L’originalité de la figure de l’Irlandais dans la légende du purgatoire de saint Patrick

DOI : 10.54563/bdba.925

p. 259-270

Plan

Texte

« […] il sortit donc de Cornouailles, franchit un bras de mer, et arriva dans le pays amer. C’était l’Irlande, une région inconnue immense avec de vastes et profondes forêts, des landes de bruyère ; les agglomérations étaient si dispersées qu’on avait du mal à les rejoindre ; à suivre bien son chemin, on en avait de l’aube jusqu’au soir, sinon l’on se perdait à travers les forêts, dans les tortures de la faim et de la soif. Alors Lancelot déplore grandement l’erreur qui lui a fait désirer ce pays. C’est une terre périlleuse que l’Irlande […] ».

Les Merveilles de Rigomer, trad. Marie-Luce Chênerie, La Légende arthurienne, Paris, Laffont, 1989, p. 969.

Quand on pense à l’Irlande au Moyen Âge, la silhouette du monstrueux Morholt se profile de manière inquiétante derrière celle de la belle Yseut1. L’Irlande et les Irlandais semblent liés à un imaginaire contrasté. Mais qui sont les Irlandais pour les hommes des xiie et xiiie siècles ? On trouve des éléments de réponse déterminants dans l’œuvre de Giraud de Barri. En effet, Giraud a proposé une description de la terre d’Irlande et du mode de vie de ses habitants (Topographia Hibernica2, 1187-1188) pour mieux justifier la nécessité de l’implantation anglaise (Expugnatio Hibernica3,1189). Alter orbis […], altera natura (Topographia, III, 10, p. 245), dit Giraud  : l’Irlande semble pour le moins exotique voire pire encore ! De fait, le mythe du barbare est en expansion à la fin du xie et au début du xiie siècle et Giraud reprend cette perception de l’Autre (Topographia, III, 10, pp. 243-5). Les Celtes sont des barbares, tout comme les Scandinaves ou les Slaves. Les Irlandais sont véritablement des sauvages qui ont échappé à toute culture, « un peuple qui ne vit que des bêtes et vit comme les bêtes » (Topographia, III, 10, p. 244). Giraud en veut pour preuve cette histoire de deux hommes, habitants du Connacht, rencontrés par des marins au cours d’une tempête, qui n’avaient jamais vu un bateau, ni même des vêtements d’homme, du pain ou du fromage (Topographia, III, 26)… L’Irlande est en outre une terre en friche4, livrée au paganisme et à des semi-hommes qui ont toutes sortes de pratiques sexuelles réprouvées  : ainsi dans l’extrême nord de l’Ulster, le roi du Cerél Conaill s’unit à une jument avant de la manger en compagnie de son peuple et de prendre son bain avec l’eau dans laquelle l’animal a cuit (Topographia, III, 25). D’autre part, l’Irlande peut être considérée comme la terre d’un mythe économique, politique voire moral et religieux. Les Irlandais y vivent selon le fameux « mode […] pastoral primitif »  :

Ce peuple est un peuple sauvage, un peuple inhospitalier ; un peuple qui ne vit que des bêtes ; un peuple qui n’a pas abandonné le mode de vie pastoral primitif. En effet, alors que le progrès a fait passer l’humanité des forêts dans les champs, puis des champs dans les villes et dans les assemblées de citoyens, ce peuple, méprisant les travaux de la terre, indifférent aux richesses des villes, et ne faisant aucun cas des droits des citoyens, n’a pas su désapprendre et délaisser la vie qu’il avait toujours menée dans les forêts et les pâturages5.

