Bédouins, Tartares et Assassins, les figures de l’Autre oriental

DOI : 10.54563/bdba.912

p. 137-150

Texte

Bien plus qu’on ne le pense généralement, l’homme du Moyen Âge est un homo viator : croisades, pèlerinages, échanges commerciaux et foires contribuent à la découverte progressive de contrées de plus en plus lointaines ; à la distance géographique s’ajoutent les coutumes différentes : costumes et modes de vie.

Le départ est toujours un déchirement et la prescience d’un danger lié à l’inconnu : songeons à ce que dit Joinville lorsqu’il voit s’éloigner les côtes de Marseille au moment de son départ pour la Terre sainte :

Et en brief tens le vent se feri ou voille et nous ot tolu la veue de la terre, que nous ne veismes que ciel et yaue, et chascun jour nous esloigna le vent des païs ou nous avions esté nez1. (§ 127, 1-4)

Aussitôt que les côtes familières s’éloignent advient la « merveille », ainsi, dès le paragraphe suivant : « une fiere merveille » (§ 128-1), celle d’une île qui se déplace, lieu insaisissable et surgissant toujours où on ne l’attend pas, véritable métaphore de ces ailleurs qui, eux aussi, échappent à la saisie et à la description, première de ces rencontres qui déclineront pour le jeune croisé tous les sens de la « merveille ». Aux horreurs d’une guerre difficile, où les assauts des Turcs, le fleuve qui noie et la maladie qui défait les corps s’allient pour décimer les rangs croisés, se mêlent les éblouissements du voyageur : merveilles du fleuve Nil et des coutumes qui y sont liées, plantes du Paradis, biscuits, eau rafraîchie dans des cruches de terre, « merveilles de diverses bestes sauvages » (§ 190, 11), rencontrées en remontant le cours du fleuve et qui semblent témoigner de la même curiosité que le voyageur qui les observe.

Tout en déroulant le fil de sa « matière » principale, le « livre des saintes paroles et des bons faiz nostre roy saint Looÿs » (§ 2, 3-4), Joinville prend soin de mentionner ces lieux, ces objets, ces peuples aux coutumes étranges qu’il a rencontrés « outre mer » et il s’efforce de répondre à la curiosité de son lecteur, les deux vérités, celle de la vie du roi et celle des souvenirs du voyageur se répondant et en quelque sorte se renforçant l’une l’autre, renvoyant au même témoignage : certes, la vie du roi d’abord, « ce que je vi et oÿ par l’espace de .VI. ans que je fu en sa compaignie ou pelerinage d’outre mer » (§ 19, 3-4), mais aussi tous les autres faits qui servent de cadre aux événements de la guerre en Terre sainte.

Au fil des rencontres, et « pour ce que il affert a la matere » (§ 249-1), Joinville tente de décrire ce monde étranger et cherche à en faire saisir les coutumes. Pour cela, il utilise deux modes de description : il n’hésite pas à créer la distance mais il s’efforce en même temps de la réduire. Il insère des mots étrangers qu’il prend soin de définir, en recourant à la comparaison avec des réalités occidentales : ainsi le « ferrais » (§ 142, 4, « fereïs »), « cil qui tient les paveillons au soudanc et qui li nettoie ses mesons » (§ 142, 4-5) ou le « vaillant Turc » (§ 199, 6) « Secedin, le filz au seic2 », dont il explique plus loin que « ce vaut tout autant a dire ‘le veel, le filz au veel’ » (§ 199, 2-3). Aux chasseurs occidentaux il présente « une beste sauvage que l’en appelle gazel, qui est aussi comme un chevrel » (§ 507), et aux guerriers ces « tabours, que l’en appelle nacaires » (§ 266), ou encore il explique que les tentes des Bédouins sont faites « de cercles de tonniaus loiés a perches, aussi comme les chers a ces dames sont » (§ 250, 5-6) ou que ces mêmes Bédouins sont revêtus de « seurpeliz aussi comme les prestres » (§ 252, 1-2). Ainsi les peuples en apparence les plus étrangers semblent pouvoir devenir proches des Francs, comme, dès le début du voyage en Terre sainte, ces « Tartarins » (§ 133), dont on pense à ce moment qu’ils vont aider le roi à « delivrer Jherusalem de la main aus Sarrazins » (§ 133, 5), illusion que la suite du récit s’emploiera à défaire. Certes, tenter de faire comprendre ne signifie pas pour autant adoucir des descriptions très souvent bien sombres : raffinement des violences politiques, avec la fable de l’empoisonnement du sultan (§ 145), descriptions des exactions et des tortures infligées aux prisonniers3 qui font apparaître le Sarrasin, dans beaucoup des paragraphes de la Vie de saint Louis, comme un Autre absolu du chrétien et de l’occidental.

