De la curiositas à la sapientia, les mirabilia exotiques dans l’Historia orientalis de Jacques de Vitry

DOI : 10.54563/bdba.913

p. 151-164

Texte

Jacques de Vitry était évêque d’Acre lorsqu’il décida d’écrire son Histoire abrégée de Jérusalem, plus connue sous le nom d’Historia orientalis1. Rédigée entre la prise de Damiette (novembre 1219) et le retour de cette cité aux Ayyûbides (été 1221), l’Historia orientalis était la réalisation d’un projet conçu de longue date, pour lequel son auteur, à la manière des historiens du temps, avait amassé une énorme documentation. S’y ajoutaient ses préoccupations pastorales, ainsi que son rôle de prédicateur auprès des croisés. L’œuvre est donc, comme l’indique le titre, un livre d’Histoire, mais c’est aussi un guide, un itinéraire des Lieux saints ; un très vaste excursus dresse une « revue des États » des religieux d’alors : ce chapitre, devenu l’Historia occidentalis, a été séparé de l’Historia orientalis pour vivre sa vie propre, d’un succès beaucoup plus modeste ; enfin l’Historia orientalis comprend un autre excursus de caractère encyclopédique, consacré aux mirabilia orientaux. Cette partie semble à première vue la plus propice à une recherche sur l’exotisme. Mais il est avant tout nécessaire de saisir ce qu’était le dessein de l’auteur lorsqu’il la composa et quel public, ce faisant, il visait. Puis une fois cernées les caractéristiques de ce que l’on peut appeler (pour le moment) l’altérité, il serait bon de s’interroger sur la façon dont est construite cette altérité ; enfin on passera de l’utilisation de la matière encyclopédique à son utilité dans l’œuvre très particulière que représente l’Historia orientalis.

Jacques de Vitry n’est pas un auteur dont la personne disparaît derrière son œuvre. Le « je » apparaît en quelques endroits bien déterminés et tout particulièrement dans le prologue. Outre le plan, il nous y révèle les circonstances de la composition de l’Historia orientalis. Une fois Damiette prise, les croisés connurent un moment de flottement, à la fois parce que, mis devant de telles richesses, ils en restaient comme stupéfiés et parce qu’ils ne savaient trop comment poursuivre la campagne dans un environnement qui leur était aussi étranger qu’hostile : « Nous n’osions ni avancer plus loin ni abandonner la ville… » (p. 67). Ce furent « des jours de loisir » où les chevaliers que l’oisiveté faisait dépérir « se languissaient dans le dégoût et l’ennui ». Plus difficiles encore pour Jacques, qui semble avoir eu une vision crucifiante du temps qui s’enfuit sans avoir été utilisé de façon profitable, ces jours de repos forcé le poussèrent à s’adonner intensément à l’étude et à la lecture :

Pour ma part considérant combien est grave la perte du temps qu’on a laissé s’échapper […], je me suis appliqué par la méditation des Écritures divines à contenir mon esprit naturellement disposé aux divagations vaines et inutiles […], appliqué à l’assujettir par les entraves de la lecture assidue afin qu’il ne se trouve pas à se perdre dans ses imaginations. (p. 67)

Il va de soi que la fascination pour l’Ailleurs et l’Autre, le goût de l’étrange et de l’insolite en lesquels nous verrions volontiers les traits principaux de l’exotisme romantique, auraient été rangés sans hésitation par notre évêque au rang de ces imaginations vaines et dangereuses. Tout cela relevait en effet de la curiositas qui est un péché lorsqu’elle trouve en elle-même sa propre fin et – pire – sa volupté. Néanmoins, de l’homme de science, Jacques possédait ce que nous appelons la curiosité d’esprit, une réelle soif d’apprendre. Et, outre les livres très nombreux dont il avait pour son voyage rempli une barge entière, il n’avait cessé depuis son arrivée de s’en procurer d’autres, à Acre et dans diverses cités ou monastères, et il allait donc mettre à profit cet arrêt imposé pour s’informer :

Pour me distraire et par soif d’apprendre quelques notions nouvelles et inconnues de moi, je parcourais divers livres, tirés des armoires des Latins, des Grecs et des Arabes. Me tombèrent alors entre les mains les histoires, les combats et les actions des rois de l’Orient. (p. 68)

L’Historia orientalis se présente d’abord comme la réaction d’un auteur piqué au vif d’avoir lu le panégyrique de princes bien oubliés, alors que les grands exploits et les hauts faits contemporains ne trouvaient personne pour les raconter. Œuvre rivale donc, suscitée et exaltée par la valeur des ouvrages lus, pourtant consacrés à des païens ou à des hommes ensevelis à juste titre dans le profond passé. Écrire est ici un devoir que vient conforter la quasi inévitable référence à la parabole des talents : il s’agit d’une « tâche de héraut » revendiquée comme telle.

