Carthage, ville exotique dans le Roman d’Énéas

DOI : 10.54563/bdba.918

p. 199-210

Text

Après la tempête qui a dispersé sa flotte, Énéas se trouve sur le rivage de Libye, « païs molt salvage » (A, v. 280 ; D, v. 177)1, qualifié ensuite de « molt estrange terre » (A, v. 346 ; D, v. 241 « moult savage terre »), et plus loin Vénus évoque les autochtones de « celle sauvaige gent » (A, v. 768 ; D, v. 776). On peut se demander si l’adjectif « salvage », au sens d’« inhospitalière », « inculte » ou « barbare » en ce qui concerne la population, ne correspond pas aux indications figurant dans le livre I de l’Énéide lorsqu’Énée découvre la Libye (nam inculta videt, v. 308 ; Libyae deserta peragro…, v. 384) ou à la déclaration de Vénus à son fils (quae vis immanibus applicat oris ? v. 616)2. Énéas naufragé est bien conscient de se trouver « en altre terre » (A, v. 319 ; D, v. 226, « autrui terre »), comme le soulignera plus loin Didon (« quant ariva an cest païs, esgarez ert… », A, vv. 1849-50 ; D, vv. 1933-34).

Le mot « exotique » n’apparaît qu’au xvie siècle chez Rabelais : « marchandises exoticques et peregrines, qui estoyent par les halles du port » (Pantagruel, IV, 4, 4). Il est issu du latin exoticus, employé par Plaute dans la Mostellaria et dans les Ménechmes, puis par Aulu-Gelle dans les Nuits attiques. Ce terme correspond au grec exwtikoV, attesté chez Épictète et Porphyre de Tyr3. Ici, le poète médiéval semble cerner le même concept avec en particulier le recours à « estrange ».

En tout cas, tous ces éléments constituent autant de marques de l’altérité que représentent les alentours de Carthage, et ensuite son peuple. Ils participent de la mise en scène de l’étranger. Carthage est entourée par une sorte de désert, ne présentant aucune créature vivante (A, v. 369 ; D, v. 256 « fors sauvagine »), l’ailleurs étant constamment rappelé dans l’épisode carthaginois par les mentions incidentes de « Libe », la Libye, et l’adjectif « libicaine », ce qui est une manière de mettre l’accent sur le lointain4.

C’est dans ce contexte que figure la description de Carthage, dont nous ferons apparaître les caractéristiques d’une part dans le manuscrit A, représentant alors le groupe ABHI, et d’autre part dans les manuscrits DFG, offrant une rédaction plus tardive mais originale, en particulier D (BNF fr. 60)5. C’est A.-M. Macabies qui a qualifié la première cette description d’exotique, mais il faut signaler qu’elle parle de « merveilleux exotique »6. Il nous semble à cet égard que dans le manuscrit A, le plus ancien, qui recourt de manière appuyée aux lapidaires, c’est le merveilleux qui l’emporte, tandis qu’une rédaction comme celle de D, avec un développement sur le palais de Didon et ses automates, pratique une surenchère foncièrement exotique. Mais comme Didon est intimement liée à sa ville, l’altérité de Carthage ne représenterait-elle pas celle de Didon, femme exotique ?

Comparons d’abord les descriptions de Carthage dans les deux familles de manuscrits.

 

AB, vv. 407-548 DFG, vv. 294-515, voire 525
Situation de la ville
vv. 407-418
D, vv. 294-309 Les différences entre D et FG sont signalées le cas échéant
Les remparts vv. 419-442
Les vv. 433-440 (les « mangnetes ») sont absents de DFG
D, vv. 310-336
Vv. 330-36 particuliers à D
Ensemble de la ville : les tours, les marchandises, les rues. Les 7 portes, avec 7 comtes