Cependant, on rencontre aussi des moments où Joinville reconnaît à ses adversaires, du moins à certains d’entre eux, des qualités physiques et morales : l’Autre peut aussi être « vaillant » (§ 199), « sage » (§ 348) et même « bel » (§ 394) et « loiaus » (§ 401), en une inversion des qualificatifs généralement associés aux Sarrasins dans la chanson de geste : noirs, laids, félons et cruels. Un hommage particulier est rendu à Saladin (§ 330-331), des scènes pleines d’humanité présentent de bons Sarrasins (§ 321-24 et 325-26) ; ainsi un chevalier sarrasin compatissant soigne Joinville d’un « apostume en la gorge » (§ 324, 9) et le jeune croisé a lui-même auprès de lui un Sarrasin qu’il s’approprie et qu’il appelle désormais « mon sarrasin », un modèle de douceur et d’humanité qui apparaît et disparaît avec une telle constance pour lui porter secours dans le danger tel un ange tutélaire qu’il en devient suspect aux yeux du lecteur moderne.

Cette appropriation de l’autre tend ainsi à en gommer les caractéristiques fondamentales puisque Joinville présente des Sarrasins jugeant les chrétiens selon les critères mêmes du christianisme, comme au § 331 où sont rejetés dans le même opprobre les renégats des deux camps, ou encore au § 4484, où un véritable débat théologique oppose un Sarrasin à Jean l’Ermin. Les rencontres modifient ainsi une perception de l’autre qui devait beaucoup à une tradition littéraire ou livresque : les chansons de geste, bien sûr, qui offrent du Sarrasin une vision noire, mais aussi les récits de voyages et de pèlerinages, les encyclopédies et les « images du monde » qui décrivent les peuples étrangers.

Il n’en reste pas moins que certains groupes résistent à l’assimilation, gardent, malgré toutes les explications, un caractère d’étrangeté et sont marqués jusqu’au bout de traits négatifs. C’est le cas des Bédouins et des Assassins, dont le trait commun est de suivre non la « loi Mahomet » mais la « loi Haali, qui fut oncle Mahomet », comme le dit Joinville au § 249 (3-4).

La première mention d’un Bédouin chez Joinville est celle d’un individu isolé qui, contre Vc besans, dont il exige le paiement à l’avance, propose de guider les troupes royales par un gué à travers les bras du Nil. Le « gué le Beduyn » (§ 216, 6) se révèle en fait plutôt dangereux mais, une fois le groupe de Joinville et de ses compagnons sauvé de la noyade, on ne parlera plus du personnage. Après ce premier épisode pour le moins ambigu, la deuxième apparition des Bédouins les présente se jetant sur le camp que les Sarrasins ont dû abandonner sous les assauts des Francs. La description qu’en fait Joinville est sans appel : les Bédouins sont les « sujets des Sarrasins » (§ 248, 7) et en principe leurs alliés dans la bataille comme le montre le § 265, mais dès qu’ils le peuvent, et lorsque leurs « maîtres » sont en position de faiblesse et ne peuvent se défendre, ils se vengent d’eux :

[…] les Beduyns se ferirent en l’ost des Sarrazins, qui moult estoient grant gent. Nulle chose du monde il ne lesserent en l’ost des Sarrazins que il n’emportassent tout ce que les Sarrazins avoient lessié ; ne je n’oÿ onques dire que les Beduyns, qui estoient sousjez aus Sarrazins, en vausissent pis de chose que il leur eussent tolue ne robee, pour ce que leur coustume est tele et leur usage que il courent tousjours sus aus plus febles. (§ 248, 3-10)

