La recherche récente que nous avons menée au sujet des reliures médiévales de manuscrits conservés à la Bibliothèque municipale de Lille a attiré notre attention sur un ouvrage – le manuscrit Lille B.M. 145 (anc. 520) – dont l’enveloppe matérielle se révèle d’une exceptionnelle qualité et dont le contenu ne manque pas d’intérêt : il s’agit d’une copie ancienne (fin xve-début xvie siècle) du Voyage de Georges Lengherand en Terre sainte1. Ce Voyage renferme le récit du pèlerinage2 que Georges Lengherand, bourgmestre de Mons en Hainaut, accomplit en Palestine entre le jeudi 9 février 14863 et le vendredi 16 février 1487, c’est-à-dire pendant un total de trois cent soixante-treize jours. Selon ses rares biographes4, Lengherand, qui est né à une époque indéterminée dans la première moitié du xve siècle, a exercé diverses fonctions publiques importantes. Il a été successivement bailli de la localité d’Havré, receveur général de Hainaut (1479-1481)5, maire de Mons (1477-1488), député du Hainaut aux États généraux de Malines en 1493 et ambassadeur de Philippe le Beau, souverain des Pays-Bas, auprès de la Bourgogne et de la France en 15006. Il meurt le 15 mai 1500. C’est donc au cours de son mandat mayoral qu’il accomplit son pèlerinage7 : les comptes de la massarderie de la ville de Mons témoignent du don de deux cents livres qui lui sont accordées pour financer son périple, en raison des bons services qu’il a rendus à la municipalité.
Comme la plupart de ses contemporains, Lengherand8 ne se met pas en route seul ; il est accompagné de plusieurs personnalités d’origine montoise ou hainuyère qu’il évoque au début de son récit. En revanche, contrairement à la tradition9, il ne déclare pas d’entrée de jeu les raisons qui l’ont incité à entreprendre un aussi long pèlerinage10. À l’évidence, Lengherand n’est pas motivé par des raisons politiques : il ne cherche pas à appeler la protection divine sur une quelconque dynastie ou sur ses administrés montois11 et, comme il n’est pas noble, il ne peut prétendre acquérir le titre de « chevalier du Saint-Sépulcre »12. Il ne paraît pas davantage accomplir un pèlerinage expiatoire ou judiciaire, très répandu dans les régions du Nord13, puisque son récit ne contient aucune allusion au caractère pénitentiel de sa démarche. Comme beaucoup de ses contemporains14, il se met en route par souci d’approfondissement de sa vie spirituelle, mais, surtout, par besoin de gagner des indulgences et de rassembler des reliques15. Comme l’apostolat franciscain est très efficace dans la région de Mons16, il est possible que Lengherand, terrorisé à l’idée de subir les peines de l’enfer, ait choisi de pratiquer cette forme de dévotion « moderne »17 qui l’a conduit à retourner aux sources du christianisme et à mettre ses pas dans ceux du Christ par besoin d’accumuler les périodes de rémission de ses péchés. En tout cas, tout au fil de ses mémoires, il se montre très précis sur les temps de pardon qu’il peut obtenir.
Le Voyage en Terre sainte de Georges Lengherand ne constitue pas le seul témoignage que nous ayons conservé pour le pèlerinage qui s’est accompli en 148618. Trois autres textes qui, comme la relation du mayeur de Mons, prennent la forme de mémoires de voyageurs en contenant divers éléments d’information personnelle19, retracent les péripéties de la visite des Lieux saints20 : une rédaction en italien intitulée Fior de Terra Santa et rédigée par Girolamo Castiglione de Ferrare ; un récit en allemand du chevalier Konrad von Grünemberg (Pilgerreise von Konstanz nach Jerusalem 1486) et un écrit connu sous le nom de « texte de l’anonyme de Rennes » et qui est probablement dû à la plume du chanoine Guy de Tourestes, élu évêque de Saintes, mais qui a vu son élection contestée. Une confrontation critique des quatre visions de la Palestine serait très utile. Nous ne pouvons toutefois nous y engager dans les limites de la présente étude.