Il n’existe pas, en Irlande, de monarchie centralisée ou héréditaire et les Irlandais ne respectent rien de ce qu’un homme comme Giraud de Barri peut juger sacré (Topographia, III, 19, p. 251). Ainsi, ils commettent perfidies et trahisons (Topographia, III, 20). Néanmoins, on sait que l’implantation chrétienne en Irlande est ancienne. Au xiie siècle, de nombreuses communautés s’y sont largement développées, notamment celles des Cisterciens6, ce qui pourrait donner l’illusion d’une forme d’orthodoxie du clergé irlandais et laisser présager d’une moralisation de l’Irlande. Toutefois, Giraud de Barri dénonce l’hypocrisie du personnel religieux irlandais et d’autres avec lui ont assez souligné combien le christianisme irlandais était davantage une forme de synthèse syncrétique qu’une véritable adhésion à quelque dogme théologique7. Pour Giraud de Barri, il est donc juste et nécessaire que les Anglais civilisent le peuple irlandais considéré comme « irrécupérable », plus proche de la sauvagerie que de l’humanité ! Or le point de vue de Giraud semble être l’expression du préjugé dominant à l’époque. Pourtant j’aimerais montrer que les textes, quasiment contemporains de l’œuvre de Giraud, qui relatent la légende du purgatoire de saint Patrick et font référence à la figure repoussoir de l’Irlandais, proposent une perception sensiblement différente de l’opinion commune.

La première trace écrite de cette légende qui nous soit parvenue est le texte latin du Tractatus de purgatorio sancti Patricii 8 d’un certain moine H. de Saltrey, écrit entre 1173 et 1185 (vraisemblablement vers 1185). Cette œuvre a été abondamment réécrite et a été conservée dans de très nombreux manuscrits9, ce qui témoigne de sa diffusion et de son importance, entre les xiie et xve siècles. La réécriture la moins méconnue est celle de Marie de France dans L’Espurgatoire seint Patriz (vraisemblablement après 1189, soit peu après la rédaction des œuvres de Giraud). La matière essentielle de la légende est double. Elle relate dans un premier temps la révélation par Dieu d’une entrée terrestre de l’Autre monde à saint Patrick. Cette porte de l’au-delà est géographiquement située dans une grotte, sur une île, au nord de l’Irlande. Dans un second temps, la légende rapporte le voyage d’un chevalier pénitent qui parcourt l’au-delà, purgatoire et paradis terrestre, après être entré dans la grotte. Le chevalier rend ensuite témoignage de tout ce qu’il a vécu pendant son cheminement dans l’Autre monde. L’Irlande et les Irlandais sont donc extrêmement présents dans cette légende, non seulement dans le cadre spatial de ce qui est raconté mais aussi par la figure privilégiée d’un vieil Irlandais, représentatif de la condition de son peuple, dont on raconte qu’il serait venu se confesser auprès de saint Patrick.

L’effroyable sauvage irlandais

En surface, l’Irlandais tel que le présente la légende ne semble pas très éloigné du rustre de la Topographia. Dans le texte du moine H. de Saltrey, on ne s’étonne pas de lire que les Irlandais sont bestiales (p. 92). Ils semblent se caractériser par leur rudesse, leur ignorance et leur vacuité spirituelle et religieuse  : ils ne connaissent ni confession ni communion10 et semblent surtout indifférents au sens du Bien et du Mal. H. de Saltrey souligne combien ces hommes sont enclins au mal, ad malum proniores (p. 96), en raison de leur ignorance, per ignorantiam (p. 96). Cela confirme l’appréciation de Giraud de Barri selon laquelle le peuple irlandais est « le plus ignorant des rudiments de la foi » (Topographia, III, 19, p. 251) et reprend le mythe, également diffusé par Giraud, de l’homme sauvage qui n’a jamais entendu parler du Christ et ne connaît aucun rite chrétien (Topographia, III, 26). Les Irlandais vont jusqu’à ne pas même se soucier de l’homicide ! Le moine de Saltrey donne pour exemple de cette barbarie le cas du vieil Irlandais qui désire prendre la communion et à qui l’on demande de se confesser. Ce dernier pense se soumettre avec honnêteté à la règle de l’exercice. Toutefois, quand on lui demande s’il n’a rien omis d’avouer, il répond qu’il ne le pense pas. Or le confesseur, soupçonnant quelque oubli, lui demande alors s’il n’a pas commis quelque homicide ; ce à quoi l’homme répond avec une formidable désinvolture  :

[…] nescire se pro certo si plures quam quinque tantum homines occidisset, multos vero a se ita vulneratos esse asseruit, de quibus nesciret si inde obierunt an non. Ita dixit parvipendens et quasi innocens satis esset in eo quod tam paucos occidisset ; nescuit enim homicidium dampnabile esse peccatum11.

