La notoriété de Daire le Roux après le Roman de Thèbes est illustrée dès la seconde moitié du xiie siècle dans le sirventes-ensenhamen de Guiraut de Cabrera, Cabra juglar, antérieur à 1165 :
De Daire ros 154
Que tant fu pros
Qui.s defendet de traïson. 1561
On trouvait déjà un Daire dans Floire et Blanchefleur2 ; on n’est pas étonné d’en retrouver un dans Ipomedon, roman dans lequel Hue de Rotelande reprend les noms de nombreux personnages de Thèbes3. Un peu plus tard (fin xiie-début xiiie s.), Peire de la Mula confond Daire et Darius4, tandis que l’auteur anonyme de la Chanson de la Croisade contre les Albigeois mentionne ce personnage de manière plus pertinente :
« T’a trames so sagel e de boca mandaire 3577
Que.t remenbre merces e.l jutjamen de Daire
E tramet li tel joia don totz sos cors s’esclaire ! » 35795
C’est dire le retentissement de cet épisode ajouté intégralement à la Thébaïde, en dépit d’une fallacieuse référence à Stace6. Ses dimensions varient considérablement d’une rédaction à l’autre : 872 vers dans le ms. C, représentant la version courte x (mss B et C), édité par G. Raynaud de Lage7 ; 2130 v. dans S, édité par F. Mora-Lebrun8 ; 2678 dans A et 1267 dans P, comme nous permet de le reconstituer l’édition de L. Constans9.
Nous évoquerons d’abord le contenu de cet épisode tel que le présente le ms. C, mais en signalant au passage les principales divergences de S. On s’interrogera ensuite sur ses sources, en particulier la parenté de ce récit avec l’histoire des croisades avant de débattre de la question cruciale : Daire a-t-il trahi ?
Le contenu de l’épisode
- Négociations (C, vv. 7291-7494)
Un jeune homme, fait prisonnier par Hippomédon, est l’objet d’égards intéressés de la part de Polynice qui, spéculant sur son inévitable gratitude, l’envoie sur parole, un jour, auprès de ses parents. Il est chargé d’obtenir de son père Daire la tour d’enceinte dont il a la garde. Au moment de retourner en captivité, le jeune prisonnier entreprend la négociation. Si sa mère est prête à livrer la tour pour assurer la liberté à son fils, Daire refuse de trahir ainsi la fidélité jurée à son seigneur Étéocle. Cependant, en remettant à son fils des présents pour Polynice, il lui promet de trouver un moyen d’amener le roi à le laisser livrer sa tour. S’il n’y parvient pas, celle-ci ne sera pas livrée à l’ennemi. Le ms. S présente alors un récit anticipé des événements : Daire expose à son fils la conduite qu’il adoptera, le résultat probablement négatif de sa démarche auprès du roi, et la façon dont, dans ce cas, il introduira les ennemis dans sa tour (vv. 8413-8512).
- Le conseil à Thèbes (C, vv. 7495-7688)
Le lendemain, à l’occasion d’un conseil, Daire s’oppose à Étéocle. Celui-ci, sollicité par trois Pincernaz, s’apprête à leur restituer une marche importante en échange de leur appui militaire. Daire s’oppose à cette transaction avec de solides arguments. Il en vient même à conseiller à son roi et seigneur de faire la paix avec son frère (C, vv. 7495-7576).
Ce discours déplaît fort au roi qui reproche à son vassal d’être exclusivement guidé par le désir de sauver son fils. Daire réplique en reprochant en particulier à Étéocle son manque de loyauté envers Polynice. Pour le bien des prisonniers thébains et celui de ses vassaux, auxquels il doit éviter de se trouver en situation de parjure, et afin de remettre son bien légitime à son frère, le roi doit faire la paix avec lui (C, vv. 7577-7610).
Étéocle commence à céder à la colère. Peu s’en faut qu’il ne frappe alors son vassal d’un tronçon de bois. Déjà, en tout cas, il le délie de ses obligations en le couvrant d’injures. À Othon qui le réprimande, le roi réplique qu’il est blessé par l’accusation de parjure et se justifie. Daire n’en démord pas, aussi Étéocle finit-il par le frapper avec violence. Daire et les siens quittent la cour (C, vv. 7611-88).
