Les curiosités orientales de l’île d’Amour dans Le Livre du Cuer d’amour espris

DOI : 10.54563/bdba.923

p. 245-255

Plan

Texte

Les croisades, les pèlerinages, les grandes explorations ont donné naissance à des échanges culturels et commerciaux entre civilisations de l’Occident et de l’Orient médiéval, permettant ainsi la découverte de mondes jusqu’alors inconnus, des contrées arabes aux régions de l’Asie, avant que Christophe Colomb ne se fraye un autre chemin de l’autre côté de la Terre. Beaucoup de ces voyageurs ont rapporté des produits nouveaux, transmis oralement leurs témoignages ou fixé les souvenirs de leurs visions exotiques dans l’écriture d’ouvrages comme le Devisement du Monde du vénitien Marco Polo1. Lorsque René d’Anjou entreprend la rédaction de son Livre du Cuer d’amour espris en 1457, il y a déjà tout un imaginaire de l’Ailleurs, étranger et lointain, qui s’est constitué dans la littérature du Moyen Âge occidental, nourri par les connaissances scientifiques du monde, les héritages littéraires et les fantasmes populaires. On sait d’ailleurs que le « bon roi René » s’inscrivait parmi les princes de la fin de cette époque nourrissant un goût prononcé pour l’exotisme. Selon les documents réunis par Albert Lecoy de la Marche dans son ouvrage consacré au Roi René : sa vie, son administration, ses travaux littéraires et artistiques2, il comptait au sein de sa bibliothèque personnelle la Cosmographie de Ptolémée, la Division générale de toute la terre, la Description des parties orientales et autres ouvrages sur le monde, et aménageait ses demeures avec des objets et des animaux venus d’Orient à bord des vaisseaux marchands de Jacques Cœur3. Cette culture réelle de l’Ailleurs invite à s’interroger sur le degré de coloration exotique de l’imaginaire du prince.

Dans son Livre du Cuer d’amour espris, le chevalier Cœur en quête de Douce Merci, retenue prisonnière au manoir de Rébellion, navigue avec ses compagnons en direction de l’île du dieu d’Amour. L’île, au fort potentiel narratif dans la littérature médiévale, est ici qualifiée de « si fertile de tous biens et si delictable / Que c’est une chose notable »4, expression qui suggère des découvertes insolites à ne pas manquer, qui vont susciter l’intérêt, attirer l’attention et émerveiller le Cœur qui explore cette terre inconnue. Nous proposons d’examiner la nature, la place et les images poétiques de ces curiosités orientales dans l’imaginaire du roi de Jérusalem.

Des personnages et des lieux venus de l’Ailleurs

Lorsque l’on établit la liste des noms propres employés dans l’œuvre, on constate que les figures et les lieux évoquant l’Orient se répartissent sur trois épisodes. Sur le portail du cimetière de l’hôpital d’Amour sont accrochés des blasons accompagnés d’inscriptions qui mentionnent le nom, le titre et la raison de la venue des hommes qui les ont déposés en ces lieux. Aux côtés des empereurs romains, des figures de la mythologie gréco-latine, des héros légendaires de romans courtois et des personnages historiques contemporains de René d’Anjou, on trouve Cléopâtre, dite « la tresnoble royne d’Egipte » (v. 1213), Goliath (v. 1261) et David, le « roy de Judee » (v. 1255). Les « lectres » qui accompagnent le blason de ce dernier, « en ebreu escriptes, desquelles ce que ce vouloit dire pas ne se peut savoir » (p. 302), mettent l’accent sur son origine étrangère5. L’ignorance de la signification d’une langue que l’Acteur pourtant reconnaît renforce le caractère étranger et inconnu de David. Le Cœur, ayant pénétré dans l’église de l’île, observe l’épée qui tua Corèbe, « filz du roy de Myzia en Azie » (p. 374) ; il apprend, à l’entrée du château, l’histoire de Samson (v. 1899) et Dalila (v. 1903), puis de Sardanapale (v. 1929), roi d’Assyrie, de Salomon (v. 1938) et d’Omphale, appelée « Yola » (v. 1983), reine de Lydie, dont il découvre les objets symboliques, respectivement une quenouille6 et un panier7.