vv. 443-470
Les 4 portes, avec 4 barons, Les tours, les marchandises
Passage remanié (Salverda de Grave, éd. cit., t. II, pp. 209-10) dans D, vv. 337-73
Digression : les pourpres rouges et les pourpres noires ; les crocodiles
vv. 471-96
vv. 481-5 absents de D et vv. 485-96 (les crocodiles) abs. de DFG.
D, vv. 374-85
DFG, vv. 386-405
Aperçu général sur la cité et le palais (vv. 386-91 sont propres à D)
La « fermeté » de Didon, son donjon et son palais vv. 497-514 AB ajoutent 10 v. consacrés Aux pierres précieuses rejetés en appen dice par Salverda de Grave comme
« interpolation » (t. II, p. 212)
La « fermeté », le palais de Didon La vigne aux mélodieux oiseaux d’or vv. 406-499 Les vv. 406-29 sont propres à D, ainsi que les vv. 494-99.
Le temple de Junon, la volonté de la déesse vv. 515-27 Mention de Junon vv. 500-05 et 520-25 Les vv. 500-25 constituent une rédaction propre à D. Voir Salverda de Grave, éd. cit., t. II, pp. 214-15 pour les v. conservés
Le Capitole et le Sénat vv. 528-44 vv. 506-11
Les remparts sont inachevés vv. 545-48 Les vv. 547-48 sont absents de A vv. 512-15
Portrait de Didon DFG
vv. 526-540

Et il ne faut pas négliger les rappels ou les compléments de ces descriptions7.

On constate tout de suite que la rédaction de A est marquée par le goût des mirabilia et celui des curiosités scientifiques. C’est pourquoi on y trouve un passage consacré aux « mangnetes », « magnétites » en français moderne, « pierres magnétiques » entourant les remparts de la ville et possédant la propriété d’attirer à elles tout guerrier revêtu de ses armes :

Tot anviron ot fet trois rans
de mangnetes par molt grant sens
d’une pierre qui molt est dure ;
la mangnete est de tel nature,
ja nus hom armez n’i venist
que la pierre o soi nel traisist :
tant n’an venissent o halbers,
ne fussent sanpre al mur aers. (vv. 433-440)

J.-J. Salverda de Grave estimait qu’il s’agissait d’un emprunt à un conte oriental, Le Voyage de Sindbad (éd. cit., 1891, p. LXVII), mais E. Faral récuse cette source au profit d’un texte plus ancien, le Commonitorium Palladii8. C. Croizy-Naquet reprend en la nuançant cette hypothèse : « Ce texte n’évoque pas des remparts, mais des îles de la Mer Rouge remplies de « mangnetes », qui attirent et retiennent les bateaux croisant dans ces parages » et elle cite Pline9. F. Mora évoque l’influence possible d’un poème de Claudien intitulé Magnes10. Enfin, comme nous avons déjà eu l’occasion de le souligner, la « mangnete » ou « magnete » figure en bonne place dans le Liber lapidum de Marbode, antérieur au Roman d’Énéas, mais alors qu’elle y présente des propriétés magiques, le merveilleux est purement scientifique dans le roman11. Précisons enfin qu’auparavant, dans la rédaction de A comme dans celle de DFG, il nous est dit que les murs de la ville sont faits de marbre et d’« adamas » (A, v. 426 ; D, v. 317), c’est-à-dire de diamant, substance inaltérable qui possède les mêmes propriétés que la magnétite12, ce qui trahit encore l’influence des Lapidaires.

Un autre élément participant aussi des mirabilia (A, v. 534 : « Par merveillos angin fu faiz ») et figurant dans la rédaction de A a été rejeté par le remanieur de D, c’est l’acoustique extraordinaire du Capitole :

Par merveillos angin fu faiz ;
molt fu biaus et larges dedanz,
voltes et ars i ot dous cenz ;
ja n’i parlast hom tant an bas,
ne fust oïz eneslopas
par tot lo Capitoille entor. (vv. 534-539)

Pour E. Faral, ce passage est en rapport étroit avec les traditions relatives aux Sept Merveilles du monde, combinant des éléments concernant le Capitole de Rome, palais sonore, et le théâtre d’Héraclée, monument à l’acoustique prodigieuse, légende présente dans les Mirabilia urbis Romae, dont la première version date d’environ 115013.