Traîtrise et lâcheté, désir de vengeance sournoise, goût du pillage, telles sont les caractéristiques des Bédouins dans leur première apparition comme groupe ethnique : il s’agit bien de « leur coustume » et de « leur usage ». Selon sa méthode habituelle, Joinville va, « pour ce que il affiert a la matere », expliquer « quel gent sont les Beduyns » (§ 249, 1-2). Dans ce développement, des points de contact étroits apparaissent avec la description que donne du même peuple l’Historia orientalis de Jacques de Vitry, conçue lors de son séjour dans les Lieux saints durant le premier quart du xiiie siècle5. Les deux auteurs commencent par définir les croyances des Bédouins. Joinville souligne l’écart avec ce qui définit essentiellement les autres Sarrasins, l’observance de la « loi Mahomet » :

Les Beduyns ne croient point en Mahommet, ainçois croient en la loy Haali, qui fut oncle Mahommet et aussi y croit le Vieil de la Montaigne, cil qui nourrit les Assacis. (§ 249, 2-5)6

Au chapitre 11 de son Historia orientalis, Jacques de Vitry prend soin lui aussi de distinguer les Bédouins des Sarrasins :

Sur de nombreux points, ceux que l’on appelle Bédouins imitent les Sarrasins : ils sont pourtant d’une autre race et présentent certaines façons de vivre différentes. (ch. 11, p. 106)

Et il commence le chapitre 12 qu’il consacre aux Bédouins en soulignant que : « Les Bédouins tirent principalement leur origine des Arabes, souche (« esclate ») dont ils prétendent que descendit Mahomet » (ch. 12, p. 107). Jacques de Vitry distingue trois groupes : ceux qui sont fatalistes et pensent qu’ils ne peuvent rien contre le destin, ceux qui adorent le soleil et enfin ceux qui, à cause de leur religion, sont présentés comme des traîtres par les Sarrasins eux-mêmes :

Alcun sunt de cels d’Orient qui gardent la loi Mahommet, fors tant qu’il aorent viers Orient, aussi que li crestien, por ce que lor pere furent crestien, et tiennent d’els ceste maniere d’orer. Et de teil maniere de gent disent Sarrasin k’il sunt faus et desloial7.

Ces Bédouins sont donc à la fois d’anciens chrétiens convertis et des infidèles à la loi de Mahomet, apparaissant ainsi comme traîtres aux deux camps. On soulignera que ce passage d’une religion à l’autre et ces trahisons successives sont aussi le fait des Assassins : Jacques de Vitry les présente comme attachés à la « loi de Mahomet » jusqu’au moment où l’un de leurs chefs (« vieux ») « commença d’éprouver de l’abomination pour la doctrine vide et déraisonnable de Mahomet » (ch. 14, p. 111). Ils seraient alors devenus chrétiens, à condition d’être libérés du tribut qu’ils devaient aux chevaliers du Temple. Mais à cause d’un crime commis contre un ambassadeur du Vieux à Jérusalem, le peuple nouvellement converti « recracha toute notre foi et tint pour suspecte notre communauté » (p. 112) et attaque désormais les chrétiens autant qu’il le peut.

La caractéristique principale des Bédouins, commune à Joinville et à Jacques de Vitry, est leur attitude au combat, expliquée précisément par leur religion. Le sénéchal donne en effet les raisons religieuses de la soumission des Bédouins à leur destin ; dans la logique de la « creance » qu’il rapporte selon laquelle, pour les Bédouins, « nul ne peut morir que a son jour », il les décrit allant au combat « desarmés » au sens médiéval du terme, c’est-à-dire uniquement avec des armes offensives : « en bataille, il ne portent riens que l’espee et le glaive… » Mais, au contraire de Jacques de Vitry, il les présente comme des guerriers courageux et revient par deux fois sur la même formule qui montre leur caractère impavide :

[…] et quant il maudient leur enfans, si leur dient ainsi : « Maudit soies tu comme le Franc qui s’arme pour paour de mort. » (§ 461, 7-9 et § 251, 9-10)

Cette remarque est d’ailleurs bien mieux à sa place au paragraphe 461 qu’au moment de la première description des Bédouins, où elle n’est pas suffisamment associée à leur croyance. Au paragraphe 461, en revanche, Joinville explique plus longuement ce qu’il faut entendre par « la loi Haali », rapportée aux Assassins8 au cœur de la longue digression qui les concerne (à partir du § 456) et il revient à cette occasion aux Bédouins : « et en cesti point croient les Beduyns » (§ 461, 4). On constate chez Joinville un désir de comprendre, de mettre en relation croyances et coutumes.