Ces premiers éléments nous permettent de faire plusieurs observations. La variété des noms de pays nommés ou évoqués : Égypte, Israël, Asie, Assyrie, Lydie, met bien en lumière la zone géographique orientale. David est le seul personnage « exotique » à avoir déposé son blason, cependant il semble plus appartenir au monde biblique, tout comme Goliath, Samson et Dalila. À part lui, tous les autres noms sont relayés au second plan : Cléopâtre est citée pour expliquer la soumission de César à l’Amour, Goliath le courage de David, Corèbe pour illustrer, avec Cassandre, et comme d’autres amants, les fins tragiques des histoires d’amour ; Samson, Dalila, Sardanapale, Salomon et Omphale sont mentionnés pour témoigner du pouvoir des femmes. Les résultats statistiques nous apprennent qu’il n’y a que treize noms propres à coloration orientale sur les cent quarante et un présents dans l’œuvre. Toutes ces données confirment à quel point la part des figures légendaires issues de l’Orient est très relative dans l’imaginaire du roi de Jérusalem.

Le bestiaire exotique

Si l’on se penche à présent sur le bestiaire, le lion, l’une des bêtes exotiques les mieux représentées dans la ménagerie des châteaux de René, apparaît huit fois dans le texte, dont sept en tant qu’animal héraldique à travers les expressions : « ung lyon de gueules assis », « ung lyon de gueulles danté », « une teste de lyon de gueulles langué d’azur et danté d’argent », « ung lyon de sable armé », « ung lyonnet rampant d’argent », « ung lyon rampant de gueules a une queue fourchue », « quatre lyons rampant de gueulles » (pp. 314, 318, 334, 346, 348, 350). D’un point de vue historique, il compte parmi les premières figures animalières à entrer dans les armoiries occidentales, sur lesquelles il est très fréquemment représenté, dans diverses postures et en diverses couleurs. Toutefois, il est choisi pour sa symbolique de force et de bravoure et non pour son origine exotique. Cette image pour ainsi dire banalisée du lion lui fait perdre son identité exotique. Il existe une seule référence qui ne soit pas dans un contexte héraldique, celle du lion de Némée tué par Hercule, mentionné par Bel Accueil dans ces vers :

Mainte vaillance en son temps fit,
Maint homme par force deffit,
Lyon ne sanglier ne laissoit
A ocir quant il les trouvoit. (vv. 1977-80)

Mais ici encore, le félin perd son identité originelle et n’est plus que le premier des douze travaux du fils de Zeus. Comme pour la figure de David, la dimension mythologique éclipse de nouveau la dimension exotique. Enfin, les contextes dans lesquels le mot « lyon » est employé montrent que le lion n’a pas de réelle présence, il n’est que représenté ou mentionné.

Les « papegaulx », quant à eux, survolent bel et bien la cour intérieure du château, passant devant le Cœur qui, devant ce spectacle, « pria […] moult estroitement Bel Acueil et a Oyseuse aussi » (p. 424) de lui en dire davantage sur ces derniers. Les perroquets étonnent de par leur présence et leur grand nombre dans cette cour :

[…] virent ung coulombier fait d’argent fin, assis sur quatre coulombes de cassidoine et d’agate aussi, duquel coulombier partoit par grans troupeaulx papegaulx vers par cens et par milliers […]. (p. 424)

Les expressions quantitatives « par grans troupeaulx » et « par cens et par milliers », gradation numérale ascendante qui produit un effet de démultiplication des volatiles, suggèrent l’idée d’un exotisme synonyme d’abondance et de profusion. Comme le rappelle Florence Bouchet, « le perroquet est aussi, à la fin du Moyen Âge, à la mode dans les lieux de vie bien réels des princes »8. Parmi les oiseaux qui composent la ménagerie du château d’Angers figurent effectivement les « papegaulx »9, fort appréciés pour la distraction, le plaisir auditif mais aussi esthétique qu’ils procurent, comme le suggère la qualification : « si beaulx oyseaulx » (p. 426).