Pour parvenir à Jérusalem, but de son voyage, Georges Lengherand emprunte le traditionnel itinéraire ayant son point de départ à Venise. Il quitte Mons le 9 février 1486 et arrive dans la cité des doges le 12 mars, après être passé par Dijon, Lausanne, le Grand Saint-Bernard, Vercelli et Milan. Au fil de son récit, il signale les édifices remarquables ou les curiosités naturelles (les vignobles de Bourgogne, les montagnes lausannoises) qui ont retenu son attention. À cet égard, il insiste surtout sur les dangers que représente le passage du col de Saint-Bernard, rendu difficile par la neige et la glace21. La découverte de Venise provoque chez lui un éblouissement : le premier séjour que Lengherand fait dans la ville lui permet de découvrir l’église de la place Saint-Marc, « la plus riche église que je veys oncques » (p. 32), confie-t-il, de s’extasier devant la richesse de l’édifice, dont il donne une description précise, et de célébrer la splendeur du palais des doges ainsi que le luxe général de la cité, qu’il place loin au-dessus de celles qu’il a déjà visitées, comme Paris, Bruges ou Gand22. Fenêtre ouverte sur l’Orient, Venise est aussi l’expression superlative de la magnificence, surtout à l’époque des célébrations religieuses du printemps. Avant de pouvoir prendre la mer, notre pèlerin doit attendre longuement. Il profite de ses loisirs pour accomplir une excursion à Padoue, pour se rendre par bateau à Ancône, pour visiter le trésor de Saint-Marc et y découvrir un reliquaire miraculeux23, pour faire ses pâques avec solennité à Saint-Marc où les usages vestimentaires féminins provoquent son étonnement24. Comme l’attente du départ se fait longue, il décide de se rendre à Rome.
À Rome, Lengherand a la faveur d’être reçu en audience par le pape Innocent VIII, grâce à l’intercession de l’évêque de Tournai, le cardinal Ferry de Clugny. Comme il baise par deux fois les pieds du souverain pontife, il reçoit deux absolutions des mains du successeur de Pierre. Il demeure six jours dans la capitale du christianisme et visite systématiquement les églises où sa présence lui vaut des jours d’indulgence (dont il tient une comptabilité rigoureuse) : la basilique Saint-Pierre, Saint-Paul-hors-les-murs, Saint-Sébastien, les catacombes, Saint-Jean-de-Latran, Saint-Laurent. Au moment de quitter Rome, il évoque – comme le fera plus tard du Bellay – l’état de décadence de la métropole25.
Rentré à Venise le 28 avril en passant par Pesaro et Ancône, il doit attendre le 7 juin pour pouvoir embarquer. Il assiste à la cérémonie des épousailles de la mer le jour de l’Ascension (4 mai) et conclut avec le patron de sa galée, Pierre Landre26, le contrat de voyage, dont le prix s’élève à huit ducats d’or (p. 82). À l’époque, Venise a supplanté Gênes et détient une sorte de quasi-monopole pour le transport au Proche-Orient, malgré la menace des assauts turcs contre Rhodes depuis les années 148027. Les Vénitiens ont soigneusement mis au point un système de voyage outre-mer et délivrent aux quelques centaines de pèlerins qui transitent tous les ans par leur ville une documentation de base28, indiquant les principaux centres d’intérêt à visiter en Palestine29. Ces guides des Lieux saints, auxquels Régine Pernoud a consacré une publication30, comprennent des informations essentielles pour le pèlerin : l’indication de l’itinéraire parcouru, mais aussi le texte des prières à prononcer et les indulgences attachées aux différentes visites. Les capitaines de navire font office de « tour-operators », comme nous dirions aujourd’hui, de véritables organisateurs de pèlerinages31 : ils s’engagent par un contrat dressé en bonne et due forme à assurer aux pèlerins la traversée des mers et les déplacements en Terre sainte. Pour éviter tout abus, leurs contrats sont surveillés par des fonctionnaires vénitiens, les tholomarii32, eux-mêmes placés sous la souveraineté et le contrôle du Sénat de Venise, qui veille en particulier à éviter toute surcharge des embarcations33.