- L’attaque manquée de la tour (C, vv. 7689-7786 ; S, vv. 7893-9140)
Alors Daire fait savoir à son fils que, désormais libéré de ses devoirs de fidélité envers Étéocle, il est prêt à livrer la tour. Dans S, le fils de Daire explique en détail à Polynice comment prendre d’assaut la tour (vv. 8849-8900). Polynice fait occuper la tour par sept cents chevaliers, tandis que dans S, Daire en personne accueille les assaillants et leur tend cordes et câbles, les hissant dans sa tour (vv. 8909-22). Les Thébains s’aperçoivent que la tour est occupée ; ils essaient de reprendre l’édifice, sans d’abord y parvenir. Un ingénieur mine le bâtiment puis l’étançonne avec des pièces de bois qu’il incendie ensuite. La tour se fend en deux et s’écroule ; Daire et ses occupants sont faits prisonniers. Amené devant le roi qui veut le faire immédiatement brûler vif comme traître, Daire déclare expressément qu’il n’a pas trahi (C, vv. 7771-74 ; S, vv. 9113-16).
Les conséquences militaires du geste de Daire sont bien plus importantes dans S. La prise de la tour y entraîne une véritable bataille avec des effectifs considérables (en particulier vv. 8931-90 et 9015-76).
- Le procès de Daire (C, vv. 7787-8146 ; S, vv. 9141-10374)
Othon intervient alors pour réclamer au roi qu’il y ait au moins un jugement. On trouve ici dans S un passage de 106 vers (vv. 9155-9260) marqué par plusieurs déclarations d’Othon, soulignant qu’il faut tenir compte de la puissance de Daire et d’une possible réaction vengeresse de la part de ses parents et amis, et cherchant à faire respecter le droit par Étéocle. Il reçoit l’approbation des barons.
Étéocle consulte donc l’élite de ses barons mais, pour lui, il ne s’agit que de savoir quel type de châtiment choisir, au grand dam des amis de Daire. Othon demande un jour de délai, afin que la colère du roi s’apaise, sans succès, en dépit de l’insistance de Créon, dont on peut apprécier le franc-parler. Son dialogue avec Étéocle paraît cependant, peut-être parce que le remanieur de C l’abrège (vv. 7839-88) moins clair et moins subtil que dans S (vv. 9309-74)10.
Le jugement prend donc place. Ici, à partir de C, v. 7897, S ne présente pas moins de 676 vers qui lui sont propres, au cours desquels s’affrontent de manière équilibrée l’accusation et la défense (vv. 9399-10074). En premier lieu, Itier souligne la culpabilité de Daire : c’est un traître (vv. 9393-9418). Dialoguant d’abord avec Itier, Othon réplique par un long discours, plaidoyer rétrospectif pour justifier l’accusé (vv. 9419-9548). Sicart met à son tour en accusation Daire, en rappelant lui aussi la scène du conseil pour justifier Étéocle (vv. 9549-9674). Othon fait alors le procès du roi incapable de supporter le conseil loyal de son vassal (vv. 9675-9770). Salin de Pont met en relief la préméditation de Daire : il a trahi (vv. 9771-9814 et 9820-86). Ce discours suscite l’opposition d’Othon : Étéocle est bien parjure ; il avait prêté serment (vv. 9889-922). Échange de répliques (vv. 9923-64). Pour Alis, Daire aurait dû défier Étéocle (vv. 9965-80). S’ensuit une discussion entre Othon et Alis. Pour Othon, le roi a défié Daire. Selon Alis, Daire aurait dû attendre avant de réagir ; il est coupable et doit être puni. Othon, en rappelant que la peine de mort est irréversible, justifie Daire par le geste inadmissible d’Étéocle (vv. 9981 sqq. ; la fin de ce passage, vv. 10075 sqq., correspond à C, vv. 7913 sqq.)