L’épisode vise à marquer les esprits. D’ailleurs, cela n’a pas échappé à Marie de France qui, dans l’Espurgatoire seint Patriz, déploie une stylistique singulière pour réécrire le passage. En effet, elle utilise le discours direct pour faire dire au viel homme  : « ne cuidai, bien le sachez, / ke ço fust dampnables pechez » (vv. 245-6). L’invention de la narratrice confère un aspect plus vivant au style et, surtout, donne le sentiment de la vérité d’une confession authentique et directe. Cette preuve d’ingénuité de l’Irlandais est d’autant plus frappante qu’elle est livrée de la bouche même de celui qui a commis les pires péchés. Le discours direct assure au texte un plus grand impact affectif et lui permet une meilleure efficacité pragmatique. Cela démontre combien les Irlandais sont loin d’avoir une juste image de ce qu’est le péché, d’autant que Marie insiste, en précisant  : « n’ert pas pechié, ço lui ert vis, / si il aveit homë occis » (vv. 237-8). Or, comme le rappelle le Tractatus, certaines fautes semblent plus graves que d’autres  : homicidium dampnabile esse peccatum12. L’homicide est ainsi péché ultime !

Néanmoins, la relative légèreté du ton de la confession du vieil homme semble amoindrir la condamnation, d’autant que Giraud présente également les Irlandais comme des enfants de la Nature, le plus souvent dotés d’une force physique exceptionnelle, qui les rend capables de toutes les brutalités avec le plus grand naturel (Topographia, I, 37, p. 195 et III, 10, p. 243). Il les montre la hache « toujours à la main en guise de bâton » (Topographia, III, 21). Toutefois, le vieil homme de la légende aggrave paradoxalement son cas par son inconscience du poids de sa faute et sa méconnaissance du châtiment qu’il encourt. La vie humaine ne semble pas avoir grand prix à ses yeux, non plus que les commandements divins, ce qui fait de lui une bête plus qu’un homme véritable. Cela confirme le point de vue de Giraud, quand il explique que les Irlandais commettent une faute plus grave encore que de ne pas considérer l’homicide comme un péché13. Pour lui, le mal est plus profond  : l’homicide se double du non-respect des morts. Ainsi, au soir d’une victoire, un roi du Leinster, Diarmait Mac Murchada14, contemple les têtes d’ennemis morts, saute de joie en battant des mains puis prend l’une d’entre elles par les oreilles et par les cheveux, la tient à hauteur de sa bouche, la mord et déchire avec ses dents le nez et les lèvres (Expugnatio, I, 4, p. 36). Dans cette mesure, l’image de l’Irlandais, selon la légende du purgatoire de saint Patrick, semble d’abord en accord avec celle que fournit le mythe irlandais traditionnel de Giraud de Barri. D’ailleurs, comme le souligne J.-M. Boivin, « de l’histoire à la fiction, les représentations de l’Irlande dans la littérature médiévale frappent par leur cohérence »15.

La profonde aspiration au Bien des Irlandais et le rôle civilisateur anglais

Pourtant, à la seconde lecture, on s’aperçoit d’une nette spécificité dans le caractère des habitants d’Erin exposé dans la légende. Autant les Irlandais sont rudes, ignorants et pécheurs, autant ils sont prompts au répentir et recherchent le pardon d’un coeur sincère quand on leur montre le droit chemin  :

Habent enim hoc quasi naturaliter homines illius patrie ut, sicut sunt alterius gentis hominibus per ignorantiam ad malum proniores, sic, dum se errasse cognoverint, promptiores et stabiliores sunt ad penitendum16.