Dans Le Livre du Cuer en revanche, ces oiseaux venus d’ailleurs ont pour fonction première de servir de nourriture au dieu d’Amour :

[…] il lui sembloit estre meilleur viande coulons et pigeons pour mengier que papegaulx, et d’autre part ce seroit trop grant dommaige de faire mourir si beaulx oyseaulx pour mengier comme estoient les dessusdiz papegaulx. Sur quoy lui respondit dame Oyseuse que la nature de son souverain seigneur le dieu d’Amours, et la condicion aussi, estoit telle que de soy repaistre de cueurs de papegaulx pour le tenir en joye, et a ce faire l’enhortoit fort Confort son medecin ; et pour cela en faisoit ledit dieu d’Amours si grant quantité en ce coulombier la nourrir. (p. 426)

La vertu thérapeutique des perroquets, dont l’absorption des cœurs10 tendres procure de la joie11, et l’idée d’une adéquation entre « la condicion » du dieu et la nature élevée de sa nourriture soulignent le caractère exceptionnel des oiseaux.

Cependant, leur nature exotique est en décalage avec l’espace qu’ils occupent. Leur cage est en effet qualifiée de « coulombier » (p. 424). « Pourquoy le dieu d’Amours avoit fait faire ledit coulombier plustost de papegaulx que de coulons ? » (p. 425), se demande le chevalier. Les termes « coulombier » et « coulons » appartiennent à la même famille morphologique et sont reliés sémantiquement, le premier étant le lieu de vie du second. La séparation de ces mots par le mot « papegaulx » vient ainsi souligner la singularité et l’incohérence de leur présence. Plus encore, la description de leur comportement remet en question leur exotisme :

[…] rentroyent aussi, ne plus ne moins comme communement pigeons si ont acoustumé en coulombier de faire. (p. 425)

La comparaison avec les pigeons, volatiles familiers et presque domestiques, et le verbe « acoustumé » indiquent qu’ils ne sont pas sauvages, mais bien apprivoisés. Les locutions adverbiales « ne plus ne moins » et « communement » leur confèrent quant à elles un caractère tout à fait banal. René d’Anjou utilise ainsi des images occidentales qui lui sont familières pour décrire ces animaux exotiques. Lions et perroquets ont quelque peu perdu leur identité première, ils n’appartiennent plus vraiment à l’imaginaire exotique.

Un jardin d’acclimatation

Nous venons de voir un certain nombre d’éléments qui possédaient une apparente coloration exotique, que nous avons remise en question. L’épisode du « parc faé » interpolé à la fin du §142 dans le manuscrit V12 ouvre quant à lui de nouvelles perspectives. D’abord parce qu’il pose la question de l’exotisme comme thème et motif poétique à travers le geste de l’interpolation : la fin du paragraphe a été grattée et remplacée ultérieurement par cet épisode. Ensuite parce qu’il reprend le topos du verger merveilleux, propice à l’introduction d’éléments exotiques dans la description des espèces végétales et fruitières. On pense au jardin de Bel Accueil du Roman de la Rose, à celui de l’émir de Babylone dans Fleur et Blanchefleur ou encore celui de la fée dans Le Bel inconnu. René d’Anjou, qui était d’ailleurs grand amateur de ces lieux de détente et de plaisirs, comme le montre l’aménagement de ses jardins d’agrément dans ses résidences d’Anjou et de Provence, s’inscrit dans cette tradition poétique. Examinons maintenant les représentations de l’exotisme dans ce passage.

À travers le geste emblématique du franchissement de la porte du parc, le chevalier et ses compagnons s’aventurent dans un autre espace, celui de l’inconnu, et prennent la figure du voyageur et de l’explorateur. « Mon frere, mon amy, savez vous point a qui ce beau lieu d’arbres tresverdoyants peult estre ? » (p. 502), demande le chevalier qui observe le parc de loin. L’éveil de sa curiosité révèle l’attrait exercé par ce lieu, qui rassemble des arbres de provenance orientale.