Dans C, le premier à intervenir, à la place d’Itier, est Alis dont le rôle est donc considérablement modifié. Il pose simplement le problème : si Daire est convaincu de trahison, qu’il périsse, mais, s’il est disculpé, qu’il soit sain et sauf ; en ce qui concerne ses biens, son fief, qu’il s’en remette à son seigneur (vv. 7897-7910). Othon – et on rejoint alors S 10075 – fait alors remarquer que Daire n’a pas trahi puisque le roi lui avait donné tot plein pooir de li mal fere (v. 7920) ; il ne saurait y avoir dans ce cas trahison (vv. 7893-7924)
Créon est d’un avis tout à fait contraire. Pour lui, Daire n’a pas respecté ses obligations vassaliques. Il a en effet réagi beaucoup trop vite et, de toute manière, n’aurait jamais dû exposer Étéocle à périr sous les coups de ses ennemis. Othon réplique en justifiant Daire par le droit de représailles quand on est victime de violences (vv. 7925-78)11. S présente ici une intervention conclusive et modératrice d’Amon (vv. 10169-88)
Pour Jocaste, Étéocle a sans doute raison, mais le châtiment de Daire déclencherait une vengeance de la part de tous ses ennemis. La réconciliation est donc souhaitable. Antigone intervient alors, accompagnée de Salamandre, la séduisante fille de Daire. Le roi de Thèbes, qui jusque-là l’a aimée sans succès, se laisse fléchir. Sa mère propose l’arrangement suivant : qu’il accorde sa grâce au père, et il obtiendra l’amour de sa fille. Le roi finit par céder, par amour, à l’indignation de Créon. Daire, refusant toujours d’admettre qu’il a commis une trahison, exprime au roi son dévouement pour l’avenir et recouvre son fief (vv. 7879-8146). Polynice épargne généreusement le fils de Daire en le renvoyant chez lui (vv. 8147-62).
Depuis L. Constans, on commente cet épisode en considérant que S constitue un remaniement de C, et c’est ce que semble estimer encore récemment L. Harf12. Pourtant, nous avons trouvé par ailleurs dans le roman trois passages qui prouvent que C abrège S13, dont il est désormais avéré qu’il représente la rédaction la plus ancienne du Roman de Thèbes14. L’épisode de Daire le Roux ne constitue pas à nos yeux une exception à ce sujet. Si l’on considère les débats proprement dits, ils se réduisent à 82 vers dans C ; y interviennent Alis – en arbitre –, Othon, Créon, son seul adversaire et une fois encore Othon. La rédaction de S présente, elle, un véritable débat, dialectique et équilibré dans lequel s’affrontent l’avocat de la défense, Othon, et cinq accusateurs successifs présentant tour à tour de nouveaux arguments : si l’accusation d’Itier est globale, Sicart évoque la scène du conseil, Salin de Pont met en relief la préméditation, Alis la nécessité d’un défi, Créon l’obligation d’un délai de quarante jours pour ce défi. Il y a là en outre une habile progression qui a disparu de la version courte qui, par ses amputations, confère beaucoup plus d’importance au dénouement romanesque.
Mais le personnage de Daire, plusieurs fois qualifié de traïtour15 est-il historique ? Cette trahison – réelle ou prétendue figure-t-elle dans des textes antérieurs ? À la source de notre roman, on peut trouver, en partie, l’histoire, reflétée en particulier par la littérature épique contemporaine.
J. J. Salverda de Grave a consacré un développement important à cet épisode16 en insistant sur sa grande ressemblance, selon lui, avec le récit que fait de la prise d’Antioche la Chanson d’Antioche, chanson de geste du premier cycle de la croisade, connue seulement par une version remaniée de la fin du xiie siècle, et surtout avec le récit d’un chroniqueur, Albert d’Aix, qui a composé entre 1122 et 1150 une Histoire de la Première Croisade17. À l’issue de sa comparaison avec la Chanson d’Antioche , il conclut ainsi :
On conviendra que cet épisode présente une ressemblance avec l’histoire de Daire le Roux. Il y a d’abord, à la base des deux récits, comme fait principal, la prise par escalade nocturne d’une tour qui est livrée par celui qui devait la défendre ; ensuite, les motifs qui font agir le traître offrent beaucoup d’analogie : dans les deux cas, c’est le fils qui, ayant été fait prisonnier par l’ennemi, ouvre les négociations ; Daire, aussi bien que le Turc, envoie de riches présents, comme rançon dans la Chanson d’Antioche, comme marque de gratitude dans Thèbes ; d’après la Chanson, le traître envoie son fils en otage, dans Thèbes le fils de Daire est également otage auprès de Polynice ; dans la Chanson, le jeune homme est renvoyé sur un beau cheval, dans Thèbes également18.