La digression à propos des pourpres est considérablement abrégée dans D et même FG. Le développement concernant les mœurs des crocodiles, dont le sang est à la base de la pourpre noire, a disparu :

serpanz sont granz a desmesure
et de molt diverse nature ;
quant a sa proie devoree,
donc si s’endort gole baee ;
il n’en a noiant de boiel ;
el cors li antrent li oisel
et pasturent an son dormant
ce que mangié ot de devant ;
ne s’espurge pas altrement,
car n’a mie de fondement. (vv. 487-496)

J.-J. Salverda de Grave, après avoir rapproché ce passage d’Apulée14, manifeste plus de circonspection ensuite : ce serait une tradition figurant dans Pline, de là elle aurait passé dans Solin et dans Hugues de Saint-Victor15. Pour C. Croizy-Naquet, « la source exacte du poète est donc malaisément identifiable… La technique de travail du poète se manifeste dans ce traitement singulier des sources dont aucune n’est nommée : user de son savoir, mêler ses connaissances et créer sa propre version16. » Cela nous paraît répondre à ce que J.-M. Moura appelle, à la suite de J.-M. Adam et A. Petitjean17, la « fonction mathésique » de la description exotique : « il s’agit d’une mise en scène fictionnelle qui « naturalise » l’insertion du discours ou de l’expérience dans la narration. » Et le critique évoque alors « la volonté didactique d’un Jules Verne, qui revêt souvent la forme de « fiches techniques »18 dont on peut rapprocher ici la rédaction de A, qui présente pour la pourpre vermeille le terme scientifique « conciliuns », qui a disparu de D.

Enfin la description des murs du palais de Didon, recouverts de gemmes et d’émaux qui y sont incrustés (A, vv. 507-13) ne figure pas dans D ; en outre le développement qui y fait suite dans les seuls manuscrits A et B, rejeté discutablement par J.-J. Salverda de Grave en appendice, ne figure pas dans DFG. Y sont énumérées, entre autres, chrysolithes, cornalines, émeraudes, calcédoines, agates, jaspes, alectoires, saphirs, sans compter plus de quarante autres espèces de pierres précieuses, répandant une telle clarté que le donjon est visible à sept lieues de distance19. On peut songer ici à l’escarboucle figurant au sommet du donjon d’Argos, jouant le rôle de phare, dans le Roman de Thèbes20, mais la surcharge hyperbolique est telle que l’on se trouve dans le domaine du merveilleux, l’abondance de gemmes et d’émaux faisant songer à la Jérusalem céleste21. Il faut rapprocher de ce fragment un passage postérieur, propre à AB et rejeté lui aussi en appendice, où est décrite une magnifique tenture avec pierres précieuses et dorures22.

Tous ces éléments guident le public du roman vers un ailleurs un peu onirique, inidentifiable avec un pays lointain précis, un espace imaginaire dont bien des traits sont empruntés aux Lapidaires, voire aux Bestiaires, dont on peut se demander souvent si la part du merveilleux ne l’emporte pas sur l’exotisme.

Les ajouts pratiqués par les manuscrits DFG n’en prennent que plus de relief. Il faut d’abord signaler un passage propre à D décrivant le château de Didon, avec des portes d’ivoire sculptées ou incrustées et de l’or en abondance, l’accent étant mis ensuite sur le caractère inexpugnable de cette forteresse (D, vv. 406-29).

Mais l’essentiel est consacré au palais de Didon, dont sont abordés successivement les éléments suivants :

Les fresques avec les sept arts, la mappemonde23
vv. 432-35
La salle vv. 436-39
La table d’honneur vv. 440-46
Le trône vv. 447-51 :

En mi fu li siege roial
entaillié d’or, fait de cristal ;
d’argent y a .I. eschamel,
si le soustienent .II. lyoncel.
Senz ot au siege apareillier ;
la se siet la dame au mengier.