Contrairement aux jardins de Fleur et Blanchefleur, du Bel Inconnu et du Roman de la Rose, le parc de René d’Anjou ne présente pas de parterres de fleurs, de rangées d’arbres conifères, mais uniquement des arbres fruitiers et des épices. Les pommiers, poiriers, cerisiers, noisetiers, pruniers, très cultivés à cette époque, sont familiers aux médiévaux. Guillaume de Lorris les désigne sous l’appellation « arbres domesches » dans son Roman de la Rose (v. 1344). Venus de l’Asie et du Levant, c’est-à-dire des pays de la côte méditerranéenne et du Nord de l’Afrique, nous trouvons aussi les grenadiers, les figuiers, les noyers et noyers d’Inde, les orangers, les citronniers et les palmiers. Le grenadier et le figuier sont mentionnés dans le Roman de la Rose et le Bel Inconnu. Le figuier, le noyer et le prunier poussent quant à eux dans le jardin de l’Émir de Babylone de Fleur et Blanchefleur. Par rapport à ces œuvres, René d’Anjou s’attache en plus à l’Extrême-Orient et à l’Inde dont sont originaires les orangers et les citronniers.

Cet intérêt pour ces contrées étrangères se retrouve dans le choix des épices exotiques très prisées par les Occidentaux : la cannelle, le gingembre et la muscade. La quantité et la variété de ces espèces végétales le suggèrent déjà : l’exotisme est synonyme d’abondance. Le procédé stylistique de l’énumération exprime cette poétique de la profusion :

Sy veirent […] tant de manieres de fruictz que racompter nulluy ne sçauroit : c’est assavoir pommiers, poyriers, grenadiers, figuiers, serisiers, noysilliers, pruniers, noyers, voyre noyers qui les grosses noix d’Inde portent, orengiers, lymoniers, palmiers, quenelliers, gingembriers, poiriers, petitz noyers, muscadiers et d’autres mil fassons d’arbres estranges. (p. 508)

Dans cet extrait, qui rappelle la provenance étrangère des arbres implantés à travers l’expression « arbres estranges », l’abondance se double d’une idée de perfection assimilée elle aussi à l’Ailleurs, ce que suggère la rondeur du chiffre « mille » dans « mille fassons d’arbres ».

L’exaltation de la profusion se poursuit. Il y a « des arbres par trochez, par lieux, lesquelz estoient rempliz de fueilles drues et vertes et le fruict et les fueilles pesle mesle ensemble » (p. 502). Profusion d’ordre macrostructural à l’intérieur du parc et profusion d’ordre microstructural sur les arbres eux-mêmes donnent à voir un espace exotique où règne la richesse, image suggérée aussi par les sonorités de l’expression « fruit et fueilles pesle mesle ensemble ». Les allitérations en [f] et en [l], que souligne la paronomase « pesle mesle », produisent un effet d’écho qui suscite des visions d’arbres luxuriants.

On trouve enfin l’atmosphère raffinée d’un Ailleurs fait de couleurs, de saveurs goûteuses et d’arômes délicats sucrés et épicés. Ces fruits merveilleux, « sy tresdoulx et ressasians qu’il n’est viande qui a gouster les passe » (p. 506), constituent la nourriture de jeunes sauvageonnes.

Des sauvageonnes sensuelles

On ne sait de quelles terres proviennent ces figures de l’Autre déjà rencontrées par Marco Polo et Jean de Mandeville lors de leurs voyages et qualifiées ici de « sauvaiges » (p. 506). René d’Anjou reprend la vision traditionnelle de l’être sauvage nu et velu, car elles « estoient couvertes de poil, par touz les endroitz de leurs corps, sy non les visaiges et les tetins » (p. 510). Les poils couvrent le corps féminin en même temps qu’ils le dévoilent par endroits. Jean de Mandeville précisait que leurs visages et leurs paumes en sont dénués ; chez René d’Anjou, le visage est également lisse, mais à la place des paumes, il mentionne les « tetins », ce qui confère aux sauvageonnes une dimension érotique. Le visage et la poitrine vont faire l’objet d’une description qui débute non pas par le visage mais par le corps, soulignant ainsi la sensualité de ces étrangères : les tétins « estoient duretz et rondeletz, droitz et poignantz et loing l’un de l’autre » (p. 510). Cette énumération d’adjectifs qui décrivent la fermeté, la forme et le maintien du sein, dont la rondeur est soulignée par l’allitération en [r] – « duretz, rondelets, droitz » –, exprime la volupté qui se dégage de leur corps. Elles sont de véritables figures de la sensualité, comme le montre le nom de la seule personnification qui intervient dans l’épisode du parc, Désir, mis en scène dans une course enflammée à la poursuite des sauvageonnes (pp. 510-512). Le visage, quant à lui, éblouit par son éclat lumineux. Seuls le teint « cler et brun » (p. 510) et les yeux attirent l’attention du chevalier. Une série d’adjectifs laudatifs dépeint le regard : « friant, joyeux et esveillé, riant, poupin et enjoué » (p. 510).

