Autour de 1165, Benoît de Sainte-Maure écrit un vaste Roman de Troie en vers, traitant d’une matière éloignée dans le temps aussi bien que dans l’espace. Le siècle suivant nous a laissé de nombreuses mises en prose de cette œuvre. L’une, dont ni l’auteur ni la date exacte ne nous sont actuellement connus, nommée Prose 1 par M.-R. Jung, reprend assez fidèlement, tout en l’abrégeant, le contenu du Roman de Troie en l’accompagnant de moralisations. La matière troyenne, passant du vers à la prose, est profondément remaniée par cette forme nouvelle ; ainsi l’exotisme, cette attirance pour les choses lointaines et étranges1, reçoit-il un traitement différent. À partir d’un univers exotique où Benoît de Sainte-Maure entretient un goût pour la rêverie de l’espace éloigné2, le prosateur confectionne un nouveau monde, toujours lointain mais plus familier, toujours autre, mais aussi reflet de l’Occident. Succédant à la tentation de décrire les pays liés au rêve s’affirme désormais la volonté de les révéler au lecteur, au-delà de leur contenu imaginaire, dans leur dimension géographique et aussi dans une dimension chrétienne ; à côté de l’émerveillement prennent place l’instruction et l’idéologie3.
La révélation de l’Orient ou la leçon géographique
L’œuvre de Benoît magnifie Troie et soutient le mythe d’une cité orientale disparue en présentant au lecteur une ville idéale en apparence, lieu de toutes les richesses4. Le lecteur note l’importance de l’architecture des bâtiments : le travail raffiné élaboré sur ces matériaux, les couleurs décrites avec un luxe de détails, particulièrement dans la description d’une des salles du palais5. À l’opposé de celle de Benoît, la description menée par le prosateur est considérablement appauvrie. Les notations qui démontrent la beauté de Troie sont conservées mais dans des formules beaucoup plus générales : les objets architecturaux sont désignés par les vocables de « chose » (4 occurrences, à la place des termes d’« entableüre », « coverture », « pavement », « uevres » ou « deis ») ou « merveille » (2 occurrences pour résumer les « chambres voutices o fourneaus », les « verrieres, clostres et preaus » des vers 3135-36) qui dispensent le prosateur de les nommer et de les présenter6. Seule la notion de richesse demeure tandis que disparaissent les détails de cette enluminure troyenne, telle la chambre des Beautés, objet d’une longue description en vers (vv. 14631-958), seulement mentionnée à la fin du roman en prose (§ 312)7.
Ce qui est lié à la religion antique et qui contribuait aussi à la peinture exotique de Benoît est supprimé par le prosateur qui se montre plus soupçonneux envers la ville païenne. Le versificateur était désireux de faire découvrir une conception des cultes païens qui différaient des habitudes contemporaines occidentales. Ce qui éloigne le lecteur de son univers est prétexte à des développements tels que la présentation des idoles païennes ou de la statue de Jupiter (vv. 3115-27). Le prosateur s’y refuse, n’en mesure pas le charme, les condamne et paraît même peu au courant de ces cultes antiques, présentant « Minerve », « Miners » comme un dieu masculin (§ 305), ne s’attardant sur aucune des mentions de divinités sinon pour blâmer le culte des idoles païennes derrière lesquelles se dissimulent les diables (§ 80, 228, 321)8. De manière corollaire, des lieux empreints de merveilleux païen sont exclus de la rédaction en prose, comme la plus longue des descriptions géographiques de Benoît qui contient des noms de peuples mythiques, de fleuves inconnus9. Au contraire, comme en témoigne aussi la différence de traitement du pays des Amazones dans les deux textes, l’expression de l’exotisme se rationalise par une historicisation de la matière. La description versifiée de la beauté du paysage insulaire, des sentiments et des vêtements des guerrières est abandonnée ; le prosateur s’attache aux actions des Amazones et charge davantage sa représentation d’informations géographiques et étymologiques10. Cette réorientation qui réduit la part de romanesque11 souligne la présence vive d’un historien géographe expérimentant une nouvelle rhétorique de la prose.
Si la préoccupation n’est plus de susciter l’admiration du lecteur par la beauté exotique de la ville, il s’agit désormais de lui présenter, dans une perspective didactique, le territoire utile à la narration. Le propos est de « demonstr[er] l’estre de Troye et dou grizois pais » (§ 4). Le but annoncé est que le public « entend[e] miaux l’estre de la chose » (§ 1)12. Avec ces deux emplois du substantif « l’estre », le prosateur délaisse l’apparence exotique construite par Benoît pour se consacrer à l’essence, à ce qui s’appréhende non par le regard, mais par la connaissance. Cette description est structurée et annoncée avec méthode (§ 1) et les remarques géographiques sont soumises à un ordonnancement.