Toutes ces correspondances s’accumulent, mais en s’avérant parfois incomplètes ou discutables et l’on peut dire que le roman ne représente pas le fidèle reflet de la péripétie historique dont il s’inspire. D’abord, dans le Roman de Thèbes, le dénouement de l’escalade nocturne est malheureux alors que, dans la Chanson d’Antioche, la prise définitive de la porte dont Dacien a la charge permet aux Croisés d’investir la ville et de s’y livrer à un véritable massacre. Ensuite « les motifs qui font agir le traître » sont assez différents d’une œuvre à l’autre. Peut-on parler de trahison pour Daire ? C’est ce dont nous débattrons plus loin. En tout cas c’est au moins autant parce qu’il se sent dégagé de ses obligations vassaliques que par amour paternel que Daire livre la tour à Polynice. En revanche, dans la Chanson d’Antioche, la motivation religieuse, l’irruption du merveilleux chrétien jouent un rôle essentiel pour amener le père de l’otage à se faire l’allié des Croisés. Celui-ci voit en effet en songe un ange qui lui ordonne de préparer des échelles pour introduire les Chrétiens dans la ville. De plus, Daire envoie de riches présents à Polynice au moment où son fils doit retourner chez l’ennemi sans avoir pu réussir dans sa mission, alors que, dans la Chanson d’Antioche, ce sont les magnifiques présents du père qui amènent les Chrétiens à libérer son fils. Geste analogue, certes, mais qui ne se situe pas au même moment et ne vise pas au même effet. En outre, c’est spontanément que le Turc renvoie son fils comme otage, en quelque sorte en gage de sa bonne foi. Rien de semblable dans le Roman de Thèbes19.
Dans ces conditions, le rapprochement de Thèbes avec la seule Chanson d’Antioche n’est pas totalement convaincant, et J.-J. Salverda de Grave fait du reste appel à une autre source : « la version d’Albert d’Aix se rapproche encore davantage du récit de Thèbes20 ». Et en effet, le récit du chroniqueur présente certains points de ressemblance avec le roman antique. Bohémond, ayant capturé sept mois auparavant un jeune Turc, l’a fait baptiser. Comme entre le fils de Daire et Polynice, des liens d’amitié se sont noués entre Bohémond et le captif turc qui a pris son nom. Par l’intermédiaire du jeune prisonnier, Bohémond a pu entrer en relations avec un traître qui lui livrera une des tours. Albert d’Aix signale même que, selon certains, il s’agirait du père du captif. Seulement – et J.-J. Salverda de Grave le confesse – « contrairement au récit de la Chanson, le fils du traître est entre les mains de l’ennemi21 ». Aussi le critique est-il contraint de recourir à un autre passage d’Albert d’Aix, dans lequel on voit les Chrétiens tentés de négocier un otage turc en échange d’une tour que défendent ses parents22. Mais ici encore la correspondance avec le Roman de Thèbes n’est pas complète. Le dénouement est bien différent chez le chroniqueur : Darsianus, le souverain turc, soupçonnant une trahison prochaine, fait chasser de la tour les parents du prisonnier que les Chrétiens mettent à mort après lui avoir fait subir d’atroces tortures.
Les correspondances que nous venons d’examiner sont partielles mais frappantes. La trahison de Daire le Roux rappelle une péripétie notoire de la Première Croisade : le siège et la prise d’Antioche (1098), mais le romancier médiéval en a remodelé les données historiques. Il a donc vraisemblablement utilisé en cette occasion des éléments que lui fournissait un épisode précis de la Première Croisade, épisode qui, eu égard à sa notoriété23, était en ce sens apprécié du public qui pouvait établir un rapprochement.
En fait, comme le souligne L. Harf, « l’intérêt essentiel de l’épisode réside clairement, pour l’auteur comme pour le public du xiie siècle, dans le problème de droit féodal posé par le dilemme de Daire le Roux, pris entre les liens du sang et l’engagement vassalique et cherchant à livrer sa tour sans commettre une trahison24 », avant de mettre en parallèle Thèbes et Raoul de Cambrai, dont la rédaction la plus ancienne doit dater du début du xiie siècle, les deux œuvres offrant l’illustration d’un conflit juridique généré par le système féodal : le cas où l’obligation à l’égard du lignage entre en contradiction avec le contrat vassalique.