Jacques de Vitry décrit de façon analogue l’attitude des Bédouins au combat en la rapportant aussi à leur croyance :

Cil Beduin dient que il ne pueent trespasser ne avancer le jor de la mort que Deus lor a destiné. En bataille il ne vont point armei, mais seulement en leur cemises, envolepees leur tiestes de touailes ausi comme femes, si portent seulement lances et espees et desdaingnent a combatre de ars, de saietes ausi comme li Sarrasin, si fuient legierement et aparelliement au besoing, et non porquant il dient que li autre Sarrasin sunt cremetous et pereçous por çou qu’il lancent de loing lor dars et lor saietes9.

À l’origine, sembler fuir était une tactique attribuée à l’ensemble des Sarrasins et, comme le souligne Jean Flori, elle avait surpris les guerriers francs lors de leurs premiers combats :

Ils [les Sarrasins] attaquent à plusieurs colonnes, refusant la mêlée, virevoltant autour des formations ennemies en lançant, de loin, leurs javelots. Puis ils se débandent en tous sens avant de se reformer pour une nouvelle attaque. De plus, à la charge massive des chevaliers francs, ils n’opposent aucune charge en sens contraire, mais se dispersent en tous sens en une fuite réelle ou simulée10.

Mais dans le discours de Jacques de Vitry, au lieu de souligner le courage des Bédouins, c’est au contraire leur fuite, présentée comme réelle, et donc leur lâcheté qui sont mises en valeur. Les Bédouins apparaissent comme des lâches, cruels et plus faux que tous les autres Sarrasins qu’ils accusent pourtant de leurs propres défauts. Ils sont, selon Jacques de Vitry,

[…] traïtor, non mie seulement des crestiens, mais des Sarrasins, mençoingnable et non estable, et tornant deviers la force, et faus, quant il se retiennent a celui qu’il voient qui la force a11.

Cette légende noire va se poursuivre et on en retrouve la trace par exemple chez Jean de Mandeville dont le récit de voyage n’est pas fiable en tant que tel, mais a précisément l’intérêt de recueillir les légendes qui courent sur les peuples qu’il décrit. Ainsi, il reprend l’idée que les Bédouins vont au combat avec un équipement particulier, mais il parle d’un bouclier et d’une lance, preuve qu’il comprend mal cette coutume, dont il n’explique pas l’origine, et qui d’ailleurs, en l’absence de tout contexte religieux précis, devient effectivement incompréhensible. Mais il ne manque pas d’ajouter : « ils sont mauvais – terme auquel on peut encore, ou aussi, donner le sens de « lâches » – et félons12 ».

À côté de ces portraits-charges, la description d’autres coutumes contribue seulement à souligner, quoique de façon nette, l’altérité des Bédouins : ainsi, la place des femmes dans la vie matérielle et le traitement des troupeaux. Jacques de Vitry signale que « toutes les cures de lor cevals et de lor biestes il laissent a lor femes13 ». Ce trait est rapporté par Joinville aux Tartares ou Mongols : il existe chez ces peuples des femmes guerrières – celles qui n’ont pas encore d’enfants – qui partagent totalement la vie des hommes, tandis que

les femmes qui ont leur enfans conroient les chevaux, les gardent et atournent la viande a ceulz qui vont en la bataille (§ 489, 3-5).

Ce partage des tâches entre hommes et femmes suffit à souligner l’étrangeté de ces peuples. Mais il est clair que ce qui marginalise les Bédouins comme les Tartares et qui conduit à cette organisation sociale, c’est le nomadisme. Ce trait est vécu aussi en rupture avec les Sarrasins, qui, d’abord nomades, se sont progressivement fixés, alors que les Bédouins continuent à pratiquer une vie errante :

Il n’ont nule certe mansion, si vont esparsement li uns parages od l’autre par les pastures, et suient la plenté des herbes. Diverses regions avironnent. Il vivent de lait et traient aprés aus grant plenté de bestaille (...)14.