Dans les premières rubriques, les cartes de l’Orient et de l’Occident offrent une description de l’Italie, de la Grèce et de l’Asie Mineure, permettant au lecteur de se figurer avec une grande précision les lieux, première étape de l’exposition narrative, avant même l’entrée en scène des acteurs, comme si le prosateur procédait à une véritable leçon de géographie. La topographie se fait elle-même plus précise. Le prosateur ajoute à la représentation de la ville des détails qui ne se trouvent pas dans le texte de Benoît :
Vint liues duroit environ, si estoit faite a maniere d’un escu, les deus parties en mer et l’une devers terre, selonc ce qu’il apert encores (§ 38).
La situation maritime et terrestre de Troie est mise en valeur, ainsi que ses dimensions. Si l’on considère néanmoins le plan esquissé, il correspond non à Troie – qui ne pénètre pas dans la mer – mais à la Constantinople médiévale. L’« écu » symbolise bien la partie principale de la ville byzantine s’avançant en péninsule dans la mer sur deux côtés tandis qu’un seul fait face à la terre : un côté est bordé par la Propontide ou Mer de Marmara, l’autre longe la Corne d’Or. Un plan de Constantinople au Moyen Âge nous montre une ville parcourue par l’eau, détail qui aurait pu inspirer le prosateur pour sa description où on trouve des mentions de « puis », « fonteines » et « rivieres » absentes du texte de Benoît13. Voilà donc un nouvel exemple de cette fréquente « confusion » relevée par E. Baumgartner, cette surimpression à l’antique Troie de la Constantinople réelle qui « se profile et se donne comme modèle, comme ville originelle »14.
Les explications géographiques sont réorganisées et modifiées pour une meilleure intégration de la géographie à la narration. La très longue liste des régions de la terre (vv. 23127-780) que Benoît rattache in extremis au pays des Amazones est supprimée ; la source de cette géographie, que Benoît nommait « li traitié et grant livre Historial » devient chez le prosateur « le chatalogue des anciens rois », preuve que l’aspect de liste ne lui a guère échappé. La géographie a perdu son aspect de somme qui faisait appel à la fois à l’imagination et à la connaissance du lecteur, mais elle sert plus étroitement la narration, refuse le collage et insère la description dans les nécessités du récit. Les références géographiques essentielles sont déplacées dans des positions stratégiques : au début et à la fin de l’œuvre. Soucieux de clarté, le prosateur a préféré la restriction spatiale à l’étendue d’un imaginaire : il rationalise ses choix en proposant une carte plus cohérente et relie les composantes du récit – temps, lieu et description – à l’action elle-même, l’exercice étant facilité et induit par la pratique de l’abbreviatio.
Si exotisme il y a encore – car on perd cette dimension du rêve qui en paraît indissociable – il s’écarte du fantasme pour s’ancrer dans une observation ou une représentation plus proches de la réalité. Témoignage et précision dans l’attention constante portée au nom des cités et des pays dessinent la stature d’un historien géographe qui remanie également la matière pour l’actualiser.
Le prosateur a abandonné parfois des termes géographiques anciens pour adopter une toponymie s’accordant aux réalités contemporaines. Les modifications peuvent consister en une francisation du terme employé – « et li Troien alerent tant que il ariverent a une isle que l’on apeloit Cithera : c’est l’ille qui est apelee Cetri » (§ 60)15 – ou encore en une désignation politique nouvelle ; ainsi le « seigneur de Licoine, amiraut » chez Benoît, est remplacé par le « Soudan du Coigne » (§ 89) qui est la manière contemporaine de nommer le pays où se trouve Iconium ou Konya. Cette ville, à l’époque de l’écriture, dépend du sultanat de Rum, ce qui explique l’emploi du terme « Soudan ». Autre exemple, dans la rubrique 3, le prosateur utilise un lieu évoqué ailleurs par le versificateur, le « Pais de Thessaille », mais en indique le nom modernisé : « que l’on apele hui la terre dou Despote », expression qui figure également dans la Chronique de Morée et qui désigne le Despotat d’Épire16. On peut d’ailleurs noter que cette terre ne correspond pas à l’antique Thessalie située, à l’opposé, au Nord-Est de la Grèce. Le but de cette pratique serait-il alors de présenter des lieux plus évocateurs que les contrées antiques peut-être désormais inconnues des lecteurs ?