Cela nous amène à la question essentielle : Daire a-t-il trahi ?
Le nom de Daire évoque immanquablement celui du roi de Perse qui dans les romans d’Alexandre fait figure de mauvais roi, coupable de traîtrise en tentant de faire assassiner Alexandre, trait mentionné depuis l’Antiquité. Il reflète vraisemblablement la traditionnelle perfidie orientale25. Au début de l’épisode, les quatre vers qui présentent Daire semblent bien mettre l’accent sur la ruse caractérisant le personnage :
Cil fu sages et fu de jourz, C 7425 S 8401
et ot esté en meintes courz ;
le vis ot fier et le chief rouz,
de parole fu engignouz. C 7428 S 8404
Engignouz peut marquer la sagesse et en même temps l’habileté, c’est pourquoi nous avons traduit le v. 7428 par « son langage était subtil ». Il peut indiquer aussi que Daire est plein de ruse, ce qui correspond à la couleur rousse, signe de félonie au Moyen Âge où Judas est représenté comme roux. Dans le ms. S, les injures d’Étéocle mettent en relief la valeur symbolique de cette couleur, à deux reprises, dans les vv. 8711-1226 et peu après, dans un passage absent de C :
« Rus enrievre de pute part, 8729
tant par es plain de mal art :
unques unquore ne vi rus
qui ne fust fel et envious. » 8732
Plus loin, Othon citera ces injures27.
Daire les mérite-t-il ? Agit-il avec préméditation ? Pour B. Ribémont, le discours de Daire, qui suit son portrait, va dans le sens de la ruse :
« Se me puis prendre a acheson, C 7431
je te liverrai la meson ;
s’a achoison ne me puis prendre,
en vain parlons de la tor rendre. » C 7434 (S 8407-12)
« Tout repose sur la valeur que l’on peut donner à achoison que l’on peut interpréter comme un prétexte fourni par Étéocle dont on connaît déjà la malhonnêteté et dont la réaction, déloyale, détacherait Daire de son serment : prendre achoison agirait comme une prolepse. On peut aussi analyser le terme d’une façon plus péjorative vis-à-vis de Daire, en considérant que ce dernier, rusé, vise à provoquer un prétexte qui serait le fruit de sa propre construction et qui lui permettrait de trahir – ce qui serait dans ce cas une effective trahison – en laissant retomber la faute sur le roi28 ». G. Raynaud de Lage met l’accent sur la part de calcul qui explique pour lui la conduite de Daire : « Daire trouve de bonnes raisons politiques contre cet arrangement, mais il vise à exaspérer le roi ; le dialogue entre eux s’envenime, le roi finit par délier Daire de ses obligations de vassal, et par le frapper. Daire n’aura pas à se parjurer en livrant la tour29 ». Daire s’ingénie à provoquer le roi, et c’est ainsi qu’il parvient à arriver à ses fins, c’est-à-dire à déclencher la violence dont il est victime, ce qui lui permet de livrer la tour « sans trahison ». Dans C, l’accusation de parjure est collective, et unique (vv. 7607-10 ; S, vv. 8689-94) ; dans S elle est triple (cf. vv. 8723-26 et 8781-84), et la dernière met personnellement en cause Étéocle :
« Parjurez estes a veüe, 8781
yceo est chose bien seüe ;
et si m’en peise molt por vous,
fei que vous dei, et por nous. » 8784
Salin de Pont soulignera ensuite la gravité de cette accusation à Othon (S, vv. 9789-9800 et 9883-84).
Le rédacteur de S insiste sur la préméditation de Daire, auteur d’une véritable machination. Après C, v. 7434, Daire expose à son fils la conduite qu’il adoptera, comment il provoquera Étéocle, et, après sa rupture avec le roi, comment il introduira les ennemis dans la tour ; son plan est très précis (vv. 8413-8512). De retour auprès de Polynice, le fils de Daire explique en détail à celui-ci comment il compte exécuter sa promesse, avec des indications d’assaut très précises (vv. 8849-8900), données par Daire :
Mis pieres l’ad tout purchacié. 8851
Et Daire accueille les assaillants, leur jette cordes et câbles et les hisse dans sa tour (vv. 8909-22) ; conduite qualifiée par le rédacteur de S d’atrait, que F. Mora traduit par « machination » (vv. 8919-20), la stratégie d’ensemble de Daire étant ensuite appelée par Sicart aguait, « piège » (vv. 9643 sqq.) Pour Sicart (vv. 9573-76) et Salin de Pont (vv. 9785-92), tout était tramé d’avance. Tous ces passages ont disparu de la version courte, remaniement qui modère l’éventuelle traîtrise du personnage.