Cela va au rebours du soupçon d’hypocrisie religieuse émis par Giraud. Surtout c’est foncièrement contradictoire avec son opinion selon laquelle, chez les Irlandais, « tout ce qui est naturel est excellent, presque tout ce qui est acquis est déplorable » (Topographia, III, 10, p. 245), sauf à penser, comme il est loisible, que « ce qui est acquis » correspond à l’état dans lequel les Anglais trouvent les Irlandais à l’époque de la conquête, alors que leur bon naturel serait le souvenir de leur caractère ancestral. De fait, la mythologie irlandaise donne des ascendants prestigieux au peuple actuel. On pense par exemple à Tuan, l’un des hommes de Partholon, arrivé en Irlande trois cents ans après le déluge. Il aurait tué de néfastes géants et aurait eu une longévité exceptionnelle (plus de mille cinq cents ans !), avant d’être baptisé par saint Patrick lui-même (Topographia, III, 2, p. 239).

Quoi qu’il en soit, la possibilité d’un changement du caractère des Irlandais ouvre de nouvelles perspectives à l’implantation anglaise en Irlande. La position tenue dans la légende est, sur ce point, plus habile que celle de quelque trop fier conquérant, car elle semble s’appuyer non seulement sur le constat de l’indigence et de la faiblesse des Irlandais, dans le but de justifier la nécessité de la conquête anglaise, mais encore elle ouvre des perpectives plus lumineuses, jouant tant sur le rôle civilisateur des Anglais que sur l’aptitude des Irlandais à devenir meilleurs. Ce n’est d’ailleurs pas le seul aspect, plus ou moins déguisé, sous lequel la légende peut être considérée comme un instrument de propagande politique17. L’image que l’on donne de l’Autre, de sa terre, de ses mœurs, n’est pas destinée uniquement à constituer un repoussoir pour renforcer ou affermir l’identité du Même, elle vise également ici à permettre à cet Autre de se constituer une nouvelle identité méliorative, qui ne soit pas seulement conflictuelle avec celle des conquérants. Il est intéressant de constater que ce positionnement ménage, dans la représentation de l’ailleurs exotique, une place qui puisse être occupée sans trop d’encombres par « l’indigène ».

Un tel choix, qu’on pourrait taxer d’artificiel, est assez rare pour qu’on le souligne. C’est bien parce que les Irlandais ont cette aptitude hors du commun à se modifier, à évoluer et cette propension à suivre la voie du Bien qu’ils ne sont pas de simples barbares à exterminer ou à craindre, mais qu’ils peuvent devenir de véritables partenaires, des alliés ou des disciples… La position est significative, surtout si l’on se souvient que les Anglais ont déjà tenté à différentes reprises de débarquer en Irlande, sans grand succès18 ! La légende de Tristan et Iseut ne rapporte-t-elle pas le tribut cruel et mythique que les Irlandais prélevaient sur les Anglais, au temps du roi Marc ? Comme l’énonce ironiquement la saga norroise de Tristan, « les Irlandais aimaient beaucoup l’Angleterre, car le roi qui régnait alors sur l’Angleterre était incapable de se défendre, aussi l’Angleterre fut longtemps soumise au tribut irlandais »19. La force seule ne semblait pas avoir donné toute satisfaction… La puissance anglaise devait trouver des alternatives plus fines.

Les Irlandais sont-ils vraiment un peuple exotique ?

Mais, si les Irlandais ne demandent finalement qu’à ressembler à leurs conquérants, peuvent-ils encore être considérés comme un peuple exotique ? De fait, si l’on se réfère aux différents sens de la particule grecque « exô », on constate qu’au premier abord le peuple irlandais semble exotique au sens où, dès le départ, il est placé sous le signe de l’exception, de l’écart par rapport à la norme, aux tabous et aux interdits communs  : comme l’affirme Giraud, « ce peuple est si différent des autres et si vicieux ! » (Topographia, III, 26, p. 256). On peut d’ailleurs en juger par les exemples qu’il fournit et que semble superficiellement corroborer la légende du purgatoire de saint Patrick. Néanmoins, la propension des Irlandais à adhérer au nouveau modèle moral qu’on leur propose semble les dépouiller de tout exotisme réel, pour autant qu’est « exotique » ce qui est « au-dehors », y compris au sens de « en relief, en saillie » ou « opposé à l’intérieur, voire à l’intériorité, à l’âme ou à l’intelligence ». De fait, les Irlandais ne seraient plus si « extérieurs » au monde des conquérants puisqu’ils aspireraient à s’y intégrer ou, mieux, à l’intégrer.