La vigne aux grappes de pierres précieuses, habitée
par dix mille oiseaux d’or fin, qui volent et chantent
vv. 452-86 :

Bien est la vigne entaillie
desor le dois a grant merveille,
li eschaillon sont fait d’argent,
qui en soustienent le sarment.
.X. mil oysyaus a en la treille,
grans et petis, fais a merveille ;
de fin or sont, bien esmeré :
li mendres vault une cité.
Li ces est gros et crues trestous
et li flambail sont dedesous ;
quant il vente, si font chanter
les oyselés et voleter. (v. 464-475)

Les tables des chevaliers vv. 487-89
Didon tient table ouverte
vv. 490-95 (voir aussi D, vv. 826-30)
Autres pièces vv. 496-99

On atteint alors véritablement l’exotisme, un exotisme spécifique, comme l’a fait remarquer du reste A.-M. Macabies pour la rédaction de A : « Cette Carthage est peinte aux couleurs prestigieuses de l’Orient byzantin : les murailles de la ville, le palais de Didon rappellent le luxe légendaire de Constantinople : les pierres de taille sont de marbre, les mosaïques « o le marbre de cent colors » (v. 430) remplacent les fresques gothiques « sanz vermeillon et sanz azur » (v. 432 ; D, v. 323)24. » Ce caractère oriental est accentué dans les manuscrits DFG comme le souligne V. Gontero, avec les peintures dorées sur les murs, les meubles précieux, la treille d’orfèvrerie précédée de la description du trône royal : « Les somptuosités du palais de Didon constituent une réécriture précise des automates du trône de Salomon25, qui participaient à l’image du roi-cosmocrator. Le trône précieux, flanqué de deux lions, se trouvait à côté d’un arbre d’orfèvrerie, où des oiseaux-automates chantaient26. » D’une manière générale, le palais de Didon serait une réécriture de celui de Porus, visité par Alexandre dans la branche III du Roman d’Alexandre. Alexandre finit par parvenir à une treille d’or (l. 50, vv. 920-28), puis découvre des arbres et des oiseaux d’or (l. 51, vv. 933-35)27. Cette vigne était mentionnée dans l’Epistola Alexandri Macedonis ad Aristotelem28, source de ce roman, mais en fait, le palais de Didon, comme l’avait signalé G. Paris à propos du Pèlerinage de Charlemagne, reproduit le fameux chrysotriclinios des empereurs byzantins, « salle d’apparat somptueuse où se déroulèrent les plus imposantes cérémonies, dans laquelle se dressait le trône impérial, décorée de portes d’argent, théâtre de fêtes religieuses et de festins, avec dans la salle à manger attenante une table en argent, avec incrustations (voir D, v. 444). Tout le sol était jonché de myrte, de romarin et de roses (voir AB, après A 838, le sol du palais est jonché d’épices et de fleurs). Il y avait notamment un platane tout en or et brillant de perles, les arbres artificiels étant très à la mode au palais. Théophile (829-842) avait fait fabriquer un arbre tout en or et rempli d’oiseaux qui émettaient des sons harmonieux au moyen d’une machine pneumatique29. » Quant aux automates, comme l’a fait remarquer E. Faral, ils remontent à une tradition très ancienne30, et, après la description du palais, on retrouve, lors du souper offert par Didon à Énéas, un automate cornant l’eau (D, vv. 818-29), et, un peu plus loin, les oiseaux qui s’animent en chantant (D, vv. 850-55 et 898-99). Comme le dit V. Gontero31, le palais de Didon constitue un locus amoenus dans un cadre urbain, ce qui est particulièrement sensible dans les manuscrits DFG. F. Mora-Lebrun a en outre montré qu’en faisant de Carthage une forteresse marine, l’auteur médiéval l’a rapprochée de Constantinople et que son intense activité commerciale avec son « grant marchié » (A, v. 449 ; D, v. 362 : « assez y a marcheandise ») « n’est pas sans rappeler la Mésé, la rue centrale de Constantinople qui … se transformait elle aussi en marché et recevait le nom d’agora32. » C’est que Carthage est la cité de l’abondance, de l’opulence (A, vv. 456-58 ; D, vv. 372-73, 386-91).