Le 8 juin 1486, la galée de Georges Lengherand prend la mer : elle mettra soixante-deux jours pour aborder à Jaffa, le 9 août. Ordinairement, le trajet entre Venise et Jaffa, qui impose des escales à Zara, Raguse, Corfou, Méthone, en Crète, à Rhodes et à Chypre, dure cinq semaines34. Mais le bateau qui transporte notre pèlerin prend du retard. Une journée est perdue à Raguse parce qu’un Jacobin s’en va sur terre prêcher « pour causes lucratives qui n’estoyent pas raisonnables » (p. 93). En raison du mauvais temps, la galée doit rester à quai en Crète pendant quatre jours. À Rhodes, qui a frappé l’esprit de Lengherand par la puissance de ses remparts35 et par la vénalité de beaucoup de femmes36, on s’attarde deux jours. Et trois journées sont encore perdues à Chypre, parce que le patron Pierre Landre accomplit une mission extérieure au pèlerinage en conduisant à Nicosie la mère de la reine de Chypre. Finalement, le samedi 28 juillet, l’expédition accoste dans le port de Jaffa, où les pèlerins doivent encore attendre sur le bateau pendant dix jours avant de pouvoir poser le pied sur le sol de Palestine, faute des sauf-conduits indispensables37. Une fois les autorisations obtenues, le bruit court que les Français risquent d’être faits prisonniers, malgré leurs laissez-passer, par le sultan Bazajet II, dont le frère et rival déclaré vivait en France et avait trouvé protection auprès du roi Charles VIII (p. 112). On passa finalement outre à la menace et, le 10 août, tout le monde se met en route par Ramleh, étape obligée avant Jérusalem.
Comme on a déjà pu l’observer, le plan de son récit obéit de manière stricte au tracé de son itinéraire38. Selon toute probabilité, le pèlerin décrit, au moins au brouillon, les événements qu’il vit au jour le jour39 : après son retour, les détails de son passé se seraient trop largement estompés. Suivant l’opinion de ses éditeurs40, un Pierre Barbatre prend des notes pour lui-même, pour conserver le plus précisément à l’esprit le souvenir d’un voyage qui est l’aboutissement de sa vie, et non en vue d’une publication. Il n’en va certainement pas de même avec Georges Lengherand : le bourgmestre de Mons manifeste trop d’attention à l’égard de divers détails pratiques (tracasseries douanières, dépenses pour les guides, moyens de transport terrestre ou maritime, nécessité de détenir des lettres de pas pour franchir certains obstacles) ou d’expériences peu communes (exploration de sites exceptionnels, participation à des cérémonies grandioses, découverte de coutumes inconnues) pour ne pas avoir entretenu la ferme intention de les faire connaître41 ; il ne songe peut-être pas à une diffusion à grande échelle de son écrit, mais il soigne suffisamment sa rédaction pour qu’elle ne soit pas réservée à une consultation limitée au cercle restreint de ses proches. À l’évidence, son ouvrage appartient de plein droit au récit de voyage : il sacrifie en même temps à la narration d’un périple assez singulier pour l’époque, qui comprend la reproduction précise de l’itinéraire, la description des sites visités, la relation des rencontres avec les autres voyageurs ou avec les populations locales, mais aussi la découverte de son moi intime d’écrivain vivant une expérience peu commune42. À l’instar de bien d’autres auteurs pèlerins, Georges Lengherand s’ouvre aux réalités de la civilisation méditerranéenne et sacrifie quelque peu au mirage de l’exotisme.
