jérusalem entre Moyen Âge et Renaissance », Représentations des maladies et de la guérison dans la Bible et ses traditions, dir. J.-M. Marconot, Presses Universitaires de Montpellier-3, 2001, pp. 135-145. Retour au texte

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Référence papier

Marie-Christine Gomez-Géraud, « La pomme est-elle un fruit exotique ? Botanique et théologie dans le Bouquet sacré de Jean Boucher (1614) », Bien Dire et Bien Aprandre, 26 | 2008, 183-195.

Référence électronique

Marie-Christine Gomez-Géraud, « La pomme est-elle un fruit exotique ? Botanique et théologie dans le Bouquet sacré de Jean Boucher (1614) », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 26 | 2008, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/916

Auteur

Marie-Christine Gomez-Géraud

Université de Paris X-Nanterre

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