Ainsi, si exotisme il y a dans la légende du purgatoire de saint Patrick, il est profondément paradoxal, car elle retient significativement de l’Irlande ce qui n’est précisément pas « en relief, en saillie », mais ce qui est caché, mystérieux, masqué, souterrain  : à la fois comme cette grotte révélée au patron irlandais, qui permet de pénétrer dans l’Autre monde, cachée à l’intérieur, sous la surface de la terre, et comme cette nature originelle et insoupçonnée du peuple irlandais. Nul exotisme de surface donc ! L’exotisme de la légende est paradoxal, c’est celui de l’intériorité, du creux, de la vérité profonde, à la fois du réel, du monde, et de l’homme, de l’Irlandais. Or, en ce sens, l’exotisme n’y serait, comme il ne l’est d’ailleurs bien souvent, qu’un détour pour permettre un rapport plus essentiel avec le Même, avec soi, par et par-delà l’exotique Autre. L’impression d’exotisme qui peut se dégager de la légende provient justement de ce qui n’est qu’apparence, car ce qui est fondamental, l’âme irlandaise, n’est pas si exotique que cela, ou plutôt d’un exotisme plus radical encore. De fait, elle est exotique comme l’est, pour chacun, sa propre intériorité, comme le sont les rapports mystérieux de chaque homme au monde et au divin. Ceci semble être une singularité irréductible de la légende du purgatoire de saint Patrick par rapport au traitement mythique traditionnel de la figure de l’Irlandais20.

Mais ce n’est pas la seule. « Exô » implique encore parfois « au-delà de… ». De fait, l’Irlande de la légende est exotique car elle ouvre les portes de l’ailleurs absolu, de l’Autre monde. Elle dévoile un au-delà au plan géographique et religieux, mais également au plan psychique  : comme le séjour de l’âme après la mort (dans une perspective chrétienne) est exotique pour qui est vivant, mais aussi comme l’Autre, l’homme exotique, est toujours un au-delà de nous-mêmes, un autre monde. L’Autre, l’Irlandais, si exotique et si proche de nous à la fois, est une manifestation de la part d’altérité qui est en chacun. Cette part autre en nous-mêmes n’est pas nécessairement visible mais on la devine aisément ; de manière identique, l’Autre monde de la légende n’a pas besoin d’être révélé et vu par les hommes pour exister au sein même de notre monde. Le voyage dans l’Autre monde que relate la légende et la géographie de l’au-delà qu’elle propose peuvent ainsi être assimilés à des métaphores pour signifier la rencontre avec l’Autre, qui affleure en nous, comme l’au-delà se situe, dans ces textes, à fleur de terre, juste derrière la première surface. On comprend que l’exotisme que propose la légende du purgatoire de saint Patrick est singulier car il repose sur un fort sentiment de l’unité profonde du monde et de l’homme, par delà les frontières entre ici-bas et au-delà ou encore entre la vie et la mort. Car cela peut paraître antithétique avec les idées mêmes de fragmentation, de rupture ou de frontière, traditionnellement considérées comme inhérentes à la notion d’exotisme.