Suivant l’usage de nombre de ses contemporains qui rédigent des « souvenirs » de voyage, Lengherand manifeste une perception assez vive du rapport espace-temps43 : il consigne les noms des lieux par lesquels il passe, indique la distance comprise entre ces divers endroits44 et le temps mis pour accomplir cette route. Mais il fait souvent davantage : en responsable politique, il note volontiers avec précision sous la souveraineté de quel prince se trouve placée la cité où il s’arrête : on remarque en particulier cet intérêt pour la partie de son récit qui concerne l’Italie du Nord, où le découpage entre les principautés se révèle assez embrouillé. Pour la partie palestinienne de leur périple, les pèlerins disposent de guides de poche, qui portent le nom de Mirabilia ou d’Indulgentiae45, qu’ils se procurent à Venise et qui contiennent une foule de renseignements utiles, comme les indications de distance entre les sites ou les indulgences accordées à la suite de la visite des monuments sacrés. Il arrive souvent que les informations contenues dans ces guides soient reprises plus ou moins telles quelles par les auteurs : on a ainsi pu observer la concordance étroite entre les évocations fournies par les récits de Georges Lengherand et de Guy de Tourestes, dit l’« anonyme de Rennes », pour la partie du pèlerinage organisée par les Franciscains, c’est-à-dire la visite de Jérusalem. De telles analogies découlent d’un usage trop fidèle ou trop assidu des Mirabilia.
Une fois les formalités de débarquement accomplies, les pèlerins sont pris en charge à Jaffa par la custodie cordelière, qui assume la responsabilité entière de la découverte de Jérusalem. Ces Franciscains du Mont-Sion forment la seule organisation capable d’accueillir et d’aider efficacement les pèlerins : ils prennent en main l’organisation du voyage, fixent l’itinéraire des visites et négocient avec les autorités mamelouques les autorisations de passage46. Ils favorisent aussi l’institution d’une direction spirituelle des pèlerins en organisant des processions à leur intention, en les invitant à marcher « dans les pas » de Jésus afin de les conduire à une réflexion méthodique sur la vie du Christ. Ils ne manquent pas non plus de souligner combien l’accomplissement de leur voyage sur les Lieux saints constitue un excellent moyen de pénitence pour gagner leur salut.
En règle générale, le séjour des pèlerins en Palestine s’étend sur dix-sept jours, voire sur trois semaines. Le sacrum itinerarium ne comprend pas la visite de Saint-Jean d’Acre, cité trop islamisée et étrangère à la tradition sacrée et hagiographique, mais prévoit le passage par Ramleh, ville musulmane où les Franciscains disposent d’un hospice pour héberger les « marcheurs du Christ », avant la découverte de Jérusalem et de Bethléem. Munis d’une « bullette », qui leur sert de passeport, les pèlerins montent47 à Jérusalem et, à leur arrivée dans la ville sainte, en baisent immédiatement la terre. Puis, ils empruntent les trois itinéraires préparés comme un rituel par les Franciscains : la via captivitatis, qui les conduit sur les lieux de l’arrestation et du procès de Jésus, la via crucis, qui suit le chemin allant du prétoire au Saint-Sépulcre, et la procession à l’intérieur du Saint-Sépulcre. Comme les chrétiens sont très attachés à la terre natale du Christ et que les Évangiles évoquent avec clarté les différentes voies que Jésus a foulées48, les participants au pèlerinage peuvent suivre, pas à pas, les traces laissées par Jésus en Palestine.
À l’exception d’une courte revendication au sujet des clés de l’église du Saint-Sépulcre, détenues par les autorités musulmanes49, le récit de Lengherand ne contient pas de commentaire politique et se cantonne dans la description attentive des lieux saints : il accorde une large place aux événements de l’histoire sainte, à l’évocation des endroits où ces événements se sont déroulés, aux indulgences qui sont attachées à la visite de divers édifices ou d’étapes mémorables de la vie de Jésus50 et, dans un certaine mesure, aux détails archéologiques propres à quelques sites, en particulier le Saint-Sépulcre (p. 133). Parfois, notre voyageur laisse transparaître une certaine émotion, en découvrant l’emplacement où a été fixée la croix par exemple51, mais pour l’essentiel il rapporte les informations qui sont contenues dans son guide, comme nous l’avons rappelé.