Quelle que soit sa présentation, Daire se considère-t-il comme un traître ? Dans toutes les rédactions, il insiste bien sur le fait qu’il ne commettra pas, puis qu’il n’a pas commis de trahison ; c’est ce qu’il répond immédiatement à son fils lorsque celui-ci le sollicite au début de l’épisode :
« ja pour toi ne por ta prison C 7381 S 8357
ne conmencerai traïson.
Biau filz, fet il, ja Dex ne place
Que ja pour toi traïson face. » C 7384 S 8361
Et il professe ensuite sa foi solennelle à Étéocle (C, vv. 7397-400 ; S, vv. 8371-76). C’est du reste ce que son fils rapporte à Polynice (C, vv. 7481-90 ; S, vv. 8561-70). Une fois appréhendé, il récuse immédiatement l’accusation de trahison :
« Mes n’a houme en vostre meson C 7771 S 9113
qui me prouvast de traïson ;
ainz le prouveroie au plus fort,
que vous eüstes vers moi tort. » C 7774 S 9116
et il n’a pas une attitude de coupable (C, vv. 7783-86 ; S, vv. 9135-40). À la fin de l’épisode, une fois la grâce d’Étéocle obtenue, s’il reconnaît avoir fait folie, « une folle action » (C, v. 8120 ; S, v. 10344), il se défend toujours d’avoir commis une trahison (C, vv. 8129-32 ; S, vv. 10353-56).
Même si le geste violent d’Étéocle représente la conséquence d’un processus froidement prémédité par Daire, le roi n’en est pas pour autant excusé, loin de là. Dire la vérité, lorsqu’elle va à l’encontre de son sentiment personnel, suffit à passer aux yeux du roi pour une insupportable provocation. Toute vérité n’est pas bonne à dire à un roi-seigneur qui se comporte en tyran, c’est ce dont Daire est bien conscient lorsqu’il rassure son épouse30, et Othon, répondant à Sicart, lui fait remarquer qu’en conseillant objectivement le roi il pourrait subir personnellement la même violence que l’accusé31. La conduite royale est d’autant moins admissible qu’il apparaît, ne serait-ce que dans cet épisode, sous un jour nettement défavorable : il est caractérisé par le maltalent, l’ire, la felonie, il se desmesure32. La meilleure preuve de son hybris, c’est le coup qu’il porte à son vassal. Ce souverain veut ensuite outrepasser les règles élémentaires du droit. À la différence d’un Charlemagne, il veut faire brûler Daire sans l’avoir préalablement jugé. Othon s’y oppose et obtient satisfaction. Enfin, si le roi finit par épargner Daire, c’est toujours sous l’impulsion d’un sentiment irrépressible, la passion amoureuse. En fait, quand bien même Daire aurait provoqué à dessein le déchaînement dont il est victime, il n’en est pas moins dans son droit, avant d’être frappé, et peut-être même après.
En effet, dès le début de l’épisode, l’épouse de Daire exploite le terrible dilemme qui pèse sur les Thébains, à cause de leur double vassalité liée à l’alternance au pouvoir. Pour elle, en demeurant fidèle à Étéocle, Daire commet le parjure à l’égard de Polynice à qui il a juré fidélité (C, vv. 7401-10 ; S, vv. 8377-86). Daire se trouve devant un véritable cas de conscience, celui de tout vassal thébain. Ayant juré fidélité aux deux frères, il faut nécessairement choisir d’être parjure envers l’un d’eux. Aussi aime-t-il mieux manquer à la foi jurée à Polynice que trahir son seigneur actuel33. Il ne saurait cependant trahir au sens où on l’entend actuellement. Déciderait-il de passer brutalement du côté de Polynice qu’il ne se rendrait pas nécessairement coupable de trahison. Il passerait de son seigneur Étéocle (et quel seigneur !) à son autre seigneur Polynice dont, puisque l’année du règne d’Étéocle a expiré, il devrait se trouver actuellement le vassal. On voit combien la double vassalité – ou la double suzeraineté – est liée à la conduite de Daire et à celle d’Étéocle. Cette argumentation est particulièrement exploitée par certains barons dans la version longue y, avec des prolongements propres au ms. A : en s’adressant à Polynice qui aurait dû régner cette année, Daire n’a pas commis de trahison34. Cependant Salin de Pont fait observer en substance que « si je suis engagé dans un accord garanti par un serment prêté par mon seigneur et par moi et que mon seigneur ne tient pas ce serment, celui-ci doit d’abord me libérer après que je le lui ai demandé : ainsi, il n’y a pas trahison35». Personne n’ose contester.