Puis Jacques livre son plan, en trois livres. Le liber secundus est donc une revue des ordres religieux. Quant au liber tertius, il n’a pas vu le jour, il ne nous en reste qu’un brouillon, composé des documents dont l’auteur pensait faire usage pour raconter les événements de la cinquième Croisade et, il y comptait bien, sa victoire. C’est donc le premier livre totalement achevé qui constitue ce que l’on appelle l’Historia orientalis, en voici le sommaire :

Dans le premier livre, en abrégeant l’histoire de Jérusalem, j’ai développé ce que Dieu a daigné accomplir en sa pitié dans les pays de l’Orient, en décrivant les sortes d’hommes qui habitent là, les villes et autres lieux dont j’ai trouvé souvent mention dans les divines Écritures ainsi qu’il m’a paru utile à une meilleure compréhension de l’Écriture sainte, j’y ai également ajouté diverses qualités variées de ces pays pour avoir plus ample matière à raconter. (p. 70-71)

Cette description des Loca Sancta, qui est à proprement parler un « Itinéraire » puisque n’y manquent même pas les distances entre les cités et la longueur des étapes, est donc présentée non comme un guide pour un pèlerinage réel, mais comme une explication éclairant le texte sacré. Toutefois la caractérisation des hommes qui vivent là ou y ont vécu naguère n’est aucunement nécessaire ; quant aux « qualités variées », expression fort vague, elles n’ont de toutes façons aucune autre utilité que l’amplificatio : « plus ample matière à raconter ». Ajoutons qu’elles sont une allusion évidente aux mirabilia, ainsi programmés dès l’orée du texte. Or si bon nombre d’entre eux se situent en Terre sainte, nombreux aussi sont les mirabilia qui quittent le Moyen Orient pour atteindre l’Inde fabuleuse et les confins du monde connu ; tout cela n’a guère à voir avec la Sacra Pagina s’il est bien clair que la notion d’Orient est, selon l’habitude médiévale, plus élastique que notre usage moderne l’entend.

Posons d’abord quelques jalons. En choisissant le latin pour rédiger son Historia, Jacques montre à quel public il s’adresse. En bref, malgré le demi-siècle qui les sépare, on peut assez bien définir les finalités de l’ouvrage en reprenant le commentaire dont Roger Bacon assortissait son envoi au pape de la mappemonde qui accompagnait son Opus Majus ; cette carte, représentant toute l’oikoumenê, devait permettre d’abord une explication du sens littéral de l’Écriture ; nous avons vu Jacques revendiquer ce rôle pour son Historia orientalis ; ensuite, il s’agissait de préparer de façon efficace par la connaissance de leur terre et de leurs mœurs la rencontre avec les Infidèles qu’on se proposait de convertir ; or l’Historia orientalis a été écrite par un évêque ; enfin la troisième raison était de déterminer les voies par lesquelles l’Antéchrist apparaîtrait dans le monde.

Jacques de Vitry, qui écrivait quand la (re)conquête de la Terre sainte relevait encore du possible, destinait son Historia avant tout à des confrères, cela explique le choix de la langue latine ; plutôt que d’appeler les chevaliers à la rescousse, il assume un rôle d’intermédiaire, l’évêque d’Acre est déjà le précurseur d’un Riccold de Monte Croce, quand les armes le céderont aux missions. Ces destinataires postulent une écriture à la rhétorique soigneusement codifiée. Un livre d’Histoire dont la visée est toujours plus ou moins globalisante se doit d’inclure ce que nous dénommerons une géographie. On se gardera d’oublier les mises en garde de P. Gautier-Dalché qui rappelle combien nos définitions conviennent mal à ce que le Moyen Âge pouvait entendre par cette notion, c’est-à-dire « une conception entièrement symbolique et théologique de l’espace avec ses monstres et son bestiaire »2. En ce point de l’analyse, l’exotisme n’apparaîtrait guère que comme une certaine complaisance dans la description.