De même, la nourriture des Tartares est constituée du lait de leurs juments et d’une viande qu’ils transportent avec eux en la faisant faisander entre les selles et les « paniaus » (les coussinets) de celles-ci. Cette coutume conduit Joinville à mentionner un « détail vrai », à donner un témoignage personnel des sens, qui marque précisément l’altérité de ces peuples, celui d’un Coremin qui garde les Francs prisonniers et qui transporte avec lui des viandes dont l’odeur puissante, la « puneisie qui issoit du sac », est restée gravée dans la mémoire du voyageur (§ 489, 9-13). Le nomadisme, repérable dans ses manifestations les plus concrètes, est donc le trait constitutif qui éloigne le Bédouin comme le Mongol de l’Occidental. Si ce dernier peut être, on l’a vu, un voyageur, c’est parce qu’une nécessité particulière – commerce, vœu de pèlerinage – l’y pousse, mais son mode de vie normal est la sédentarité alors que ces peuples sont à la fois des guerriers et des bergers nomadisant sur les « berries » comme le dit Joinville, qui les décrit vivant « du let de leur bestes et achet[ant] les pasturages es berries aus riches hommes, de quoy leur bestes vivent » (§ 252, 5-7). Le nomadisme isole donc les Bédouins aussi bien des autres Arabes que des Assassins, mais les rapproche des Turcomans chez Jacques de Vitry et des Tartares chez Joinville. Il caractérise toujours des peuples dont on se méfie : ainsi pour Jacques de Vitry, les Turcomans sont une « gent rude et vilainne » (XI, 5) et s’ils « demorerent en rudece », c’est précisément parce que leur nomadisme, puisqu’ils sont « vagans par le païs », rend leur vie difficile. Jacques de Vitry comme Joinville conçoivent le nomadisme sur le mode de la négativité et du refus de la stabilité : ils n’ont pas de maison fixe… ils habitent à l’aventure (XII), dit Jacques de Vitry – terme également employé par l’auteur anonyme des Itinera hierosolymitana crucesignatorum, chez qui on retrouve tous les traits constitutifs des Bédouins : cruauté, félonie, nomadisme15 – tandis que Joinville fait de ce peuple, par une succession de négations, une image de l’Autre absolu :

Les Beduyns ne demeurent en villes ne en cités ne en chastiaus mes gisent adés aux champs. Et leur mesnies, leur femmes, leur enfans fichent le soir de nuit, ou de jour quant il fait mal tens, en uns manieres de herberges que il font de cercles de tonniaus loiés a perches comme les chers a ces dames sont ; et sur ces cercles getent piaus de moutons que l’en appelle piaus de Damas, conrees en alun. (§ 250, 1-7)

Cependant, chez Joinville surtout, cette vie rude les fait parfois basculer du côté de la « merveille », au moins technique. On ressent de la curiosité, voire une certaine admiration, typique de la description que fait le sénéchal des lieux exotiques qu’il traverse, devant ces techniques destinées à protéger une « mesnie » entière et devant le traitement des « pelices » dont se vêtent les Bédouins :

Quant il pleut le soir et fait mal tens de nuit, il s’encloent dedens leur pelices, et ostent les frains a leur chevaus et les lessent pestre delez eulz. Quant ce vient l’endemain, il restendent leur pelices au solleil et les frotent et les conroient, ne ja n’i perra chose que eles aient esté moillees le soir. (§ 251, 1-6)

Cette description qui rappelle celle, faite lors de la description du Nil, de l’eau conservée fraîche alors qu’elle est mise dans des jarres exposées au soleil, montre des hommes prêts à tirer parti même des difficultés du climat et donc capables d’inventer des techniques dont les résultats sont présentés sinon comme des miracles, du moins comme des « merveilles » : la peau mouillée paraît ne l’avoir jamais été exactement comme la cruche chauffée donne de l’eau fraîche. Cette relation efficace avec la Nature, où la vie nomade devient source de technicité restera un trait positif attribué aux Bédouins au moins jusqu’au xviiie siècle. C’est ainsi que la Bibliothèque orientale ou le Dictionnaire universel d’Herbelot déclare :

Ceux qui tiennent la campagne & demeurent au désert sous leurs tentes […] nous les appelons Bedoins, & surpassent de beaucoup ceux des villes en bonté & subtilité d’esprit16.