Contrairement à nombre de ses contemporains, qui privilégient la visite des sites évoqués dans le Nouveau Testament et négligent la découverte des régions où se déroule l’histoire de l’Ancien Testament52, Georges Lengherand poursuit son périple au Proche-Orient. La prolongation du voyage était sans nul doute réservée aux personnes les plus fortunées, mais aussi les plus hardies, car la protection des moines fait désormais défaut aux voyageurs, qui sont livrés à eux-mêmes et doivent se défendre contre la rigueur des conditions atmosphériques et la rudesse intéressée des autochtones. Pour sa part, l’« anonyme de Rennes » a également continué son voyage53, mais les deux relations présentent des divergences assez marquantes.
C’est dans cette partie de son récit que Georges Lengherand se montre le plus original, le plus personnel dans sa relation et aussi le plus sensible à l’exotisme. En soixante-quatorze jours (du 13 au 26 novembre 1486), il parcourt des distances impressionnantes et explore successivement Gaza, le mont Oreb et le Sinaï, le Caire et Babylone, le port de Damiette, d’ou il reprend la mer pour rentrer à Venise. Au cours de cette partie de son expédition, Lengherand subit des contrariétés diverses, comme tout pèlerin qui s’offre involontairement comme une proie facile aux amendes, aux tracasseries, aux perceptions abusives54 et aux brimades : il doit se défendre contre le vol de ses bagages (p. 146) ou de son argent, sans que réparation puisse être obtenue55, la menace constante de ne pas recevoir d’eau ou de vivres (p. 147), le chantage habituel des traducteurs et des chameliers (pp. 147-149), les demandes répétées des populations en quête de gratifications ou de nourriture56. Il connaît aussi des difficultés d’adaptation aux conditions climatiques et rapporte que « pour les grans challeurs qu’il faisoit journellement » plusieurs de ses compagnons de voyage, parmi lesquels Arnoul de Saint-Genois, tombent malades et sont contraints d’abandonner leur pérégrination et de retourner à Jérusalem (p. 148). Il rappelle que les conditions d’hygiène sont loin d’être parfaites et qu’à la Fontaine Alssine, par exemple, il faut absolument recourir au filtrage de l’eau, procédé de purification qui ne le rassure pas : « et est sy orde [l’eau de la source] qu’il le nous failloit couller parmi ung blancq linge, et encoires le buvions nous à grand regret » (pp. 153-154). À ces contrariétés s’ajoute la nécessité d’être toujours sur ses gardes, surtout la nuit, pour se prémunir contre les attaques des fauves ou les exactions des Arabes57.
Malgré toutes ces difficultés, Lengherand tire un parti profitable de sa découverte du Sinaï et de l’Égypte. Il s’extasie volontiers devant la grandeur de certains sites, qu’il compare aux réalités géographiques qu’il connaît : il confie que « la montaigne de Abocorda est […] plus aspre et grande que le mont saint Bernard » (p. 157) ou, non sans naïveté, précise que « avec la grandeur du Kaire est Babilonne comme ung Parys et demi »58. Dans d’autres circonstances, sa candeur s’exprime sans détour. Il s’étonne que la Mer Rouge ne soit pas de couleur rouge et précise : « et combien qu’on le appelle la mer rouge, l’eauwe, le gravier ne le fons n’est altre que les aultres mers en tous quartiers où j’ay esté » (p. 170). Une autre fois, il croit au témoignage de ceux qui lui assurent que Moïse a laissé la marque de son fondement dans la pierre dite de Moïse que l’on peut contempler dans le mont Sinaï : « et encoires y voit on l’emprainte de ses deux fesses, combien que la pierre soit des plus dures : et en font les Arabes et Mores très grant feste en le baisant et aorant » (p. 158). Au sujet du Sphinx, qu’il découvre en visitant les pyramides non loin de Babylone (lesquelles il tient curieusement pour les « greniers du Pharaon », p. 177), Lengherand sacrifie à une traditionnelle superstition en prêtant à la statue des paroles prononcées par le démon : « Là est pareillement une grosse teste taillié en rocq, plantée en terre, que on dist en temps passé avoir esté ung idolle, et parloit et bailloit responce par les fallaces du déable » (p. 178).