Car la descriptio, pour boucler ces remarques trop théoriques, est intrinsèquement liée à l’amplificatio, comme le soulignent les Arts poétiques,3 la formulation du prologue trouve ici sa légitime place : « j’y ai également ajouté diverses qualités variées de ces pays pour avoir plus ample matière à raconter » (p. 71). Il faut donc ne pas parler de digression pour le passage encyclopédique, peut-être même éviter le terme d’excursus.

Toute l’histoire s’articule autour du point focal que fut à Bethléem l’incarnation du Dieu Cristov~, l’Oint du Seigneur ; tout l’espace s’articule autour du point nodal que représente Jérusalem, ojmfalov~ de la Création. Peut-être est-ce la raison pour laquelle, au lieu des cris de joie attendus devant la chute de Damiette, ce qui vient à la plume de Jacques, ce n’est pas le psaume d’exultation de son confrère, Olivier le Scholastique, mais le chant désespéré de l’exilé :

Au bord des fleuves de Babylone
Nous étions assis et nous pleurions,
Au souvenir de Sion.[…]
Comment chanterions-nous
Un cantique pour le Seigneur
Sur une terre étrangère ?[…]
Si je t’oublie, Jérusalem,
Que ma droite se dessèche,
Que ma langue s’attache à mon palais ! (Psaume 137, 1)

Pour l’exilé, toute terre est, au sens premier, ejxotikh, étrangère, radicalement autre que la patrie perdue. C’est là un trait remarquable de l’Historia orientalis, l’« extranéité » se situe aussi bien dans l’espace que dans le temps. Tout autant donc que guide pour de futurs pèlerins, la description des Loca Sancta est un itinéraire spirituel, un retour vers la vraie patrie, l’entrée en Terre de Promission. Aussi est-il de bien peu d’importance que la description ne corresponde pas vraiment à la réalité, ne serait-ce que parce que les cités données comme conquête des rois et des croisés de naguère sont, à l’heure où s’écrit le texte, pour la plupart redevenues musulmanes. Ce qui frappe dans les annotations qui accompagnent la description des cités est le lien que chacune entretient avec la joie, la fertilité, la beauté du paysage. Qu’on en juge d’après ce bouquet :

[Édesse] est très riche en forêts, en pâtures et en fleuves… (p. 131)

[Antioche] se trouve […] dans un site des plus favorables entre les montagnes et les fleuves, elle possède des champs fertiles et une terre d’une fécondité extrême. Elle a un charme particulier qui naît tout autant de ses fleuves que de ses sources et un lac voisin qui lui fournit une grande abondance de poissons… (p. 133)

[Tripoli] occupe une place fort commode dans un site des plus avantageux, irriguée qu’elle est par des sources et des ruisseaux qui rendent le sol très fertile pour les champs de grains, les arbres fruitiers et les prairies verdoyantes […], les collines contiguës […] fournissent une foule de profits. […] de ce même côté jaillit une source très belle dont l’eau extrêmement pure […] dévale pour arroser abondamment tous les jardins […]. Il y a des vignes que l’on peut vendanger deux fois l’an. (p. 134)

[Tyr], ville remarquable […] située au cœur de la mer qui l’entoure de presque tous les côtés, elle jouit des avantages d’une mer très poissonneuse, des sources et des ruisseaux d’eau douce l’arrosent et son sol fertile et agréable lui prodigue vignes et jardins, arbres pleins de fruits, champs remplis de grains… (p. 142)

Toutes les villes de Terre sainte déclinent ainsi comme une longue litanie de loca amoena où les eaux pures et abondantes, la sérénité verte et fleurie des paysages heureux et l’abondance nourricière des productions du sol finissent par créer, en leur répétition même, une nette impression de merveilleux.

Or parées qu’elles sont de mille séductions, les villes sont tout autant des écrins où reposent les monuments de la mémoire. Pour les reprendre dans le même ordre, Édesse est la ville où l’Apôtre Thaddée évangélisa et mourut martyr ; un roi y entendit parler du Christ et lui écrivit une missive à laquelle Jésus répondit. Puis, elle fut superbement conquise par Baudouin de Flandre, le second roi de Jérusalem.