Ainsi Joinville, tout en établissant une distance avec ces peuples, est capable de leur reconnaître des qualités et d’apprécier favorablement leurs manières de vivre. Cependant, les paragraphes 250 à 252 mêlent la mention de traits curieux ou techniques intéressants à des remarques plus négatives comme celle qui consiste à décrire le physique des Bédouins : les « touailles » dont ils entortillent leur visage (description des turbans ou des keffiehs, que l’on retrouve sous le même terme de « touailles » chez Jacques de Vitry, qui mentionne aussi les « rouges capiaux » des Bédouins) en font « ledes gent et hydeuses […] a regarder car les cheveus des testes et les barbes sont touz noirs » (§ 252, 2-5). La construction curieuse de ces paragraphes témoigne d’une véritable difficulté à faire de ce personnage une description univoque, entre admiration pour la technique et inquiétude devant ces êtres que leur nomadisme situe définitivement en marge. De ce fait le jugement moral négatif finit par l’emporter : le Bédouin, moins connu, suspect parce qu’errant, traître aux deux camps, récupère la laideur et la noirceur physique du Sarrasin des chansons de geste. Cette conception tenace, dont on peut suivre la trace au-delà même du Moyen Âge, se trouve exprimée par un Mandeville qui ne voit en eux que « gens peu civilisés [qui] ne travaillent ni ne labourent la terre » et « font rôtir les poissons et les viandes sur des pierres chaudes au soleil17 ». On peut se demander si cette dernière remarque ne suggère pas que les Bédouins ne savent pas faire du feu ; sans pain, ni feu, ni lieu fixe, les Bédouins apparaissent dès lors comme un peuple sauvage, irréductiblement autre.

Si la description de Joinville est nuancée, on a vu qu’il retient chez les Bédouins des croyances qui l’étonnent, voire le scandalisent. Il en est de même lorsqu’il explique que, selon les Assassins, l’âme de ceux qui meurent pour une cause juste ou pour leur seigneur va « en plus aisié cors qu’elle n’estoit devant » (§ 460). Faut-il y voir simplement l’image du Paradis promis par le Vieux de la Montagne à ses Assassins ou une forme de métempsycose que suggère l’emploi du mot « cors » ? Il faut être prudent sur ce dernier point car le mot est suspect dans le manuscrit utilisé.

Cependant, la notion de métempsycose n’est pas absente des croyances du Vieux de la Montagne, comme il apparaît dans les conversations du chef des Assassins avec frère Yves le Breton que lui a envoyé le roi Louis. Ces ambassades s’expliquent par l’illusion qu’ont nourrie un temps les Francs d’une alliance possible avec les Assassins, exactement de la même façon que la description des Mongols s’appuie sur l’idée que les Tartarins pouvaient venir aider les chrétiens à délivrer le tombeau du Christ. Cette illusion repose en partie sur une interprétation erronée de la « loi Haali » et de la « loi Mahomet » et en particulier de leur succession chronologique. Ainsi, selon ce que rapporte Joinville, frère Yves

[…] trouva que le Viel de la Montaingne ne creoit pas en Mahommet, ainçois creoit en la loy de Haali, qui fu oncle Mahommet. 459 Ce Haali mist Mahommet en l’onneur la ou il fu. Et quant Mahommet ce fu mis en la seigneurie du peuple, si despita son oncle et l’esloingna de li ; et Haali, quand il vit ce, si trait a li du peuple ce que il pot avoir et leur aprist une autre creance que Mahomet n’avoit enseignee. Dont encore il est ainsi que touz ceulz qui croient en la loy Haali dient que ceulz qui croient en la loy Mahommet sont mescreant, et aussi touz ceulz qui croient en la loy Mahommet dient que touz ceulz qui croient en la loi Haali sont mescreant.