On trouve donc, en particulier dans les manuscrits DFG une image exotique, orientale de Carthage, qui s’inscrit elle-même dans une altérité composite, puisque Carthage apparaît comme une ville médiévale, une forteresse féodale par un certain nombre de traits remarquables mis en relief dans de précédentes recherches33; il faut y souligner en particulier, l’emploi de la voûte, des arcs : « Devers la vile erent trifoire / Li mur, a ars et a civoire » (A, vv. 445-446, D, vv. 324-325, avec variante pour 325). « Trifoire » et « civoire » sont des termes que l’on emploie pour décrire l’architecture romane. « Trifoire » peut signifier « couvert d’incrustations » (D, v. 415), mais ce mot peut vouloir dire « à arcades » ou encore « galerie de circulation pratiquée dans l’épaisseur des murs sous les fenêtres de la nef centrale ». D’autre part, le ciborium est une petite construction au-dessus de l’autel principal et constitué par quatre colonnes soutenant un baldaquin, d’où le sens de « petit toit (voûté) de pierre ». Mais c’est aussi une ville de l’Antiquité, avec, dans DFG, la mention du pré où l’on joue à la palestre :

aval el fons si est li prez
ou l’en jeue a la palete,
aus geus paienz quant il out feste.
Illuec se suelent asambler
cil de la ville pour jouer. (D, vv. 401-406)

Sans oublier, dans toutes les rédactions, la mention de la déesse Junon, de son temple, du Capitole et du Sénat, aspect plus appuyé dans la rédaction de A. C’est que Carthage préfigure Rome (A, vv. 515-44 ; D, vv. 500-11 et 520-25), avec une anticipation explicite : « Puis ot Rome la poësté, / D’iluec a molt lointain aage, / Que Dido volt metre en Cartage » (A, vv. 542-44), qui se réduit dans D à : « Puis fu a Rome transporté / li Capitoilles et li Senné » (vv. 511-12).

Mais surtout Carthage manifeste l’association de la femme à la ville comme l’a bien montré C. Croizy-Naquet, « alliance entre figure féminine et figure urbaine »34, et cet aspect est particulièrement mis en valeur dans les manuscrits DFG, les seuls à ponctuer la description de la ville d’un portrait de Didon qui en représente l’aboutissement :

Devant le temple ert la roÿne :
d’une porpre alexandrine,
tout senglement a sa char nue,
estroitement estoit vestue.
Afublee fu la roÿne
d’un chier mantel d’un blanc ermine
couvert d’un bon tyret porprin,
et li orlez fu sebelin ;
a un fressel s’ert galonnee,
d’un cercle d’or fu coronnee.
La roÿne estoit moult belle
et tenoit d’or une vergelle ;
ceuz qui oevrent amonnestoit,
aus citeains preceps dounoit,
moult par estoit cortoisse et sage. (D, vv. 526-540)

Plus important que le portrait ultérieur de Didon partant pour la chasse, présent dans tous les manuscrits (A, vv. 1466-74 ; D, vv. 1549-57), ce portrait est celui d’une reine portant la couronne. Succédant comme dans le livre I de l’Énéide à la description du temple de Junon, il en est le reflet partiel :

Jura dabat legesque viris, operumque laborem
Partibus aequabat iustis aut sorte trahebat… (vv. 508-509)35

Mais en même temps, il présente les caractéristiques de Carthage : magnificence, opulence, séduction, envergure politique. Didon est la seule individualité mentionnée dans la description de la ville, avant laquelle toutes les rédactions célèbrent son pouvoir (A, vv. 375-380 ; D, vv. 262-267), quatre fois dans A et neuf fois dans D, sept fois dans FG36. Le rôle d’actant de la reine est donc particulièrement souligné dans ces trois derniers manuscrits, ce qui dynamise le statisme de cette description apparemment ornementale et lui donne son sens. L’altérité de la ville est aussi celle de Didon. Si F. Mora a pu considérer, à propos des remparts aimantés de Carthage, « la ville féminine par excellence », que « l’attraction du fer par l’aimant devient ainsi la figure du désir purement érotique, de l’attraction sexuelle »37, on peut de toute manière estimer que Didon représente pour Énéas l’exotisme amoureux.