Les beautés de la nature ne manquent pas d’impressionner notre pèlerin, qui prend plaisir à goûter aux fruits des oliviers et des amandiers (p. 159) ou à admirer les riches moissons au bord du Nil (p. 185). Mais il note aussi quelques phénomènes plus inhabituels pour un homme issu du continent européen : il compare la multitude de rats qui peuplent le désert à des colonies de lapins59 ou rappelle le danger que lions et léopards font courir aux populations nomades dans les montagnes du Sinaï60. Les crocodiles qui pataugent sur les bords du Nil retiennent bien évidemment son attention, mais il incline ingénument à croire que les rives du fleuve sont aussi occupées par des animaux fabuleux, qui rappellent le corps de l’homme ou de la femme par leur complexion, mais qui portent des écailles et sont dépourvus du langage61.
Les populations avec lesquelles il a pu frayer sur les bords orientaux de la Méditerranée lui ont laissé des souvenirs mélangés : il ne montre guère d’intérêt pour le judaïsme et les Juifs de Palestine, comme il s’attarde peu sur les habitants musulmans de cette contrée, sauf pour noter que les participants au pèlerinage sont, non loin de Ramleh, les cibles pour les jets de pierres exécutés par des femmes et des enfants62 ou que les fidèles de Mahomet ne s’interdisent pas de réclamer une partie du vin transporté par les voyageurs. En revanche, Lengherand s’intéresse de près aux usages sociaux et aux pratiques religieuses des musulmans d’Égypte, au sujet de qui il a cherché à s’informer afin de prévenir ses contemporains contre les dangers intellectuels de l’Islam : « pour plus avoir en detestacion leur faulce secte, m’en suis enquis le plus que j’ay peu ; et ce que j’en ay pu savoir le mis par escript » (p. 181). Ce faisant, il participe pleinement à la transmission de ce que l’on a nommé la « matière sarrasine », image plus ou moins déformée des réalités musulmanes propagées par les récits de voyage63. Les dénominations qui affectent les groupes sociaux musulmans varient selon l’état des individus : si le vocable « sarrasins » évoque les fidèles de la religion mahométane en général, le terme « Arabes » désigne les Bédouins du désert, les peuplades nomades les moins évoluées, alors que les mots « Mores » et « Mamelouks » servent à nommer les anciens esclaves de confession islamique promus à la charge de fidèles auxiliaires policiers des sultans64, dont la mauvaise réputation n’est pas usurpée (pp. 178-180). Mais Lengherand établit peu de distinction entre les coutumes et les traditions sociales de ces différents groupes, ou entre leurs conceptions de la religion.