Antioche était déjà la triste héroïne du Livre des Rois, au temps du funeste Nabuchodonosor ; mais surtout elle a pour éponyme le roi Antiochus que convertit le prince des apôtres, elle fut le premier de tous les évêchés, on y entendit pour la première fois appeler « chrétiens » les disciples du Galiléen ; Antioche est ville de l’origine. Tripoli est célébrée par Salomon, elle enferme en ses murs la « Fontaine des Jardins » que chante le Cantique des Cantiques. Ville du prodige, les eaux douces y jaillissent au milieu des flots de la mer ; tout y est profusion liquide et lumineuse jusqu’au moût nouveau que l’on boit deux fois l’an. Et même sa forteresse romane fut construite par la foi de pèlerins bénévoles, de pierres vives donc ! Quant à Tyr, elle remonte, au sens propre, au déluge, puisque le petit-fils de Noé, Japhet, en fut le fondateur. Ézéchiel l’exalta ; mais ce ne sont pas les seules Scripturæ qu’on évoque à Tyr puisqu’elle est aussi ville du héros Apollonius, du bouffon Marculf, elle abrite le tombeau d’Origène, on y fabrique la pourpre, enfin, c’est le lieu où s’inventa l’alphabet, ce qui n’est pas un mince titre de gloire. On le voit, il s’agit moins de loca, de lieux à visiter, guide en main, que d’une certaine « couleur » particulière de chaque cité : telle Tyr, ville de pourpre, impérialement campée sur ses memorabilia.

La description de Jérusalem emprunte un autre schème. L’Historia orientalis ne revient pas moins de deux fois sur ce « portrait » de la Cité des cités, qui tient cette fois bien davantage du symbolique que du merveilleux, même si, assurément, aucun des croisés en ces années 1220 n’aurait pu, avec un tel guide, reconnaître la ville réelle, ruinée, quasi vidée de ses habitants, ouverte à tout venant au milieu de ses murailles démantelées… D’abord personnifiée sous les traits d’une altière princesse, Jérusalem apparaît ensuite dans une ébauche de localisation où les hyperboles le disputent aux réminiscences scripturaires :

Elle est placée sur une haute montagne, de toutes parts montueuse, le lait et le miel y coulent et en elle abondent le froment, le vin, l’huile et tous les biens de ce monde. (p. 164)

Une brève notation réaliste, l’absence d’eaux vives qui a contraint à l’érection de quantité de citernes ; et, déjà, nous repartons dans l’énumération des noms que la Ville sainte porta durant l’Histoire, preuve s’il en fut que nous sommes dans l’essence et non dans l’apparence. La seconde notice consacrée à la Ville est plus proprement un guide des lieux saints. Jérusalem, c’est d’abord ce champ débordant de senteurs dont les arômes capiteux enivrent et embrasent, puis voici les hauts lieux de l’Ancien et surtout du Nouveau Testament : Jérusalem est définitivement ancrée dans le miraculeux, il n’y a aucun passage par le temps présent, la ville ne quitte le temps sacré des Écritures que pour se transfigurer dès maintenant en cité eschatologique. Dans le miroir ici tendu, c’est l’image réelle qui s’avère n’être qu’un reflet fallacieux, dérisoire, indigne du moindre intérêt.

À cette cécité concernant le présent, une seule exception : l’évocation des innombrables monastères et autres celles d’ermitages qui se sont élevés ici et là dans les lieux consacrés, sur les montagnes de Judée, les déserts, le bord du Jourdain. Jacques les compare à la ruche dont chaque cellule forme une minuscule part où s’activent les abeilles diligentes en cette terre de fleurs et de fruits. C’est alors seulement que l’auteur dévoile sa curiosité, nullement endormie par la vision extasiée de mirabilia bibliques, simplement le plus souvent tue. Le voilà sur les rives du Jourdain, suivant les pas du Précurseur, c’est-à-dire très prosaïquement occupé de miel et de sauterelles, les mets du solitaire !