Pour les lieux absents du texte de Benoît, les toponymes employés sont conformes aux noms du xiiie siècle, comme la « Mer Majour » qui désigne à plusieurs reprises la Mer Noire ; les pays d’« Ermenie », de « Jorgie », de « Surie », de « Turquie » se présentent sous des formes que l’on retrouve dans les textes contemporains. M.-R. Jung suggère que le prosateur semble bien connaître les lieux qu’il décrit17. Il est possible en effet qu’il ait écrit ce texte en Morée franque, et peut-être à Corinthe comme le laisse entendre l’épilogue18. Le prosateur évoque du reste le « biau chasteau de Noepant ». Il s’agit de « Nepant », qui désigne la ville de Naupacte dans la langue des Francs de Morée19. De même, il apporte des dénominations typiques des Francs de Morée, recensées par J. Longnon, pour se référer à Argos (qui devient « Argues » alors qu’on trouvait « Arges » chez Benoît), Larissa (« Larise » alterne avec « Larse », la forme franque typique). Il emploie « Lile » pour l’« Elide » de Benoît (« Lile » est la « traduction » franque de la ville grecque de Nisi). « Lescope », qu’il substitue à « la terre de Tricios » de Benoît (v. 5658) évoque la forme franque de « l’Escople » mise pour « Scopelos ».
La modernisation du nom et la recherche d’un lieu réel dans le secteur géographique de la narration priment sur la fidélité à l’histoire de Troie et à la source que constitue Benoît. Le prosateur se préoccupe de géographie moderne. L’antique « Orcomenie » ou « Orcomeine », partie de la Thessalie, est remplacée par la « Comenie », pays des Coumans, territoire qui borde les rives de la Mer Noire. La « Capadie » (v. 8305) de Benoît, patrie d’Agapénor, est corrigée par le prosateur en « Capadoche »20 (§ 102), partie orientale de l’Asie Mineure, ce qui lui restitue une réalité géographique plus claire. À travers ces noms qui cherchent pourtant la parenté sonore, le narrateur vise, plus que la conformité aux lieux du récit-source, l’adéquation au monde contemporain, renouvelant ainsi l’exotisme proposé par Benoît. Il reste difficile néanmoins de déterminer s’il s’inspire de textes géographiques à sa disposition ou de connaissances liées à une expérience plus personnelle.
La part de rêve du texte de Benoît est soumise à la volonté didactique et à la distance de l’historien. On passe donc d’un exotisme véritable à une géographie où la forme-prose révèle une organisation du matériau géographique en imposant l’image d’un Orient familier, restreint, actualisé par la référence à la Morée, modernisé dans son vocabulaire topographique. Mais cette image émane aussi d’un moralisateur chrétien ; l’organisation rationnelle et la canalisation du discours exotique et géographique servent un but idéologique.
La révélation de l’Orient ou la leçon chrétienne
Cette révélation géographique, greffée sur le tableau expressif et savant de Benoît, sert une démonstration historique : le prosateur crée un monde qui tâche de fondre en un seul moule l’Orient et l’Occident, incarnés au début du roman par la Grèce et Rome.
Le prosateur nous invite d’abord en « Romanie » (§ 3), appellation commune au Moyen Âge pour désigner l’Empire romain. Il évoque les périodes de guerre subies par les Grecs « jusqu’à tens que il orent la segnorie des Romains, et meïsmant de Constantin […]. Et por ce fu li païs apelé Romanie et changa le non de Grece. Car encore, se vos demandés a un Grezois en son lenguage quez honz il est, il respondera que il est Romain, quar ce li samble une maniere de franchise. Et surquetout, quant il avient que aucun Grizois veulle franchir son serf de liberal franchise, si li dist : ‘soies Romain’ ». L’explication étymologique du mot « Romanie » et les deux exemples lexicaux viennent conforter l’idée de la fusion entre Grèce et Occident au temps du vaste Empire romain.