Quand il se risque sur le terrain de la théologie, le pèlerin montois, qui a compris que la religion est le pivot de la différenciation culturelle, redit quelques-uns des principes fondateurs de l’Islam : un monothéisme absolu et la négation de la nature divine de Jésus65. Les arguments avancés pour récuser de façon radicale le concept de la Trinité tiennent au refus de considérer Jésus comme le fils de Dieu, et même de reconnaître qu’il a subi la crucifixion :
Et premiers nyent la Trinité, et dient que par nul moyen Dieu ne peult avoir filz parce qu’il n’a point de femme ; dient bien et confessent que Jhésus Crist, filz de Marie, fut ung bon et saint profete inspiré de Dieu juste, et que chascun a touché Sathan par pechié, fors Jhésus Crist et sa mère. Et dient une grande follie que se Dieu avoit filz, tout le monde seroit en péril et discension, par ce que aulcuns vouldroyent tenir la bende du père, et les aultres du filz, et pourroit estre le filz inobédient au père, dont viendroient grans maulx. Dist oultre ledit Mahommet que Jhésus lui mesmes se acusa et se dist non estre le filz de Dieu. Dient qu’il fut né de la vierge Marie, et ont grand honneur et révérence à elle. Dient que Jhésus en morut point et qu’il ne fut point cruciffié, mais ce fut ung aultre qui bien le resembloit, et que Dieu le tira à lui, mais que /à la fin du monde il reviendra, tuera Ante Crist, et puis luy mesmes se tuera. (pp. 181-182)
Ces principes généraux rappelés, Lengherand s’attache à analyser la manière musulmane de concevoir la vie éternelle. Il insiste sur les avantages matériels et les faveurs sexuelles (parfois coupables) promis aux fidèles qui accéderont aux douceurs du paradis :
Ledit Mahommet leur promet en Paradis boire et mengier, et dient que la béatitude consiste en boire et en mengier, en luxure, robes précieuses, et en toutte sensualité, et en tous plaisirs qui se peuvent bailler au corps et mesmement en sodomie. Et dist que qui ne baille au corps ce qu’il demande, il est digne de morir ; et assez d’autres mauvaises erreurs leur sema ledit Macommet en son dit Alcoran, lesquelles ilz tiennent tout au long. Et croy que c’est la plus grande horreur du monde de leur manière de vivre, mesmement en luxures dont ilz ne font point de conscience, mais le tiennent pour vertu66.
En regard de la primauté que le christianisme accorde à l’esprit, l’Islam apparaît comme une foi matérialiste tout entière tournée vers la satisfaction des sens, alors que, selon les conceptions implicites de Georges Lengherand67, la grandeur morale devrait consister à s’abstenir des plaisirs du corps pour s’adonner aux seules joies spirituelles.
Une telle inclination aux agréments sensuels, le mayeur de Mons les impute principalement aux femmes. Tantôt il rappelle qu’il a été à El Matarieh, une localité située à quelques lieues du Caire, le témoin de scènes de danse lascive, qui ont troublé sa conscience et suscité sa gêne :
Et prestement qu’ilz eurent commenchié à jouer vinrent plusieurs femmes d’Arrabes et du pays qui se prinrent à danser et en dansant crollent et brondient comme s’elles estoient à l’ouvrage. Et pour mieulx monstrer le crollage se chaindent d’une touelle par dessoubz les fesses, et est une très honteuse et infâme chose à veoir. Mais les hommes ne les femmes ne sont de riens honteux ; et nous fut dit qu’il n’y a si femme de bien qui ne dansent de ceste sorte pour tant plus esmouvoir les hommes à lubricité, obstant qu’ilz le sont beaucoup. (p. 174)
Par ailleurs, alors qu’il évoque le rôle des eunuques appelés à surveiller les membres du harem du sultan, il ne redoute pas de faire une allusion claire aux tentations masturbatoires de certaines d’entre elles, que l’on prive de tout objet rappelant par sa forme l’organe sexuel masculin :
Pluiseurs en a qui sont chastrez, qu’il [le sultan] met à garder ses femmes dont il a grande quantité ; et de paour qu’elles ne se eschauffent ou ayent vollenté d’aller à aultre, elles ne voyent nulz aultres hommes que lesdictz chastrez. Et ne leur soufriroyt on avoir aucun fruit lonc comme concombres ne chose portant forme de nature d’homme dont elles se peussent corrompre. (p. 180)