La sauvageonne se différencie ainsi par sa pilosité, mais cet Autre n’est pas monstrueux, laid ou difforme. Tout en elle n’est que beauté et grâce. Plus encore, sa peau claire, ses yeux expressifs et riants, sa blondeur, signalée par les termes « tresblonds chiefs » (p. 510) et l’image des poils faits d’ « or fin » (p. 506), l’élèvent au même rang que les grandes beautés décrites dans la littérature médiévale telles Énide et Blanchefleur. La figure de l’Autre est donc idéalisée, elle incarne la vision occidentale de la perfection physique.

Leur nudité se pare d’ornements floraux. Leur tête est couronnée « d’ung jolly chappellet fait de florettes et de roses parmy blanches et vermeilles » (p. 510). Sur les hanches, elles portent « des sertures de rortres de muguet et aussy de pervanche » (p. 510). Le « chapel de fleurs » est un motif topique. Dans le Roman de la Rose, les jeunes gens du jardin de Déduit portent ce type de parure. La rose, le muguet, la pervenche évoquent le mois de mai et la « reverdie » qui préfigure le cadre de ce récit. Et peut-être également un langage courtois jouant sur la symbolique des fleurs, tel qu’on le trouve dans Les Fortunes et Adversitez de Jean Régnier. Ces résonances diverses suggèrent une coloration courtoise de la figure de l’Autre. La description de sa nature et de ses activités approfondit cette optique. Elles sont « tousjours joyeuses, lyez et esbatans, dansans d’un bout à autre, courans et à la foiz chantans » (p. 506). La structure énumérative employée vient souligner la vivacité des jeunes femmes, tandis que les participes présents rendent compte de l’éternité qui règne sur ce verger, signalée par l’adverbe temporel « toujours ». « Joyeuses, lyez, esbatant, dansant, courant, chantant » sont des termes qui expriment leur insouciance et leur innocence. Elles vivent de jeux, de divertissements et de plaisirs simples comme la danse, le chant et la jonglerie, qui offrent des spectacles étonnants :

En leurs mains tenoient pommes de grenades et d’orenges, qu’en l’aer hault gectoient et par esbat gentement les recueilloient, sans point, voir, y faillir. (p. 510)

Au tambourin lancé en l’air par les jongleuses du Roman de la Rose, se substituent des fruits exotiques, coloration orientale d’une scène d’amusement courtoise. Elles se distinguent par leur grande agilité, puisqu’elles rattrapent les fruits « sans point faillir » et « a la foiz se prenoient a danser selon le ton que la harpe disoit, sy vistement et au vray que ung seul pas n’y failloient » (p. 510).

Elles jouissent de l’immortalité et semblent goûter une sérénité sans fin : « elles sont immortelles, sans jamais mal avoir […] sans nul mesaise avoir. Pas n’ont soucy de leur mengier : autre chose jamais ne mangeüent que des tresbeaulx fruictz qui ou parc croissent » (p. 506). Les sauvageonnes vivent ainsi entre elles, dans un état d’autarcie puisqu’elles se nourrissent des fruits du parc et s’abreuvent aux fontaines de vie. La répétition de l’adverbe « sans » exprime l’ataraxie et la douceur de vivre dans laquelle elles se trouvent. Contrairement aux figures du Roman de la Rose qui invitent l’Amant à participer à leurs jeux, les sauvageonnes du parc se montrent farouches lorsqu’elles s’aperçoivent de l’intrusion dans leur espace du chevalier et des compagnons, qui prennent à leur tour la figure de l’Autre :

Sy s’enfouirent a grans saulx, vistement comme s’elles volassent, par telle fasson qu’à ung moment toutes furent perdues. (p. 506)