D’ailleurs, de manière plus générale, la légende du purgatoire de saint Patrick, même si elle semble liée au questionnement politique contemporain, ne peut pas être réduite à un outil idéologique univoque. Elle comporte une résonnance bien plus vaste. Elle rapporte avant tout le voyage d’un chevalier pécheur dans l’autre monde. Pour mériter le pardon de Dieu, le chevalier parcourt le purgatoire et endure avec courage et foi des épreuves terrifiantes avant de parvenir au séjour glorieux du paradis terrestre et y connaître la consolation. Enfin, il retourne dans notre monde pour porter témoignage de la toute-puissance divine, des terribles tourments que doivent redouter les pécheurs et du bienheureux devenir des justes. On comprend qu’un tel récit ne saurait être ramené à sa dimension politique, tant il touche aux fondements même du questionnement de l’homme sur lui-même, sur le Bien et le Mal, sur la Mort ou sur Dieu… Le témoignage que rend le chevalier à la sortie de la fosse et que relaient les narrateurs des différentes versions de la légende s’emploie à révéler la vérité du monde, de ce monde si singulier, qui permet d’accéder, derrière l’écorce, en pénétrant dans une grotte, à un Autre monde mystérieux et toujours caché. Ce témoignage dévoile également la vérité sur l’homme, sur sa nature profonde, sur la puissance de la foi du chevalier qui seule a pu le faire revenir de ce séjour périlleux. De la même façon, la civilisation anglaise serait révélatrice de la vérité du peuple irlandais. Les Irlandais auraient longtemps vécu dans le mensonge, dans l’ignorance et dans l’erreur, mais comme pour le chevalier qui traverse l’au-delà, la confrontation des Irlandais avec la vérité anglaise, ne pourra que révéler leur propre vérité. Une civilisation plus douce21 ne fera que rendre compte de l’aptitude profonde des Irlandais au Bien. Le rôle civilisateur serait avant tout un rôle révélateur. Déjà, par le passé, saint Patrick, avec l’aide de Dieu, a rempli cette fonction de révélateur du réel, en offrant aux Irlandais une entrée terrestre à l’Autre monde ; à présent, les Anglais reprennent son œuvre civilisatrice. On est bien loin, là, d’une quelconque idéologie d’extermination des races viciées ou de l’expression d’un mépris absolu pour l’Autre, même si on retrouve, par ailleurs, une forme de paternalisme moralisateur qui peut exaspérer.

De plus, la réécriture de la légende en langue vulgaire par Marie de France dans son Espurgatoire seint Patriz va plus loin encore car l’auteur insiste sur le désir ardent qui pousse le vieil Irlandais à rechercher la proximité de Dieu par la confession et le repentir. Il n’attend pas seulement d’être sollicité mais se porte au-devant du Bien. L’auteur utilise de nouveau le discours direct absent de sa source latine  :

« Sire, dist il, pur Deu vus pri,
ma penitence me chargez,
ore avez oï mes pechiez. » (vv. 252-4)

Marie a pris la pleine mesure de la tonalité emplie de promesses de la légende qu’elle relate  : il s’agit de proposer un avenir et un destin meilleurs à des hommes qui en sont capables. D’ailleurs, n’est-ce pas également un signe de l’élection de cette terre par Dieu que d’y trouver une entrée terrestre de l’au-delà ? Les rudes hommes du pays refusent de croire au Dieu chrétien sans preuves concrètes de son existence, nous dit H. de Saltrey  :

igitur, cum beatus Patricius, ut predixi, hanc gentem voluisset et terrore tormentorum infernalium et amore gaudiorum paradisi [ab errore] avertere et avellere, dicebant ad Christum se numquam conversuros, nec pro miraculis que videbant ab eo fieri, nisi aliquis eorum et tormenta illa malorum et gaudia bonorum posset intueri, quatenus rebus visi certiores fierent quam promissis22.

L’Irlande était donc l’endroit idéal pour placer le lieu du purgatoire et pour le rendre accessible aux hommes ; ses habitants mêmes le réclamaient !