Bien évidemment, il n’a pas manqué d’être surpris par la manière dont les femmes montent à cheval, comme les cavaliers masculins, ou par les voiles dont elles se dissimulent le visage en public, ou par la beauté des vêtements (y compris des culottes)68 qu’elles portent dans la vie privée pour la satisfaction de leur époux. Dans ces descriptions69, Lengherand ne manifeste aucune désapprobation ni aucune défiance : il s’étonne, observe la singularité de la situation, souligne la différence de comportement entre les femmes orientales et les Européennes. Au sujet de la polygamie, il rend grâce aux épouses en concurrence, qui ne se crêpent pas le chignon comme seraient enclines à le faire les femmes de sa région :
Tousjours ung riche More ou ung Mamelus ont quattre femmes ou cincq, dont m’esmerveille qu’elles ne gratinnent l’un l’autre comme elles feroyent en nostre pays ; mais non font et s’accordent le plus et le mieulx très bien. (p. 184)
La situation de dépendance totale de la femme sarrasine à l’égard de son mari ne lui inspire pas de condamnation tout à fait explicite, mais des regrets voilés : à l’évidence, Lengherand réprouve le commerce qui consiste à acheter une jeune fille à ses parents, quitte à abandonner ce prix à l’épouse répudiée au moment de la séparation ; il regrette aussi l’absence de fête nuptiale et voit uniquement les épousailles comme une forme de négoce :
Les unes tiennent pour femmes, et ne la peuvent laissier que l’argent qu’elles ont eu au commencement ne lui demeure ; les aultres sont esclaves, et les laissent quant ilz voellent. Là les filles ne coustent riens à marier au père ne à la mère, mais qui les voelt avoir donne / argent comme iii, iiii, v ou vi ducas, ou plus ou moins selon qu’elles sont belles ou requises ; et c’est l’argent qui leur demeure se le mary les veult laissier. De solempnité de mariage n’y a il point ; mais incontinent qu’il a baillé l’argent, il en fait sa voullenté. (pp. 184-185)
Parvenu à la fin de son séjour au Proche-Orient, Georges Lengherand reprend la mer à Damiette et rallie Venise en trente-neuf jours (du 26 novembre 1486 au 4 janvier 1487). Les conditions de la navigation sont redoutables : en raison de vents contraires, la galée ne parvient pas à faire escale à Rhodes et doit relâcher Cacamo, ville grecque tombée aux mains des Turcs. Dans ce port, Lengherand change de bateau et embarque sur un gros navire vénitien. Mais la mer est très démontée et, à plusieurs reprises, la nef risque de couler70. Elle parvient finalement à Venise, sans avoir pu s’arrêter à Modon, à Corfou et à Raguse, comme à l’aller.
Pour rentrer dans le Hainaut, le bourgmestre de Mons n’emprunte pas le même itinéraire qu’au départ. Au lieu de suivre le trajet qui le mènerait en France par la Suisse71, il se rend de Venise à Trente (du 10 au 20 janvier 1487), traverse le Tyrol, passe à Ulm, puis à Cologne avant de rejoindre Mons le 16 février 1487. Ses ennuis de voyage ne sont toutefois pas définitivement terminés. Le samedi 13 janvier 1487, alors qu’il fait route de Trévise vers Quero, ville de Vénitie, le capitaine de la cité de Castel Nuovo saisit, contre tout usage, les bagages des voyageurs, ainsi que leurs précieuses reliques. Après de longues discussions et une plainte portée pour détournement illégal contre le militaire auprès des autorités vénitiennes, les pèlerins récupèrent leurs affaires, et même quelques ceintures acquises à Rhodes que le fonctionnaire de police avait déjà distraites et qu’il est contraint de faire rechercher et de rendre (pp. 192-196).
Rentré dans sa ville natale, Lengherand fait l’objet de la considération générale. Comme tous les pèlerins qui ont foulé le territoire de la Palestine, il peut désormais ajouter la mention « jérusalémitain » à son nom, attribut qui constitue un honneur insigne. Dans le souci d’informer ses contemporains sur les conditions du pèlerinage, sur ses avantages et sur ses périls, il entreprend de rédiger ses souvenirs à partir des notes qu’il a prises et des documents qu’il s’est procurés en chemin, comme les guides franciscains. Son entreprise, nous l’avons rappelé, n’est pas unique : d’autres participants au pèlerinage de 1486 ont laissé une relation de leur aventure. Quelles que soient les motivations des uns et des autres, ou leurs manières personnelles de retracer ce fameux périple, il fallait à la fois de l’ouverture d’esprit, de la curiosité, de la ténacité et du courage pour mener à bien une entreprise aussi périlleuse. De ces vertus, Georges Lengherand, bourgmestre de Mons, n’a par bonheur pas manqué.