Dans la plupart de ces régions de Syrie, lorsque survient une multitude de sauterelles, c’est l’habitude de les recueillir et de les rassembler pour se les réserver comme vivres. (p.157)

Détail pittoresque qui ne mérite d’être relevé que pour son aspect insolite. Plus remarquable encore ce qui concerne le miel :

Quant au miel en ces pays-mêmes, nous en avons vu une abondance extraordinaire que l’on tire des cannes. En effet ces cannes sont des roseaux pleins de miel, c’est-à-dire d’un sucre à la douceur infinie. On le compresse pour ainsi dire dans un pressoir puis on le fait se condenser au feu ; il se transforme d’abord en une sorte de miel puis il ressemble à du sucre. On appelle d’ailleurs les cannes d’un autre nom, « cannamelles », nom qui se compose de « canne » et de « miel », parce que ces roseaux sont semblables à des cannes ou à des chalumeaux. (p.157)

Or ni la remarque sur les sauterelles ni la notice sur la canne à sucre n’éclairent la vie du Baptiste, puisque la suite de l’enquête de Jacques le mène à un monastère où l’on se nourrit d’une plante à feuilles appelée locusta et qui est à l’évidence le vrai mets prêté à Jean-Baptiste ; quant au miel, il apprend en ce même monastère que les essaims sauvages abondent dans le désert. La notice sur les cannes brille donc par son apparente gratuité. Il faut alors noter qu’elle est en tout point semblable à celles que nous lisons dans la partie encyclopédique, par exemple le citron :

Il y a encore d’autres arbres aux fruits acides c’est-à-dire à saveur piquante qui s’appellent des limons. Les indigènes se plaisent à en utiliser le jus en été pour accommoder les viandes et les poissons. (p. 244)

Enfin ces descriptions où abondent les détails pittoresques se retrouvent dans la partie historique, ainsi pour les habitants, parfois fort étonnants et dérangeants, qu’on trouve en Terre sainte4. Par exemple les Bédouins (§ 12). La notice se construit sur un plan simple et clair : l’origine du groupe ethnique, ses croyances (ici le fatalisme des Bédouins qui les mène en chemise au combat), leur accoutrement (voiles, chéchias rouges, djellabah flottantes), leurs habitations (des tentes), leur nomadisme, leur lâcheté, leur perfidie, la répartition des tâches entre sexes. Il est remarquable qu’ici Jacques a recours à une documentation qui abonde en renseignements et détails dont on peut penser qu’ils étaient collectionnés parce qu’ils traitent de faits étranges, remarquables et peut-être pour cela fascinants.

On peut donc conclure que Jacques n’ignore pas le goût pour l’étrange et le dépaysant, il lui arrive d’y succomber, mais s’il le fait avec tant de précautions, le moins souvent possible, c’est en raison des dangers de la curiositas. Lorsqu’il tente d’expliquer pourquoi l’âge d’or, dans lequel regret et recul figent le premier Royaume latin de Jérusalem, a si funestement cédé la place à l’état déplorable des années contemporaines, Jacques évoque d’abord l’arrivée outre-mer de bandits, canailles et autres repris de justice qui ont obtenu de faire transmuer une condamnation à mort en exil perpétuel. Mais s’ils changeaient de lieu, ils restaient les mêmes et ont été une véritable peste pour le territoire. À côté de ces coupables trop évidents, il en ajoute de plus inattendus :

D’autres, que poussait le vide de leur esprit versatile et léger, venaient en pèlerins visiter les lieux saints bien moins sous l’effet de la dévotion que par curiosité et soif de nouveautés. Ils traversaient la mer au prix de grandes peines pour aller vers des régions qu’ils ne connaissaient pas et découvrir ces merveilles qu’ils avaient entendu raconter sur l’Orient, objet d’admiration pour les hommes sans expérience. (p. 238)

Voilà ce que l’on peut estimer une recherche de l’exotique en ce premier tiers du xiiie siècle. Jacques, loin de la nier, la juge condamnable, non en soi, mais parce qu’elle est dévoyée ou pervertie. Et – ce qui est remarquable –, il va pour ainsi dire traiter le mal par le mal, c’est la raison de sa partie encyclopédique, en un passage extraordinaire par sa justification hagiographico-littéraire :

Le Seigneur, en effet, a fait bien des choses étonnantes en ces régions que des hommes sages et justes, remplis de bonnes intentions, tournent à la louange et à la gloire de Dieu. De même que le bienheureux Brendan navigua longuement à travers les mers pour voir les merveilles de Dieu dans les profondeurs marines, ainsi ces hommes légers et curieux tournent en vanité ce que Dieu a voulu faire pour prouver sa puissance et donner matière à chanter ses louanges.