Après la Grèce romaine, c’est l’Italie grecque qui nous est dépeinte. Dans la rubrique 4, le prosateur montre, en un mouvement symétrique, qu’une grande partie de l’Italie a appartenu à la Grèce (la Sicile, la Calabre et les Pouilles jusqu’à la marche d’Ancône et la terre de Maremme). Deux exemples viennent étayer à nouveau la démonstration : à l’époque de l’écriture, les paysans calabrais parleraient grec et les habitants des Pouilles entendraient la messe en grec21 ; ces aperçus linguistiques servent de caution historique, de preuve au fait que l’Italie était grecque à l’époque de l’histoire de Troie, selon la thèse soutenue par le prosateur. Mais cette évocation de la Grande Grèce présentée dans une si large extension ne peut en réalité faire référence à l’époque de la guerre de Troie. La Grande Grèce antique se limitait en effet au sud de l’Italie. Il s’agit donc d’une référence à une histoire beaucoup plus récente : la présence byzantine en Italie à partir du viiie siècle et jusqu’à une époque contemporaine de la rédaction22. Le prosateur choisit, sans le préciser, la période d’extension maximale de la « Grèce » en Italie. Cette géographie s’appuie sur une confusion temporelle et amplifie à plusieurs égards la réalité historique, mais c’est au prix de cet infléchissement de la vérité que le prosateur livre sa démonstration, qui consiste à dépasser, grâce à l’entremêlement des époques23, la différence entre Orient et Occident pour pouvoir assimiler les Grecs à ces Gréco-Romains faisant autrefois partie d’un même Empire, et illustrer l’union dans l’Histoire de Rome et d’Athènes, de l’Occident et de l’Orient.
D’autres exemples continuent à entretenir la fusion, la confusion. À partir d’une erreur de Benoît qui parle de « Penelope la cité »24 à la place du Péloponnèse de Darès, le prosateur en précise la localisation. En dépit de toute logique, il assimile sans doute « Penelope » à l’antique « Parthenope », au moyen d’une étymologie erronée, et déplace ainsi la ville grecque au sein de l’Italie byzantine : « En un de ces païs de Grece dont je vos ai parlé desus, ce est en la terre de Labour, avoit une cité que Penelope fu apelee, qui hui est apelee Naple »25. On constate donc une volonté de préciser la géographie, mais dans une orientation particulière : dessiner un empire uni, que ce soit en une grande Grèce ou en une grande Romanie.
C’est la référence au christianisme qui met en évidence l’union entre l’Orient et l’Occident. Le patronage de Constantin, premier empereur d’Orient chrétien, inscrit la réalité géographique dans une ère chrétienne et un temps plus proche du moment de l’écriture que l’autorité utilisée par Benoît dans sa description du monde : Jules César26. Le lien entre Orient et Occident se fait également autour de Constantinople, symbole de la chrétienté orientale, puisque chacune des descriptions géographiques – celle de la Romanie et celle de l’Italie grecque – s’élargit jusqu’à la capitale de l’Empire romain d’Orient. Cette référence vise la démonstration d’une parenté entre Rome, la Grèce et Constantinople dans leur appartenance chrétienne. À cet égard, l’assimilation entre Troie et Constantinople renforce le propos de l’auteur. Devenant en filigrane, derrière Troie, ville à conquérir, Constantinople représentait aux yeux des contemporains une ville attirante pour ses richesses et attirante pour son passé lié à Troie, donc à un mythe des origines27. La superposition de la ville antique et de la ville moderne révèle cette attirance, faisant coïncider le désir occidental de racheter les péchés de la « païenie » ancestrale et celui de ramener au sein de l’Église romaine la religion schismatique. Ainsi l’histoire de la conquête de Troie se double de la conquête de Constantinople, dans une perspective de rachat chrétien et d’effacement des ruptures religieuses contemporaines.
Le prosateur paraît étudier, imposer la géographie à travers le prisme de la religion chrétienne. En effet, la carte des territoires conquis par Landomata, qui reprend en grande partie les territoires nommés dans la présentation de la prose28, ne dessine-t-elle pas de manière anachronique les contours de l’Empire romain chrétien d’Orient ? Partant des pays alentour de Troie (§ 358), le descendant d’Hector se rend maître du royaume de Ménélas (la Morée29) après que celui-ci a fui à Rhodes (§ 360), puis du royaume d’«Ancoine » (§ 362), qui correspond au sultanat d’Iconium30. Par la mort du roi d’Ancoine et le mariage de Landomata avec sa fille est assurée l’union entre Troie et la Turquie. Ensuite a lieu la conquête de la « Jorgie » (§ 363), de « l’Ermenie » (§ 364), puis de la « Surie », de « l’Egypte » (§ 366). Le prosateur note enfin que le héros « gaaigna tout le païs jusques a desers de Nubie et jusques a la mer d’Inde » (§ 366). La Nubie, territoire le plus lointain des conquêtes de Landomata est aussi un territoire à domination chrétienne, qui prête allégeance à l’Église orthodoxe grecque au vie siècle31. Ce sont les pays de l’Empire chrétien d’Orient à l’époque de Constantin qui sont nommés32 à travers ces conquêtes. Ils appartiennent au monde oriental chrétien que Landomata unit « par amour » et « par force » sous une « novelle loi », qu’on pourrait interpréter comme le christianisme. Le parcours d’Anténor permet d’envisager les pays de l’Empire romain d’Occident : il passe de Troie à « Veneise » et fonde ensuite la cité de « Paude » (§ 330). Venise, ville italienne, vient en effet se substituer à « Corcire Menelan » (v. 27527, vv. 27533-35) utilisée dans le texte de Benoît. Le trajet d’Énéas est également détaillé par rapport à l’œuvre en vers : les étapes « Sezille », « Cartage », « Ytaille » (§ 331) parachèvent les contours de cet empire d’Occident et d’Orient qui constitue l’Empire romain à l’époque de Constantin.