Didon est en effet doublement une étrangère. Comme Énéas, c’est une « esgaree » dans A :

Ge refui ja plus esgaree,
quant ge ving an ceste contree,
car ne sui pas de cest païs. (vv. 615-617)

Tandis que dans le passage correspondant de D, elle évoque son expérience personnelle, analogue à celle du héros :

Respont Dydo la Tirïaine :
« Bien soy l’aventure troiaine,
comfaitement li Grieu l’ont prise,
toute la terre a essil mise,
car ce ay je tout assaié… » (vv. 576-580)

L’extranéité de Didon est bien marquée par l’épithète « tirïaine », que l’on trouve par ailleurs quatre fois dans l’épisode38, sans oublier la ville de Tyr39, et on aura remarqué dans l’extrait que nous venons de citer la rime « tirïaine : troiaine » qui consacre la convergence de deux exils ; on la retrouve dans D lorsqu’Énéas arrivé dans Carthage salue Didon :

Diex sault la dame tyrïaine
qui la chaitive gent troiaine
a receü en ses muraulz…. (vv. 680-683)

Et, comme le rappelle Anna, la Libye est pour sa sœur une « molt estrange terre » (A, v. 1357 ; D, v. 1440).

À la fin du roman, Énéas avoue avoir subi une passion qu’il n’a pas partagée ; l’amour de Didon lui est demeuré en quelque sorte étranger. En comparant ce qu’il éprouve pour Lavine à ses sentiments pour la reine de Carthage, il a conscience de n’avoir pas alors aimé :

Unc ne fui mes an tel destroit ;
se ge aüsse tel corage
vers la raïne de Cartage,
qui tant m’ama qu’el s’en ocist,
ja mes cuers de li ne partist.. ;
(A, vv. 9038-42 ; D, vv. 9090-94)

En revanche, il se sent en sympathie avec le pays de Lavine, Laurente, l’Italie :

Molt m’en est plus biaus cist païs
Et molt m’en plaist ceste contree…
(A, vv. 9047-48 ; D, vv. 9098-99)

Tandis que le rédacteur de A, suivi en cela par BHI, s’avère très attiré par les lapidaires et les curiosités scientifiques, les rédactions de DFG, réduisant quelque peu les éléments antiques (en ce qui concerne le Capitole, le Sénat, le rôle de Junon), accentuent la couleur orientale de Carthage avec leur description du palais de Didon comportant le trône de Salomon et de prodigieux automates, montrant combien les attire la civilisation byzantine. L’exotisme de DFG répond encore davantage que celui de A, plus marqué par le merveilleux (il est vrai qu’il est plus d’une fois difficile de distinguer ces deux notions dans ce locus amœnus urbain), à la fascination de l’Orient ; Carthage y est plus encore que dans A l’image de Constantinople. Cet exotisme bigarré d’Antiquité et de realia relevant de la féodalité contemporaine contribue au dépaysement du public. Cependant, on peut appliquer à la description de Carthage dans le Roman d’Énéas la définition qu’en donne J.-M. Moura, « la rêverie de l’espace lointain »40, ici au cours d’une quête, la mise en distance dans le temps étant comme on l’a vu également assurée. Certes, il s’agit d’une description ornementale, mais ne constitue-t-elle qu’un décor exotique ? Il est vrai qu’aucun Carthaginois n’est précisément décrit, mais si C. Croizy-Naquet a pu montrer que dans A, même en l’absence de portrait de Didon, « la représentation de la ville devient le schème emblématique de la représentation de la femme »41, dans DFG Carthage est constamment liée à Didon et aboutit explicitement au portrait de la reine. Créature exotique liée à Carthage mais étrangère à la Libye, elle reste étrangère à Énée, étape imprévue dans sa quête de la Lombardie. Victime d’une « amor soltaine », la « Tirïaine » représente dans la terre « libicaine » un amour exotique.