D’autre part, lorsque Daire conseille au roi de refuser l’aide des Pincernaz et de faire la paix avec son frère, c’est au moins en partie dans l’intérêt du souverain lui-même – ce que soulignera ensuite Othon trois fois dans S36, sans oublier celui des prisonniers et celui de tous les vassaux thébains auxquels il doit éviter de commettre le parjure. Ce discours constitue-t-il une provocation ? Certes, on l’a dit, dans S l’accusation de parjure est triple, et la troisième fois, personnelle, mais c’est la manière dont le destinataire réagit qui déclenche la suite des événements.
En effet Étéocle cède à la violence en frappant brutalement son vassal :
Ceste parole le roi grieve ; C 7681 S 8785
d’ire esprent, em piez se lieve,
Daire fiert el chief d’un retrois :
la colee donna granz crois !
Entr’eus se metent li baron,
le roi tiennent tout environ,
hors de la cort Daire en conduient ;
Daire et li sien mout tost s’en fuient. C 7688 S 8792
C’est à cause de cet acte de violence que Daire s’estime libre de se conduire comme il le désire ; tel est également l’avis d’Othon. Le lien vassalique est rompu ; il l’avait déjà été auparavant verbalement par Étéocle :
« D’une rien te doing plain congié : C 7624 S 8708
congié te doing de moi mal fere ;
ja de riens ne t’en quier retrere.
Faux, enrievres, de pute foi,
fai quanque puez et je l’otroi. » C 7628 S 8712
La gravité de ces insultes sera rappelée plus loin par Othon37, tandis que dans la version longue y, Étéocle est encore plus explicite :
Li rois respont : « Mout bien t’otroi A 10033
que tu soies encontre moi :
fai tos les maus que tu pues faire,
je ne te pri pas del retraire
et de mon cors et de ma tere ;
canque tu pues me fai de guerre. » A1003838
Il n’y a ici aucun doute : nous sommes en présence d’un cas précis et répertorié de rupture du lien vassalique, l’exfestucatio :
Quod nullus seniorem suum dimittat postquam ab eo acciperit valente solido uno, excepto si eum vult occidere aut cum baculo caedere vel uxorem aut filiam maculare seu hereditatem ei tollere39.
En étudiant cette question, nous avons mis ce passage de Thèbes en rapport avec Raoul de Cambrai, où Raoul assomme Bernier avec un tronçon d’épieu40. L. Harf souligne que :
dans les deux textes, la portée symbolique de ce geste est si forte qu’elle revient comme un leitmotiv. Dans les deux cas, le seigneur se rend le premier coupable du crime de félonie et le vassal se sent désormais libre de changer de camp et de faire la guerre à son ancien suzerain41.
Alors le rédacteur du ms. S développe progressivement une problématique du défi dont on ne trouvera plus que la dernière étape dans la version courte. Alis fait observer que Daire aurait dû défier le roi (vv. 9965 sqq.). Othon réplique que le roi a objectivement défié son vassal42. Si Daire l’avait défié immédiatement après, le roi l’aurait fait appréhender séance tenante43. Alis rétorque que Daire aurait dû attendre avant de réagir, au moins jusqu’au lendemain ; il est coupable et doit être puni (vv. 10021-64). Othon finit par affirmer qu’en le frappant, le roi a donné à Daire « tout plein congié de li mal faire » (v. 10094), il reprend alors l’argumentation de l’accusé ; ici la version courte rejoint S (C, vv. 7912 sqq. ; S, vv. 10075-78 et 10091-98). Pour Créon, Daire a trahi. S’il est vrai que le roi a maltraité son vassal, Daire n’a pas alors réagi. Il n’a pas demandé au roi réparation du tort subi, il ne l’a pas défié. Le vassal outragé aurait dû droit querre, « exiger réparation44 », droit osfrir, « proposer lui-même au seigneur coupable un moyen d’expier la faute qu’il avait commise45 » et droit prendre, « accepter la satisfaction donnée 46». Enfin il aurait dû attendre quarante jours, espace de temps considéré comme raisonnable pour que le seigneur répare le mal causé à son vassal47. Et surtout, Daire aurait dû renoncer à son service vassalique avant d’entreprendre quoi que ce soit contre son seigneur. Même lésé, il ne devait pas chercher sa mort, ce dont il s’est rendu coupable en permettant que les ennemis se déchaînent contre lui. En ce sens, il a trahi et mérite la mort48.