Parmi ces nombreuses merveilles donc, nous avons jugé digne de cet ouvrage d’en recueillir et adjoindre un petit nombre, destinées à apporter peut-être quelque profit aux lecteurs studieux et appliqués. (p. 238)

La partie encyclopédique nous est présentée comme un objet d’études, pour cela Jacques note soigneusement au rebours de la partie historique les auctoritates sur lesquelles il s’est appuyé, Solin, Isidore, puis Pline et Augustin, sans oublier de-ci de-là les détails piochés chez les historiens d’Eusèbe à Jérôme en passant par Leo presbyter. Ces chapitres gardent eux aussi Jérusalem et la Terre sainte pour centre de l’enquête autour desquelles s’élargissent en vastes cercles concentriques jusqu’au bout du monde connu les phénomènes cités qui se perdent dans la géographie mythique de l’Orient fabuleux.

Jacques ne présente jamais les phénomènes selon un ordre qui en hiérarchiserait l’extraordinaire ; fidèle à ses idées, il utilise le même type de description, qu’il ait été témoin du fait ou l’ait trouvé consigné dans un livre. Presque aucun commentaire n’accompagne la notice. Les tremblements de terre épouvantables qui secouent le Moyen Orient et ses bizarreries climatiques (aux yeux d’un homme du Nord), les fours qui y servent de couveuses sont mis sur le même plan que les vertus prophylactiques des pierres précieuses, les coutumes étranges des bêtes, de la très réelle mue du serpent à la résurrection fabuleuse du phénix, que les hommes des antipodes, enfin, nus ou velus, aboyant ou muets, minuscules ou gigantesques, à la longévité incroyablement longue ou brève, nourris de viandes et poissons crus ou de l’arôme d’un fruit, dormant sous l’ombrelle de leur vaste et unique pied. On reconnaît ici, sous cet ensemble déjà fort vénérable quand Jacques l’utilise, la question taraudante au xiiie s. du statut des monstres, dotés ou non d’une âme et de leur place dans la Création de Dieu.

On discerne deux grands chapitres que l’on pourrait intituler (de façon anachronique) la physique (la Nature) et l’ethnologie (mœurs et apparence de peuples étranges ; les bêtes se rangeant, en tant qu’animés, du côté des hommes). Au Royaume de Jérusalem, la nature est particulièrement terrible ; un essai d’explication physique des séismes, repris au De Natura d’Isidore, ne sert qu’à introduire la leçon à en tirer, l’attitude profondément sage des autochtones toujours prêts à quitter la vie. D’autres petits détails vont dans le même sens : le moyen en ces régions torrides de conserver de la neige, pour boire, si j’ose dire, son vin « on the rocks », prouve qu’en Terre sainte, on ne passait pas son temps à se massacrer, qu’on pratiquait aussi dans le quotidien l’échange de recettes intéressantes. Comme dans les fiches descriptives des villes, l’eau tient une place essentielle en ces terres arides : de Palestine, on passe à toutes les sources du monde, tout comme du Nil voisin on passe au Phison, l’un et l’autre prenant leur source au paradis, autrement dit de la constatation que chaque source est vitale à la métaphore de la source de vie ; ainsi se réoriente la liste reprise à Solin avec ses eaux probatoires, curatives, épaisses ou transparentes, pour finir significativement sur les sens qui font sens : une source qui change de couleurs comme la lumière, une source qui danse quand elle entend de la musique, participant à la symphonie harmonieuse du monde.

Toujours dans la nature suivent les végétaux, de ceux du Moyen Orient, des fruits que Jacques a goûtés et appréciés, aux productions extrême-orientales, essentiellement des épices ; leur rareté les rend exotiques comme les belles histoires qui les introduisent ; néanmoins elles sont des plus réelles pour le lecteur. Contrairement aux épices, les arbres participent déjà pleinement du merveilleux que le bestiaire se chargera de développer. On se garde d’oublier la localisation en Orient du Paradis terrestre : ainsi les arbres de Vie ou du Bien et du Mal, plantés dans « le jardin de volupté qui se trouve en des régions extrêmement reculées, haut lieux de l’Orient le plus tempéré » (p. 251), avec toutes sortes de simples que Dieu avait créées pour la santé de l’homme, sont présentés à côté des arbres oraculaires, placés là pour nous rappeler l’échec d’Alexandre. L’auteur intervient alors pour préciser que c’étaient sans doute des démons qui parlaient en ces arbres et d’ailleurs, la connaissance de l’avenir étant impossible à ces derniers, que ces récits s’avèrent très probablement controuvés.