Complétant les auteurs du xiie siècle, Benoît de Sainte-Maure, Geoffroy de Monmouth, ou encore le clerc de l’Énéas qui s’attachaient à faire descendre la chrétienté occidentale des héros troyens, le prosateur invente un empire imaginaire où il fait le recensement de la chrétienté orientale, en présentant les pays chrétiens d’Asie. Troie devient le foyer à partir duquel essaime l’ensemble des civilisations chrétiennes, orientale et occidentale, et assure un lien entre ces deux pôles de la chrétienté. La géographie proposée nous conduit à poser une hypothèse : de manière métaphorique, les conquêtes de Landomata sur les rois orientaux pourraient évoquer, comme une propédeutique, la naissance, la propagation du christianisme en Orient ou plus encore la réunion de ces pays au cœur de l’Empire romain d’Orient chrétien.
La carte géographique redessinée, modernisée se double d’une perspective historique qui modifie la matière antique afin de lui faire parler du présent. La géographie de Prose 1 quitte en effet la sphère des « ancienes estoires » pour proposer dans cette « mise à jour »33 une carte liée aux territoires des croisades. Il en va ainsi de la Constantinople évoquant les enjeux de la quatrième Croisade et décrite à la manière du témoignage de certains croisés (ainsi l’écu évoqué par le prosateur rappelle-t-il le « triangle » de la chronique de Guillaume de Tyr ou de Brochart l’Allemand34) jusqu’à l’évocation de territoires jalonnant le parcours des croisés, telle la ville d’Iconium35, tels les pays d’Arménie, de Géorgie, ou encore de Morée. La matière antique sert de support à un jeu de reconstruction qui rejoindrait les enjeux de la matière des croisades, particulièrement dans ses aspirations à lier l’Église d’Orient à l’Église d’Occident. Serait-il alors envisageable que Prose 1 ait été écrit pour distraire la noblesse française mais aussi pour la rappeler à ses devoirs et à la nécessité de la croisade ? Ainsi, chacun des auteurs se serait servi des marques géographiques pour légitimer une ambition politique. Benoît sans doute au service de la glorification d’une civilisation courtoise36, le prosateur peut-être au service de la légitimation de la croisade. Ce faisant, il jette un regard biaisé sur l’Orient en projetant une idéologie occidentale sur la représentation géographique.
L’exotisme se sépare de la dimension du rêve présente chez Benoît, et la carte géographique qui y est associée, dont le pouvoir de fascination est certainement réduit, recèle essentiellement une vocation didactique et idéologique. Le passage des vers à la prose concorde avec la métamorphose de l’exotisme en objet de révélation : révélation géographique, mise en relation avec le projet historique du prosateur où il présente une conception didactique de l’espace, et révélation chrétienne, en lien avec son projet de moralisateur. L’Orient des richesses, du savoir et de la merveille qui suscitait la curiosité et l’intérêt des cours devient un Orient aux contours géographiques plus nets : on semble s’en rapprocher et l’observer à la jumelle. Le prosateur le soumet à une perception chrétienne qui relie, dans un nouveau message politique, le monde antique et lointain de Troie à l’Occident du xiiie siècle, apportant, peut-être, une légitimation à la conquête des territoires orientaux. Ces changements, conduits par les nouvelles possibilités de la prose37, pourraient s’expliquer par un centre d’observation différent : la Morée. Par l’intégration dans le récit du discours didactique, géographique et moralisateur, par la volonté de réunir les matières, Prose 1 donne ainsi un nouveau sens – historique et chrétien – à l’écriture du mythe de Troie.