Vivaces, agiles et rapides, elles se comportent comme des biches, auxquelles elles sont d’ailleurs comparées plus loin, ce que suggère l’expression « s’enfouirent a grans saulx ». Seule la musique peut alors les faire sortir de leur cachette. À l’instar d’Orphée dont la lyre charme la nature, les créatures et les hommes, la gardienne qui joue de la harpe adoucit et apprivoise l’être sauvage par le pouvoir de ses accords mélodieux :

Sy demanda […] s’yl estoit possible de les pouoir revoir. Sy luy respondirent que ouy, par une fasson et non jamais par aultre, c’est assavoir, que l’une des deux damoyselles se print a sonner de la harpe. (p. 508)

Rien d’inquiétant ne vient troubler l’harmonie de ce parc exotique qui rappelle le jardin d’Eden par son espace clos et protégé, son abondance végétale, ses fontaines centrales et intarissables au nombre de trois, à l’image de la Trinité. La paix, l’innocence et la douceur des sauvageonnes sont assurées, ainsi que l’éternité dans laquelle le parc tout entier semble suspendu : félicité et vie éternelles, éternel printemps avec ces fruits mûrs à tout moment de l’année et les feuilles « drues et vertes » de ces arbres « tresverdoyans » (p. 502). L’exotisme devient image du paradis terrestre, paradis perdu que l’homme médiéval cherche à retrouver dans la figure de l’Autre et de l’Ailleurs, de l’Exotique.

Si l’altérité suscite la nostalgie, elle n’engendre pas moins l’émerveillement et la fascination, comme le montre l’emploi du terme « merveille » :

Sy s’en allerent et hors la porte yssirent, tousdis parlans de la tresgrant merveille que la dedans ilz avoient veue. (p. 512)

Les arbres et les sauvageonnes du parc, qu’on ne trouve pas « par deça la mer » (p. 508), engendrent la merveille. La profusion, la beauté, la richesse des végétaux, la perfection et les pouvoirs surnaturels de ces étrangères, proches des êtres « faés » des lais et romans, rendent la langue impuissante : « sy veirent […] tant de manieres de fruictz que racompter nulluy ne sçauroit » (p. 508). L’altérité est de l’ordre de l’indicible et de l’ineffable, elle relève du merveilleux et de la magie, ce que révèle le nom du parc, « faé », ainsi que l’explication étiologique donnée par la gardienne :

« Et sachez pour tout vray que le parc que cy voyez a nom le Parc faé. Mais la cause pourquoy ainsi est appelé fut pour ce que, ou temps de Merlin, qui en la Grant Bretaigne estoit, ledit Merlin ayma par amours la seur du roi Artus, qui avoit nom Morgain et aprint de Merlin tout l’art d’enchanterie, que on dit art magicque, lequel art Merlin luy avoit enseigné […]. Advint depuis que laditte dame vint vers Vénus ; par cy passa, laquelle, a la requeste de Vénus, par enchantement composa ce parc tel que le voyez. » (p. 506)

Malgré le fort syncrétisme présent dans Le Livre du Cuer d’amour espris, l’exotisme n’occupe pas, dans l’imaginaire de René d’Anjou, la place à laquelle on aurait pu s’attendre chez un prince cultivé du xve siècle, dont les goûts et les orientations personnelles témoignent d’une ouverture certaine sur les figures de l’Autre et de l’Ailleurs. Lieux et personnages venus de l’Ailleurs ne sont évoqués qu’en filigrane ou de façon allusive, et à une fréquence faible. De même, alors que les ménageries de ses châteaux comptent une multitude d’espèces en tout genre, l’œuvre du duc en est finalement bien dépourvue ; le lion et le perroquet en sont les seuls représentants. Victimes d’une banalisation progressive de leur image et de faits de mode princière, ces animaux d’origine exotique ont perdu leur identité propre. L’épisode du « parc faé » est tout à fait à part. Le motif du parc recouvre en effet un très grand potentiel narratif en rapport avec l’exotisme. Il exploite le topos du jardin merveilleux planté d’arbres exotiques, en même temps que celui de l’être sauvage venu de contrées inconnues, placé sous le signe de la femme. Cette représentation de l’exotisme paradisiaque, où se mêlent enchantements, exaltation de l’abondance, enivrement du raffinement et de la sensualité, révèle l’attitude de la fin du Moyen Âge occidental envers l’Orient, attitude mise en lumière à travers la seule personnification qui intervienne dans l’épisode du parc, le Désir, force de l’élan relevant à la fois de l’appétence sexuelle et de l’aspiration. Toutefois, la question du statut de cette interpolation doit être posée. Nous savons que la fin du paragraphe CXLII a été grattée pour être remplacée par le passage du « parc faé », dont « l’écriture est d’une autre main »13. Si l’on ajoute à cela l’extrême concentration d’exotisme qui tranche avec le reste du Livre du Cuer, il est légitime de se demander si cette fin de paragraphe, présente dans un seul manuscrit, fait réellement partie de l’œuvre de René d’Anjou et de son imaginaire.