Notes

1 Pour le ms. A, nous utilisons l’édition J.-J. Salverda de Grave, CFMA, Paris, Champion, 2 vol., 1925 et 1931 ; pour le ms. D, l’édition A. Petit, Paris, Le Livre de Poche, Lettres Gothiques, 1997. Return to text

2 « Quelle force te jette sur nos rives sauvages ? », éd. J. Perret, Paris, Les Belles Lettres, 1981. Return to text

3 Plaute, Mostellaria, éd. trad. A. Ernout, Paris, Les Belles Lettres, 1938, t. V, v. 42 et Menaechmi, éd. trad. A. Ernout, Paris, Les Belles Lettres, 1981, t. IV, v. 236 ; Aulu-Gelle. Les nuits attiques, éd. trad. R. Marache, Paris, Les Belles Lettres, 1989, XIII, t. III, 5, 5. Voir le Thesaurus Graecae Linguae, vol. III, Paris, Firmin Didot, et D. Dimitrakou, Mega Lexikon ellhnikhV glwsshV, Dimitrakou, Athènes, 1937. Return to text

4 Voir A, v. 272 (D, v. 176) ; A, v. 276 (D, v. 181) ; A, v. 408 (D, v. 295) ; D, v. 775 ; A, v. 1567 (D, v. 1650) ; A, v. 1580 (D, v. 1663). Voir pour le second terme A, v. 414 (D, v. 305) ; A, v. 654 (D, v. 605) ; A, v. 1622 (D, v. 1705). Return to text

5 B est étroitement lié à A dont H et I sont très proches. J.-J. Salverda de Grave a exclu de son relevé C, auquel il arrive de raconter la même chose deux fois, et qui ne mérite pas d’être pris en considération (Énéas, Halle, Niemeyer, 1891, IV, pp. IX-X). J.-J. Salverda de Grave parle d’une famille DGEF (ibidem, p. XIII), mais comme E ne contient pas les vv. 1-1769, on peut parler ici de famille DFG, D datant de la fin du xive s., F et G du xiiie siècle. Return to text

6 « Que représente la Carthage d’Énéas (v. 407 à 548) ? », Revue des Langues Romanes, LXXVII, 1967, p. 147. Return to text

7 En particulier dans DFG (D, vv. 690-97, 818-29, 849-55, sans oublier un passage particulier à AB rejeté en appendice par J.-J. Salverda de Grave (éd. cit., t. II, p. 225). Return to text

8 Recherches sur les sources latines des contes et romans courtois du Moyen Âge, Paris, Champion, 1913, p. 89 et Romania, XL, 1911, p. 171. Return to text

9 Thèbes, Troie et Carthage. Poétique de la ville dans le roman antique au xiie siècle, Paris, Champion, 1994, p. 312. Return to text

10 L’ Énéide médiévale et la naissance du roman, Paris, PUF, 1994, pp. 176-78. Sur les propriétés de la magnétite, voir V. Gontero, Parures d’or et de gemmes, PUP, Aix-en-Provence, 2002, pp. 148-50. Return to text

11 Comme nous l’avons souligné, la « mangnete » ou « magnete » figure en bonne place dans le Liber lapidum de Marbode, antérieur à l’Énéas, mais elle y présente des propriétés magiques absentes du roman (« La description de Carthage dans le Roman d’Énéas », Et c’est la fin pour quoy sommes ensemble, Hommage à Jean Dufournet, Paris, Champion, 1993, p. 1106). Return to text