La succession terre-eaux-plantes suit implicitement l’ordre de la Genèse, Jacques se dégage de son modèle en arrivant aux animaux qu’il va traiter avant les poissons et les oiseaux. La présentation aussi varie légèrement, il s’agit des « animaux de la Terre de promission et des autres pays de l’Orient » et ils sont d’emblée placés sous le signe de la différence : « animaux que l’on ne trouve pas dans les autres régions du monde » (p. 252). Chaque bête a sa monstruosité, cruauté, voracité, perfidie extraordinaires, et ses qualités, beauté, tendresse pour les petits, solidarité. Seuls les serpents sont entièrement du côté négatif, tandis que les oiseaux sont assez résolument du côté positif. À la condamnation définitive d’Alexandre, lié au démoniaque, s’oppose celle de Brandan, légende plus attendrissante que crédible, rejetée implicitement comme de peu de danger :

[…] les oiseaux que vit saint Brendan dans un arbre extrêmement haut et magnifique dont l’un lui déclara en réponse à ses questions qu’ils étaient de purs esprits occupés à remplir là leur pénitence sous forme d’oiseaux. Nous laissons au sage lecteur le soin du juger si cela est vrai ou possible (p. 275).

On ne saurait mieux dire que dans l’exotique une bonne partie n’est rien d’autre que littérature.. Puis c’est la conclusion :

Que suffisent ces lignes […] comme preuve de la puissance divine pour reconnaître à Dieu ses œuvres ! (p. 283)

La description de l’Orient va adopter désormais une autre forme.

Après une brève présentation des Amazones et des Gymnosophistes (§ 92), un long passage est consacré aux lettres envoyées par Didyme, chef des Brahmanes à Alexandre. Rapidement alors, Jacques reprend Solin pour évoquer les mœurs étranges ou cruelles des « sauvages », ceux qui manifestent aux vieillards leur affection en les faisant cuire, qui s’immolent par le feu en hommage à leurs proches, se tuent pour ressusciter, géants et nains dont un des organes, hypertophié, miniaturisé ou dessexué, implique la monstruosité… Enfin Jacques donne son opinion sur les mirabilia, en évoquant en contre-partie des phénomènes occidentaux, tout aussi étonnants, mais dont le caractère accoutumé a rendu pour nous impossible la fascination. Cette seconde partie du diptyque referme à l’évidence sur lui-même le tableau, afin, sinon de faire taire, du moins de relativiser tout ce qui attire les amateurs de l’étrange, gens qui ne sont pas capables de concevoir par-delà ce qu’ils voient.

Dans les mirabilia énoncés, l’étrange est plutôt à chercher du côté de la « nature » ; et c’est surtout là qu’on peut situer l’exotique. De tous ces phénomènes, une partie est réelle, quoiqu’insolite. C’était bien ce qui attirait les voyageurs partis chercher le dépaysement en Terre sainte. En face de cette curiosité vaine, la réponse : il faut abandonner cette attitude en considérant qu’au fond, tout est mirabilia, et admirer le Créateur d’un univers extraordinaire, en bref cesser d’admirer le merveilleux pour rendre grâce du miraculeux.

Pour ce qui concerne le monde des bêtes et hommes, il s’agit moins d’étrangeté que d’altérité. On peut suivre la réflexion de l’auteur à partir du matériau qu’il compile. Dans les documents rassemblés pour composer le liber tertius, se trouvait un portrait de Saphadin, successeur de Saladin. Ce père de quinze fils, possesseur d’un immense territoire, avait de quoi attiser la curiosité : la révérence qu’on lui manifeste en baisant le sol où il a marché, le cadeau annuel qu’il fait à ses fils de son propre portrait en or, ou encore sa coutume de se dissimuler le visage et de n’introduire auprès de lui les ambassadeurs qu’au prix d’un cérémonial bizarrement compliqué, lui donnent un curieux aspect de sultan des Mille et Une Nuits, mâtiné d’un potentat oriental divinisé à la façon des Perses antiques. Ce personnage, rempli des fantasmes occidentaux sur l’oriental libidineux et tout-puissant, Jacques l’aurait-il retenu ? Peu probable ! Tout en lui s’oppose au portrait que campent les Brahmanes, sages en rien sauvages, mise à part leur invraisemblable frugalité qui donne au début du portrait un aspect si curieusement négatif : pas de maison, pas d’agriculture, pas de médecine, pas d’habits… Mais le tableau a été conçu pour servir de repoussoir au dédicataire de la lettre, Alexandre, violent, cupide, débauché, matérialiste et surtout si incurablement plein de curiositas, à l’égard de son destin comme de celui du sens du monde ! En face de lui, Didyme a beau jeu de représenter la sapientia. Vivant au milieu des mirabilia, le Brahmane promène sur eux un regard serein, non qu’il les ignore, mais ils ne sont pour lui qu’un des moyens d’atteindre Dieu. Et pourtant ce sage est païen :