Othon manifeste un avis diamétralement opposé. Certes, si le seigneur le prive de son fief, le vassal lésé a alors le devoir d’attendre quarante jours. Mais s’il est frappé par son seigneur, qui manque ainsi à sa parole, le vassal, libéré de toute obligation peut se venger tout de suite49. C’est sur cette intervention d’Othon que s’interrompent les débats dans la version courte, tandis que dans S, Amon rappelle à l’ordre les parties en présence afin d’aboutir à une sentence. Mais dans toutes les rédactions, le jugement n’est jamais prononcé. Ce sont l’habileté de Jocaste, la beauté de Salamandre et l’amour d’Étéocle qui feront pencher la balance et amèneront la clémence du roi.
La préméditation de Daire transparaît de la rédaction la plus ancienne du Roman de Thèbes, celle que présente le ms. S, au point que le rédacteur de la version courte y pratique de nombreuses excisions, réduisant en particulier les péripéties militaires et éludant l’essentiel du débat juridique. Modifiant l’équilibre général de l’épisode, il confère ainsi beaucoup plus d’importance au dénouement romanesque. Le rédacteur de S met davantage encore en relief le personnage d’Othon, cousin de Platon dont on a déjà pu apprécier la sagesse lors du conseil où il s’oppose de manière décisive à Athon50. C’est lui qui éclaire Étéocle sur le dreit, la jurisprudence en matière de trahison, il incarne la légalité. Il s’oppose à un Étéocle prompt à l’insulte et à la violence – celle-ci va jusqu’à son paroxysme. Ce souverain est un parjure ; on sait même avant l’épisode des Cinquante que c’est un traître51 craignant en permanence d’être lui-même trahi52, et le narrateur évoque dans l’épisode sa felonie( C, v. 7786 ; S, v. 9140).
Peut-être inspiré par l’histoire de la Première Croisade et plus précisément la prise d’Antioche, présentant certaines ressemblances frappantes avec Raoul de Cambrai, l’épisode de Daire le Roux nous montre une image ambiguë de Daire, à la fois traître et victime, traître dans l’esprit, surtout dans S, mais n’ayant selon toutes les rédactions pas failli aux conditions de la rupture. Une fois de plus, comme à Monflor, le problème de la double vassalité et de l’alternance au pouvoir est exploité. La controverse a lieu en particulier sur un point de casuistique féodale.
L’intervention finale de Jocaste qui, tout en condamnant apparemment l’accusé, veut, par sens politique, le réconcilier avec le roi pour éviter l’engrenage fatal de la vengeance en cas de châtiment (C, vv. 7983-94 ; S, vv. 10193-204) n’en prend que plus de relief. En agissant avec humanité, au nom de la modération (mesure) et la charité, elle veut sauver Daire (C, vv. 8065-70 ; S, vv. 10281-86). Et, en définitive, comme le souligne amèrement Créon, ce que le conseil des barons n’a pu empêcher ou obtenir, la proiere d’une meschine (C, v. 8105 ; S, v. 10323) y parvient. C’est ainsi que les romanciers trouvent de singuliers dénouements aux problèmes juridiques, en particulier lorsqu’ils sont impossibles à résoudre. Nous songeons ici à l’expédient dont use, dans le Chevalier au Lion, Arthur, pourtant roi droiturier, pour mettre fin au litige opposant entre elles les sœurs de la Noire Epine53. De tels dénouements représentent en fait l’illustration romanesque de l’empirisme qui régnait en pareil cas, en l’absence de véritable déontologie.