Certes, Sarrasins d’une part, Bédouins ou Assassins de l’autre sont renvoyés dos à dos, chacun traitant l’autre de « mescreant ». Mais dire qu’Ali est l’oncle de Mahomet, c’est donner à la religion d’Ali, en l’occurrence aux chiites, une prééminence, en tous cas une antériorité sur celle de Mahomet. De plus, ce dernier est présenté comme traître à son oncle, et sans doute le lien rompu entre oncle et neveu n’est-il pas choisi au hasard comme signe de traîtrise. Les tenants de la « loi Mahomet » apparaissent comme les membres d’une secte, ou encore, pour reprendre le terme même de Joinville, comme des « renoiés ». Au paragraphe 331, Joinville dit son horreur des renégats, horreur qu’il partage en cet endroit avec « l’amiral » sarrasin. Il était donc logique de penser que des tenants de la « loi Haali » pouvaient être des alliés contre ceux de la « loi Mahomet ».

La construction des paragraphes 456-463 rend compte clairement du mécanisme de cette désillusion : il y a d’abord la fascination de cet inconnu qui s’offre, les cadeaux du Vieux au roi, qui remplissent les tentes des Francs de suaves odeurs, sensation qui est l’inverse exact de la puanteur (« puneisie ») qui sort du sac contenant la viande boucanée du Coremin qui garde Joinville et ses compagnons prisonniers des Sarrasins (§ 488, 12-13), la beauté de l’ambre et de l’or, les noms exotiques (« oliphant », « orafle ») :

un oliphant de cristal moult bien fait, et une beste que l’en appelle orafle de cristal aussi, pommes de diverses manieres de cristal et jeuz de tables et de eschez. Et toutes ces choses estoient fleuretees de ambre, et estoit l’ambre lié sur le cristal a beles vignetes de bon or fin : et sachiez que si tost comme les messages ouvrirent leur escrins la ou ces choses estoient, il sembla que toute la chambre feust embausmee, si souef fleroient. (§ 457, 2-9)

Près du Vieux se trouve un livre « ou il avoit escript plusieurs paroles que Nostre Seigneur dit a Saint Pere quant il aloit par terre » (§ 462), un signe qui pourrait suggérer une possible entente. Mais il ne s’agit là encore que d’une illusion : le Vieux déroule devant frère Yves une étrange généalogie à base de métempsycose – l’âme d’Abel serait ainsi passée dans Noé et de lui à Abraham et ensuite à saint Pierre – et le moine est bien contraint de dire au roi que les croyances de leur potentiel allié ne sont guère chrétiennes et que de toutes façons il refuse de se convertir ; l’image que l’on garde du Vieux à la fin de ce récit est celle de la hache tournée vers ses ennemis, qui porte « la mort des rois ». Et les signes – chemise et bague qui avaient été interprétés par le roi comme marques de soumission du Vieux – montrent au contraire leur ambiguïté et leur réversibilité.

De celui où l’on croyait voir un allié, voire un frère en religion, se révèle donc dans sa brutalité le caractère radicalement étranger ; ce qui reste c’est la hache mortelle de l’assassin et les promesses du Paradis faites par le Vieux à ses disciples meurtriers des rois. La tentative d’alliance avec les Mongols se révélera tout aussi illusoire et Louis regrettera ses démarches de conciliation.

Joinville témoigne ainsi de la double apparence d’un Orient fascinant, celui où coule le lait et le miel – mais celui-ci est promis aux Assassins en récompense de leurs missions meurtrières – celui des cadeaux précieux et des « soef » parfums, qui ne dissimule qu’imparfaitement un Orient dangereux, toujours susceptible de trahir et d’apporter la mort. Cette double légende s’installe solidement et on ne s’étonnera pas de voir, dans le Devisement du monde, Marco Polo se détourner de ses itinéraires pour décrire à Alamut, alors même que la secte a été détruite, le Paradis aux fontaines de vin et de miel et aux demoiselles désirables, mais qui abrite « ceux de méchante vie » dont le Vieux « voulait faire ses satellites et ses assassins18 ». Altérité inquiétante jamais démentie dans toute la littérature qui suivra. Nourri aux sources de l’exotisme médiéval, l’orientalisme du dix-huitième siècle et surtout du dix-neuvième siècle, des cruels Ottomans opprimant les Grecs dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand aux acteurs des Orientales de Hugo, contribuera à maintenir le double modèle contrasté de l’Orient enchanteur et de l’Oriental cruel.