Il ressort à l’évidence que ces Brahmanes, hommes de foi, auraient vécu selon la loi de nature alors qu’ils n’avaient entendu parler ni de la loi de Moïse ni de celle de l’Évangile, s’ils s’étaient humblement reconnus pécheurs, selon la parole de l’Apôtre. (p. 295)

Se devine alors la question, non moins brûlante, de la foi et des œuvres, peut-on sauver le non-croyant? Mais Jacques n’ose pas dépasser la réponse dogmatique : « Les gentils n’ont pas bu l’eau d’humilité qui coule de la Fontaine de paradis » (p. 296) ; néanmoins la « loi de nature » est l’une des prémices de la découverte de la Vérité, marcher à travers les mirabilia qui nous entourent doit ainsi éclairer leur spectateur sur le rôle dévolu à la Création de Dieu : il est plus facile de sauver Didyme qu’Alexandre et ses pareils :

Tous ces faits […] si par hasard ils paraissent totalement invraisemblables à quelqu’un, nous ne forçons personne à les croire. Nous pensons cependant que croire cela n’est ni contraire à la foi ni aux bonnes mœurs et ne présente aucun danger. Nous savons en effet que les œuvres du Seigneur sont admirables. (p. 299)

Jacques pense qu’il n’est nul besoin d’arpenter l’Orient pour trouver de quoi satisfaire sa curiosité. Dans l’étranger le plus irréductible, il y a quelqu’un qu’on peut comprendre. Décrire le monde, c’est le définir : voilà ce que tente l’encyclopédie. Comprendre l’Autre, c’est le convertir et en faire un semblable et cela, selon Jacques, c’est le sens de l’Histoire.

L’exotisme a-t-il sa place (autre qu’en creux) dans ce monde bien en ordre ? Oui, si on le prend pour ce qu’il doit être, un chemin ouvert vers la sagesse. Jacques savait qu’il était un imaginatif, sa curiosité réelle transparaît au fil des révélations que son texte nous livre : nul doute qu’il se régalait de dévorer les chimères soliniennes comme les déductions subtilement para-logiques d’Isidore ; appeler sagesse ce qui était d’abord savoir autorisait à regarder l’altérité inquiétante des hommes comme une possible ignorance et la magnifique étrangeté du monde comme une exploration de l’infini divin.

Notes

1 Toutes les citations sont tirées de l’Histoire orientale de Jacques de Vitry, trad. M.-G. Grossel, Paris, Champion, 2005. Retour au texte

2 « Sur l’originalité de la géographie médiévale », Auctor et auctoritas, invention et conformisme dans l’écriture médiévale, Paris, École des Chartes, 2001, pp. 131-143. La citation est p. 131. Retour au texte

3 Arts poétiques des xiie et xiiie siècles, éd. E. Faral, Paris, Champion,1971, pp. 75-85. Retour au texte

4 Je n’évoquerai pas les Assassins, notice reprise à la plume acerbe et subjective de Guillaume de Tyr et naturellement remplie de sous-entendus. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Marie-Geneviève Grossel, « De la curiositas à la sapientia, les mirabilia exotiques dans l’Historia orientalis de Jacques de Vitry », Bien Dire et Bien Aprandre, 26 | 2008, 151-164.

Référence électronique

Marie-Geneviève Grossel, « De la curiositas à la sapientia, les mirabilia exotiques dans l’Historia orientalis de Jacques de Vitry », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 26 | 2008, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/913

Auteur

Marie-Geneviève Grossel

Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis

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