12 V. Gontéro, op. cit., p. 151. Return to text

13 Op. cit., pp. 77-79 et 383. Return to text

14 Éd. de 1891 cit. , p. LXVIII. Return to text

15 Éd. CFMA cit., t. II, p. 131. Return to text

16 Op. cit., p. 307. Return to text

17 Le texte descriptif, Nathan, 1981. Return to text

18 Lire l’exotisme, Paris, Dunod, 1992, p. 122. Return to text

19 Éd. CFMA cit. , p. 212. Return to text

20 Le Roman de Thèbes, éd. G. Raynaud de Lage, Paris, Champion, CFMA, t. I, 1966, vv. 657-70. Return to text

21 A. Petit, art. cit., p. 1108. Return to text

22 Après A, v. 838 (éd. CFMA cit., , t. II, p. 225). Return to text

23 Cette mention des arts libéraux, propre aux mss. DFG, fait songer à la décoration du char d’Amphiaraüs dans Thèbes (vv. 4989-5000). Les sept arts ne sont mentionnés par ailleurs dans l’Énéas qu’à propos de la Sibylle (A, vv. 2205-09, D, vv. 2290-94). Pour la mappemonde, voir Thèbes, vv. 4223 et suivants. Return to text

24 Art. cit., p. 147. Return to text

25 Voir G. Brett, « The Automata in the Byzantine “Throne of Salomon” », Speculum, XXIX, 1954, pp. 477-87. Return to text

26 Op. cit., pp. 43-44. Return to text

27 « Dieu n’a pas créé d’arbre qu’il ne retrouve, sculpté, avec toutes les espèces d’oiseaux, où l’on a enchâssé l’or : ils ont des griffes d’or, leur bec est une perle », Le Roman d’Alexandre, trad. L. Harf-Lancner, Paris, Le Livre de Poche, Lettres Gothiques, 1994. Return to text

28 Voir The Medieval French Roman d’Alexandre, ed. E. C. Armstrong, vol. VI, Version of Alexandre de Paris, Introduction and Notes to Branch III, prepared by A. Foulet, Princeton, 1976, pp. 30-31. Return to text

29 Jean Ebersolt, Le grand palais de Constantinople et le livre des cérémonies, Paris, Ernest Leroux, 1910, pp. 77-92. Voir aussi G. Paris, « La Chanson du Pèlerinage de Charlemagne », Romania, IX, 1880, pp. 11-12 et E. Faral, op. cit., p. 323. Return to text

30 Op. cit., pp. 328-329 et 334-335. Return to text

31 Op. cit., p. 47. Return to text

32 « Byzance et l’Occident dans le Roman d’Énéas : imaginaire historique et propagande politique », Histoire et Littérature au Moyen Âge, éd. D. Buschinger, Göppingen, Kummerle, 1991, pp. 336-37. Return to text

33 A. Petit, art. cit., pp. 1104-1105. Return to text

34 Op. cit., p. 335. Return to text

35 « Elle donnait à ses hommes leur droit et leurs lois, elle distribuait en justes parts le travail des chantiers ou le tirait au sort…» Return to text

36 A, vv. 496-97, 514, 544, 547, sans oublier le v. 407 : « Sa cité avoit non Cartage » ; DFG, vv. 407-8 (= A 496-97) ; 428-9 (D seul), 437, 481, 490, 500 (D seul) ; 514 (= A 547), 520 (= A 514) et 525. Return to text

37 L’Énéide médiévale…, op. cit., p. 178. Return to text

38 A, vv. 653 (D 604) , 1485 (D 1568), 1621 (D 1704), 2132 (D 2217). Return to text

39 DFG, vv. 407-8 (= A 496-97) ; 428-9 (D seul), 437, 481, 490, 500 (D seul) ; 514 (= A 547), 520 (= A 514) et 525. Return to text

40 Op. cit., pp. 32-33. Return to text

41 Op. cit., p. 94. Return to text

References

Bibliographical reference

Aimé Petit, « Carthage, ville exotique dans le Roman d’Énéas », Bien Dire et Bien Aprandre, 26 | 2008, 199-210.

Electronic reference

Aimé Petit, « Carthage, ville exotique dans le Roman d’Énéas », Bien Dire et Bien Aprandre [Online], 26 | 2008, Online since 01 mars 2022, connection on 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/918

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Aimé Petit

Université Charles-de-Gaulle – Lille 3

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