Notes

1 Toutes les citations de Joinville sont extraites de Vie de saint Louis, éd. J. Monfrin, Classiques Garnier, Dunod, Paris, 1995. Retour au texte

2 Nommé déjà en 196, 3 et à nouveau en 199, 1. Retour au texte

3 § 175, 177, 305, 330, 534, etc. Voir aussi la contribution de Philippe Haugeard dans ce même ouvrage. Retour au texte

4 On peut rapprocher cela de la transformation apportée à Saladin, qui faisait déjà l’objet à l’époque d’une mise en scène romanesque visant à lui donner des origines chrétiennes. Retour au texte

5 Jacques de Vitry, évêque d’Acre à partir de 1217, se trouve donc en Terre sainte lors de la cinquième Croisade (1217-1220). Joinville quant à lui a participé à la première croisade de saint Louis qui s’est déroulée entre 1248 et 1254. Histoire orientale de Jacques de Vitry, trad. M.-G. Grossel, Paris, Champion, Traduction des classiques du Moyen Âge, n° 72, 2005. Retour au texte

6 Notons qu’à ce moment du texte, on n’a pas encore entendu parler du « Vieil » et de ses hommes. Retour au texte

7 Nous utilisons ici une traduction médiévale de Jacques de Vitry, éd. C. Buridant, La Traduction de l’Historia orientalis, Paris, Klincksieck, 1986, ch. XII, 11-13. Les italiques sont de notre fait. Retour au texte

8 Les hahashins, déformé en Haschichins, et généralement compris comme « Assassins » du fait des missions qui étaient attribuées aux membres de cette secte, sont des Ismaélites, musulmans chiites. Retour au texte

9 Éd. C. Buridant, op. cit., ch. XII, 2-5. Retour au texte

10 J. Flori, Pierre l’ermite et la première Croisade, Paris, Arthème Fayard, 1999, p. 326. Retour au texte

11 La Traduction de l’Historia…, op. cit., ch. XII, 6-7. Retour au texte

12 Pour Mandeville, voir Croisades et Pèlerinages. Récits, chroniques et voyages en Terre sainte, XIIe-XVIe siècles, dir. D. Régnier-Bohler, Robert Laffont, coll. Bouquins, p. 1402. Retour au texte

13 La Traduction de l’Historia…, op. cit., ch. XI, 10. Retour au texte

14 Ibid., chapitre XII, 9-10. Retour au texte

15 Voir M.-G. Grossel, Historia Orientalis, trad. cit, appendice (texte de l’Anonyme, traduit d’après l’édition de Sabino de Sandoli, Studium biblicum franciscanum, Jérusalem, 1979-84 et le Tractatus de locis et statu terrae sanctae), p. 421 et pp. 433-434 : « On trouve aussi les Bédouins, des hommes sauvages […]. Ils demeurent de façon permanente dans les campagnes, ils n’ont ni patrie ni domicile, mais ils ont une abondance de troupeaux […] ils sont répandus en désordre à travers diverses provinces […], ils sont au plus haut degré fourbes et sont d’insignes voleurs […]. Leur parole ne vaut strictement rien sauf quand ils sont saisis de frayeur. On dit que Mahomet était de cette race. » Retour au texte

16 Bibliothèque orientale ou Dictionnaire universel contenant généralement tout ce qui regarde la connaissance des Peuples de l’Orient, par Monsieur d’Herbelot, Paris, Par la compagnie des Libraires, 1697, p. 120, col. 2. Nous remercions notre collègue comparatiste Fiona McIntosh Varjabédian qui nous a signalé cet ouvrage. Retour au texte

17 Mandeville, op. cit., p. 1402. Retour au texte

18 Le Devisement du monde, texte intégral établi par A.-C. Moule et P. Pelliot, version française de L. Hambis, introduction et notes de S. Yerasimos, La Découverte / Poche, Paris, 1998, t. I, pp. 112-113. Retour au texte

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Référence papier

Marie-Madeleine Castellani, « Bédouins, Tartares et Assassins, les figures de l’Autre oriental », Bien Dire et Bien Aprandre, 26 | 2008, 137-150.

Référence électronique

Marie-Madeleine Castellani, « Bédouins, Tartares et Assassins, les figures de l’Autre oriental », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 26 | 2008, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/912

Auteur

Marie-Madeleine Castellani

Université Charles-de-Gaulle – Lille 3

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