Mais ces habitants incrédules ne sont-ils pas bien proches de nous par leur incrédulité même ? L’Autre exotique n’est-il pas une fois encore un excellent alibi pour dire nos angoisses et nos incertitudes ? L’Autre ne croit pas, que Dieu lui donne des preuves !… et je les aurai aussi ! C’est selon cette logique que s’élaborent les différentes réécritures de la légende qui ne manquent pas de se clore sur un appel à la foi et sur une prière nous exhortant à faire nôtres les révélations faites aux Irlandais. N’est-il pas également loisible de deviner là une invitation subtile adressée aux lecteurs à se montrer moins sauvages et rustres que ces hommes, et à croire ce qui leur est dit sans exiger de voir par leurs propres yeux ? On revient ainsi de l’Autre au Même, à soi, et l’on s’éloigne assez nettement du mythe irlandais traditionnel. D’ailleurs, la confession tellement topique du vieil Irlandais est supprimée dans plusieurs réécritures de l’œuvre latine du moine de Saltrey  : celle d’un certain Bérol, dans la seconde moitié du xiie siècle, celle de l’auteur anonyme des manuscrits Harley 273 et BNF fr. 2198, au début du xiiie siècle, et celle de l’auteur du texte anglais de Yale, dans le troisième quart du xve siècle. Qu’est-ce à dire, sinon que le recours à l’image du sauvage irlandais mythique importe peu dans l’intention de la légende ? De fait, la vision de l’Irlande que propose la légende du purgatoire de saint Patrick semble aller bien au-delà de celle de ses effroyables habitants. On peut même gommer toute référence les concernant directement car l’exotisme du purgatoire de saint Patrick est le nôtre propre, il est exotisme intérieur.

Notes

1 Le mythe irlandais médiéval comporte souvent la fille du roi d’Irlande ou la reine d’Irlande qui n’est autre qu’une femme idéalisée ou, plus justement, une fée. On pense par exemple à la quête amoureuse de la reine d’Irlande par le héros du roman Durmart le Gallois (vers 1240). Retour au texte

2 Giraud de Barri, Topographia Hibernica  : éd. J.-M. Boivin, L’Irlande au Moyen Âge, Paris, Champion, 1993. Retour au texte

3 Expugnatio Hibernica, éd. A. B. Scott et F. X. Martin, Dublin, Royal Irish academy, 1978. Retour au texte

4 Cette image négative de la terre irlandaise est à mettre en contraste avec d’autres opinions sur l’Irlande, notamment celle de Henri de Huntington (1084-1155)  : Hibernia enim post Britanniam omnium insularum optima est (Historia Anglorum. The history of the English people, Oxford, Clarendon press, 1996, § 11, p. 28). Il fait par exemple référence au climat de l’île, à sa faune… On apprend ainsi que l’Irlande ignore toute présence d’espèce nuisible, notamment venimeuse, sur son sol. Retour au texte

5 J.-M. Boivin, op. cit., p. 244 et « Le Mythe irlandais dans la littérature du Moyen Âge », Pour une mythologie du Moyen Âge, éd. L. Harf et D. Boutet, Paris, ENS, 1988, pp. 137-154 ; c’est également ce mode de vie que décrit Guillaume de Malmesbury (1095 ?-1142 ?) dans ses Gesta regum anglorum, Vaduz, Krauz reprint, 1964, lib. V, § 409, p. 638. Retour au texte

6 Voir à ce sujet R. A. Stalley, The Cistercian Monasteries of Ireland, London, Yale University press, 1987 et L. Bitel, Isle of the Saints  : Monastic Settlement and Christian Community in early Ireland, Ithaca (N. Y.), London, Cornell University Press, 1990. Retour au texte

7 D. Edel, The Celtic West and Europe, Studies in Celtic literature and the early Irish Church, Dublin, Four Courts Press, 2001. Retour au texte

8 Voir le texte latin du Tractatus, édité en bas de page dans Marie de France, L’Espurgatoire seint Patriz, éd. Y. de Pontfarcy, Louvain/Paris, Peeters, 1995. Nos références sont données dans cette édition. Retour au texte

9 P. de Wilde, Le Purgatoire de saint Patrice, Origines et naissance d’un genre littéraire au xiie siècle, Anvers, 2000 ; cette thèse n’est pas publiée, elle est centrée sur l’édition et l’analyse de la version anglo-normande du manuscrit Cotton Domitianus A iv. De plus, elle propose une étude de la tradition manuscrite de la légende, en latin et en langue vulgaire, en France et à l’étranger. Retour au texte