Notes

1 Marco Polo, Le Devisement du monde, éd. Ph. Ménard, Genève, Droz, 2001. Retour au texte

2 Genève, Slatkine Reprints, 1969. Retour au texte

3 Le Palais Jacques Cœur de Bourges présente des décors évoquant sa passion pour l’Orient. Retour au texte

4 Éd. F. Bouchet, Paris, Le Livre de Poche, 2003, vv. 1094-95. Retour au texte

5 D’autres écritures en langues étrangères sont mentionnées, p. 328 : « Maints autres escuz et aldargues morisques et targes d’Almaigne avoit oudit portal hault et bas, d’un cousté et d’autre, sans nombre, et a si grant quantité que possible ne seroit les nombrer, esquielz avoit maintes diverses figures et escriptures desoubz en lectre grecques et lectres morisques, en almant, en latin et en anglois, en espaigneul, en lombart, en françois, en hongre, en behaignon et en maints autres langaiges […] ». La plupart de ces langues étaient parlées par René d’Anjou, comme en témoigne sa bibliothèque qui comprenait des livres hébreux, latins, grecs, mais aussi arabes, turcs, italiens et allemands. Voir A. Lecoy de la Marche, Le Roi René…, op. cit.. Retour au texte

6 Sardanapale était connu pour être efféminé. Retour au texte

7 Omphale avait appris à Hercule l’art de tisser. Retour au texte

8 Ibidem, note 2, p. 425. Pour une étude de l’histoire des perroquets, voir notamment B. Ribémont, « Histoires de perroquets : petit itinéraire zoologique et poétique », Reinardus, 3, 1990, pp. 155-171. Retour au texte

9 Voir A. Lecoy de la Marche, op. cit., p. 19. Retour au texte

10 Le choix de cet organe, qui évoque le chevalier Cœur du Livre du Cuer, et l’occupation par les perroquets de la cour intérieure du château d’Amour renforcent la relation exploitée dans la littérature médiévale, du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris et Jean de Meun aux Épîtres de l’Amant vert de Jean Lemaire de Belges, entre le perroquet et le sentiment amoureux. On pourrait également y voir une allusion au motif du cœur mangé, comme le suggère B. Ribémont dans « Histoires de perroquets… », op. cit., p. 171. Retour au texte

11 Aux vers 70-73 du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris et Jean de Meun, il est dit que la joie est dans le cœur des oiseaux : « […] sont en may pour le tens serin / Si lié qu’il mostrent en chantant / Qu’an lor cuers a de joie tant / Qu’il lor estuet chanter par force ». Il y a peut-être chez René d’Anjou une relation de cause à effet entre l’idée d’un cœur « rempli de joie » et celle d’un cœur « procurant de la joie » (éd. et trad. A. Strubel, Paris, Le Livre de Poche, 1992). Retour au texte

12 Vienne, National-Bibliothek, cod. Vindobonensis 2597. Retour au texte

13 F. Bouchet, éd. cit., p. 502. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Sophie O. Poitral, « Les curiosités orientales de l’île d’Amour dans Le Livre du Cuer d’amour espris », Bien Dire et Bien Aprandre, 26 | 2008, 245-255.

Référence électronique

Sophie O. Poitral, « Les curiosités orientales de l’île d’Amour dans Le Livre du Cuer d’amour espris », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 26 | 2008, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/923

Auteur

Sophie O. Poitral

Université de Paris IV

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CC-BY-NC-ND