10 Le vieil Irlandais de la légende vient se confesser, dicens se Corpus Christi nunquam percepisse (p. 92, « disant qu’il n’avait jamais reçu le Corps du Christ (pris la communion) » (ma trad.). Retour au texte

11 P. 96  : « […] il ne savait pas avec certitude s’il avait tué plus de cinq hommes, mais il soutint qu’il avait blessé de nombreux hommes dont il ne savait s’ils en étaient morts ou non. Il disait que cela était insignifiant et assez innocent dans la mesure où il avait tué si peu d’hommes ; en effet, il ne savait pas que l’homicide est un péché qui entraîne la damnation » (ma trad.). Retour au texte

12 P. 96, « L’homicide est un péché qui entraîne la damnation » (ma trad.). Retour au texte

13 D’ailleurs, on sait que pour la chevalerie cette question est bien controversée, puisqu’on tuait tout de même les ennemis. Saint Bernard de Clairvaux énonce ainsi que les membres de la chevalerie nouvelle qu’il prône peuvent parfois tuer pour la bonne cause. Retour au texte

14 La référence à ce roi est particulièrement significative car on peut penser qu’il aurait été un puissant roi d’Irlande au moment du voyage du chevalier relaté par la légende. Le personnage est d’ailleurs mis en contact avec un roi irlandais qui n’est pas nommé dans les textes, en sus de ses contacts avec le roi Étienne. Retour au texte

15 « Le Mythe irlandais… », art. cit., p. 149. Retour au texte

16 P. 96  : « En effet, les hommes de ce pays ont une nature telle que, de même qu’ils sont plus enclins au mal que les hommes d’une autre race en raison de leur ignorance, dans cette mesure, pourvu qu’ils aient connu qu’ils ont fait erreur, ils sont plus prompts et plus stables pour se repentir » (ma trad.). Retour au texte

17 Voir à ce sujet M. White-Le Goff, « Pour une lecture politique de la légende du purgatoire de saint Patrick », Vérité poétique, Vérité politique. Mythes, modèles et idéologies politiques au Moyen Âge, éd. J.-C. Cassard, E. Gaucher et J. Kerhervé, Université de Bretagne occidentale, 2007, pp. 435-445. Retour au texte

18 B. Smith, Colonisation and Conquest in medieval Ireland, 1170-1330, Cambridge, New-York, Melbourne, Cambridge University press, 1999. Retour au texte

19 Tristan et Iseut, Les poèmes français, la saga norroise, Paris, Le Livre de Poche, 1989, « La Saga scandinave », 26, trad. D. Lacroix, p. 526. Retour au texte

20 À propos du mythe traditionnel, voir J.-M. Boivin, art. cit.. Retour au texte

21 Si tant est qu’on demeure au plan de la propagande, car la douceur des envahisseurs n’est que bien relative dans les faits... Retour au texte

22 P. 98  : « Donc, alors que le bienheureux Patrick, comme je l’ai dit précédemment, avait voulu détourner cette nation [de l’erreur] et par la peur des tourments infernaux et par l’amour des joies du paradis, ils disaient qu’ils ne se convertiraient jamais en Christ, pas même pour les miracles qu’ils voyaient faits par lui, si quelqu’un des leurs ne pouvait voir ces tourments des mauvais et ces joies des bons, dans la mesure où ils sont plus certains des choses vues que des choses prédites » (ma trad.). Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Myriam White-Le Goff, « L’originalité de la figure de l’Irlandais dans la légende du purgatoire de saint Patrick », Bien Dire et Bien Aprandre, 26 | 2008, 259-270.

Référence électronique

Myriam White-Le Goff, « L’originalité de la figure de l’Irlandais dans la légende du purgatoire de saint Patrick », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 26 | 2008, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/925

Auteur

Myriam White-Le Goff

Université d’Artois (Arras)

Droits d'auteur

CC-BY-NC-ND